Joël Bernat : « Affirmation (Bejahung), négations et clivages »

« Il y a dans la vie de tout homme,
une « minute de trop »,
qu’il cherche à racheter à la réalité,
quelque soit le prix à payer.
Et ainsi, ce « surplus » de réel
se transforme en cauchemar. »
Paul Valéry, Analecta.
 

I. Le temps de l’affirmation (Bejahung ou Behauptung ?)

Andréa fut, pour la première fois, amoureuse envers le serveur du bar où elle aimait étudier. Le bar, dans la culture familiale, est un lieu de dépravation et de perdition. Bien que cette relation amoureuse soit restée imaginaire, peu après, une voix terrible se fait entendre, lui reprochant sa conduite jugée comme celle d’une prostituée. La voix rapidement l’envahit et ses études ne sont plus possibles, malgré les traitements de plus en plus lourds et les séjours hospitaliers. Le diagnostic de schizophrénie lui est même communiqué …

Lors de notre premier entretien, j’oriente sa parole sur la voix ; elle me parle de sa terreur lorsqu’elle l’entend, et cette terreur se manifeste physiquement dans le temps même du récit qu’elle en fait. Elle m’énonce les insultes qu’elle reçoit et l’obéissance absolue qui est la sienne aux injonctions qui l’obligent à d’étranges comportements punitifs. « Mais je sais que c’est idiot ! » ajoute-t-elle. Elle a tenté d’expliquer l’origine de la voix par une influence télépathique ou une source divine, mais cela heurte sa rationalité. Lui demandant alors pourquoi de telles explications, elle me dit que c’est la seule solution pour expliquer l’extériorité de la voix (la voix, et non sa voix). C’est cela qui la trouble le plus, bien que le contenu de cette voix la terrorise. Sur cette extériorité, Andréa est divisée : on lui parle depuis dehors, mais elle sait que c’est idiot[1]. Une autre division est suscitée par l’ébauche d’un délire qui tente de concilier et d’effacer cette division par une théorisation supranaturelle, élaboration qui la choque. Divisions et inscriptions en des lieux différents séparent et font coexister le perçu et sa récusation.

Tandis qu’elle me parlait de cette voix, mes associations vont vers sa ville (à quelques trois cents kilomètres d’ici). Je suis frappé de l’éloignement, de cette extériorité, puis par le fait que cette ville m’est proche d’être le lieu de ma naissance. Tout ceci me semblait fort loin dans le temps. Quelle perception avait éveillé ces traces mnésiques ? Ce ne pouvait être de simples associations personnelles suscitées par le seul nom de cette ville, et il me fallait exercer un jugement d’attribution d’une perception transférée en moi et indiquée par cette formulation répétitive : fort loin dans le temps. Insistance qui indique, à l’insu de la patiente, une voie d’accès à sa problématique. Je reconnais ce « fort loin dans le temps » comme élément transféré, sur lequel j’opère un jugement d’existence : cette formulation n’est pas la mienne, elle est indiquée par Andréa comme qualité de la voix dont elle me parle. Les scènes psychiques (la sienne et la mienne) sont de nouveau séparées, et je peux lui communiquer une construction auxiliaire : « si vous avez le sentiment d’une extériorité de la voix, c’est que cela fut vrai dans le passé, c’est un souvenir, et ce n’est pas du tout actuel. »

Ma construction visait à ce qu’elle puisse opérer une attribution, celle concernant la voix afin qu’elle redevienne sa voix, son souvenir dans son histoire, en lieu et place du rejet qui l’extériorise. Cela eut pour effet de susciter le retour de souvenirs : son père sermonnant sa sœur aînée, lui reprochant ses frasques amoureuses. Elle saisit que la voix actuelle lui tenait le même discours alors que dans la réalité, son père ne lui a jamais parlé ainsi. L’extériorité est le reliquat hallucinatoire de cette scène, témoignant de l’origine réelle et externe de la voix dans son histoire.

L’autre élément indicateur est celui d’influence, terme que l’on trouve au centre des tentatives d’explication de l’origine de la voix : divine ou télépathique. La qualité « influence » indique la jalousie et le souhait d’Andréa, dans cette scène où le père sermonnait et influençait la sœur aînée, d’être à la place de cette sœur pour être, elle aussi, dans une telle relation au père, selon le modèle du fantasme « on bat un enfant ». Le souhait et le fantasme ont été récusés et remplacés par les représentations « Dieu » et « télépathie ». C’est cet ensemble que vient, hallucinatoirement, condenser et réaliser la scène actuelle de l’amour pour le barman.

A son attribution (de la scène du sermon) fait suite une élaboration fantasmatique qui intériorise la voix jadis externe, puis la rejette en la désignant comme extérieure au sujet. Le sentiment d’extériorité est un « noyau de vérité », reliquat historique témoignant de la source externe de la voix – le père qui sermonne/bat la sœur – qui fait retour sous forme d’une satisfaction hallucinatoire.

Semmering, été 1925 : profitant de ses vacances, Freud écrivit quelques « petits articles » pour lesquels, ainsi qu’il en informe Karl Abraham, il lui faudra « le temps de s’y reconnaître« [2]. Il lui en communique les titres : « La négation », « Inhibition, symptôme » et « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes » …

Au-delà du simple constat d’un « moment fécond » et en regardant de plus près cette trilogie, il apparaît qu’elle correspond à une nouvelle mise en forme d’acquis récents. On peut y suivre le fil conducteur que le texte sur « La négation » met au jour : le trajet psychique de la perception à la conscience. Perception, par les sens, de l’extériorité du monde réel, de l’altérité, dont on connaît le paradigme freudien dûment répété : la perception de la différence anatomique des sexes, altérité sexuelle d’une extériorité radicale. Perception à l’origine de la problématique de la castration, mais aussi d’inhibitions, de symptômes et d’angoisses – conséquences psychiques (majeures) de cette perception – en rapport avec ces événements ou actes psychiques que constituent la négation et la réfutation de la perception. Ces événements psychiques[3], définis en 1911, ont pour visée de réduire les excitations issues de la perception de la réalité, et traitent de la même façon les excitations internes – motions pulsionnelles – déplaisantes comme si elles étaient externes.

Le texte sur « La négation » est un jalon important des travaux menés par Freud sur cette question du trajet perception-conscience ; depuis l’enseignement de Franz Brentano, son professeur de philosophie à l’Université, en passant par l’Esquisse, le schéma du chapitre VII de l’Interprétation des rêves, L’Inquiétante étrangeté, Note sur le bloc-magique, Un souvenir sur l’Acropole, pour n’en citer que quelques-uns. Freud s’intéresse à l’élaboration de la perception en représentation tout autant qu’aux réfutations qu’elle subit.

Freud dégage peu à peu trois mécanismes principaux de négation de la perception ou de la représentation : refoulement, déni, rejet (les trois Ver– : Verdrängung (refoulement), Verleugnung (déni), Verwerfung (rejet), ayant chacun des effets cliniques différents : névrose, perversion et psychose[4]. On peut repérer les différents temps dans le texte freudien :

– le rejet apparaît dès 1894 dans Les psychonévroses de défense ;

– le déni est présent dès les Études sur l’hystérie de 1895 ;

– en 1905, refoulement et rejet sont identiques, différenciés par une seule question d’intensité (le rejet est un « refoulement réussi » puisqu’il concerne et la perception ou la représentation, et l’affect) ;

– en 1917, le refoulement est différencié du déni et du rejet, ces derniers étant équivalents jusque en 1924 ;

– en 1925, Freud définit une quatrième Ver-, Verneinung, la dénégation ou négation, en même temps qu’apparaît le terme de Bejahung, affirmation ;

– enfin, c’est en 1927, qu’il isole le déni comme spécifique de la perversion, le rejet étant, lui, réservé à la psychose.

Ce repérage[5] doit être tempéré pour ne pas être pris dans une illusion structuraliste, puisqu’il existe, par exemple, des dénis ou des rejets dans la névrose (bouffées délirantes, épisodes hallucinatoires, etc.)[6].

I.a. Admission de la Bejahung en psychanalyse

Le point remarquable du texte n’est pas l’élément clinique : celui de la dénégation du patient en séance. Deux nouveaux termes font leur apparition : Verneinung, et Bejahung, ce dernier venant remplacer celui que Freud utilisait jusqu’alors, Behauptung. L’un et l’autre sont rendus indifféremment, dans les traductions françaises, par affirmation, atténuant l’apport de ce texte qui tient précisément à l’introduction du mot Bejahung. Une des raisons de l’effacement qu’opère la traduction française par « affirmation » procède de ce que Freud théorise avec des concepts philosophiques, dont la particularité est d’être issus de la langue ordinaire, à l’inverse du français, dont le vocabulaire philosophique est plus souvent tiré de la langue « savante ».

