Didier Anzieu, 1968 : Sur la scarification, in « De la mythologie particulière a chaque type de masochisme »

Le but de cette contribution est de cerner le fantasme individuel spécifique propre à chacun des deux types de masochisme et de chercher l’organisation mythique qui lui correspond dans la pensée collective. Nous nous limiterons à la discussion de deux types de masochisme, le masochisme sexuel et le masochisme moral : nous ne pensons pas en effet qu’il soit nécessaire de faire l’hypothèse d’autres types.

In Créer / Détruire, Dunod 1996, pp. 185-188.

Le masochisme sexuel

Dans les cures psychanalytiques de patients présentant soit des comportements sexuels masochiques, soit une fixation partielle à une position masochique perverse, nous avons à peu près toujours rencontré les deux éléments suivants : d’une part, la position masochique perverse s’est constituée comme punition de désirs soit exhibitionnistes, soit voyeuristes : comme toute formation de compromis, elle comprend des processus défensifs et une réalisation partielle du désir. D’autre part, ces patients ont présenté, dans leur petite enfance, un épisode d’atteinte physique réelle de leur peau, épisode qui leur a fourni un élément décisif de leur organisation fantasmatique. Ce peut être une intervention chirurgicale superficielle : nous entendons par là qu’elle s’est principalement jouée à la surface du corps. Ce peut être une dermatose. Ce peut être un choc ou une chute accidentels où une partie importante de la peau a été arrachée. Ce peuvent être enfin des symptômes précoces de conversion hystérique.

Le fantasme inconscient que ces diverses observations nous ont permis de reconstruire n’est pas celui du corps démembré, comme plusieurs de nos collègues en ont émis l’hypothèse : ce dernier fantasme nous semble typique des organisations psychotiques ; nous ne le trouvons pas dans les structures névrotiques. Selon nous, c’est plutôt le fantasme du corps écorché qui sous-tend la conduite du masochiste pervers.

Freud évoque, à propos de l’homme aux rats, « l’horreur d’une jouissance ignorée ». Reprenons son expression pour l’appliquer à nos cas. La jouissance du masochiste atteint pour celui-ci le degré maximum d’horreur quand le châtiment corporel appliqué à la surface de la peau (fessée, flagellation) est poussé au point où des morceaux de peau sont arrachés. La volupté masochique, on le sait, requiert la possibilité pour le sujet de se représenter que les coups ont laissé une trace à la surface de son corps. Parmi les plaisirs prégénitaux annexes qui accompagnent la jouissance sexuelle génitale, on en trouve souvent un qui est lié à des traces laissées par des morsures ou par des griffures : c’est là l’indice d’un élément fantasmatique qui, chez le masochiste, passe au premier plan.

La mythologie grecque fournit un récit dont le scénario dramatique conscient a, selon nous, pour but de transposer, dans la conscience collective, ce fantasme spécifique du masochiste. C’est le mythe de Marsyas.

Athéna (Minerve) conçoit la flûte – la flûte à deux tuyaux, qu’il convient de ne confondre ni avec la flûte simple ni avec la flûte à multiples tuyaux de Pan, supports d’autres mythes. La déesse joue de cette flûte et nous croyons nécessaire d’ajouter aux textes grecs qu’elle en joue avec plaisir. Mais les autres déesses, Héra (Junon) et Aphrodite (Vénus) se moquent d’elle quand elle joue de cet instrument car les joues gonflées et le visage déformé l’enlaidissent; là encore, il nous semble facile de compléter les textes : son visage ressemble à une paire de fesses. Pour en avoir le cœur net, Athéna va se mirer dans une rivière et elle est horrifiée de l’aspect qu’elle prend quand elle souffle dans la flûte : elle est horrifiée par son image spéculaire phallique. Elle jette la flûte au loin en proférant la menace d’un terrible châtiment pour qui la ramasserait.

Survient le silène Marsvas, dont ce n’est pas par hasard qu’il appartient à la catégorie des satyres. Il fait la découverte de la flûte : c’est pour cette raison qu’il passe pour en être l’« inventeur », au sens où on parle de l’inventeur d’un trésor. Marsyas ramasse cette flûte symbolique abandonnée par la femme au pénis, et, fier de sa découverte, s’exhibe en jouant de cet instrument merveilleux qui, selon lui, est le meilleur instrument de musique au monde. Partout où il passe, dirions-nous, il déploie la séduction d’un pénis enchanteur. Il défie Apollon, le dieu de la lyre, à qui des deux produira la plus belle musique. Nous rencontrons là le défi dont Smirnoff a fait une caractéristique essentielle du masochiste.

