Présentation de l’auteur:
Vilma Kovács (1883-1940) est une psychanalyste hongroise, élève de Sándor Ferenczi.Inventeur, avec ce dernier, de la méthode hongroise de formation (voir l’article d’Eva Brabant dans le n° 136 du Coq-Héron). Pendant des années, elle dirigea le séminaire clinique de l’Association Psychanalytique Hongroise. Elle a publié cinq articles, dont l’un, «Analyse de formation et analyse de contrôle» est devenu un classique traduit dans de nombreuses langues. Nous vous proposons ici l’analyse qu’elle propose d’un conte populaire, «L’héritage de Fortunatus».1
Le problème de la virilité accomplie est un problème central de la névrose, que la littérature psychanalytique a déjà tenté d’éclairer sous divers angles2 . Toute une série de cas m’ont donné l’occasion d’examiner cette question dans une perspective encore peu étudiée, à savoir, à partir dû rôle psychologique du scrotum dans le développement de la génitalité3. Ces cas m’ont permis de dévoiler les fantasmes inconscients en rapport avec le scrotum, fantasmes qui jouent probablement un rôle dans la vie psychique normale également. Cette dernière hypothèse m’a été inspirée par le vieux conte populaire de Fortunatus et son escarcelle; tout le complexe du scrotum y est élaboré de façon remarquablement complète4.
Fortunatus reçoit en héritage de son père les objets suivants: un chapeau qui permet de se trouve, «instantanément là où l’on veut être, et une escarcelle dont le contenu ne tarit jamais. Le père exhorte son fils à ne jamais séparer les deux objets, car il en résulterait un malheur pour lui. Fortunatus recueille son héritage puis se rend à la Cour où il compte se faire une position grâce à sa richesse et épouser la princesse. Celle-ci est éblouie par sa splendeur, mais ne l’aime pas et n’en veut qu’à son argent. Elle découvre l’origine de sa fortune et profite de son sommeil pour couper le cordon qui retient l’escarcelle.
Fortunatus se voit réduit à la misère; à l’aide de son chapeau, il s’envole sur une île où poussent des fruits magiques. Il cueille des pommes sur deux arbres et revient à la Cour. À l’abri d’un déguisement, il va vendre une partie de ses fruits à la princesse; celle-ci en mange et, aussitôt, des cornes lui poussent sur le front.
C’est le désespoir dans le pays, la maladie de la princesse ne montre aucune tendance à la guérison. Fortunatus prend pitié d’elle; il est disposé à lui venir en aide si elle lui rend son escarcelle. La princesse s’exécute, et Fortunatus lui fait manger les fruits bénéfiques; les cornes tombent, elle est guérie. Fortunatus épouse alors la princesse et ils vivent heureux jusqu’à la fin de leurs jours. Il n’est pas difficile pour le psychanalyste de reconnaître le langage de l’inconscient dans la symbolique de ce conte.
Le chapeau qui permet de se trouver là où l’on veut être et l’escarcelle qui ne tarit jamais, deux objets à ne jamais séparer l’un de l’autre, nous pouvons y reconnaître le symbole du pénis et du scrotum, ou bourses, avec leur contenu. Les deux ensemble assurent la virilité accomplie. Quand Fortunatus veut conquérir 1a princesse au moyen de sa richesse, il commet l’erreur de séparer le pénis et les ourse Cela équivaut à mettre l’accent ‘na sur la sexualité anale, empêchant le passage à un véritable amour d’objet. Il n’ose pas assumer le rôle viril du conquérant, mais renonce au pénis pour tenter d’impressionner sa belle par ses seules capacités anales. Cette position infantile de l’homme amène la femme à régresser également au stade sadique-anal. Elle aussi voit la virilité dans la capacité de gagner de l’argent (déplacement de la libido du pénis vers les bourses) et croit que la richesse lui permettra de se passer de l’homme. Elle prend donc à l’homme la source inépuisable de sa richesse, les bourses avec les testicules, autrement dit elle le castre et ceint elle-même l’escarcelle5.
Nous voyons donc ici les débuts de la névrose féminine, son identification à l’homme, qui ne peut cependant s’accomplir dans la réalité que par la capacité à gagner de l’argent (féministes); elle castre homme pour pouvoir elle-même être l’homme (peur du pénis). L’homme prend alors conscience de son impuissance; il est obligé de recourir à son pénis pour soumettre la princesse. Il cherche à dénouer sa fixation anale pour permettre le passage à la génitalité (tentative de guérison). Suit une tentative de coït manquée (les fruits maléfiques) qui fait véritablement éclater la névrose de la princesse. Les cornes qui lui poussent sur le front, une surcompensation du pénis absent6, laissent clairement apparaître le lien entre la névrose de la princesse et l’impuissance de Fortunatus. C’est l’impuissance de l’homme qui détermine la position virile de la femme et sa régression au niveau anal.
