Joël Bernat : « La fonction fondamentale de la peur du loup (et autres monstres), et les espaces psychiques et identitaires »

1– Le premier réflexe, ou du moins le plus répandu, face à un enfant qui a peur de ce loup qui vient, la nuit, rôder dans la chambre ou dans le couloir, est de nier cette peur en lui expliquant qu’il n’y a là que chose imaginée et que dans la réalité dite réelle du monde, les loups n’existent pas ou n’existent plus.

Ce qui a peu d’effet sur l’enfant, qui continue de se plaindre, voire, le refus des adultes d’entendre ce que l’enfant tente de nous dire ne fait qu’amplifier l’expression de ses angoisses ou de ses cauchemars.

Le pas suivant est fait lorsqu’un « spécialiste » déclare qu’il y a là une : phobie, qu’il va falloir évidemment traiter, quelle que soit la méthode.

Il est remarquable de noter que tous ces adultes ont oublié qu’eux-mêmes ont connu cela et qu’ils ne cherchent pas le plus souvent à s’en souvenir. Reste pour eux l’impératif : « il faut que ça lui passe ». D’autant plus que le terme diagnostique de phobie vient en faire une maladie.

Alors ces adultes ne comprennent plus rien lorsque leur enfant se plonge dans des histoires ou des illustrés plein de monstres à grandes dents, convaincus que cela ne peut que faire augmenter les peurs nocturnes, oubliant souvent, là aussi, qu’ils ont pu, par exemple, raconter le conte des Trois petits cochons à leur enfant…

Disons ici, comme premier point, que les adultes ne voient ni n’entendent que leur enfant mène une enquête, une étude sur ces questions de morsures, de dévoration (que souvent, là aussi, les adultes ont pu mimer sous forme de jeux, de bisous, de paroles[1], etc.)

2– Notre deuxième point part d’une observation : même dans les pires moments d’angoisse, lorsque rodent le loup ou n’importe quel autre monstre, et même au pire des angoisses d’être dévoré, le loup ne saute pas dans le lit pour croquer l’enfant ! Voilà une chose remarquable qui n’a rien en effet à voir avec la réalité car un vrai loup ne se priverait pas d’une telle chair fraîche et tendre… Nous avons donc à faire à un loup particulier, certes imaginaire, mais qui indique qu’il a une fonction très spécifique : car réduire l’imaginaire à une absence de raison (ou de réalisme) à laquelle il est le plus souvent opposé, fait perdre de vue la fonction très importante de cet imaginaire : c’est tout un aspect de la vie psychique des humains que de se construire face aux menaces, c’est-à-dire que les angoisses nous poussent à penser et élaborer des protections et définir des territoires (ce qui est bien illustré d’ailleurs par les Trois petits cochons).

Autre exemple : si la castration est toujours imaginée comme une amputation du pénis, elle n’a rien à voir avec ce qui se fait dans la réalité, l’énucléation. Ces confusions et cette ignorance ou refus de l’écart entre imaginaire et réalité fait donc perdre de vue la fonction de ces productions psychiques.

3– Quelles seraient donc ces fonctions à l’œuvre dans la peur du loup ? Citons-en quelques-unes :

–          Le loup qui tourne autour de l’enfant ainsi que les angoisses que cela suscite est ce qui pousse l’enfant à élaborer des limites :

  • Entre lui et le monde externe, entre moi et non-moi ;
  • Entre réalité et monde interne, imaginaire, qu’il continue de découvrir ;
  • Entre raisonnement et imaginaire, entre cogito et rêves, etc. ;
  • De rassembler en un seul objet (le loup) toutes ses angoisses jusqu’alors dispersées (et partielles) : c’est donc une synthèse ;

–          Cette élaboration amène l’enfant à penser, à construire, outre des limites, des solutions, c’est-à-dire que c’est une source importante de cet essor de penser : le développement de la pensée à partir de l’angoisse est très banal, humain : par exemple, la peur des animaux sauvages a amené les humains à penser leur habitat comme protection contre eux. L’on pourrait même oser dire que la peur de loup est une répétition phylogénétique.

Faire de la phobie une maladie risque de bloquer ce mouvement psychique. Et souvent, cela ne fait qu’amplifier l’expression phobique.