Ce défi est suivi d’un contrat, analogue dans ses termes à la première moitié du contrat qui engage Masoch et sa maîtresse au cours de leur voyage en Italie, et plus tard Séverin et Wanda dans le roman La Vénus à la fourrure Apollo accepte le défi à une condition : que le vainqueur soit libre d’infliger à sa guise le traitement qu’il voudra au vaincu.

Une première compétition a lieu, qui aboutit à un match nul: le jury met à égalité la musique de la flûte et celle de la lyre. La seconde confrontation est décisive : le dieu joue de la lyre à l’envers et il met Marsyas au défi d’utiliser son instrument ainsi. L’échec de Marsyas le fait déclarer perdant. Il est donc livré au caprice du dieu.

Apollon dont la suprématie a été mise en question et dont la colère est portée au paroxysme inflige au vaincu une punition, qui est la réalisation, menée jusqu’à son terme, du fantasme masochique. Il suspend le satyre à un pin et il l’écorche vif.

L’épisode final de La Vénus à la fourrure est une variante du même scénario. Séverin a assisté, caché, au commerce sexuel entre sa maîtresse Wanda, et l’amant de celle-ci, le Grec : ainsi, c’est le désir voyeuriste qui va être puni chez Séverin, comme le désir exhibitionniste l’a été chez Marsyas. Wanda livre alors Séverin, solidement attaché à une colonne, aux coups de cravache du Grec, tout comme Athéna, par son imprécation, a remis Marsyas pour écorchage à Apollon. Il est d’ailleurs sous-entendu par les textes grecs qu’elle assiste au supplice. L’analogie est d’ailleurs renforcée par deux autres faits. Sacher-Masoch décrit la beauté du Grec en le comparant à une statue d’éphèbe antique ; c’est une façon de dire qu’il est beau comme Apollon. Est-il besoin de rappeler que la mythologie grecque attribue à Apollon, jumeau d’Artémis (Diane), à peu près autant d’aventures homosexuelles qu’hétérosexuelles ? Par ailleurs, les dernières phrases du roman explicitent le renoncement de Séverin à son rêve masochiste : être fouetté par une femme, même déguisée en homme, passe encore; mais «être écorché par Apollon » (c’est l’avant-dernière ligne du texte), par un Grec robuste sous une apparence ambiguë de femme travestie, par un Grec qui y va trop fort, cela ne va plus. La jouissance a atteint son point d’horreur, c’est-à-dire le point où, terminant son mouvement d’approche du fantasme, elle coïncide exactement avec lui.

Dans les rêveries éveillées ou dans les passages à l’acte pervers du masochiste sexuel figurent des flagellations ou des scènes du même ordre. Le fantasme du corps écorché reste en général inconscient. Il n’est réalisé que dans des cas exceptionnels, où les coups infligés au masochiste qui les quémande sont renforcés par des brûlures et où la mort de la victime finit par être le dénouement (la mort des masochistes à l’occasion de leur perversion est rare, tandis que le meurtre, par les sadiques, de leur victime est assez fréquent) : dans ce cas, c’est le corps sanguinolent et agonisant du masochiste qui est amené à l’hôpital, un corps qui a perdu une bonne partie de sa peau.

Par contre, la plupart des patients chez qui nous avons trouvé une fixation masochiste notable présentaient des fantasmes plus ou moins conscients de fusion avec la mère. Le rapprochement du fantasme inconscient de corps écorché et du fantasme préconscient de fusion nous paraît éclairant. L’union symbiotique avec la mère est figurée dans le langage de la pensée archaïque par une image tactile (et vraisemblablement olfactive) où les surfaces des deux corps de l’enfant et de la mère sont confondues. La séparation d’avec la mère est figurée par l’arrachement de la peau. Un élément de réalité est apporté à cette représentation fantasmatique. Lorsque, à l’occasion d’une maladie, d’une opération ou d’un accident qui a provoqué une plaie, le pansement colle à la chair, la mère ou son substitut arrache des morceaux d’épiderme en retirant le pansement : celle qui donne les soins est aussi celle qui écorche.

