Qu’est-ce que l’intuition, quelle soit celle du patient ou de l’analyste ? Que manifeste-t-elle ?
Intuition dont on peut voir pour pendant symétrique la conviction (qui se définit en lien avec le jugement d’existence). L’Anschauung est une expérience vécue (Erlebnis) et visuelle des choses, puis, suivant les définitions d’usage, éclairées de ce que nous avons pu saisir du jugement d’attribution, toute expérience vécue ou intériorisation immédiate de ce qui se présente comme un contenu de chose rattaché à une forme, et ce qui plus généralement présente un sens. Une des définitions en philosophie de ce terme-concept est celle qui en fait la saisie empirique, non conceptuelle et non rationnelle de la réalité. Mais à l’inverse, c’est aussi la saisie immédiate, et non liée à une transmission par les sens de significations, d’idées. L’expérience, l’éprouvé du transfert chez l’analyste passe par un tel moment, ce qui nous sert simplement à figurer ceci : qu’une chose perçue, une fois attribuée, est élaborée en une phase, disons silencieuse, cette fameuse seconde phase comme celle de la négation dans le fantasme. Mais ici il n’y a pas de négation, le processus d’affirmation suit son cours : c’est la translaboration. (Cf. Weltanschauung)
Ce terme de « intuition » traduit deux mots allemands : Intuition et Anschauung. Bien que d’origines différentes (latine et germanique), leurs racines indiquent la même action : l’un vient de in/tueri, « voir dans », que l’on retrouve avec l’anglais Insight. Littré définit l’intuition comme connaissance soudaine, spontanée, indubitable, et par conséquent, indépendante de toute démonstration.[1]
L’autre terme (Anschauen) appartient au vocabulaire philosophique classique (souvent traduit par : vision[2]), et vient composer, par exemple, la notion de vision du monde (Weltanschauung), notion qui sera toujours à la base des accusations de dissidence (Adler, Jung, Rank, Reich, etc.). Car l‘Anschauung se définie comme expérience vécue (Erlebnis) et visuelle des choses, la saisie immédiate de ce qui se présente comme ayant un contenu et un sens (c’est son aspect de révélation). Donc une saisie empirique, non conceptuelle, et non rationnelle, de la réalité. C’est aussi la saisie immédiate, et non liée à une transmission par les sens de significations ou d’idées. Elle s’oppose donc à l’observation (et ses vérifications minutieuses).
Ce qui fait intuition vient traduire en fait plusieurs choses : soit l’irruption d’une pensée sous la forme d’une image ou non, soit l’émergence d’un fantasme, soit, enfin, l’accession à la conscience d’une représentation. À ce point, rien ne peut renseigner sur le degré de réalité (réelle ou psychique) de ce qui vient à la conscience.
Si l’intuition offre une représentation visuelle (dimension qui saisit le sujet, comme si c’était une perception externe), pour être admise, elle doit passer l’épreuve de réalité et le jugement d’existence. C’est-à-dire : cette représentation re-présente-t-elle une perception du monde externe ou de l’inconscient), ou bien, est-ce une représentation de remplacement qui réfute une perception ? C’est dire que tout un travail est requis pour affirmer ou réfuter ce qui vient comme intuition. Le lien avec la conviction vient à ce point : conviction liée à l’effet visuel ou l’effet de saisie, ou bien à un jugement d’existence ?
Peut-on alors soutenir que de l’intuition serait pensable du côté de l’analyste ? Hélène Deutsch[3], par exemple, a avancé la notion d’empathie intuitive pour expliquer la capacité de s’identifier au patient, d’éprouver l’objet, sur la base suivante : la topique de l’analyste – qu’elle suppose achevée ou plus avancée – est un produit des voies de développement identiques à celles du patient (c’est un raisonnement génétique), permettant l’identité des mots de l’infantile entre patient et analyste. Ce dernier les perçoit, ce qui ainsi rafraîchit ses traces mnésiques. Le patient réanime ces traces par transfert, l’analyste les réanime par identité, d’où une relation inconsciente qui est, selon l’expression de Deutsch, un contre-transfert inconscient (qui ne se limite donc pas à un jeu d’affects) : alors, il reste à l’analyste tout un travail d’élaboration à faire, celui du jugement d’existence : c’est-à-dire reconnaître que sa représentation est initiée par la perception d’une représentation actuelle que le patient a transférée. Mais, dans ce cas, il serait préférable de penser la situation sur le mode du « temps d’avance » de l’analyste, du fait de son analyse personnelle, par rapport au patient, bien plus que d’intuition.
