Le déni (ou désaveu) de la réalité : Verleugnung (Joël Bernat)

Revu et corrigé (texte préparatoire à « la formation du fétiche », texte à venir)

Chez Freud

1. Une longue perlaboration

La meilleure façon de saisir ce mécanisme de négation, est de suivre le mouvement d’élaboration de Freud au fil de ses écrits, dans la mesure où ce mouvement est en lui-même éclairant :

  • de 1905 à 1908, il élabore sa théorie de la sexualité infantile et fait le constat suivant: « L’enfant refuse l’évidence, refuse de reconnaître l’absence de pénis chez la mère. Tous les êtres humains sont comme lui, pourvus d’un pénis. Voyant les parties génitales d’une petite sœur, il dira : « C’est encore petit… » ». S’agissant ici du garçon, le déni est inscrit comme « anodin » dans l’enfance, c’est-à-dire sans conséquences pathogènes, du fait essentiel que la perception est déniée momentanément – ce qui ne sera pas le cas chez l’adulte ;
  • en 1911, Freud utilise toujours indifféremment le déni de la réalité dans la névrose, la psychose et les rêves ;
  • c’est en 1918 que le refoulement est différencié du déni et du rejet, ces deux derniers étant équivalents jusqu’en 1924. Pour exemple : « La névrose ne dénie pas la réalité, elle veut seulement ne rien savoir d’elle ; la psychose la dénie et cherche à la remplacer. » L’on voit que l’écart qui est ici relevé (entre névrose et psychose) est celui du remplacement d’un fragment de réalité perçue dans la psychose, ce qui n’est pas le cas dans la névrose ;
  • dans « L’organisation génitale infantile »[1] de 1923, Freud reste sur son affirmation précédente (1905) mais la précise avec de nouveaux termes : « Pour l’enfant, un seul organe génital, l’organe mâle, joue un rôle : c’est le primat du phallus. » Mais Freud affirme que le déni, dit normal durant la phase phallique (phase où le petit enfant est ignorant des organes génitaux féminins), ne l’est plus à partir du moment où il se prolonge au-delà de cette phase. Le garçon, car il s’agit de lui, dénie le manque de pénis chez la fillette, puis élabore ce manque comme résultat de la castration (c’est une théorie sexuelle infantile) ;
  • 1924, dans « La réalité dans la névrose et la psychose »[2], Freud apporte une précision : le déni porte sur une réalité extérieureet sa perception – (là où le refoulement porte sur une réalité psychique). Le déni de la réalité est pensé comme étant le premier temps de la psychose, là où le névrosé refoule seulement, par exemple, une exigence de la réalité. Comme on le voit, le déni, à ce moment-là, est associé bien plus à la psychose qu’à la perversion. Ce qu’indique ici Freud est l’antériorité (dans le système perception – conscience) du mécanisme de déni sur celui du refoulement: ce dernier porte, en effet, sur une représentation, c’est-à-dire sur une perception élaborée psychiquement, alors que le déni frappe le perçu avant toute représentation ;
  • en 1925, dans « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes »[3], Freud répète que ce processus du déni n’est ni rare ni dangereux chez l’enfant, mais déclenche une psychose chez l’adulte ;
  • 1927 est un « tournant », avec le texte sur « Le fétichisme »[4] qui vient conclure des années d’études : le fétichiste perpétue une attitude infantile en faisant coexister deux attitudes incompatibles : déni et reconnaissance de la castration, d’où un clivage du moi. Le fétichiste opère donc un déni de la perception (celle où la mère n’a pas le pénis auquel l’enfant a cru), et, dans un second temps, le fétiche vient remplacer de façon substitutive cette perception de l’absence par une représentation de la présence, celle, par exemple, de la mère pénienne : l’on pourrait parler ici de « retour du dénié». C’est avec cette étude « conclusive » sur la question du fétichisme que Freud va différencier le déni comme mécanisme central dans la formation des perversions, de celui du rejet, central dans les cas de psychoses. Mais c’est aussi à partir de cette date que la notion de clivage du moi[5] va prendre une importance particulière ;
  • 1938, avec « Le clivage dans le moi dans les processus de défense »[6] et l’Abrégé de psychanalyse[7] Freud rappelle la coexistence de deux défenses du moi et donc de deux dimensions opposées dans le moi : le déni de la castration et sa reconnaissance, et non plus un seul conflit topique moi-ça ; le déni est une défense contre une réalité externe et sa perception.