Seul l’amour peut la guérir, l’amour d’objet auquel Fortunatus est amené par sa compassion pour la princesse malade. Il devient alors capable de lui donner les fruits bénéfiques, dont l’ingestion fait tomber les cornes, c’est-à-dire la virilité de la princesse. Tous deux recouvrent la santé; par cette union, Fortunatus atteint «le courant tendre et sensuel» (Freud) de la virilité accomplie; chez la princesse, le désir du scrotum (du pénis) se transforme en désir d’enfant (fruits bénéfiques = gravidité).
À présent elle est capable d’être une pourvoyeuse de nourriture, d’allaiter un enfant. Ce conte nous apparaît comme un poème didactique, qui met les jeunes gens en garde contre le danger de séparer bourses et pénis. Ce danger, nous apprend le conte, c’est la régression au stade anal. Mais le conte rappelle aussi aux femmes qu’il convient de renoncer à l’envie de pénis, car l’échec de l’identification à l’homme (ici par l’assimilation bourses = escarcelle = vagin) les rétrograde, elles aussi, au stade anal7. L’analyse des névrosés à permis l’apparition de fantasmes du même genre, qui non seulement ont confirmé l’interprétation formulée plus haut, mais ont également mis en évidence des facteurs déterminants plus profonds. Le complexe de castration s’est révélé être, la cause principale de séparation du pénis et des bourses; c’est là 1’origine, dans le cas d’une forte fixation anale, du développement défectueux.
La difficulté majeure pour un adolescent sur la voie de la maturité résulte de la découverte terrifiante, lors de sa première pollution, que l’onanisme qu’il pouvait pratiquer jusqu’alors sans conséquences, devait désormais être payé par quelque chose qui fait partie de son moi. Le pénis, l’organe de la jouissance, lui apportait jusqu’alors un plaisir gratuit; à présent le scrotum (les testicules) devait en payer les frais.
La répugnance à payer pour la jouissance a des sources diverses, assurément; mais je veux tout d’abord attirer ici l’attention sur la plus importante d’entre elles. Le don du sperme qui, pour l’inconscient représente la force vitale, implique une grande dépense en amour d’objet, un don de soi tel que cela permette de supporter un cette perte. Cet amour d’objet accompli n’existe pas dans l’onanisme, qu’il soit conscient ou inconscient. Dans le cas d’impuissance psychique nous pouvons également observer que ce qui est impossible c’est précisément ce don de soi, cette association entre plaisir et déplaisir ainsi que la capacité de supporter l’un comme l’autre. En fait, la tâche de l’analyse est de permettre au patient d’accroître suffisamment sa capacité d’aimer pour pouvoir s’abandonner à un amour qui implique aussi les souffrances du renoncement. C’est cela, l’amour de transfert C’est l’acceptation consciente du fait qu’aimer ne signifie pas seulement «prendre», mais aussi «donner»; qu’il y a une grande différence entre «se laisser aimer» et «aimer soi-même»; il en résulte une capacité d’aimer pleine et entière. Sur le plan physique, cela signifie pour l’homme le consentement au don de sperme, et pour la femme, le désir d’engendrer. Là commence la prise en compte de la réalité, des conséquences. Le moyen magique de l’onanisme permet de s’envoler là où on veut être; l’avènement de l’éjaculation entraîne l’angoisse, le sentiment de culpabilité, de faiblesse; en un mot: le pénible éveil à la réalité8.
Il arrive que le scrotum soit identifié comme la cause de toute cette expérience déplaisante, et il subsiste alors une tendance à nier le lien entre pénis et bourses. Dans certains cas soignés par moi, j’ai appris que l’onanisme avait été abandonné lors de l’apparition de la première éjaculation. Le clivage des organes génitaux en pénis et bourses pourrait se produire par suite de mouvements pulsionnels anal – érotiques. Une cause plus profonde de ce clivage serait la peur du pénis, qui s’exprime par le retrait de la libido du pénis et un investissement plus fort des bourses (Abraham). Le scrotum qui, au niveau psychique également, semble constituer un pont entre l’anal et le génital, est parfaitement approprié pour permettre la régression vers l’anal9.