La Bejahung est, à l’origine, une notion philosophique spécifique aux anti-métaphysiciens, et donc un des axes essentiels de l’enseignement de Brentano, le maître es philosophie de Freud. Franz Brentano, « personnalité géniale », « homme diablement intelligent »[7], enseigna jusqu’en 1895 à Vienne, et fut une source très influente pour la philosophie du XXe siècle et la psychologie moderne. A titre d’exemple, parmi d’autres, Husserl, le fondateur de la Phénoménologie, reconnaît lui devoir son choix de la philosophie. Freud fréquente le séminaire de Brentano, trois fois par semaine, de 1874 à 1876, et lui rend quelques visites à son domicile. Ainsi a-t-il suivit les séminaires sur « La philosophie d’Aristote »[8] qui sera très présente dans Les études sur l’aphasie, tout comme celui de « Lectures d’écrits philosophiques » et les Cours de logique et de métaphysique.

Brentano passe pour le fondateur de la psychologie moderne comme science destinée à servir de base à toute discipline et à résoudre les problèmes philosophiques. Pour ce faire, cette psychologie se devait d’être, non plus « génétique » mais « descriptive ». Il en pose les fondements en 1874 avec sa Psychologie du point de vue empirique dont la thèse centrale est que le phénomène psychique est une représentation construite à partir d’actes psychiques plus complexes, tels que les jugements, les désirs et les affects. L’acte psychique porte en lui-même l’intention vers l’objet auquel il se réfère. Parcourir les écrits de Brentano, permet de repérer sur quoi Freud appuie sa théorisation, notamment pour ce qui concerne le passage du trajet de la perception à la conscience. Par exemple :

– L’affirmation de Brentano selon laquelle rien ne peut être jugé qui ne soit au préalable représenté dans l’esprit ; ainsi, toute perception interne résulte d’un jugement, et tout jugement est soit affirmation, soit déni.

– Le rapport de la perception et de la représentation à partir des jugements d’attribution et d’existence, avec pour centre la distinction perception interne / perception externe.

– Il en résulte que toute réalité n’est qu’individuelle (soit la réalité psychique de Freud).

– Enfin, amour et haine constituent la base de ces jugements mentaux, selon le principe d’une “ force originelle ” plaisir / déplaisir (l’on retrouve, sur ce point, le moi-plaisir et Empédocle d’Agrigente).

Freud rejoint, à propos de la Bejahung, un élément clef présent également chez Nietzsche, l’affirmation de la vie, LebensBejahung, et place celle-ci du côté d’Éros et de sa tendance à l’unification, en opposition à Thanatos dont dépendent les formules de réfutation et de négation, c’est-à-dire l’expulsion et la destruction[9].

En 1925, cette notion, jusqu’ici réservée à la philosophie ou à la psychologie, est admise dans le vocabulaire technique et théorique de la psychanalyse, et vient préciser le terme précédemment employé de Behauptung. Ce terme signifie également affirmation, mais avec une nuance de contrainte exercée sur l’autre, celle de « prendre le pas sur l’autre ». En complétant ainsi son vocabulaire, Freud clarifie sa position et se dégage aussi bien de la Behauptungstrieb d’Adler, pulsion d’affirmation de l’individu subordonnant le comportement sexuel aux motifs égoïstes, l’emblématique « volonté de puissance », que de la Selbstbehauptung, l’affirmation de soi de Trotter. Le processus de la Bejahung est celui du trajet complet qui va de la perception par les sens vers la conscience et le jugement de réalité, et la Behauptung devient une dénégation de la réalité, au service de Thanatos.

Freud reprend les deux temps successifs composant le processus global de la Bejahung[10] : les jugements d’attribution et d’existence. C’est l’ensemble de cette opération que Freud situe du côté d’Éros en opposition à la dénégation qui, elle, est du côté de Thanatos.

I.b. Le système perception-conscience (Pc-Cs)

C’est ainsi que Freud rebaptise, dans ses textes de métapsychologie de 1915, l’ancien système ω de l’Esquisse. Résumons les acquis de Freud[11] :

– l’accès à la conscience est avant tout lié aux perceptions que nos organes sensoriels reçoivent du monde extérieur, et il n’y a de représentation possible que de ce qui fut perception.

– le moi-plaisir/déplaisir traite cette perception, se l’approprie ou l’expulse par les processus primaires. Ce temps est celui du jugement d’attribution. La perception n’a à cet instant aucune qualité de conscience. L’activité psychique se retire de ce qui suscite le déplaisir. Le refusé produit un reliquat inconscient, tel un reste diurne, susceptibles de retours dans le rêve ou l’hallucination…

Selon les différentes étapes de ce trajet de la perception vers la conscience, l’expulsion peut être produite selon différentes modalités :

– Le rejet, Verwerfung, que Freud connaît depuis les séminaires de philosophie de Brentano. C’est le rejet d’emblée de la perception à « l’extérieur » (dans une extériorité psychique), qui fait retour dans l’hallucination par exemple, ou dans la construction délirante. Pour Freud, ce rejet n’est pas une forclusion (au sens lacanien du terme), parce que il reste lié à une acceptation du perçu, donc installé dans la psyché (le rejet est une opération mentale), produisant un clivage[12] entre le rejeté et sa trace, qui coexistent sous forme de deux courants, en deux lieux différents[13].

– Le déni, Verleugnung, qui reçoit sa définition terminale en 1927 dans l’étude conclusive sur le fétichisme. Il porte sur la négation après-coup de la réalité de la perception, comme si elle n’avait jamais existé : c’est une annulation rétroactive, et comme telle, elle vient aussi nier l’affect suscité par la perception (Freud l’illustre avec l’histoire du roi Boabdil[14]). Avant 1924, ce processus était tenu pour responsable de la psychose[15]. Un des modes de retour du dénié est celui du fétiche, comme témoin et reliquat. Mais à côté de ce qui est dénié, existe aussi une forme d’attribution – ne peut être dénié que ce qui fut perçu – avec pour conséquence, un clivage dans le moi.

Lorsque l’attribution a lieu, elle met en contact la perception avec le système des traces mnésiques, produisant une représentation par liaison avec les restes verbaux[16] inscrits, eux, dans le système préconscient. Cette liaison, et elle seule, donne la qualité de conscience. Pour l’instant, cette représentation n’est que préconsciente (le préconscient appartient au conscient[17]), mais a la capacité de devenir consciente, et de s’inscrire en un autre lieu.

A ce moment du trajet de l’admission, peuvent intervenir d’autres modes d’exclusion qui vont opérer sur la représentation de la perception.

– le refoulement, Verdrängung, produit un jugement de condamnation, Urteilverwerfung[18], qui interdit le devenir conscient et porte sur la représentation. Une représentation supplante l’autre mais pourra faire retour sur les modes que nous connaissons :, les formations de l’inconscient, mais aussi dans le déjà-vu ou déjà-raconté, la fausse reconnaissance[19], l’Inquiétante étrangeté[20].

– la dénégation, Verneinung, qui admet la représentation dans la conscience, mais sans l’affect, afin d’affaiblir la représentation, ne produisant qu’une reconnaissance intellectuelle.

Lorsque ces négations sont levées ou n’interviennent pas, se produit un jugement d’existence : la représentation reproduisant la perception, est retrouvée, soit dans la réalité extérieure et la chose représentée existe donc réellement (ce que Freud illustre avec Un souvenir sur l’Acropole), soit dans l’inconscient s’il s’agissait de la perception d’une motion pulsionnelle : elle devient alors « juste au sens de l’inconscient » et « je peux m’y reconnaître ». Si ce n’est pas le cas, intervient le renoncement : la représentation est abandonnée, infirmée par l’expérience. Ceci relève du principe de réalité et contribue à une représentation réelle du monde, agréable ou non.

Soulignons deux points : toute forme de négation remplace une perception par une autre, ou une représentation par une autre. Ces opérations de négation sont des actes psychiques. Qui plus est, ces événements produisent chaque fois un clivage. Ainsi trouvons-nous toujours deux courants de pensée en deux lieux différents dans la psyché ; par exemple, la coexistence de l’attribution et de sa réfutation, ou encore la coexistence du moi-plaisir et celui du moi-réalité relevant du jugement d’existence selon l’épreuve de la réalité[21]. Mais il y a, de toutes façons, clivage du moi selon l’étude que Freud ébauche en 1938 : si une réfutation est maintenue, elle coexiste toujours, dans la psyché, avec son attribution, en un autre lieu. L’interprétation doit tenir compte de cette double inscription et viser les deux lieux. Dans le cas d’Andréa, ma construction associait :

  • la conscience de la voix, et son extériorité
  • l’inconscience du souvenir de l’origine de cette voix, et son intériorité ;

double inscription dont doit tenir compte l’interprétation, ainsi que Freud l’indique pour l’interprétation du symptôme ou celle du fantasme hystérique (dans sa dimension et masculine, et féminine).

