Fabienne Leleux : Note sur « La phase préœdipienne du développement de la libido » de Ruth Mack Brunswick

Fabienne Leleux est responsable du séminaire « Les filles dans l’Histoire de la psychanalyse » dans le cadre de l’Association Internationale Interactions de la Psychanalyse à Paris.

Cet article, publié, en 1940, dans un numéro d’hommage du Psychoanalytic Quarterly[1] à l’œuvre de Freud décédé un an plus tôt, s’annonce comme un travail mené de concert avec ce dernier à partir de 1930, mais aussi comme une réécriture de certains énoncés de « De la sexualité féminine »[2] : « Quelquefois la nouvelle formulation ne se différencie de l’ancienne que par une nuance ; mais, fréquemment, c’est cette nuance qui est réellement significative. »[3]. A y regarder de près, il s’agit de plus que de nuances et la sortie post mortem de ce travail laisse supposer qu’il n’aurait peut-être pas reçu l’imprimatur de Freud.

Dans « De la sexualité féminine », Ruth Mack Brunswick est citée, mais de son article intitulé « L’analyse d’un délire de jalousie »[4], Freud ne mentionne  que ce qui a trait au « plaisir d’agression » durant la phase sadique-anale, manifesté sous forme de colère ou d’angoisse après sa répression[5]. Aussi « La phase préœdipienne du développement de la libido » pourrait avoir, partiellement, pour fonction de rétablir l’apport de l’auteure à la question du préœdipien : « La substance du texte ici publié, écrit-elle, est l’aboutissement d’un travail commencé durant l’été 1930 en collaboration avec Freud. Le point de départ en fut le cas de délire de jalousie que j’avais précédemment analysé et publié, et qui, incidemment, avait révélé une profusion de renseignements concernant une période inconnue jusque-là, celle qui précède le complexe d’Œdipe et qui est justement appelée préœdipienne. Le compte rendu de cette collaboration est un manuscrit, composé de mes notes consignées après des discussions avec Freud, et de commentaires marginaux, idées et suggestions de Freud lui-même. »[6].

Dans « De la sexualité féminine », Freud écrit : « Quand on examine la littérature analytique sur notre sujet, on se convainc que tout ce que j’ai exposé y figure déjà », mais il y aurait ses travaux antérieurs et le tri qu’il opère parmi les différentes propositions des unes et des autres[7]. Tout y aurait déjà été, il n’aurait fait qu’y mettre un peu d’ordre[8] et c’est ce à quoi procède tout autant Ruth Mack Brunswick dans « La phase préœdipienne du développement de la libido » dont l’axe n’est pas celui du texte de Freud bien que les éléments traités soient identiques. L’auteure appréhende le préœdipien à partir de la relation à l’objet et de sa dynamique, là où « De la sexualité féminine » reste centré sur l’objet.

Approche renversante à tous les sens du terme. Ainsi, le désir d’enfant (« avoir un bébé », écrit-elle, un enfant sans qu’une préférence sexuelle soit prononcée) précéderait-il le désir de pénis, contrairement aux positions de Freud. Ce désir serait premièrement asexuel (il y aurait donc de l’asexuel lié au « pas encore de véritable relation d’objet »). Commun à la fille et au garçon il se construirait par identification à la mère omnipotente, qui a tout, écrit Ruth Mack Brunswick, dont le bébé. Si, à ces débuts, ce désir ne serait ni actif ni passif, il le deviendrait lors de la phase anale, la relation d’objet allant croissant, selon les termes du donner-recevoir et, cela, pour les deux sexes : avoir un enfant de la mère et/ou faire un enfant à la mère, les positions tournant. A l’Œdipe et avec la castration, le garçon aurait à abandonner la passivité (identification au père), la fille l’activité (transfert du désir passif au père, nouvelle identification à la mère cette fois castrée, libidinalisation du fait d’être châtrée ; l’identification au père porteur du phallus étant « inaccomplissable », la fille se choisirait imaginairement une voie possible pour obtenir, via le pénis qu’elle recevrait, le bébé initialement désiré de la mère).

On notera, ce faisant, que là où Freud tient le clitoris pour « analogue au membre viril », Ruth Mack Brunswick parle d’ « organe exécuteur de la sexualité » de la fille tout en posant, plus nettement que ne le fait « De la sexualité féminine », l’existence de sensations vaginales précoces (avant la perception de la différence des sexes, située à la puberté). Enfin, là où Freud refuse, en quelque sorte, toute spécificité à la sexualité de la fille (s’exprimant par la masturbation clitoridienne) en la désignant comme phallique, Ruth Mack Brunswick la réhabilite, d’une part en ne l’alignant pas sur celle du garçon par quelque qualificatif que ce soit, de l’autre en parlant de « sexualité oubliée » (validant par là cette sexualité) suite au refoulement provoqué par l’interdit de masturbation, lui-même fondé sur le défaut imaginaire de ce quelque chose dont serait doté le garçon par le biais anatomique.

Voici pourquoi l’idée de « nuance » relève d’un faux-semblant qui n’est pas sans rappeler la précaution affichée par Anna Freud dans l’ouverture de son article intitulé  « Fantasme de coups et rêve diurne » répondant au texte de son père « Un enfant est battu » : « il s’agit, écrit-elle, d’une petite étude d’illustration d’une étude du Prof. Freud « Un enfant est battu ». [9] ». Si ce dernier texte fut d’abord une communication prononcée en public, Freud étant dans la salle, pour l’admission d’Anna Freud à la Société psychanalytique de Vienne en 1922, « La phase préœdipienne du développement de la libido » paraît une fois Freud décédé. Dans le cas de Ruth Mack Brunswick : respect envers le défunt, désir de redorer le blason freudien quant à la question de la féminité, revanche incognito et/ou précaution nécessaire pour se faire entendre des freudiens sans rompre ? N’oublions pas la violence des controverses qui éclatèrent à Londres un an à peine après la publication de « La phase préœdipienne du développement de la libido », une véritable guerre des clans entre dits kleiniens et dits freudiens.

Notes:

[1] Ruth MACK BRUNSWICK, « The preoedipal phase of the libido development », in Psychoanalytic Quarterly, 1940, vol. 9, n° 2-3, pp. 293-319.

[2] Sigmund FREUD, « De la sexualité féminine », in OCF, Psychanalyse, XIX, Paris, PUF, 1995, pp. 7-28.

[3] Ruth MACK BRUNSWICK, « La phase préœdipienne du développement de la libido », in Marie-Christine HAMON, Féminité Mascarade, Etudes psychanalytiques réunies par Marie-Christine Hamon, Paris, Seuil, 1994, p. 297.

[4] Ruth MACK BRUNSWICK, « L’analyse d’un délire de jalousie », in Marie-Christine HAMON, Féminité Mascarade, Études psychanalytiques réunies par Marie-Christine Hamon, op. cit., pp. 133-196.

[5] Sigmund FREUD, « De la sexualité féminine », op. cit., pp. 22-23.

[6] Ruth MACK BRUNSWICK, « La phase préœdipienne du développement de la libido », op. cit., p. 295.

[7] Sigmund FREUD, « La féminité », in Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXIIIème leçon, OCF Psychanalyse, XIX, Paris, PUF, 1995, p. 25.

[8] Selon le mot de Marie-Christine HAMON dans Pourquoi les femmes aiment-elles les hommes ? Et non pas plutôt leur mère, Paris, Seuil,  1992, p. 75.

[9] « Schlagephantasie und Tagtraum », traduit par « Fantasme d’ « être battu » et rêverie », in Marie-Christine HAMON, Féminité mascarade, op. cit., p. 58.

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