4– Ce mouvement psychique permet de tracer un espace de sécurité, ou plutôt une illusion de sécurité, selon un mécanisme primaire, propre à tous les êtres vivants, sans doute. Mouvement qui porte un nom es espagnol et dont une fort belle illustration nous en est donnée par la tauromachie avec sa notion de querencia[2] : soit l’espace que spontanément le taureau délimite comme étant le sien et sa zone de sécurité au moment où il entre dans l’arène. Ce serait la première chose qu’il fait dans cette situation de danger. A partir de là, tout l’art du toréador est d’abord de repérer et respecter cet espace car s’il y entre, c’est là que le taureau est le plus dangereux, et donc ensuite de l’en faire sortir car ce serait là que le taureau est le plus vulnérable. Ernest Hemingway a fort bien décrit cela dans son roman : Mort dans l’après-midi (nous en donnons un extrait plus loin).

Ce mouvement psychique est d’une grande banalité chez les humains et l’on en observe le fonctionnement au quotidien, notamment dans les manifestations de rejet et de haine comme celle du racisme généralisé (la haine de tout autre différent de soi, que ce soit de la peau, la race ou la pensée, etc.[3]) ou encore dans la vie quotidienne des institutions, la distance physique variable entre les êtres[4], etc.

5– Comme on le voit, lorsque l’on traite la phobie comme simple mal à éradiquer, cela vient attaquer chez le sujet la constitution de ses espaces et limites propres, et par voie de conséquence, ses identités personnelles. Le loup, comme tout autre forme de menace, a cette fonction de nous permettre de se situer face à l’altérité.

De même la phobie est aussi une pensée en développement, l’histoire du petit Hans rapportée par Freud nous le montre très clairement.

Ce jeu de la querencia se complique bien sûr lorsque deux êtres vivants se font face car chacun a son espace propre. Ainsi serait-il intéressant de ne pas oublier que dans la rencontre analytique ou psychothérapeutique, cela fonctionne aussi : le psy « impose » un cadre mais qui peut simplement masquer, chez certains, sa propre querencia, en oubliant que le patient qui vient, lui aussi vient et pose sa querencia ! D’où, parfois, certaines frictions et résistances, des deux côtés…

Joël Bernat

*– Ernest Hemingway (1932) : Mort dans l’après-midi (extrait) :

« […] Le phénomène le plus commun, et pour moi le plus intéressant, qui se passe dans la cervelle du taureau, est le développement des querencias. Une querencia est un endroit de l’arène où le taureau est naturellement porté à aller ; un lieu de prédilection. Cela, c’est une querencia naturelle, et celles-là sont bien connues et déterminées ; mais une querencia accidentelle est plus que cela. C’est un endroit qui se détermine au cours du combat, et où le taureau élit domicile. Ordinairement, il n’apparaît pas du premier coup, mais se précise dans sa cervelle à mesure que le combat progresse. À cet endroit, il se sent comme s’il avait le dos au mur, et lorsqu’il est dans sa querencia, il est incomparablement plus dangereux et presque impossible à tuer. Si un torero va pour tuer un taureau dans sa querencia, au lieu de l’en déloger, il est presque sûr du coup de corne. La raison en est que le taureau, quand il est dans sa querencia, est complètement sur la défensive ; son coup de corne est une riposte plutôt qu’une attaque ; il répond plutôt qu’il ne prend les devants et, la vitesse de son œil et de son corps étant la même, la riposte vaincra l’attaque, puisque, voyant l’attaque venir, il la pare ou la vainc sur le coup. Celui qui attaque doit se découvrir, et la contre-attaque est sûre d’aboutir si elle est aussi rapide que l’attaque, puisqu’elle trouve l’adversaire découvert, tandis que l’attaque doit essayer en plus de le faire se découvrir. Dans la boxe, Gene Tunney fut un exemple de contre-attaqueur ; les boxeurs qui ont duré le plus longtemps et qui ont reçu le moins de corrections étaient tous aussi des contre-attaqueurs. Le taureau, lorsqu’il est en querencia, riposte avec sa corne au coup d’épée quand il le voit venir, comme le boxeur riposte à une attaque, et bien des hommes ont payé de leur vie, ou de graves blessures, pour n’avoir pas délogé le taureau de sa querencia avant d’aller le tuer.

