Marie-Thérèse Neyraut-Sutterman : « Héraclès et l’épilepsie »

Entre le purisme et la rigueur, il est certes difficile de retrouver une pensée révolue — telle la « pensée mythologique grecque » — par notre propre pensée, qualifiée, en l’occurrence et pour cause, de « moderne ». Ce type de difficulté me paraît bien s’apparenter à celui que rencontre le psychanalyste dans sa pratique : la mise à jour des processus psychiques participe d’une reconstruction. Il y a cependant une différence de taille : dans la psychanalyse le sujet du discours est aussi le sujet des affects, or les affects du sujet grec antique ont disparu avec lui, nous n’en percevons que les mots.

Ainsi la pensée grecque antique est-elle dite morte, privée de la dynamique de la vie, ne nous ayant laissé que des traces décharnées, des témoignages amortis de ses contenus sensitifs, sensoriels, affectifs… de son « vécu » ; ainsi sont enfouis ses lieux de déchirure, ses affrontements, ses controverses, discussions et palabres. Détienne nous rappelait, il n’y a pas si longtemps, que nous avons tendance à nous représenter cette pensée d’une manière linéaire, sans la profondeur et le polymorphisme sur lesquels elle s’est ancrée : la « pensée grecque » fut une pensée discutée de son temps.

Est-elle cependant si inabordable ? Ce n’est pas en tout cas faute d’être abordée ; et puis aussi la « mythification » est partie déterminante des processus de la pensée universelle, dans le temps et l’espace. Elle eut un développement très singulier dans la Grèce antique. Mais lorsqu’il est dit, comme tout à l’heure, comme un rappel à la modestie, que « la psychanalyse a aussi ses mythes », nous sommes quand même renvoyés, sinon à un abus, plutôt à un mésusage du mot. En même temps il est certain que nous avons tendance à considérer que notre pensée moderne serait en « progrès » par rapport à la pensée antique, sous la forme par exemple des effets du savoir scientifique qui la particularise : notion inhérente et sans doute utile à la vie d’une pensée, cette idée du progrès n’est pas pour autant une vérité première, elle se référerait plutôt à un conflit de générations.

Nous pouvons néanmoins penser sur la pensée mythologique grecque ; nous pouvons « associer ». Mme Loraux nous a remarquablement fait entendre qu’Héraclès serait une figure en pure extériorité, ni politique ni intériorité. Toute sa profondeur serait de constituer une surface en extension. Notons au passage que cette image rejoint une des mille et une tentatives de figurer la psyché du point de vue du psychanalyste. Pour ma part, je songeais alors à ce que je connais du développement de l’embryon du vivant : le feuillet qui deviendra surface, peau, et le feuillet qui deviendra profondeur et communication, le système nerveux central, sont primitivement confondus. La peau deviendra l’organe le plus richement innervé et avec la plus grande différenciation.

Si une figure du soma me parvient ici c’est que je m’y intéresse et c’est par le biais de l’épilepsie que je m’y intéresse en psychanalyse. Jean Rudhardt a justement insisté, dans son passionnant exposé et aussi dans ses interventions souvent passionnées, sur le fait qu’un mythe ne peut pas être détaché de son contexte ; il est entièrement surdéterminé, pouvons-nous ajouter en tout état de cause, et ceci nous renvoie à nouveau à nos moutons psychanalytiques : ne rencontrons-nous pas le même type d’obstacle avec nos exposés « cliniques » ; comment dire tout ? comment ne dire qu’une partie ?

Or, j’ai été frappée par un oubli, au sein de la richesse des propos sur Héraclès, oubli à mes yeux important et significatif dans ce qu’il délimite d’absence : le héros antique contribue à l’histoire de l’épilepsie. Celle-ci fut longtemps appelée le mal d’Héraclès, le mal d’Hercule, comme aussi le Mal Sacré. Si le texte hippocratique nomme le Mal Sacré (le terme d’épilepsie apparaît plus tard) pour dénoncer le qualificatif lorsqu’il fait la clinique et la théorie de l’atteinte, c’est toutefois dans le chapitre sur les maladies des femmes qu’est cité le mal d’Héraclès, pour le différencier de la « suffocation utérine ».

Appellations jugées mystérieuses à notre époque, elles subsistent cependant dans nos mémoires vaniteuses : « Le nom dit la vie, la chose fait la mort » nous disait A. Green il y a quelques instants, citant Héraclite. De fait, les multiples dénominations de l’épilepsie décrivent un aspect de cette « cruelle maladie » ; c’est là le thème de la thèse de médecine du Dr Josat en 1856 et sa démonstration quant au mal d’Héraclès préfigure une interprétation psychanalytique. L’auteur écrit que le mythe repose sur une description de crises épileptiques chez Héraclès (ses fureurs), mais que cela va plus loin : Héraclès présente une véritable « constitution » physique et psychique cohérente à ses crises.