2. Le mécanisme du déni

À partir de ce trajet, tentons de donner une définition, « achevée » selon l’esprit de Freud – c’est-à-dire, ce que nous en supposons :

1 – Le déni est donc un désaveu qui porte sur la réalité d’une perception par les sens ;

2 – cette réalité de la perception est après coup déniée ou désavouée (sinon, ce serait un rejet), ainsi que son affect d’angoisse ; le déni refuse de reconnaître une réalité traumatisante, mais sur le mode d’une annulation rétroactive ;

3 – cette réalité perçue ou perceptive sera néanmoins élaborée et fera retour, par exemple, sous forme de fétiche :

4 – ce qui signifie que le déni n’opère pas au même temps que le rejet, car il y a eu jugement d’attribution de la perception d’une part, et d’autre part, sous l’effet d’un clivage dans le moi, coexistent cette perception déniée après-coup et sa reconnaissance ;

5 – la perception en question est alors élaborée, ce qui n’est pas le cas dans la psychose, sur le mode d’un compromis par formation substitutive, et produit le fétiche (lieu du retour de la perception et de l’affect d’angoisse), qui, tel le symptôme névrotique, est biface : il témoigne de ce qui a été perçu tout en perpétuant sa négation. Cela indique que la formation du fétiche comme compromis tente de réparer le clivage dans le moi, celui qui est créé par la coexistence de la perception déniée et sa reconnaissance ;

6 – l’objet du déni est donc la suppression de la réalité d’une perception de la différence des sexes (et/ou de la castration) pour le maintien de théories sexuelles infantiles (notamment phalliques : la femme ou la mère pénienne/phallique) renforçant, du coup, le déni de la réalité.

3. L’exemple du roi Boabdil

Freud donne une illustration de ce mécanisme du déni en 1936 (nous choisissons exprès cette date car, à ce moment-là, la notion est stabilisée dans ses écrits) à son ami Romain Rolland[8] : celle du roi Boabdil.

Abou-Abd-Allah, dit Boabdil, fut le dernier roi maure de Grenade (1487-1491), ville défendue par la forteresse d’Alhama, qu’assiégèrent Isabelle et Ferdinand le Catholique afin d’achever la reconquête de l’Espagne.

La chute d’Alhama signant la perte de Boabdil, ainsi que la perte de l’Espagne pour les Maures, lorsqu’un messager lui apporte la funeste nouvelle, il « ne veut pas la tenir pour vraie » et traite cette nouvelle comme du « non arrivé », ne voulant pas s’en attribuer la perception et la supprime ainsi que sa source, l’organe, en faisant décapiter le messager ; si l’on fait attention, Freud mets entre guillemets : « ne veut pas la tenir pour vraie », afin de souligner, comme l’indique la note (b) de cette page, la parenté, en allemand, entre wahr haben, tenir pour vrai, et wahrnehmen, percevoir.[9]

Or, l’histoire de Boabdil rapporte que, d’une certaine façon, il finit par percevoir et accepter la perception (cachée derrière la représentation « roi de Grenade »), et que le jugement d’attribution eut bien lieu mais par l’intermédiaire d’une parole maternelle (interprétative ?) ; donc Boabdil est obligé de fuir, et au sommet d’une colline où il versait des larmes (colline qui depuis se nomme « Le Soupir du Maure »), en contemplant sa ville tant aimée mais perdue, Ayescha, sa mère, lui dit : « Pleure comme une femme le trône que tu n’as pas su défendre ni en homme ni en roi ! » Et c’est en combattant que, plus tard, Boabdil périra en Afrique…

Chez Lacan

C’est, disons-le, une des rares notions freudiennes particulièrement absente dans l’œuvre de Lacan. Les trois moments repérables où Lacan utilise le terme de déni, mais en conservant le terme allemand, n’apportent rien de nouveau, Lacan se contentant de redonner des indications de Freud.[10] Pour exemple :

« En fait Freud, quand nous suivons son texte, le souligne, il parle de Verleugnung à propos de la position fondamentale de dénouement de cette relation au fétiche. Mais il dit aussi bien que c’est de la tenir debout, cette relation complexe, comme il parlerait d’un décor, qu’il s’agit – ce sont les termes de cette langue si imagée et si précise à la fois de Freud, qui ici prennent leur valeur. Il dit aussi : « l’horreur de la castration s’est posée à elle-même dans cette création d’un substitut, d’un monument ». Et il dit encore que ce fétiche c’est un trophée. Le mot trophée ne vient pas, mais à la vérité il est là, doublant le signe d’un triomphe, et maintes fois les auteurs à l’approche du phénomène typique du fétiche, parleront de ce par quoi le sujet héraldise son rapport avec le sexe. Ici Freud nous fait faire un pas de plus. » (30/01/57, La relation d’objet).