De l’intuition aux systèmes paranoïaques
Freud va étudier cette notion d’intuition dans la clinique, aussi bien celle de la névrose obsessionnelle avec « L’homme aux rats », que celle de la paranoïa, avec Schreber, Fließ, Jung, etc.[4] En 1904, il décrit le phénomène de la conception mythologique du monde (formée d’intuitions successives élaborées, théorisées peu à peu) comme psychologie projetée sur le monde externe : « L’obscure connaissance (la perception pour ainsi dire endopsychique – qui ne présente en rien le caractère d’une connaissance vraie) de l’existence de facteurs et de faits psychiques propres à l’inconscient se reflète (…) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science a pour but de retransformer en psychologie de l’inconscient (…) à transformer la métaphysique en métapsychologie ». Sinon l’analyste est comme l’homme superstitieux et animiste, il pense anthropomorphiquement le monde (et en cela, il est proche de la paranoïa, précise Freud). Rappelons que la croyance, qui accompagne l’intuition, est définie comme projection inconsciente de pensées, de désirs et d’angoisses sur le monde extérieur, en lien avec la magie animiste et la toute-puissance des pensées, soit un niveau mental pré-scientifique pour Freud. Projections évidemment inconscientes, qui font retour sur le mode de l’intuition, de la révélation ou de la divination.
C’est cette saisie (au sens passif d’être saisi) qui fait effet de conviction, mais ici, conviction pathologique, qui ne s’alimente que de l’adéquation entre ce qui est interne et ce qui est tenu pour extérieur à la psyché, soit la réalité psychique, sans aucune épreuve de réalité.
Ce qui est par exemple particulier à la paranoïa tient en ceci : la tendance à l’unification des fantasmes, unification qui produit dans certains cas, des systèmes, c’est-à-dire des théories spéculatives que l’on retrouve, selon Freud, dans la métaphysique ou la mystique. Ces systèmes ne reposent pas sur des observations soigneusement vérifiées mais sur des intuitions successives et cumulées, et ceci explique pourquoi Freud tirait à boulets rouges sur la métaphysique, et, tête de liste, celle de Hegel[5].
Freud a souvent indiqué que l’intuition associe des pensées inconscientes avec une image, des restes visuels, une représentation qui sera tenue pour vraie : « on pourrait se risquer à dire qu’une hystérie est une image distordue d’une création artistique, une névrose de compulsion celle d’une religion, un délire paranoïaque celle d’un système philosophique. »[6] Ce qui fait distorsion tient au fait que quelque chose est pressenti mais ne connaît aucune perlaboration (pas d’acte de jugement ni épreuve de la réalité).
Nous savons combien Freud aimait se réclamer des Lumières et donc de sa méthode, dont il ne cessât de répéter un des axiomes de base : la science (psychanalytique) « affirme qu’il n’y a pas d’autre source de connaissance du monde que l’élaboration intellectuelle d’observations soigneusement vérifiées (…) sans qu’il y ait par ailleurs de connaissance par révélation, intuition ou divination »[7]. Axiome souvent illustré dans ses écrits, lorsqu’il demande à d’autres de confirmer ou d’infirmer ses propres observations, ou lorsqu’il laisse reposer un texte au fond d’un tiroir pendant quelques mois ou années (le temps de perlaborer), ou encore, lorsque la pratique l’impose, renoncer et détruire les précédentes théorisations. La conviction scientifique ne serait qu’à ce prix ; cette définition de 1932 exclut radicalement l’intuition de la pratique de l’analyste et la reverse du côté du patient et de la clinique.