Dans cette dialectique interne du fantasme masochiste, la fourrure (cf. La Vénus à la fourrure) apporte la représentation figurée du retour au nid maternel, d’un contact de peau à peau, velouté, voluptueux, et odorant (rien n’est si particulier que l’odeur d’une fourrure neuve), de cet accolement des corps qui constitue un des plaisirs annexes de la jouissance génitale.

Faut-il rappeler qu’une fourrure est dans la réalité une peau d’animal, que sa présence renvoie à un animal écorché et dépiauté? L’enfant-Séverin fasciné par Vénus ou Wanda, habillée de fourrures, voit en imagination sa mère couverte d’une peau qui signifie en même temps la fusion et l’arrachement. Cette fourrure représente la douceur physique, la tendresse sensuelle vécue au contact d’une mère dispensant amoureusement ses soins à l’enfant. Mais la Vénus à la fourrure figure aussi la mère que l’enfant a cherché à voir nue ou qu’il a tenté de séduire en lui exhibant réellement ou imaginairement son pénis, la mère qui l’a puni dans la réalité en le battant, dans l’imaginaire en l’écorchant vif jusqu’à le dépiauter et qui se drape maintenant, triomphale, dans la peau du vaincu, comme les héros chasseurs de la mythologie ancienne ou des sociétés primitives actuelles se vêtent de la peau des animaux sauvages qu’ils ont tués.

Un mythe voisin est ici à signaler, celui de la tunique ensorcelée donnée par une femme jalouse. tunique qui colle à la peau de la rivale ou du mari infidèle à qui elle a adressé le cadeau empoisonné, tunique qui brûle la surface du corps de celui qui l’a une fois revêtue : telle la tunique de Nessus donnée par Déjanire à Héraclès, son époux inconstant, ou celle envoyée à Créuse, la nouvelle femme de Jason, par Médée répudiée.

Mais là nous sortons du champ du masochisme, pour aborder une problématique fantasmatique plus archaïque, correspondant au clivage entre la bonne mère nourricière et la mauvaise mère empoisonneuse, où la destruction par brûlure signale là la présence d’une angoisse particulière, l’angoisse devant l’image de la mère faisant cuire ses propres enfants.

Rien de tel dans le masochisme. Les deux imagos maternelles sont réunifiées. C’est la même mère qui est alternativement de marbre et de fourrure, qui est tantôt indifférente comme la pierre, tantôt sensuelle comme une enveloppe de chair mais qui ne sort de l’indifférence pour s’acheminer vers un échange physique que par la colère qui arme au préalable sa main d’un martinet. Sa froideur : voilà qui est insupportable à l’enfant. Viennent son courroux et ses coups : un tel châtiment est suave puisqu’en l’infligeant celle qui le donne fait fondre sa froideur, puisque le battu peut espérer qu’apaisée et rétrospectivement effrayée de son mouvement méchant, elle couvrira de baisers sa petite victime. Le fouet qui cingle et zèbre la peau est, pour le masochiste sexuel, le signe du bonheur. La déesse statufiée et inaccessible redevient alors une mère en chair et en os. Si elle arrache la peau de l’enfant, c’est pour s’en vêtir et l’accoler à la sienne, lui donnant ainsi à voir la fusion si désirable de leurs fourreaux charnels.

Dans cette perspective, le sens du « contrat » masochiste s’éclaire; comme tout contrat, il garantit un échange, qui est ici l’échange des peaux entre la mère et l’enfant, plus exactement l’échange de l’écorchage épidermique contre la fusion charnelle.

L’organisation fantasmatique du masochiste pervers se constitue au stade urétral-phallique. L’utilisation d’images régressives de fusion avec la mère a alors pour fonction chez l’enfant de nier la dimension œdipienne et l’intrusion que celle-ci requiert d’un tiers rival dans la relation duelle. Le sens de cette organisation fantasmatique, c’est l’affirmation qu’une vie à deux avec la mère, même avec les colères de celle-ci et les châtiments corporels qui pleuvent alors, est préférable à une vie à trois. Le masochiste substitue à l’épreuve œdipienne de la castration l’épreuve plus facile et plus ancienne de la flagellation; cette substitution est une ruse narcissique, car il apprend en même temps à faire de cette épreuve plus familière une source de jouissance.