« Les querencias naturelles à tous les taureaux sont la porte du passage par où ils sont entrés dans l’arène, et, d’autre part, la barrera. La première parce qu’elle leur est familière ; et la seconde parce qu’elle leur fournit quelque chose à quoi s’adosser, de sorte qu’ils s’y sentent à l’abri d’une attaque par derrière. Ce sont les querencias connues, et le torero les utilise de nombreuses façons. Il sait qu’un taureau, à la conclusion d’une passe ou d’une série de passes, aura probablement une tendance à gagner la querencia naturelle et, ce faisant, prêtera une faible ou nulle attention à ce qui se trouvera sur son passage. Un torero peut donc alors placer une passe bien préparée et très sculpturale au moment où le taureau passe près de lui en allant vers son refuge. De telles passes peuvent être très brillantes ; l’homme, fermement campé, les pieds joints, semblant n’accorder aucune importance à la charge du taureau, laisse le taureau se ruer de toute sa masse vers lui sans faire le plus léger mouvement de retraite, les cornes passant quelquefois à une fraction de pouce seulement de sa poitrine ; mais pour les personnes qui connaissent la tauromachie, ces passes n’ont d’autre valeur que de tours d’adresse. Elles semblent dangereuses mais ne le sont pas, car le taureau est réellement préoccupé de gagner sa querencia, et l’homme s’est contenté de se mettre sur son chemin. C’est le taureau qui détermine la direction, la vitesse et le but ; aussi, pour le véritable amateur de courses de taureaux, c’est sans valeur, car dans la véritable course de taureaux, et non la corrida de cirque, c’est l’homme qui doit forcer le taureau à charger comme il veut qu’il fasse ; il doit lui faire décrire des courbes plutôt que des lignes droites, il doit être maître de sa direction, et non pas simplement profiter des charges du taureau, lorsqu’il passe près de lui, pour faire des poses. Les Espagnols disent : « Torear es parar, templar y mandar. » C’est-à-dire que dans la vraie course de taureaux le matador doit rester calme, doit régler la vitesse du taureau par le mouvement de ses poignets et de ses bras qui tiennent l’étoffe, et doit maîtriser et diriger la course du taureau. Toute autre manière de combattre, comme de faire des passes sculpturales sur le trajet naturel du taureau, aussi brillamment que ce soit, est à côté de la vraie course de taureaux, car c’est alors l’animal qui dirige, et non l’homme.