I.c. Conséquences quant à la cure

Elles peuvent être envisagées selon chacun des protagonistes. Du côté du patient, à l’Einfall, l’idée incidente illustrée par la vignette clinique du texte de Freud, la dénégation oppose un refus du jugement d’existence. L’intervention de l’analyste propose un jugement d’existence soumis à l’épreuve de réalité par le patient conduisant à la reconnaissance ou au renoncement.

Il ne s’agit pas, face à « ma mère, ce n’est pas elle », de dénoncer la dénégation comme résistance du patient. Celle-ci indique, pour Freud, le surgissement d’une représentation inconsciente. La formulation négative est le moyen d’accès à la motion inconsciente. Mais son admission dans la réalité (jugement d’existence) est niée par (et pour) la seule reconnaissance intellectuelle. L’admission de la représentation sans l’affect, ainsi maintenu refoulé, réduit l’effet de la représentation consciente.

Si l’analyste devine et communique cette représentation inconsciente au patient, cela ne change rien, voire, contraint le patient à répéter la récusation[22]. Qui plus est, ajoute Freud, le patient dispose alors de deux représentations différentes en deux lieux différents, répétant et renforçant le clivage et l’écart entre l’avoir-vécu et l’avoir-entendu. L’analyste n’a produit que du savoir sur l’inconscient et son interprétation n’est pas entrée en contact avec les traces mnésiques du patient.

L’interprétation de l’analyste, si elle tient compte de ces deux lieux, suscite ce jugement d’existence ou l’opère en lieu et place du patient afin que se lève le refoulement de l’affect, qui peut advenir à la conscience. Dans la dénégation du patient, existe un noyau de vérité : une perception doit être ramenée à l’existence, à « exister au sens de l’inconscient »[23] selon l’expression de Freud. « Je n’avais jamais pensé à cela ! » dit le patient, à quoi l’analyste pourrait répondre : « Vous avez touché juste l’inconscient »[24]. Mais pour avoir quelques chances d’aboutir, l’interprétation doit d’être aussi tenir compte du fait que la dénégation est la répétition d’un refoulement ancien. Il ne suffit pas de forcer l’existence de la représentation par un « si, c’est votre mère », il faut encore y inclure l’acte psychique du refoulement lié à une nécessité de l’histoire du sujet.

Pour l’analyste, une autre conséquence concerne l’écoute. Celle-ci est également affaire de perception, et s’inscrit tout autant dans le système Perception-Conscience. L’année précédant le texte sur « La négation », Freud livrait une métaphore de l’écoute avec la « Note sur le bloc-magique » : à l’instar du dormeur se défaisant de toutes ses prothèses, l’analyste doit renoncer aussi à la plupart de ses acquisitions psychiques[25], c’est-à-dire se défaire autant que possible des restes verbaux du système Préconscient – Inconscient. On ne dort pas si l’on est excité, on ne perçoit pas non plus parole et pensée de l’autre. L’attention liée, par exemple, à un souci clinique ou thérapeutique, ou encore une prise de notes, va à l’encontre de l’impression des sens. L’attente passive[26] et l’écoute flottante tendent à rétablir la plus grande disponibilité du système Pc-Cs. L’admission de la perception sensorielle, toujours inconsciente, n’est possible que si le système n’est pas (pré)occupé : « perception et mémoire s’excluent mutuellement »[27]. Ce serait une des facettes les plus intimes de la règle d’abstinence. Ainsi pour l’analyste, pas de notes en séance, mais se fier à sa mémoire inconsciente : « l’ics de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’ics émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. »[28]

Dans le cas où une attribution admet une perception en l’analyste, le percept est traité d’abord comme étant propre à l’analyste, éveillant ou résonnant avec les élaborations et représentations de celui-ci. Il lui faut opérer un jugement d’existence pour repérer l’extériorité de cette perception, sa qualité de transfert. Seul, percevoir son altérité permet de l’insérer dans l’histoire et la problématique du patient.

Dans le cas contraire, l’analyste se trouve aux prises avec des effets de retour tels que l’Inquiétante étrangeté ou encore l’explication télépathique, ses fantasmes ou théories sexuelles, son idéologie. Il y aura alors collusion des scènes psychiques du patient et de l’analyste. Les contenus de ses propres couches mnésiques viennent remplacer l’élément méconnu : « cette perception est transférée ». Il y aura alors collusion des scènes psychiques du patient et de l’analyste. Il est ainsi amené à dénier en convoquant un savoir intellectuel, théorique ou clinique, plaqué sur la représentation évoquée (il exerce une Behauptung et son effet de contrainte). Ce qui maintient refoulé l’affect : c’est, à notre sens, le risque d’un abord purement technicien de la dénégation..

Cette opposition entre Bejahung et Behauptung se retrouve également à propos de la construction de l’analyste[29] : Freud a différencié l’interprétation comme portant sur un élément isolé et de son contenu de représentation, de la construction, toujours temporaire et auxiliaire, visant à susciter un nouveau matériel, et à lever une réfutation. Il s’agit bien de forcer à l’existence quelque chose d’attribué mais à la condition que la construction ne soit pas une spéculation remplaçant ce qui est omis, et ne vienne pas répéter le principe même de la récusation : une représentation pour une autre.

I.d. Quelques conséquences psychiques de la Bejahung

Freud fut plus qu’insistant à se réclamer du mouvement des Lumières, tant pour l’idéal que pour la méthode. Une des particularités de ce mode de pensée et d’être, tenait à la réfutation radicale de toute métaphysique, telles celles de Descartes, Spinoza ou, plus tard, de Hegel. Les anti-métaphysiciens sont très précisément cités par Freud, notamment Goethe, Feuerbach, Kierkegaard, Nietzsche, et, de façon voilée, Franz Brentano et son enseignement centré, sur l’étude du trajet de la perception par les sens vers l’accession à la conscience. Ce pourrait être la tâche que Freud assigne à la psychanalyse. C’est bien à l’expérience et à une discipline de la Bejahung que Freud invite tout candidat à l’exercice de la psychanalyse : que chacun retrouve dans l’expérience ce qui est indiqué dans la théorie afin que celle-ci soit marquée par un jugement d’existence pour lui-même. Il s’agit d’éviter que sa pratique ne soit qu’une simple technique appliquée, qu’il ne soit qu’un récitant. « Le meilleur conseil (…) suivre la voie que j’ai moi-même parcourue »[30].

Dans les années soixante-dix, en France, un remarquable engouement s’empare de ce texte, se manifestant par un record de traductions (une vingtaine) et autant de commentaires et lectures interprétatives. De cet ensemble, nous pouvons relever deux positions extrêmes.

– Une lecture strictement technicienne ou clinicienne, réduisant le texte et son intérêt à la seule première page, ne retenant que le mécanisme de la dénégation. Les mises en garde de Freud quant à ce genre de pratique sont niées : « les psychiatres et les neurologues se servent souvent de la psychanalyse comme d’une méthode thérapeutique, mais ils montrent en règle générale peu d’intérêts pour ses problèmes scientifiques et sa significativité culturelle (…) ils se créent un méli-mélo de psychanalyse et d’autres éléments et donnent cette démarche pour preuve de leur largeur d’esprit, alors qu’elle prouve seulement leur manque de jugement« [31]. Une telle lecture opère donc un déni sur le reste du texte, conduisant même certains à le qualifier de « spéculation philosophique »… A les suivre, on en reste à une pratique de l’interprétation comme Behauptung, suscitant la répétition des réfutations, versées au compte de la résistance du patient.

– L’autre position, initiée par Lacan et Hyppolyte, tire le texte vers des spéculations philosophiques, notamment hégéliennes. Cette position n’échappe pas, elle non plus, au déni. Que signifie d’interpréter avec et par Hegel un auteur aussi nettement anti-hégélien ? Notons l’insistance de Freud sur ce point : pas de métaphysique, celle-ci n’est que religieux ou fantasmatique narcissique. Hegel était la cible préférée des anti-métaphysiciens dans la mesure où il supposait la précession du langage sur la perception, déplacement du discours théologique : « Au commencement était le Verbe ». L’enjeu est celui de la primauté du langage ou de la perception. Avec Hegel et Lacan, le rejet devient forclusion, favorise le déni du sensoriel et des actes psychiques et instaure moins le primat du langage que la toute-puissance de la pensée, retour du religieux.. La position de Freud nous paraît inverse. Elle pose dès les Études sur l’hystérie que la sensation suggère l’idée, et que s’ouvre ici le conflit entre ces deux modalités du psychique. Selon que l’on adopte la position hégélienne ou celle que nous semble prendre Freud – la perception est première – des conséquences en découlent pour la cure, notamment par rapport au transfert et à l’existence ou pas d’une névrose de transfert. Il faudrait ici un long développement. Contentons-nous de suggérer le caractère décisif des enjeux attachés à ce concept de Bejahung.