Le décryptage psychanalytique du personnage d’Héraclès à l’aune de son épilepsie nous fournit en particulier un lieu de compréhension du héros apparemment si « polymorphe » comme il a pu être dit. Sa pure extériorité, les conditions de sa naissance, les actes de sa vie, les circonstances de sa mort s’inscrivent comme anamnèse clinique, propositions théoriques exprimées dans le mode de pensée de l’époque. En même temps nous saisissons une articulation possible avec notre propre pensée. Étrange phénomène que cela se produise avec l’épilepsie et phénomène non moins étrange que la plupart de nos commentaires actuels ignorent radicalement ce lien entre Héraclès et l’épilepsie : cette notion qui fut populaire, familière, a subi une véritable évaporation, alors qu’elle contient les éléments d’une psychogenèse pour qui pose l’hypothèse que l’épilepsie « essentielle » serait l’atteinte « psychosomatique » par excellence.

Dumézil avait bien montré la place d’Héraclès dans la lignée des héros indo-européens, place surdéterminée par le rapport de ces héros avec les monstres, et ceci inscrit Héraclès dans un « ordre » qui nous est accessible. La perspective psychanalytique étoffe encore cette distinction : toutes les ramifications du mythe du héros aux Liens qu’est Héraclès évoquent une structure où chaque détail est signifiant. Reprenons brièvement quelques-uns de ces détails, comme ils ont pu m’être suggérés par les exposés de ces journées.

Héraclès est inscrit dans une lignée de bâtards : il est le dernier-né des enfants que Zeus conçoit d’une mortelle et il doit être le plus grand — soulignons ici que Zeus est lui-même enfant de Chronos et qui met fin au monstrueux appétit infanticide de son père. Pour concevoir Héraclès, Zeus revêt les traits d’Amphitryon et multiplie la durée de la nuit d’amour passée avec Alcmène.

Mais le véritable Amphitryon est de retour au terme même de cette nuit et vient pour la première fois dans le lit de sa femme ; c’est là sa récompense pour avoir vengé les frères d’Alcmène. Ainsi va être conçu Iphiclès, jumeau d’Héraclès.

Tirésias informe cependant Amphitryon du choix qu’a fait Zeus d’Alcmène, et Amphitryon ne touchera désormais plus sa femme pour ne pas encourir la jalousie du dieu. Il identifiera l’enfant de Zeus seulement lorsque celui-ci étranglera les serpents à raies bleues envoyés par Héra pour étouffer les enfants dans leur berceau.

Nous retrouvons la configuration de la bâtardise dans un autre récit célèbre, Les Frères Karamazov, où Dostoïevski, lui-même épileptique, attribue le geste parricide au « bâtard épileptique » du vieux Karamazov, Smerdiakov.

Il s’agit là d’un aspect du roman familial, référé à la situation oedipienne, et dont Freud a dégagé le fonctionnement dans le développement de la psyché et de sa pathologie.

La gémellité est à la base de nombreuses études de l’épilepsie. Elle entre aussi dans la catégorie de l’alter ego et du double ; Vernant nous a livré là-dessus des travaux très pénétrants. Iphiclès, du côté de l’alter ego et Thésée du côté du double, sont profondément associés à Héraclès, mais les réduplications valent aussi pour les figures parentales autour du héros ; citons par exemple les avatars d’Héra. Mais là encore, il n’est pour nous que d’ouvrir les oeuvres de Dostoïevski.

A. Green a souligné l’errance d’Héraclès, héros « sans foyer » et pourtant familier, sur la voie de ses actions impossibles, toujours déambulant entre ses mises en actes : inquiétante familiarité de celui qui peut être partout rejeté et partout chez soi, univers même des personnages de Dostoïevski.

Dumézil avait mis en évidence un autre élément de « structure » chez Héraclès : les péchés et punitions du héros. Ainsi la désobéissance envers Héra, lorsque Héraclès refuse de se soumettre aux travaux que lui impose son cousin, le pleutre Egysthe, mandatée par elle, est-elle punie par Zeus d’une « folie meurtrière ». Cette « crise » est lisible comme étant une crise épileptique. Euripide (Héraclès furieux) nous montre Héraclès ayant tué ses propres enfants et Mégara son épouse — Mégara, souvent négligée par nos commentaires — et prêt au parricide : Amphitryon est sauvé par l’intervention d’Athéna qui frappe Héraclès d’une pierre dans la poitrine, d’où s’ensuit un lourd sommeil. C’est après cette « folie » exemplaire et référentielle que le héros perd son nom primitif d’Alcide pour s’appeler Héraclès (gloire d’Héra). Sans aller plus loin dans l’analyse de ces péchés (traîtrise envers Iphitos, adultère scandaleux), nous pouvons entrevoir superficiellement que l’article de Freud sur l’épilepsie de Dostoïevski demande de nouveaux développements, dans la mesure où Freud le centre justement sur ce qu’il en est de la réalisation d’un fantasme parricide chez l’écrivain dans le déterminisme de ses crises épileptiques.