La présence de la dimension œdipienne est en partie niée, en partie reconnue, dans la fantasmatique masochiste. Voir Wanda faire l’amour avec le Grec et subir de celui-ci une correction virile brutale, met fin pour Séverin, dans le roman, au contrat masochiste. Sacher-Masoch vit ensuite dans sa vie l’expérience que son roman anticipe. Il épouse une femme qui se présente à lui sous le faux prénom de Wanda et qui accepte d’en jouer le rôle flagellant. Ils mettent dix ans à trouver un substitut du « Grec » qui permette à Sacher-Masoch de voir Wanda faire l’amour avec un autre. Mais c’est alors la fin du couple, car Wanda prend autant de goût à l’adultère que Sacher-Masoch en prend de dégoût.

La scène primitive est ce sur quoi achoppe le masochiste. Il peut jouer à en provoquer la répétition comme pour en maîtriser après coup le pouvoir traumatique. A ce jeu, il est perdant car il y connaît une souffrance qui se situe hors du contrat, c’est-à-dire hors de la jouissance.

Le masochisme moral

Ce second type de masochiste recherche la souffrance et trouve, à l’atteindre, sa satisfaction. De quelle souffrance, de quelle satisfaction s’agit-il : physique, ou morale, ou les deux? Notre réponse est qu’il s’agit d’une souffrance morale (le sentiment de culpabilité), d’une satisfaction psychique (le plaisir de la glorification) mais que cette souffrance et cette satisfaction sont attribuées, dans le fantasme masochique, au corps. Il n’y a d’ailleurs à cela rien d’étonnant. L’espace du fantasme, comme celui du rêve, est l’espace du corps déréalisé. Ce dont le savoir psychanalytique fait la théorie en termes de conflit intrapsychique, le fantasme individuel et le mythe collectif en donnent une représentation figurée sous forme d’images du corps.

Les questions de vocabulaire sont ici importantes parce qu’en matière de dénomination des processus névrotiques, un mot, s’il est seulement approchant, peut faire manquer le fantasme sous-jacent. Parler de « souffrance » à propos du masochiste moral est une approximation insuffisante. La souffrance qu’il ressent, il la vit comme une « passion » et ce terme est le meilleur qui nous introduise à sa mythologie. Passion, au sens étymologique, c’est l’état de pâtir, qui est à la fois supporter passivement une action ou une impression, et éprouver une souffrance ou une peine. Passion réunit donc les deux connotations du verbe souffrir : avoir mal et accepter avec humilité. Dans le parler courant, à l’heure actuelle, « les passions » (l’amour, l’ambition, l’avarice, l’admiration, etc.) se sont substituées à « la passion » primitive; dans ce nouveau sens, une passion est à la fois un état qu’on supporte et un état dont on jouit. Par contre le sens originel s’est conservé dans et par la mythologie chrétienne. La Passion du Christ, avec un P majuscule, raconte de façon figurative, c’est-à-dire en les rapportant au corps humain, les particularités morales du souffrir et du plaisir masochistes. La passion masochiste apparait alors comme un sacrifice consenti.

Jésus-Christ souffre dans sa chair toute une gamme de supplices. La flagellation s’y trouve mais, à la différence du masochiste sexuel, pour qui elle constitue le but final, elle fait ici partie seulement des souffrances préliminaires (au sens où l’on parle, à propos de la vie sexuelle, des plaisirs préliminaires), à côté des crachats reçus, de la couronne d’épines imprimant une ligne de trous sanglants autour du crâne, des sarcasmes d’une populace vindicative et menaçante. Cette dernière particularité attire notre attention sur une autre différence : le masochisme sexuel se joue sur une relation duelle ou triangulaire et la victime s’exhibe pour un spectacle privé; dans la fantasmatique du masochisme moral, la mère cruelle devient une foule dévorante, la victime devient un martyr et la représentation de son supplice est publique.

La Passion du Christ connaît pour souffrance finale, c’est-à-dire essentielle, la crucifixion. Le masochiste est rivé à sa croix et l’histoire sacrée l’exprime par deux images du corps complémentaires. Gravissant la montagne de ses péchés, il porte sa croix et, cloué immobile, il est porté par elle. Il est tantôt dessous, tantôt dessus; mais il est toujours «mis à la croix », de la même manière que le suspect était au Moyen Age « mis à la question ». La signification religieuse de la Passion est bien connue. La souffrance de la crucifixion est le prix dont Jésus-Christ paie le rachat des péchés du monde. La souffrance qu’infligent au masochiste moral ses sentiments de culpabilité est une souffrance bénéfique, une souffrance heureuse. Il ne se reconnaît pas coupable des fautes réelles dont il est accusé par sa conscience. Aussi son consentement au sacrifice est d’autant plus méritoire. Il lui assure la rédemption de ses fautes véritables et la réparation partielle du mal qui règne dans le monde.