Toute cure relève des multiples temps de la Bejahung, voire même, l’ensemble de la cure est une Bejahung. Son processus sert de modèle à la cure : selon l’expression de Freud, l’affirmation d’Éros dans la réalité. Ceci vaut tout autant pour l’analyste. La dénégation peut-être à l’œuvre dans une saisie intellectuelle du refoulé, produisant un savoir sur l’inconscient qui épargnerait l’analyste, et non un savoir qui existerait lui aussi « au sens de l’inconscient ». Le risque, pour l’analyste, est d’occuper une position de gourou, prophète ou post-éducateur. II n’userait que Behauptung imposant sa vérité, déviation illustrée par l’ego-psychology ou le jungisme.

Au-delà des conséquences théoriques et cliniques, ce principe de la Bejahung est aussi un des deux « garde-fous » contre la métaphysique ou la paranoïa, l’autre étant la récusation, par Freud, de toute vision-du-monde issue de la psychanalyse. Il nous invite à suivre Freud qui se donnait, « le temps de s’y reconnaître« , lorsqu’il venait d’écrire un texte, notamment celui de « La négation », le temps d’une perlaboration et de la confrontation à l’expérience de la cure, avant d’en admettre ou pas le « noyau de vérité » dans sa théorie.

Quelques conséquences psychiques du clivage

II.a. L’incurable effroi de Sergueï Pankeïev

Freud n’a pas publié son texte sur « Le clivage du moi »[32]. La première phrase de cet article en donnait peut-être une raison, selon une vieille méthode : face à du nouveau et du déconcertant, laisser le temps et l’expérience faire son œuvre de perlaboration.

Mais deux faits sont remarquables. D’une part, le contenu de ce court article se retrouve intégré dans l’Abrégé de psychanalyse, écrit la même année[33]. Et d’autre part, le contenu clinique du texte mérite d’être qualifié, selon les termes de Freud, de « connu depuis longtemps ». En effet, le cas clinique nous est bien familier puisqu’il s’agit – encore et toujours – de Sergueï Pankeïev, l’Homme aux Loups[34].

Cette constante présence de Sergueï Pankeïev est d’ailleurs remarquable dans les écrits de Freud, qu’il s’agisse de questions techniques, de névrose obsessionnelle, de traits de perversion, d’hallucinations et épisodes psychotiques, ou enfin, de télépathie[35]. Que ce patient puisse, à lui tout seul, présenter autant de manifestations diverses, amène plusieurs considérations :

– la clinique de Freud n’est pas aussi rigide qu’une certaine clinique actuelle, structuraliste[36] ; Sergueï souffre, outre sa névrose obsessionnelle, des conséquences de mécanismes psychiques de négation aussi différents – mais coexistants – que refoulements, dénis et rejets.

– Sergueï est un exemple fort parlant de toutes les conséquences psychiques de l’effroi de castration. Hanté par ses visions, il a hanté les divans, notamment deux fois celui de Freud, et hante les textes psychanalytiques. Et s’il fut « incurable », il reste néanmoins une source unique pour la connaissance du fonctionnement de la psyché.

Cette notion d’effroi, qui insiste dans le texte sur « le clivage du moi », mérite d’être définie, du moins, de rappeler sa place, pour Freud, dans sa dernière conception de l’angoisse, à partir de 1920 :

– L’effroi[37] (Schreck) est la réaction de détresse psychique du moi face à une situation de danger à laquelle il n’était pas préparé, car c’est un état de surprise débordant le pare-excitations que le moi vit passivement et traumatiquement, sans défenses. Freud a relié cet état à celui de la période d’immaturité du moi, c’est-à-dire, le temps de la détresse psychique que l’effroi répète.

– La peur (Furcht) est une première élaboration psychique de l’effroi car elle attribue un objet défini au danger, le figurant ou le représentant : l’effroi est ainsi mis à distance. L’éprouvé est celui du danger lié cet objet et sa proximité, ou bien du danger de la perte de cet objet et de sa protection (ce qui est une élaboration plus tardive). Avec la peur, le moi est ainsi préparé à la situation de danger. Freud a relié la peur à la phase de dépendance (à l’objet) de la première année, puis à la phase phallique lorsque cet objet est le pénis (et c’est alors le danger de castration). L’objet « pénis » de même que l’objet « loup » sont des exemples d’un objet qui a la particularité de regrouper toutes les angoisses et menaces, en une forme de synthèse : le gain est qu’il n’y a plus qu’une seule menace.

La situation de peur est ainsi une situation où la détresse et le danger sont reconnus, remémorés ou attendus mais sans déborder le moi puisque contenus dans, ou cadrés par, un objet.

– L’angoisse (Angst) est une nouvelle élaboration qui concerne la peur et donc la préparation au danger : le moi est ici dans une position active, c’est lui qui a la fonction de provoquer l’affect d’angoisse qui est ainsi une alerte et une anticipation du danger, une prévention de la menace. À ce niveau d’élaboration, la situation de détresse psychique est évitée, ainsi que la menace de perte de l’objet, même si l’affect d’angoisse en porte la trace mnésique. De plus, cette détresse originaire est ici reproduite activement par le moi : il n’est plus débordé et traumatisé (disons, en passant, que l’angoisse n’est pas un mal, une maladie ainsi qu’une tendance actuelle l’impose).

Rappelons avec Freud que la première condition introduite par le moi pour déterminer l’angoisse est le danger de la perte de la perception de l’objet (observable dans l’angoisse dite du huitième mois) : c’est cette dimension, pour le garçon, qui opère dans la perception de la différence des sexes : il ne retrouve pas la perception de son pénis (comme objet protecteur et rassemblant toutes les menaces) : c’est alors la condition de l’effroi. Cette perte de la perception sera par la suite assimilée à la perte de l’objet ou sa peur (perte du pénis sous l’effet de la menace de castration) ; l’angoisse est, quant à elle, la réaction au danger que comporterait cette perte, puis à la perte même de l’objet. Avec ces trois affects (effroi, peur, angoisse), nous avons une illustration du travail d’élaboration de la psyché en organisations successives du système de défense du moi, mettant de plus en plus à distance le danger, le premier pas étant la création de l’objet, entre moi et monde, dans une fonction de frontière, et le second pas étant le déplacement du danger vers la menace.

Chez Sergueï, l’effroi de la castration est le résultat du lien entre, d’une part la menace d’une castration énoncée par sa nurse anglaise, menace dont elle inscrit l’acte du côté du père, et d’autre part, la perception de la différence des sexes, d’abord chez sa sœur puis chez la bonne. Mais c’est la menace qui vient, après-coup, produire l’effroi lié à ces perceptions de l’autre sexe. Avant cela, ces perceptions n’étaient que source d’excitations et de satisfactions.

La première réaction psychique de Sergueï à la menace de castration fut le rejet de la menace : mais la perception (de la différence des sexes évoquée par la menace) rejetée fera retour sur le mode hallucinatoire (l’hallucination de son doigt coupé dans une scène où il est avec sa nurse, scène qui reproduit l’effroi et l’immaturité du moi : le sujet est sidéré, pétrifié, sans défenses, face à la menace agie hallucinatoirement.)

La seconde réaction psychique est celle du déni : négation portant après-coup sur la perception (celle d’une différence des sexes) comme si cette perception n’avait jamais existée ; le déni porte donc sur la réalité externe, ce qui permet de maintenir l’affirmation que la femme a, elle aussi, un pénis (ce qui est une autre hallucination qui rend la menace de castration non crédible). Le déni est renforcé par la création d’un objet, le fétiche, par déplacement, transfert de la perception : celle-ci n’est plus centrée sur les organes génitaux féminins (source d’effroi) mais sur la perception précédente : par exemple, les fesses proéminentes de la bonne, perception surinvestie qui commande la régression à une période anale (et donc une conception anale du coït). Cette fétichisation permet d’échapper à la peur de la castration puisqu’il n’y a plus de différence des sexes.