Souvenons-nous ici de ce que nous disait A. Green, des « questions non posées » par la sphinge : aussi importantes que les questions posées par ce qu’elles révèlent de survalorisation du parricide et de sous-estimation de l’inceste. Héraclès est en fait, et tout épileptique avec lui, la victime potentielle d’un fantasme infanticide, plutôt qu’il n’est coupable d’une intention parricide : la haine infatigable d’Héra cherche d’abord à l’empêcher de naître, ou à retarder sa naissance et donc à l’empêcher d’être ce pour quoi il est né — d’être roi —, puis elle cherche tout bonnement et avec insistance à le tuer ou à le faire tuer. Cependant, lorsque Héraclès parvient à l’Olympe — après sa mort — enfin, sa haine tombe, un simulacre d’accouchement est pratiqué dans ses jupes et elle adopte Héraclès à qui elle donne Hébé comme épouse.

Il y a bien des choses à dire sur ce qui sous-tend de relation à l’inceste le fantasme infanticide, fantasme « banal » au regard de l’indice d’« exception » qui marque le fantasme parricide. Jean Rudhardt nous exposait tout à l’heure comment l’acte hétérosexuel, dans la mesure où il est par définition référé à la fécondation, entre dans la catégorie du sacré pour la pensée grecque antique. Sans revenir sur tout ce qui a pu être dit, du point de vue de la psychanalyse, sur le rapport à faire entre le coït et la crise épileptique, je veux souligner l’articulation, saisissable ici, avec le « Mal Sacré », cette dénomination « énigmatique » de l’épilepsie. Sous cet auspice doit être examinée la question de la bisexualité dans l’épilepsie soulevée par Freud, et sur laquelle sont entées d’autres corrélations : on a pu parler de ce qu’il en est de l’analité, des échanges, dans le personnage d’Héraclès, etc.

F. Pasche nous a dit que l’inceste figure — dans l’ordre des figurations psychiques et mythiques — entre le coït et l’incorporation, et il illustrait cette formulation en nous montrant une certaine fonction de l’énigme chez la sphinge : énigme envoyée comme un corps étranger, comme un pseudopode, dans la tête de la victime, on assiste à la dévoration d’un « psychisme » par l’autre. L’épilepsie nous livre ce discours in extenso et ceci dans les manuels les plus « neurologiques », les plus apparemment dénués de discours.

Étudiant la crise d’épilepsie « anonyme », telle qu’en sa stéréotypie tout vivant peut la produire, Ferenczi aboutissait lui aussi à cette modalité du fantasme infanticide qui est associée au fantasme de retour au ventre maternel, dont D. Braunschweig et M. Fain ont développé la description : retour incestueux au ventre maternel. Héraclès, entre le ventre et le péplos, déroule sa vie entière sous le signe d’une menace conséquente d’infanticide, quels que soient son âge et ses actions. Relisons deux écrivains de génie et épileptiques, l’un dans son oeuvre, Dostoïevski, l’autre dans ce qu’en a écrit Sartre, L’idiot de la famille, Flaubert : marqués du même sceau qu’Héraclès, la menace infanticide.

Il est bien certain que les risques d’amalgame artificiel entre des discours distincts sont tout à fait considérables dans ces démarches : je pense par exemple à ce qui a pu être dit sur l’épilepsie et la bestialité, et en parallèle, à la façon dont on a pu dans le courant de ce colloque tenter de référer le mythe au surhumain et la biologie au sous-humain ; ces imageries, ces représentations fonctionnent du fait même de l’intrication psychosomatique qui transcende l’évolution du langage tout en y participant et en en étant modifiée.

Jean Rudhardt me permet là un certain appui, lorsqu’il dit que le mythe n’existerait pas s’il n’avait la fonction de dire ce qui ne peut être dit autrement. J’aurais tendance à ajouter qu’en ce qui concerne l’épilepsie le mythe a déjà dit quelque chose que nous pouvons reconstruire dans notre modalité de pensée : l’épilepsie se tient justement dans une « déchirure signifiante du logos », un de ces lieux d’abysses vertigineux, un de ces gouffres, un de ces points de désignification, selon les termes d’A. Green, termes tout aussi évocateurs de la fascination dans laquelle nous tiennent encore et probablement pour longtemps les « crises » de l’épilepsie. Il ne me paraît pas étonnant que ce soit par elle, entre autres, que puisse se faire cette articulation si délicate entre les deux ordres de pensée qui ont justifié nos discussions ces jours-ci.

 Dr Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN

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