Ce bonheur d’être martyrisé par la conscience morale provient de ce que le masochiste vit sa souffrance comme un salut. C’est ce bonheur qui est exalté dans la seconde partie du mythe chrétien. Jésus-Christ est supplicié en présence de sa mère (tandis que le masochiste sexuel est flagellé par elle). Son corps transpercé est l’objet de l’infinie miséricorde et des ultimes soins de la Vierge Mère. Le sacrifice consenti par le masochiste moral a pour but de le rendre à l’état de nouveau-né jouissant de l’amour exclusif de sa mère. Cette nouvelle naissance est exprimée dans le mythe par le thème de la Résurrection. Le Rédempteur, échappant au tombeau, remonte au ciel avec un corps désormais glorieux. La fin de la passion masochiste, au double sens du terme et du but, est l’auto-glorification. Le plaisir masochique est bien un plaisir narcissique.

Le processus masochique – passion et glorification – est un des mécanismes habituels de réparation au sens kleinien du terme, dans le cas de blessures physiques, consécutives à des accidents ou à des interventions chirurgicales et survenues après l’instauration du complexe d’Œdipe. Les cures psychanalytiques nous en apportent maints exemples. L’accident ou l’opération est vécu par le sujet comme une punition pour des fautes qu’il n’a pas commises; il est même parfois plus ou moins provoqué ou précipité par le besoin inconscient d’expiation. La région blessée du corps devient pour le patient l’objet d’une adoration quasi religieuse, d’un culte avec ses rites et ses prières. Ce contre-investissement narcissique de la blessure, parallèle aux soins réels donnés par la mère ou par son substitut, a pour effet d’annuler le dommage reçu, lequel est cause à la fois de douleur physique et de reviviscence de l’angoisse de castration. L’identification au Christ glorifié par son sacrifice sanglant est banale dans la fantasmatique inconsciente du masochiste et, avec les progrès de la cure, quand le sujet prend peu à peu conscience de sa position masochiste, cette identification nourrit ses rêves nocturnes et même ses rêveries éveillées. Le docteur Van der Leeuw a bien voulu nous communiquer que dans son pays, la Hollande, où les confessions chrétiennes les plus variées ont des adeptes, c’est toujours l’identification au martyr qui commande la vie religieuse des patients masochistes, quelle que soit leur appartenance religieuse.

Le problème de la satisfaction masochique trouve ici sa solution : la souffrance du masochiste lui apporte la gloire. Le scénario mythique de la Passion représente, pour l’inconscient collectif, la mise en scène, la dramatisation et la figuration corporelle du conflit intra-systémique du masochisme moral. Ce conflit, interne au sur-moi, oppose l’instance punitive et l’instance idéalisatrice qui la composent. Ou encore, ce conflit oppose le sur-moi au sens étroit qui est interdicteur et répresseur, et le moi-idéal, idéalisation de la toute-puissance narcissique. Le symptôme masochique conjoint, comme tout symptôme, l’a satisfaction simultanée des deux instances antagonistes. La soumission au sur-moi punitif est consentante jusqu’à l’agonie, et passive : c’est le sacrifice de la croix. La satisfaction de l’exigence narcissique s’effectue sur le mode de l’adoration, de la glorification, de la divinisation de Soi souffrant et blessé : c’est la résurrection du corps transfiguré. Elle fait du martyr un héros. L’unité de la demande que le masochiste adresse à l’autre apparaît bien en ceci qu’elle est demande de miséricorde. Elle réclame la pitié compatissante et une amoureuse admiration pour celui qui, par sa souffrance, s’offre en victime propitiatoire des fautes que d’autres ont commises mais que l’on « souffre de prendre à son compte ».

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2 réponses à Didier Anzieu, 1968 : Sur la scarification, in « De la mythologie particulière a chaque type de masochisme »

  1. M. Berthomieu dit :

    Merci une fois encore pour « mettre en chantier » nos réflexions …mais je suis un peu déçue de ne pas trouver en fin du texte de D. Anzieu et de votre part, quelques commentaires, réflexions et élaborations sur les applications cliniques actuelles servant de mise en route …

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