Mais ce qui est dénié fait aussi retour dans une élaboration de forme orale par régression : alors le père n’est plus un agent potentiel de la castration promise par la nurse si l’enfant continue à satisfaire ses pulsions, il redevient le dévorateur : Sergueï retrouve son ancienne angoisse d’être dévoré par le père (qui fut élaborée et représentée par le loup au moyen d’un conte, Le loup et les sept chevreaux, et un rêve). Cela produit un symptôme qui reconnaît le danger : être dévoré (castré, coïté) par le père. Un autre symptôme reconnaît aussi la menace : l’hypersensibilité des petits orteils, sur la base des petits bouts de corps détachables (selles, pénis, etc.).

Enfin, pour se protéger de ces menaces, et grâce à l’identification au précepteur allemand qui remplaça, dans la réalité, la nurse anglaise, Sergueï développa une position masculine renforcée qui trouva ses objets dans le militaire (uniformes, armes, etc.). Ici, la source de la masculinité est une position active de protestation masculine narcissique, par le surinvestissement de l’objet pénis, surinvestissement basé sur la seule opposition fantasmatique : actif et masculin – passif et féminin, opposition symétrique résultant d’un clivage. Cet ensemble d’opérations psychiques a produit trois courants psychiques coexistants par rapport à la castration :

– l’un, le plus ancien, rejette la castration (le rejeté fera donc retour dans l’hallucination du doigt coupé) et n’en veut rien savoir, il n’y a pas de jugement de réalité et Sergueï en reste ainsi à une représentation anale du coït. Avec ce courant, il n’y a pas d’admission de la perception de la castration et de la différence des sexes, et ce courant restera le plus profond, inconscient, et déterminera sa position homosexuelle. Ce courant produit un clivage, mais entre le moi et le ça.

Les deux autres courants existent suite au clivage du moi et sont plus tardifs :

– l’un fait que la castration est reconnue comme fait ; s’il se rebelle en un premier temps, il y cède et cela l’amènera à se consoler avec une fantasmatique masculine de la féminité comme substitut, inscrite par exemple en ses intestins, ou dans le fait d’être touché, équivalent selon une régression sadique anale à être châtié, puni, battu sur le pénis, ceci étant fantasmé comme but féminin.

– l’autre, coexistant par clivage avec le précédent, n’a opéré aucun jugement sur l’existence de la castration : donc, comme si elle n’existait pas.

Que le clivage du moi puisse paraître connu depuis longtemps pour Freud est exact, du moins quant au mécanisme. Si nous reprenons quelques écrits antérieurs, par exemple, « Les Psychonévroses de défense » de 1894, Freud remarquait déjà que « Le clivage du contenu de conscience était la conséquence d’un acte de volonté du malade, c’est-à-dire introduit par un effort de volonté dont on peut indiquer le motif ». Et plus loin : « chez les patients que j’ai analysés, la santé psychique s’était maintenue jusqu’au moment où se produisit un cas d’inconciliabilité dans leur vie représentative ». Ainsi, jusqu’en 1938, Freud considérait la névrose comme signe que le moi n’avait pas réussi une synthèse et perdu son unité[38].

Puis, autre exemple, dans l’article sur « Le fétichisme » de 1927, où nous lisons ceci : « Le clivage, dans un de mes deux cas, était la base d’une névrose obsessionnelle moyennement sévère ; dans toutes les situations, le sujet oscillait entre deux hypothèses l’une selon laquelle son père vivait encore et empêchait son activité et l’autre, au contraire, selon laquelle son père étant mort, il pouvait à juste titre se considérer comme son successeur ». Ce qui convoque un autre obsessionnel, « l’Homme aux Rats » (1908) et « l’impression qu’il faisait d’être scindé en trois personnalités : une personnalité inconsciente et deux personnalités préconscientes, entre lesquelles oscille son conscient. Son inconscient englobait des tendances précocement refoulées, qu’on pourrait appeler ses passions et ses mauvais penchants ; à l’état normal, il était bon, aimait la vie, était intelligent, fin et cultivé ; mais, dans une troisième organisation psychique, il se révélait superstitieux et ascétique, de sorte qu’il pouvait avoir deux opinions sur le même sujet et deux conceptions de la vie différente. Cette dernière personnalité préconsciente contenant en majeure partie des formations réactionnelles à ses désirs inconscients, et il était facile de prévoir que, si sa maladie avait duré plus longtemps, cette personnalité là aurait absorbé la personnalité normale ».

Donc, face à la menace de castration, selon Freud, trois réactions sont possibles : le renoncement (soumission à la menace et renoncement à la satisfaction des pulsions), la rébellion (satisfaction pulsionnelle avec, ou non, déni de la réalité) ou le clivage par déni. Strachey, à propos du fétichisme, faisait la remarque suivante : « En fait dans l’Abrégé de psychanalyse, Freud fait une différence entre l’usage de deux termes : le refoulement s’applique à la défense contre les demandes internes pulsionnelles. Le déni s’applique à la défense contre les demandes de la réalité extérieure. »

La défense par le clivage produit deux courants psychiques différents dans le moi (un troisième restant dans l’inconscient) et coexistants en une sorte de compromis qui, comme le symptôme, va répondre à l’exigence de la réalité externe et à l’exigence interne de la revendication pulsionnelle, en mettant fin à leur conflit :

– l’un tient compte de la réalité externe et soumet le sujet à cette exigence sous la menace, entraînant le refoulement des exigences internes de satisfaction.

– l’autre détache le moi de cette réalité externe pénible en refusant la perception de la différence des sexes par le déni, toujours après-coup, et cette perception est alors inscrite en un autre lieu.

Si le mécanisme du clivage est donc connu depuis longtemps, la nouveauté de cet article, outre la définition du mécanisme de défense, réside en un autre point : jusqu’alors, Freud tenait pour certaine la fonction de synthèse du moi. Mais en 1938, il est amené à énoncer ceci : « Nous considérons la synthèse des processus du moi comme allant de soi. Mais là, nous avons manifestement tort ». Ce que Freud avance avec prudence tient en ce que le clivage semble général et non pas exclusif des pathologies connues : il ne faudrait plus le réserver aux seuls psychotiques ou pervers. Dans l’Abrégé, le clivage du moi est généralisé aux névroses, définitivement puisque jusqu’ici, il n’était reconnu que pour l’Homme aux Loups et l’Homme aux Rats. La différence clinique est que tantôt il existe un clivage du moi avec création d’un objet fétiche, et tantôt clivage sans fétiche.

II.b. Face au clivage : Narcissisme et croire au Un de la synthèse

Face au clivage du moi, il y a des recours pour rétablir l’unité du moi clivé, du moins un semblant d’unité. Une des possibilités est liée au narcissisme et sa tendance, sinon son vœu, à produire du Un. Et c’est cela qui est connu depuis bien longtemps par Freud, depuis 1914 et son écrit « Pour introduire le narcissisme ». Texte où Freud place, à côté d’une sexualité auto-érotique non-liée et partielle, un Éros dont la tendance est à l’unification, à la synthèse dans et par un objet d’amour. Et le premier objet d’amour, ainsi que Jean Laplanche le fait remarquer[39], c’est le moi lui-même, instance qui a ainsi en charge l’unification des pulsions sexuelles.

Il y a des formations psychiques qui suscitent des représentations qui s’opposent au clivage du moi en promulguant des unités de remplacement qui viennent recouvrir l’effet clivant du déni. Ces formations sont, entre autres, des formations narcissiques, et ce, sous un double aspect : les représentations du moi idéal et celles de l’idéal du moi. Leur point commun est qu’elles énoncent du Un contre le deux du clivage dans le moi. Nous verrons qu’il y a aussi une pathologie qui le montre clairement, celle de la mélancolie. Mais, de façon plus « fine », c’est-à-dire plus masquée, il y a toute une clinique du « un contre le deux » du clivage, plus fine dans le sens où elle n’est pas manifestement pathologique selon les critères psychopathologiques habituels, mais qui est pourtant une manifestation pathologique qui se manifeste dans les « modes de penser ».

Moi idéal et Idéal du moi

Du fait de la longue prématuration de l’être humain, une dépendance compose sa préhistoire. Dépendance dont un des aspects est l’instauration de la fonction maternelle comme moi auxiliaire, c’est-à-dire comme appareil à penser, contenir et élaborer les détresses du bébé, comme celles de la mère. Le bébé intériorise peu à peu ces expériences de la fonction maternelle jusqu’à la différenciation de son moi. Mais elles ont composé son sol psychique. Avant cette différenciation moi / non-moi, la psyché du bébé est sans limites par rapport au monde (elle est « océanique »), et c’est peu à peu qu’elle se sépare d’une partie qui constituera le monde extérieur, de même qu’elle se sépare d’une autre partie qui, elle, constituera le ça. Notons cette première constitution narcissique, l’état de fusion avec et dans le maternel : et le moi idéal aura pour tendance la nostalgie, et la quête ou la retrouvaille d’un tel état de fusion.