Souvenons-nous que ce ne fut pas toujours le cas, ainsi que Freud le rappellera maintes fois : « Tout d’abord, le médecin analyste ne pouvait viser rien d’autre qu’à deviner[8] l’inconscient qui est caché au malade, en rassembler les éléments et les communiquer au moment opportun. La psychanalyse était avant tout un art d’interprétation[9] », d’intuition et de révélation. Mais les échecs thérapeutiques, c’est-à-dire des observations cliniques, obligèrent Freud à élaborer plus avant la technique, élaborations devenues quasi finales dans ses Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse de 1932. Dès lors, la tâche thérapeutique change de but : non plus « l’abréaction de l’affect fourvoyé sur des fausses routes, mais la mise au jour des refoulements et leur remplacement par des actes de jugements, qui pouvaient aboutir à l’acceptation ou au rejet de ce qui avait été jadis repoussé. »[10]
Ces actes de jugements sont ceux que Freud étudia dans son texte de 1924, « La négation », jugements se décomposant en jugement d’attribution et jugement d’existence, actes psychiques que Freud inscrit aux deux extrémités de son système perception – conscience. Afin de saisir le sens freudien des termes d’intuition et de conviction, il nous faut rapidement se souvenir de ce système PC-CS, dont Freud pose les éléments de L’Esquisse de 1895 à l’Abrégé de 1938.
Le couple intuition – conviction figure ainsi deux limites de la pensée : d’un côté, la réalité psychique et la pensée magique (et donc, la question clinique), de l’autre, celle que Freud nomme pensée scientifique (et donc, la question technique).
[1] Dans le système de Kant, c’est une représentation particulière d’un objet, formée dans l’esprit par la sensation, et s’opposant au concept. Intuition intellectuelle, terme traduit de l’allemand Anschauung, dans le système de Schelling, qui signifie un acte transcendant, indéfinissable, au moyen duquel l’intelligence saisit l’absolu dans son identité, c’est-à-dire tel qu’il est en lui-même, au-dessus de toute distinction et de toute différence, et réunissant dans sa nature absolument simple toutes les oppositions et tous les contraires.
[2] Heidegger (Cité par J. Wahl, « Leçon XI : la conception de ‘vision-du-monde’ », in Introduction à la pensée de Heidegger, cours de 1946 en Sorbonne, sur celui de Heidegger à Fribourg en 1928-29, Biblio/Essais, 1998, pp. 129-142) expliquait que la vision, Anschauung, n’est pas connaissance ou contemplation (théôria) ni intuition esthétique, mais une image liée à une conviction, qui n’est en rien un savoir.
[3] Deutsch Hélène, « Processus occultes en cours d’analyse », 1926, Cahiers Confrontation, Télépathie, n° 10, Aubier 1983.
[4] Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Gallimard 1997, pp. 411-412, mais aussi « L’homme aux rats », ou Résultats, idées, problèmes, ou les lettres à Fließ : par exemple celle du 12.II.1896, et celle du 12.XII.1897 sur la perception endopsychique reprojetée qui compose en partie la vision ou conception de monde (Weltanschauung).
[5] Or, il faut remarquer, et s’étonner, que Freud anti-hégélien notoire, fut relu et traduit en France à travers Hegel, opération de détournement déniée par son titre de « retour à Freud »… Il est intéressant de relever tous les éléments de la pensée de Freud, dont certains centraux (comme le système perception-conscience) qui disparurent dans ce « retour ».
[6] Freud S., (1913) Totem et tabou, Gallimard, 1993, p. 183 ; de même, « Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité », texte de 1908, in Névrose, psychose et perversion, PUF 1973, p. 149, ou encore dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Gallimard 1987.
[7] Freud S. (1932), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, conférence « Sur la Weltanschauung », Gallimard, 1984.
[8] Deviner : erraten ou raten, mais le premier indique plus le processus ; il y a aussi ahnen, qui est deviner par intuition. Freud parle ici de l’action intellectuelle de deviner, erraten.
[9] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse, Payot, 1981, pp. 57-58.
[10] Ibid.