Quant à se demander pourquoi Lacan n’a pas étudier plus avant la Verleugnung, nous ne risquons pas d’en avoir la moindre idée ! Sinon, cette indication, à méditer… :

« Or, il est un terme que depuis quelque temps j’ai laissé aux tentatives et gustations de ceux qui m’entourent, sans jamais franchement répondre à l’objection qui m’est faite – et qui m’est faite depuis longtemps – que la Verleugnungpuisque c’est le terme dont il s’agit – est le terme auquel il faudrait référer les effets que j’ai réservés à la Verwerfung. J’ai assez parlé de cette dernière, depuis le discours d’aujourd’hui, pour n’avoir pas y revenir. Je pointe simplement ici que ce qui est de l’ordre de la Verleugnung est toujours ce qui a affaire à l’ambiguïté qui résulte des effets de l’acte comme tel. » (15/02/67, La logique du fantasme)

Ce que l’on peut associer avec cet autre fragment :

« Le passage à l’acte n’est donc, par rapport à la répétition, qu’une sorte de Verleugnung avouée, et l’acting out une sorte de Verleugnung déniée. » (L’acte analytique, 28/02/68)

Lacan se référant au Freud d’une époque maintient la confusion entre déni et rejet. De même, pour ce qui est du passage à l’acte, il n’envisage pas du tout ici sa dimension transférentielle ainsi que Winnicott pourra l’indiquer : une tentative de figurer quelque chose qui n’a pas été mentalisé.

Mentionnons, enfin, la très belle formulation d’Oscar Mannoni, qui résume bien le principe du déni :

« Je sais bien, mais quand même ! »

Notes :

[1] « L’organisation génitale infantile (Die infantile Genitalorganisation) », GW XIII, 291-8 ; SE XIX, 141-145 ; in La vie sexuelle, P.U.F. 1969, 113-116 ; in Œuvres complètes, XVI, Paris, P.U.F., 1991.

[2] « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », GW XIII, 363-8 ; SE XIX, 183-187 ; in Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F., 1973 ; in Œuvres complètes, XVII, Paris, P.U.F., 1992.

[3] « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes (Einige psychische Folgen des anatomischen Geschlechtsunterschieds) », GW XIV, 19 ; Studienausgabe V 253 ; SE XIX, 248-258 ; in La vie sexuelle, P.U.F. 1969, 123-132 ; in Œuvres complètes, XVII, Paris, P.U.F., 1992.

[4] « Le fétichisme (Fetischismus) », GW XIV, 311-17 ; Studienausgabe III 379 ; SE XXI, 152-157 ; La vie sexuelle, P.U.F. 1969, 133-138 ; Œuvres complètes, XVIII, Paris, P.U.F., 1994.

[5] Clivage du moi qu’il y a, à partir de ce moment de la pensée freudienne, à différencier du précédent, le clivage créant un moi plaisir et un moi déplaisir. Différenciation qui devient centrale dans la question de la cure des psychoses.

[6] « Le clivage du moi dans les processus de défense (Die Ichspaltung im Abwehrvorgang) », GW XVII, 59-62 ; Studienausgabe III 389 ; SE XXXII, 275-278 ; in Névrose, psychose et perversion, P.U.F. 1973 ; in Nouvelle revue de psychanalyse, 2, 25-28, 1970 ; in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985.

[7] Abrégé de psychanalyse (Abriss der Psychoanalyse), GW XVII, 63-138 , Studienausgabe Ergänzungsband 407 ; SE XXIII, 144-207 ; P.U.F. 1967.

[8] Voir (1936) « Lettre à Romain Rolland. Un trouble du souvenir sur l’Acropole (Brief an Romain Rolland : « Eine Erinnerungsstörung auf der Akropolis ») », GW XVI, 250-7 ; Studienausgabe IV 283 ; SE XXII, 239-248 ; in L’Ephémère, avril 1967, no 2, 3-13 ; in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985 ; Sigmund Freud et Romain Rolland correspondance 1923-1936, Paris, P.U.F., 1993 ; OCF-P. XIX, P.U.F. 1995, p. 336.

[9] Il y a ici quelque chose à saisir en rapport à la notion freudienne de : réalité psychique. Voir dans le lexique la notice sur « Le système perception-conscience ».

[10] Voir les séminaires : La relation d’objet, séance du 30/01/1957 ; La logique du fantasme, séance du 15/02/1967 ; L’acte analytique, séance du 28/02/1968.

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