Avant cela, du côté du bébé comme du côté maternel, chacun est dans l’illusion nécessaire d’une unité mère – nourrisson. Avec la différenciation, s’inscrit donc dans la psyché une double direction[40] :

– une nostalgie (Sehnsucht) et sa tendance à retrouver, re-fusionner avec une Mère-Univers comme illusion d’Unité moi-monde, moi-objet, et corporelle (tendance avivée par exemple avec la souffrance, ou hallucinée comme réalisée dans la jouissance) : cet état est pensé comme idéal, Nirvana ;

– et dans le même temps, maintenir l’altérité, la différence moi – mère-monde-objet, et ceci aidé par l’angoisse – signal, par exemple dans ses représentations négatives, celles d’engloutissement, de fin du monde ou de l’effondrement de soi, de dissolution (dans la mort, les drogues, etc.) : car c’est bien ce qui se réaliserait avec le retour de l’indifférenciation moi – monde : ce sont des angoisses au service du maintien d’un moi différencié de l’objet (remarquons que la sexualité met en jeu ce mouvement de fusion – défusion du moi).

D’où un « jeu » de représentations :

– la mère imaginaire de l’union érotique ou théorique (la mère du savoir), mystique (Grande Déesse ou âme-sœur, Anima) ; la Mère Univers est un désir de non-désir (Nirvana), opératrice de fading ou d’aphanisis, c’est-à-dire la dissolution du sujet et des frontières moi / monde-objet ; mais c’est aussi une figure de séduction, d’aimantation par la promesse imaginaire de retrouvaille de la fusion ;

– la mère mortifère qui pousse à la séparation donc à l’individuation, qui peut être vécue comme perte corporelle et identitaire, mais qui en fait maintient l’individuation : imaginairement, c’est la sorcière qui renvoie à la solitude d’être, certes, mais qui garantit l’individuation et donc le désir.

C’est le moi idéal qui représente cette condition du moi inorganisé d’avant sa différenciation ; cette différenciation produit des frontières mais aussi une séparation, une perte, et nous laissons derrière nous cet état idéal narcissique, tout en aspirant à le retrouver ou y retourner, ce que servent certaines pathologies névrotiques, perverses et psychotiques. Le moi idéal est le lieu supposé du sentiment de toute-puissance et des pouvoirs magiques, en lien avec le ça (le moi est érotisé en tant qu’objet du ça, d’où son éprouvé de toute-puissance et de magie), et représente le narcissisme primaire. Il est la source de fantasmes comme le « retour dans le ventre maternel », « Etre-Un-dans-le-Tout », qui figurent une réalisation hallucinée de cet état antérieur et perdu, cet état de Un de la fusion mère – enfant : une figuration de paradis.

L’idéal du moi : si le moi se soumet et obéit au surmoi par peur de la punition, le moi se soumet à l’idéal du moi par amour. Le sujet renonce à une satisfaction pulsionnelle par peur de perdre l’objet aimé et cet objet est absorbé dans le moi et investi de libido, devenant une partie du moi. Le sujet s’y attache et se soumet à ses exigences, qu’il va tenter de réaliser. Le narcissisme de cet idéal est un narcissisme secondaire[41], essentiellement verbal[42]. « La satisfaction que l’Idéal offre aux participants à la culture est donc de nature narcissique, elle repose sur la fierté d’une réalisation déjà réussie[43]« .

Avant la reconnaissance du surmoi par Freud (en 1923), les conflits du moi et de l’idéal étaient considérés comme reflétant l’opposition entre l’extérieur et l’intérieur, entre le réel et le psychique. Cet Idéal du moi « transite » par le complexe paternel et devient le substitut du désir pour le père. Ce qui est le germe de toute religion d’une part, et l’origine d’une conscience de culpabilité d’autre part, en ce qu’il y a une tension, un conflit entre les exigences de la conscience et les performances du moi.

L’idéal n’est pas (du) refoulé, nous sommes sur deux registres radicalement différents : si le refoulé s’inscrit dans le conflit et le clivage entre le moi et le ça pour ce qui est des motions internes, l’idéal est sur une ligne directe idéal du moi – surmoi. L’idéal est pré-censuré, ne relève pas d’une élaboration du sujet, il est étranger à sa vie psychique : il tombe sur le moi et oriente son existence. Ce qui convoque, par exemple, la mélancolie.

II.c : Le Un de la mélancolie

Dans le manuscrit G du 7 janvier 1895, « La mélancolie », Freud remarque que « L’affect qui correspond à la mélancolie est celui du deuil, c’est-à-dire le regret de l’objet perdu. Il pourrait donc s’agir, dans la mélancolie, d’une perte dans le domaine des besoins pulsionnels ». Bien des années après, dans « Deuil et mélancolie », Freud a constaté « que les reproches impitoyables, dont les mélancoliques s’accablent eux-mêmes, s’appliquent en réalité à une autre personne, à l’objet sexuel qu’ils ont perdu ou qui, par sa propre faute, est tombé dans leur estime. Nous avons pu en conclure que si le mélancolique a retiré de l’objet sa libido, cet objet se trouve reporté dans le moi, comme projeté sur lui, à la suite d’un processus auquel on peut donner le nom d’identification narcissique. Le moi est alors traité comme l’objet abandonné, et il supporte toutes les agressions et manifestations de vengeance qu’il attribue à l’objet ».

L’objet perdu de la mélancolie est un objet premier auquel le mélancolique s’unit et se réunit par la culpabilité (« c’est ma faute »), culpabilité qui répète et masque la toute-puissance et hallucination du Un ainsi reconstitué. Le mélancolique hallucine la présence de cet objet, en maintient la perception contre la perte, jusqu’à la mort ou le suicide posé comme re-fusion.

À la mélancolie psychotique, nous pouvons associer des théorisations anti-mélancoliques comme défenses, produisant des utopies, c’est-à-dire recréant ou visant à recréer cette unité perdue.

II.d. Les Minutes  : Freud et Adolf Häutler

À lire les Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne, l’on remarque bien vite la traque permanente de Freud quant à ce qui produirait du Un : que ce soient des théories monistes du fait de ne reposer que sur un seul principe, que ce soient les dérives mystiques, métaphysiques, les visions-du-monde ou l’émergence de principes universels ou de primats.

Pour Freud et certains de ses disciples, il ne pouvait y avoir, dans ces cas, que dissidence par rapport à la démarche psychanalytique (Reitler, par exemple, rappelle que les recherches de Freud n’ont rien à voir avec la métaphysique et qu’Adler développe une conception mystique) et non plus de simples écarts de conceptions théoriques, ce que Freud acceptait ; ses diagnostics étaient, dans ces cas, assez tranchés : problématique narcissique évoluant en paranoïa ou épisodes paranoïaques (Adler, Jung, Rank, etc.). L’on retrouve cette position freudienne face au « sentiment océanique » de Romain Roland, ou face au sentiment religieux, comme résultats de manifestations du moi idéal ou d’idéal du moi dans les conceptions de ces auteurs, selon la toute-puissance de la pensée magique créant du Un.

En 1909, dans le débat qui suit un exposé de Tausk, celui-ci pointe l’erreur de bien des philosophes, celle d’être dans une logique harmonieuse (il y aurait du Un) ; pur produit de la pensée, cette logique vient nier l’ambivalence fondamentale des êtres vivants, leurs états de conflits. Et Freud de rappeler que cela a son origine dans les tentatives de l’enfant d’établir des liens de causalité dans ce qu’il vit, ce qui est la source des théories sexuelles infantiles, du coup unifiantes[44]. De même, la remarque est faite que les fantasmes paranoïaques ont la particularité de tendre vers une unification, ce qui n’est pas le cas des fantasmes hystériques.

C’est ainsi que le délire est un système (unifiant) comme les grands systèmes philosophiques proposant un principe universel. Et c’est pour cela que la science ne peut qu’être fragmentaire et renoncer à toute synthèse. Mais précisons : ce qui est ici dénoncé est la philosophie métaphysique, qui construit des systèmes, en opposition à la philosophie anti-métaphysique à laquelle Freud se réfère, qui défend un esprit systématique acceptant le fragmentaire contre l’esprit de système unifiant des métaphysiciens.

Freud, au sujet de Möbius, remarque que ce dernier décide que ce qui vient en premier c’est l’idée et non la matière, ce qui répond à l’exigence, en Möbius, d’une logique visant la totalité. Alors le monde est un cosmos formé selon un plan intelligible, c’est de l’anthropomorphisme, une Weltanschauung (vision-du-monde)[45]. La métaphysique est une projection des perceptions endopsychiques, qui donne l’illusion de tout expliquer selon un principe unique.