« Les querencias accidentelles d’un taureau, qui lui viennent à la cervelle pendant la course, peuvent être, et sont le plus souvent, les endroits où il a remporté quelque succès ; tué un cheval, par exemple. C’est la querencia la plus commune d’un taureau brave ; mais une autre, très fréquente aussi par une journée chaude, est tout endroit de l’arène où le sable a été mouillé et rafraîchi, souvent à la bouche de la conduite d’eau souterraine où l’on fixe un tuyau d’arrosage, pendant l’entracte, pour abattre la poussière de l’arène, et où le taureau sent le sable frais sous ses pieds. Le taureau peut aussi prendre sa querencia à un endroit où un cheval a été tué dans un combat précédent, et où il flaire le sang ; un endroit où il a renversé un torero, ou n’importe quel point de l’arène, sans aucune raison apparente ; simplement parce qu’il s’y sent chez lui. On peut voir l’idée de la querencia s’établir dans sa cervelle au cours du combat. Il ira d’abord là pour essayer, puis avec plus d’assurance, et enfin, si le torero n’a pas remarqué cette tendance et ne l’a pas délibérément écarté de son lieu de prédilection, il s’y installera en tournant le dos ou le flanc à la barrière et refusera de s’en aller. C’est alors que le torero va en suer. Il faut déloger le taureau ; mais il s’est mis complètement sur la défensive ; il ne répondra pas à la cape et écartera tout le monde avec ses cornes, refusant tout à fait de charger. La seule façon de le déloger est de s’approcher si près de lui qu’il soit absolument sûr de pouvoir atteindre l’homme ; alors, à petits coups saccadés de la cape, ou en la laissant tomber sur son mufle et la tirant peu à peu, on l’attire, par quelques pas à la fois, hors de sa querencia. Ce n’est nullement joli à voir, c’est seulement dangereux et, en général, pendant ce temps les quinze minutes accordées au matador pour tuer le taureau marchant d’un bon pas, il s’irrite de plus en plus chaque minute, les banderilleros travaillent de plus en plus dangereusement et le taureau s’obstine de plus en plus dans son retranchement. Mais si le matador, impatient, finit par dire : « Très bien, s’il veut mourir là, qu’il meure là ! » et va pour le tuer, ce sera sans doute la dernière chose dont il se souviendra avant de revenir d’un petit voyage aérien avec ou sans blessure de corne. Car le taureau va l’observer tandis qu’il s’approche, lui fera sauter des mains la muleta et l’épée, et il aura l’homme à tout coup. Quand les capes et la muleta sont impuissantes à faire sortir un taureau de sa querencia, on essaie parfois des banderillas explosives, qu’on lui enfonce dans la croupe par-dessus la barrera ; allumées, le feu couve puis part en séries d’explosions avec une odeur de poudre noire et de carton qui brûle ; mais j’ai vu un taureau, avec les banderillas explosives placées sur lui, quitter sa querencia de peut-être vingt pieds, stimulé par le bruit, puis revenir aussitôt et ne prêter dès lors aucune attention à toute autre tentative pour le déloger. En pareil cas, le matador peut légitimement tuer le taureau de toute façon qui expose le moins l’homme. Il peut partir d’un côté du taureau, courir en demicercle au-devant de sa tête, et lui porter le coup d’épée tandis qu’un banderillero attire son attention avec la cape au moment où l’homme passe ; ou bien il peut le tuer de toute autre façon qui, s’il essayait de la faire avec un taureau brave, risquerait de le faire lyncher par la foule. Ce qu’il faut c’est le tuer vite, non pas bien, car un taureau qui sait se servir de ses cornes et à qui l’on ne peut faire quitter sa querencia est aussi dangereux, pour l’homme qui s’aventure à sa portée, qu’un serpent à sonnettes, et aussi peu propre à faire une corrida. Mais l’homme n’aurait pas dû lui permettre de se faire une querencia aussi ferme. Il aurait dû commencer à l’en écarter, l’entraîner vers le milieu de l’arène, l’enlever à son sentiment de sécurité d’avoir un mur où s’adosser, et l’attirer en d’autres endroits de l’arène, bien avant qu’il ne se soit installé sur la position précise et définitive qu’il a choisie. Un jour, il y a environ dix ans, j’ai vu une course de taureaux dans laquelle les six taureaux, l’un après l’autre, prirent tous de solides querencias, refusèrent de les quitter, et y moururent. C’était une corrida de taureaux Miura à Pampelune. C’étaient d’énormes taureaux rouans, hauts sur pattes, longs, avec des muscles énormes aux épaules et au cou, et de formidables cornes. C’étaient les taureaux les plus beaux d’aspect que j’eusse jamais vus ; et chacun d’eux se mit sur la défensive dans la minute même de son entrée dans l’arène. On ne pouvait dire qu’ils étaient lâches parce qu’ils défendaient leurs vies sérieusement, désespérément, sagement et férocement, en prenant une querencia peu après leur entrée dans l’arène, et refusant de la quitter. La corrida dura jusqu’à la nuit tombante, et il n’y eut pas un seul moment gracieux ou artistique ; ce fut un après-midi et un début de soirée où les taureaux se défendaient contre l’homme et où l’homme essayait d’abattre les taureaux dans des conditions de danger et de difficulté extrêmes. L’action avait à peu près autant de brillant que la bataille de Passchendaele ; je m’excuse de comparer un spectacle commercial avec une bataille. Il y avait là, venues pour la première fois aux courses de taureaux, quelques personnes à qui j’avais parlé de l’éclat, de l’art et des mérites de la tauromachie, et très abondamment. J’avais discouru longtemps, incité à l’éloquence par deux ou trois absinthes prises au Café Kutz, et avant qu’ils ne s’en aillent je les avais rendus quelque peu avides de voir une course de taureaux, et particulièrement cette course de taureaux. Aucun d’eux ne me parla après la course, et deux d’entre eux, y compris une personne sur laquelle j’avais espéré que l’impression serait bonne, étaient tout à fait malades. Pour moi, la course me plut beaucoup, car j’y appris plus sur la mentalité des taureaux qui, sans être lâches, ne veulent pourtant pas charger (chose rare dans les courses de taureaux), que je n’aurais pu apprendre en une saison, mais la prochaine fois que je verrai une course de ce genre, j’espère y aller seul. J’espère aussi n’avoir aucun ami, ni favori parmi les toreros engagés dans l’affaire. »

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[1] « Mon petit cochon d’amour », « tu es à croquer », etc.

[2] Terme espagnol parfois traduit par « attachement », tiré du verbe querer, désirer…

[3] Voir à ce sujet :

–          Joël Bernat, « « Je est barbare », et notre inconsolable besoin de barbarie », sur ce site, rubrique « Individu » ;

–          Jaques Elliott : « Des systèmes sociaux comme défenses contre l’angoisse dépressive et l’angoise de persécution. Contribution à l’étude psychanalytique des processus sociaux », sur ce site, rubrique « Individu » ;

–          Edward T. Hall, La dimension cachée, Seuil Points, 1978.

[4] Voir la notion de proxémie d’Edward Hall.

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