Dans bon nombre de cas, j’ai pu observer le déplacement de l’angoisse de castration du pénis vers les testicules; la perte des bourses, ne fût-ce que du fait d’une valorisation de type anal, est moins péniblement ressentie. Il n’est pas rare non plus d’entendre des théories sexuelles où l’on rencontre une identification fondamentale entre scrotum et vagin (scrotum incisé, vagin cousu). Ces théories reposent peut-être sur une connaissance inconsciente de l’équivalence de ces formations externes dans l’évolution biologique.
Selon mon expérience, la disposition psychique à l’égard de l’appareil génital masculin pourrait être représenté par le tableau suivant:
Scrotum | Pénis |
| | | |
Anal-maternel | urétral-viril |
| | | |
Gagner de l’argent | Ambition, Force créatrice |
| | |
Virilité accomplie |
La femme névrosée aussi ne voit en l’homme que le nourricier (possesseur de bourses = mère).
La peur du pénis, de l’acte sexuel et de l’enfantement la maintiennent dans cette position infantile. Elle ne peut atteindre une féminité mature et saine qu’en s’identifiant à la mère, en étant disposée à supporter et à aimer le pénis et les peines qui l’accompagnent.
Nous voyons donc que les bourses tirent leur signification spécifique de leur liaison étroite avec des fantasmes anal – érotiques. Si la question du scrotum a reçu peu d’attention jusqu’à présent, cela s’explique, peut-être par le fait que l’analyse du caractère anal permettait généralement de résoudre également ce problème sans même qu’on s’en rende compte.
Il existe également un rapport important entre les fantasmes relatifs au scrotum et l’érotisme oral, qui passe par la ressemblance avec le sein maternel, dont la nostalgie ne cesse jamais, et dont la perte est refoulée car très fortement chargée de déplaisir10. Ce serait également une confirmation de la conception selon laquelle les testicules représenteraient la partie féminine de l’homme, en facilitant de ce-fait l’identification de la femme à l’homme. C’est pour cette raison que, dans un si grand nombre de cas de névrose, l’intérêt se trouve déplacé du pénis vers les bourses, déplaçant ainsi le sentiment d’insuffisance relatif à la procréation (créativité) vers la capacité de gagner de l’argent. Tout comme l’érotisme anal et urétral sont perlaborés dans le caractère sous une forme sublimée, l’intérêt pour les bourses et leur contenu s’exprime également dans le caractère du sujet. Cela permet à l’homme d’éprouver des sentiments maternels (enfanter par l’expulsion du sperme) et à la femme de s’identifier plus facilement au partenaire sexuel.
Notes:
1 Le Coq-héron n°139 décembre 1995. retour
2 Ferenczi, Rank, Reich. retour
3 J’emploie ici le terme de scrotum promiscue (ou bourses) également à la partie la plus valorisée, à savoir le contenu, exactement comme cela se présente dans les rêves et les fantasmes des névrosés. retour
4 Voir Antti Aarne: Étude des contes. Les variantes innombrables publiées dans cet ouvrage contiennent tous les indices essentiels qui interviennent dans mon interprétation. retour
5 Ce n’est pas l’ablation du pénis, dont la littérature psychanalytique a discuté jusqu’à présent, mais la perte des bourses qui constitue la castration biologique. La perte du pénis, représente la perte de l’organe principal de la jouissance; la perte des testicules entraîne la stérilité, c’est-à-dire la perte de la richesse. retour
6 D’après une communication orale du Dr. Ferenczi. retour
7 Une patiente fantasme que sa matrice pend hors de son vagin, comme un petit sac, une bourse. retour
8 Le sens de réalité érotique. Thalassa, essai d’une théorie de la génitalité, PBP, Paris, rééd. 1992. retour
9 Un patient qui se sentait matériellement lésé – ayant perdu une petite somme – fut pris d’une pénible démangeaison au niveau du scrotum. Au cours de sa séance d’analyse, il s’agita sans cesse sur le divan, pour finalement plonger furieusement sa main dans sa poche en s’exclamant: «je ne sais vraiment plus où mettre mon scrotum pour qu’il ne me gêne pas»; sur ce, il sortit son porte-monnaie de sa poche et le jeta sur le divan; puis il ouvrit la petite bourse de cuir à l’ancienne, et me montra qu’elle était complètement vide. retour
10 Une patiente pense que, lors du coït, tout le sexe entre dans le vagin, et que les bourses tiennent très exactement à l’intérieur du vagin. Cela lui donne un sentiment de «plénitude»: «alors, rien ne me manque», dit-elle. Scrotum et pénis se disent pour elle «Mamma» et «Mamilla». retour