Dans sa conférence, Adolf Häutler[46] définit les éléments composants du mysticisme, c’est-à-dire des systèmes créateurs de Un :

– une tendance à former une unité (monisme, Un, etc.) par refus d’admettre une réalité multiple et variée, fragmentaire. L’unification s’établit par une représentation visuelle (Anschauung) comme dans le rêve et la névrose, ce qui donne un sentiment d’unité, représentation qui est ensuite projetée sur le monde. Le principe « Tout est Un », qui est toujours dans la science européenne, n’a pas été découvert empiriquement ni prouvé par la logique mais hérité de la prédilection grecque pour le logos qui a toujours des influences désastreuses sur la science : par la parole, les Grecs harmonisaient, anthropomorphisaient le monde nature.

le concept d’infini est un sentiment religieux du sublime : dieu n’a pas de limites. De là l’essor du mysticisme impliquant un élargissement de la conscience. C’est une vie émotionnelle intensifiée entraînant l’essor de l’intelligence comme symptôme pathologique (Jung, par exemple).

– quand le mystique s’éveille de sa béatitude et revient à la sobre réalité, il est contraint, par un sentiment des contraires (l’éprouvé de la fusion et celui de la réalité), à construire, par la cogitation, le monde sur deux sensations opposées, par exemple le chaud et le froid : puis ce principe est théorisé, systématisé, projeté de la vie émotionnelle sur le monde. À cela s’oppose le concept d’harmonie qui vise l’abolition de tous les contraires.

le concept de causalité vient des compulsions religieuses, des rites : toute faute entraîne une conséquence, selon un principe non empirique mais analogique, appliqué au monde.

Nous avons là les ingrédients qui sont la source de conceptions mystiques ou de croyances religieuses, de visions-du-monde, c’est-à-dire de systèmes créant du Un contre le clivage du moi ; mais ce sont les mêmes ingrédients qui composent les délires paranoïaques, ce qui fera dire à Freud qu’il y a un fond commun entre paranoïa et métaphysique, c’est-à-dire les systèmes philosophiques spéculatifs. Un autre aspect est celui de la pensée comme symptôme qui peut, exactement comme un fétiche, créer du Un contre le clivage, et se développer en système, s’embellir sans cesse et refuser toute mise en question de même que tout effet de la réalité. Nous sommes dans le champ des pathologies narcissiques, de l’exigence narcissique d’unité alliée au souhait de synthèse du moi. Ce mode de penser recourt à l’animisme, la toute-puissance magique de la pensée.

II.e. Quelques conséquences du clivage dans certaines théorisations de la psychanalyse

Le fantasme du Un, est un fantasme narcissique qui vise à un impossible, en s’opposant au clivage du moi et à tout jugement d’existence de l’altérité ou de la différence. Ce n’est pas un hasard si, avec la dérive jungienne dans ce fantasme à partir de 1912, Freud écrit en 1914 « Pour introduire le narcissisme », et sa suite un an après, « Pulsions et destins des pulsions » où il montre l’arrimage narcissique de ce fantasme du Un ; fantasme qui fit retour avec le « sentiment océanique » de son ami Romain Roland, ce qui entraîna une nouvelle suite élaborative dans les premiers paragraphes du Malaise dans la civilisation.

L’élaboration secondaire du fantasme, produit peu à peu une théorie (qui promeut du Un ou du Tout) et donc une vision-du-monde, un principe universel ou une métaphysique. Ainsi ce qui fut le fantasme narcissique d’une personne peut devenir un idéal collectif, imposant sa forme aux participants de cet idéal. Les idéaux sont des valeurs magnifiées par investissements narcissiques imaginaires, par identification narcissique : on est dans l’allégeance, la soumission. Cette allégeance s’assortit d’une identité de pensée, source de fanatismes.[47]

Présence de ce fantasme, et donc du déni qui l’initie, dans certaines théorisations psychanalytiques « prises » dans les formes de pensée qui amènent des primats, qu’ils soient clairement énoncés ou cryptomnésiques ; ainsi rencontre-t-on des « tout est » au sens où ce Tout produit du Un : sens, langage, sexuel, fantasme, etc. Ces formes défendent la croyance en un primat, l’existence du Un comme principe universel, qui réaliserait un idéal narcissique ou la nostalgie de la fusion : un mot, qui aurait pouvoir de refouler la composition polymorphe de notre psyché et son clivage. Par exemple[48] :

Tout est fantasme, base théorique et technique de Ernest Jones et Mélanie Klein ; l’on voit bien qu’une telle préconception, au-delà d’un déni de l’altérité, dénie les autres formations inscrites dans le système Perception-Conscience [49].

Tout est langage, affirmation de Dolto et Lacan, vient dénier l’acte perceptif inconscient, les voies d’élaboration de l’imaginaire comme porteuses de l’élément rejeté, le jugement d’attribution et la dimension d’acte psychique, de perception ou de négation. Le dénié fait retour en théorie sous des formes telles que celle de l’objet a. comme reste énigmatique.

Tout est sexuel dénie les formules de négation de Thanatos et l’on peut relire la lettre de Freud à Claparède quant à cet énoncé qu’il accorde à Jung. La libido devient une force universelle, et disparaissent les formules de négation du fantasme, négation qui fait retour sous la forme d’une désexualisation progressive de la libido.

Le monisme de certaines théories prônant ainsi qu’il y a du Un, un principe premier et de base, en opposition, justement, au dualisme freudien Éros-Thanatos, aux fondements physiologiques. Pensons au Un de la psyché sous les formes d’un primat, par exemple celui du moi dans l’egopsychology ou du ça dans la théorie de Groddeck, du traumatisme de la naissance pour Rank ou l’infériorité d’organe pour Adler, autant d’hypothèses a priori qui commanderait le tout.

Freud n’a cessé de dénoncer cela comme étant incompatible avec la démarche analytique, et pour en donner encore un exemple, nous reprenons la mise en garde qu’il inscrit dans « Pour introduire le Narcissisme » (mais est-ce là un hasard ?) : « une théorie spéculative des relations en cause se proposerait avant tout de se fonder sur un concept défini avec vigueur. Pourtant voilà précisément, à mon avis, la différence entre une théorie spéculative et une science bâtie sur l’interprétation de l’empirie. La dernière n’enviera pas à la spéculation le privilège d’un fondement tiré au cordeau, logiquement irréprochable, mais se contentera volontiers de conceptions fondamentales nébuleuses, évanescentes, à peine représentables, qu’elle espère pouvoir saisir plus clairement au cours de son développement, et qu’elle est prête aussi à échanger éventuellement contre d’autres. C’est que ces idées ne sont pas le fondement de la science, sur lequel tout repose : ce fondement, au contraire, c’est l’observation seule. Ces idées ne constituent pas les fondations mais le faîte de tout l’édifice, et elles peuvent sans dommage être remplacées et enlevées[50]. »

L’animisme et la toute-puissance magique de la pensée, sert donc au moins deux intérêts :

– la nostalgie du narcissisme primaire représentée par le moi idéal, ou bien les idéaux du moi qui en sont une forme plus élaborée, en supprimant l’écart moi – monde, pour une fusion comme fin utopique des angoisses et des énigmes du monde externe de la réalité.

– le vœu de maîtrise par la synthèse du moi qui se manifeste par la tendance à l’unification (supprimant la différence, l’altérité radicale de l’autre), échappant ainsi à tout éprouvé de castration et de clivage internes.

Mais la réalisation – toujours hallucinatoire – de ces vœux équivaudrait en même temps, de façon ambivalente, à une dissolution du moi, ce à quoi il résiste : d’où les éprouvés d’angoisse et d’inquiétante étrangeté par exemple.

Le clivage du moi (qui s’ajoute au clivage entre moi et ça) inflige une blessure au Narcissisme que celui-ci ne cesse de tenter de combler, entre autre, avec le fantasme du Un, du retour dans le ventre maternel : être un dans le regard (de Dieu ou de l’autre), au sein de la vérité, de la théorie, etc. Un autre destin de cela, ainsi que Freud l’indique, est la religion, qui promet la réalisation de ce fantasme, et la métaphysique : s’élever à un principe universel et invisible. Faire Un permet de croire éviter la fameuse blessure narcissique, celle qu’après Copernic et Darwin, la psychanalyse inflige à l’être humain : il n’est pas Un, il n’y a pas de Un.


[1] Voir Joël Bernat, “Intuition et conviction”, in Le mouvement psychanalytique, IV, 1, 2002, L’Harmattan.

[2] Correspondance Freud-Abraham, lettre du 27 juillet 1925, Gallimard 1969.

[3] Freud S., (1911) « Principes du cours des événements psychiques », in Résultats, Idées, Problèmes, tome I, P.U.F 1984, p. 136, n. 2. Notons que le comme si est l’indicateur de cette opération. L’on peut tout aussi bien se référer au texte de 1915, « Pulsions et destins des pulsions », où Freud pose que la perception d’une motion pulsionnelle repose sur le même principe, sur la même extériorité, l’inconscient étant situé entre le monde externe ou le pulsionnel, et la conscience.

[4] Voir Joël Bernat, Processus psychique et théorie freudienne, collection “Études psychanalytiques”, Harmattan 1996.

[5] Notons que Freud emploie aussi le terme de Negation qui spécifie, non pas un processus, mais un résultat : le moi a posé une négation sur un contenu déjà refoulé, mais il n’y a pas de négation possible, dans l’inconscient, de la perception sensorielle, toujours inconsciente.

[6] Voir « Constructions en analyse » (1937), in Résultats, Idées, Problèmes, tome II, P.U.F 1985. C’est le cas avec l’Homme aux Loups et l’hallucination du doigt coupé.

[7] Voir la lettre de Freud à Eduard Silberstein, du 05. III. 1875, in Lettres de jeunesse, Gallimard 1990.

[8] Par exemple, Brentano Franz, De la diversité de l’être d’après Aristote, Vrin 1992.

[9] Voir « La négation » in Résultats, Idées, Problèmes, tome II, op. cit., p. 170.

[10] Reprenant précisément des énoncés de « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », op. cit., pp. 135 à 137.

[11] Voir pour plus de détails, Joël Bernat, Transfert et pensée (la transmission de pensée en psychanalyse), L’esprit du Temps, 2001.

[12] Voir L’Abrégé de psychanalyse, P.U.F, p. 82.

[13] Voir « L’inconscient » in OCF-P XIII, P.U.F 1988, pp. 212 sq.

[14] « Lettre à Romain Rolland. Un trouble du souvenir sur l’Acropole », in OCF-P. XIX, P.U.F 1995, p. 336 sq. Boabdil fit couper la tête du messager lui portant la mauvaise nouvelle de la chute de Grenade.

[15] Voir « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose » in Névrose, psychose et perversion, P.U.F 1973.

[16] « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », op. cit., p. 38.

[17] « L’inconscient », op. cit.

[18] Voir « Le trouble psychogène de la vision », texte de 1910, in Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 169.

[19] Voir l’article du même nom in La technique psychanalytique, P.U.F 1972.

[20] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard 1985, p. 217.

[21] « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », op. cit., pp. 138-9.

[22] « L’inconscient », op. cit., pp 212 sq. Un autre illustration est extraite de la cure de l’Homme aux Loups et développée dans « De la fausse reconnaissance (déjà raconté) dans le traitement psychanalytique » (1913) in La technique psychanalytique, P.U.F 1953.

[23] Voir, par exemple, « Le moi et le Ça », OCF-P XVI, P.U.F 1991.

[24] « Constructions dans l’analyse » (1937), Résultats, Idées, Problèmes II, op. cit., p. 275 sq.

[25] « Complément métapsychologique à la théorie du rêve », in Métapsychologie, Gallimard 1968, pp. 125-6.

[26] « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », op. cit., pp. 135 à 137.

[27] « Note sur le « Bloc magique » », (1924), OCF-P XVII, P.U.F 1992.

[28] « Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique » (1912), in La technique psychanalytique« , op. cit., p. 66.

[29] « Constructions dans l’analyse » (1937), op. cit., p. 273.

[30] Freud S., p. XII de l’avant-propos à la seconde édition des Études sur l’hystérie, Paris, PUF 1971.

[31] Freud S., « Préface à la Medical Review of Reviews », OCF-P XVIII, PUF 1994, pp. 337-8.

[32] Freud S., (1938) « Le clivage du moi dans les processus de défense », Résultats, Idées, Problèmes, Tome II, P.U.F. 1985.

[33] Pages 78 à 82 de l’Abrégé de psychanalyse, P.U.F. 1967.

[34] Voir l’analyse de Henri Rey-Flaud, in Comment Freud inventa le fétichisme… et réinventa la psychanalyse, Payot 1994, pp. 336-338.

[35] Voir, entre autres textes de Freud, (1913) « De la fausse reconnaissance (« déjà-raconté ») pendant le travail analytique », La technique psychanalytique, P.U.F. 1972 ; (1914), « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile : l’homme aux loups », L’Homme aux Loups, P.U.F. Quadrige, 1990 ; (1927) « Le fétichisme » in La vie sexuelle, P.U.F. 1969, 133-138 ; pour la télépathie et le cas Forsyth, voir Maria Torok in « L’occulté de l’occultisme. Entre Sigmund Freud et Sergueï Pankeïev-Wolfman », Confrontation, Télépathie, n° 10, Aubier 1983, et le texte de Freud, (1932) « Le rêve et l’occultisme », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard 1984.

[36] Clinique qui, après avoir clivé névrose, psychose et perversion, s’est vue forcée, pour pouvoir toujours penser, de « trouver » de nouvelles formes  : psychose hystérique, phobo-obsessions, états-limites, etc.

[37] Voir « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot 1981, p. 50, et Inhibition, symptôme et angoisse, P.U.F. 1971.

[38] Freud S., « Dostoïevski et le parricide » (1925) pp 163 sq.

[39] Laplanche Jean, Entre séduction et inspiration : l’homme, P.U.F. 1999.

[40] Voir Lou Andreas-Salomé, « La double direction du narcissisme » in L’amour du narcissisme, Gallimard 1988.

[41] Voir Herman Nunberg, Principes de psychanalyse, P.U.F 1957, pp. 135 & 155.

[42] Maud Mannoni, en son temps, en parlait en termes de “discours du père”.

[43] Freud S., « Avenir d’une illusion », op. cit., p. 153.

[44] Les premiers psychanalystes, T. II, Gallimard 1978, séance du 24. XI. 1909, pp. 323-332.

[45] Voir Joël Bernat, “ Une notion « boussole » : Weltanschauung (La vision-du-monde)” in Le mouvement psychanalytique, IV, 2, 2002, L’Harmattan.

[46] « Mysticisme et connaissance de la nature », séance du 20.III.1907, in Minutes de la société psychanalytique de Vienne, tome I, Gallimard 1976, p. 166 sq.

[47] Voir Margueritat D., « Le phallus a-t-il un sexe ? », Le fait de l’analyse n°2, Moi, Ed. Autrement 1997.

[48] Voir Jean Laplanche, Problématiques V, P.U.F. 1987. Indiquons aussi le dernier ouvrage de Rosolato Guy, Les cinq axes de la psychanalyse, P.U.F 1999, et notre travail : Transfert et pensée, L’Esprit du Temps, 2001.

[49] Pour une critique de cette pratique, voir Herbert Rosenfeld, Impasse et interprétation, P.U.F. 1987.

[50] Freud S., (1914) « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF 1972, p. 84 sq.

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4 réponses à Joël Bernat : « Affirmation (Bejahung), négations et clivages »

  1. Jacques LIS dit :

    J’apprécie ce mouvement de la clinique, dans l’après-coup de la cure, qui met ainsi la théorie de l’analyste au travail. Et, d’une manière aussi profuse du côté de l’oeuvre freudienne. En même temps qu’une nécessaire liberté eu égard aux théories. Sans doute cette liberté est-elle la condition pour s’ouvrir à une clinique complexe.

    • Joel Bernat dit :

      notre capacité à être « bougé » par un patient ou par une théorie sont les garants, me semble-t-il, de ce qu’il se passe quelque chose. Mais c’est inconfortable… reste que pouvoir migrer comme disait Pontalis, de se promener dans le champ des conceptions est la garantie de ne pas « tomber » dans les doctrines…
      C’est une : opinion !

    • fernando mora dit :

      no existe una sola constitucion del sujeto en lo intencional y extensional sino no no todos fueramos psicoticos no existe el de la verite de lo dicho pues lo que se diga queda olvidado tras lo lo que se escribe siempre algo no no sera de no inscribirse en su tautologia mas de lo deontico u ontologico el sinthome es huella de la imposible uverdragnung del crimen cometido el psicoanalis no es dogma de fe ni asfericas u no esfericas las dichas escuelas no hay escolastica de la transmision si alguien acepta sentarse en la butaca esta no es la catedra de san pedro ni la tora del saber cabalistico de la interpretacion talmudica ser del des ser del infra/ sujeto analiste es una paradoja uptopica del sicut palea
      estiercol y numero de oro reinventar no es revicionismo ni fanatismo si no prudencia cautela conatancia y demasiada humilda ningun analista se muere sino la vispera paga su precio de haberlo sido

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