Joël Bernat : « Dark continent et sexualité féminine »

Freud écrivit ceci :

« Encore un caractère de la sexualité infantile primitive : les parties génitales féminines proprement dites n’y jouent aucun rôle, – l’enfant ne les a pas encore découvertes. Tout l’accent porte sur le membre viril, tout l’intérêt se concentre sur cette question : y est-il, ou n’y est-il pas? Nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie. »[1]

 Il fait ici référence à l’expression de l’explorateur anglais Sir Henry Morton Stanley (1841-1904), parti à la recherche de David Livingstone, pour désigner tout le travail d’exploration qui reste à faire en Afrique, continent donc encore obscur, mystérieux. Cette expression de Stanley va lui servir de titre pour une de ses livres : Through the Dark Continent[2]c’est-à-dire À travers le continent mystérieux, texte qui aurait inspiré Joseph Conrad pour son roman : Au cœur des ténèbres.

C’est le même terme qui revient deux ans plus tard avec le récit suivant : In darkest Africa[3], récit de l’expédition de secours à Emin Pacha.

Il n’hésitera pas à dire qu’il détestait ce continent de tout son cœur[4]

 C’est en ce sens que Freud, pensons-nous, pour lui et à son époque, reprend l’expression de Stanley pour qualifier les connaissances sur la sexualité de la femme et sa vie psychique : ces connaissances en sont, à ce moment-là, au stade de « dark continent », de continent mystérieux à explorer à l’instar du continent africain pour Stanley.

Or, il est remarquable de constater une sorte de lapsus ou de confusion qui s’opère dans le transfert d’une langue à l’autre dans la mesure où, souvent, dark est traduit par noir, c’est-à-dire que black remplace dark, ce qui fait de la femme, non plus un « continent » mystérieux à découvrir et traverser (perlaborer) mais un continent noir, quelque chose donc qui resterait sans lumières (celles de la connaissance, Aufklärung)) et donc énigmatique ?

 L’erreur de traduction indiquerait-elle une résistance à aller y voir ? Ce qui nous amènerait donc à nous poser une question quant à notre résistance sur le sujet, peut-être notre « je ne veux rien savoir ! »… Voir aussi, la célèbre exclamation : « elles n’en disent rien ! »

En tous cas, cette erreur se maintient telle quelle dans nombres de titres de revues et d’articles.

 Enfin, pour ce qui est de la méconnaissance des parties génitales féminines chez l’enfant, c’est en effet ce qu’écrit Freud à cette époque (1925). Et qui contredit, d’une certaine façon, ce qu’il écrivait en 1908 au sujet du petit Hans :

« Si j’avais été seul maître de la situation, j’aurais osé fournir encore à l’enfant le seul éclaircissement que ses parents lui refusèrent. J’aurais apporté une confirmation à ses prémonitions instinctives en lui révélant l’existence du vagin et du coït, j’aurais ainsi largement diminué le résidu non résolu qui restait en lui et j’aurais mis fin à son torrent de questions »[5]. Ce qui est ici remarquable est que ce qu’affirme Freud sur la connaissance précoce du vagin, qu’il accorde donc à l’enfant mais ici un garçon[6], et qui sera nié à partir de 1923 avec l’introduction de la notion de phallus[7] : garçon comme fille ne peuvent que méconnaître l’existence de cet organe jusqu’à la puberté[8]. Dans ce même texte, Freud affirme aussi que peu de garçons s’intéressent aux autres composants de leur appareil génital, comme les bourses et leur contenu…

[1] Sigmund Freud (1925), « Psychanalyse et médecine », in Ma vie et la psychanalyse, (pp. 93 à 184), traduit de l’Allemand par Marie Bonaparte, revue par l’auteur lui-même, 1925. Paris: Gallimard, 1950. Réimpression, 1971, collection Idées nrf, n˚ 169, 186 pages.

[2] Henry Morton Stanley, Through the Dark Continent[2], (1878) ; À travers le continent mystérieux (voir sur le site Gallica).

[3] Henry Morton Stanley, Dans les ténèbres de l’Afrique (voir sur le site Gallica), 1890.

[4] Voir les archives Stanley, musée de l’Afrique centrale, Tervueren, Belgique, tiré de Ontdekkingsreiziger in Afrika, de James L. Newman, éd. Lannoo, 2006, p. 73.

[5] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans (le petit Hans), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973, p. 196.

[6] Voir aussi Dora, l’Homme aux Loups, Emma Eckstein et « on bat un enfant ».

[7] Voir Sigmund Freud, « L’organisation génitale infantile ».

[8] La sexualité infantile est dite perverse polymorphe car il n’existe pas encore de primat (comme avec le génital) : elle est partielle et donc résulte de l’effet des pulsions partielles à cette époque. Les adultes défendent peut-être leurs primats ou, du moins, cela peut faire résistance face à une crainte de régression ?

© Les textes édités sur ce site sont la propriété de leur auteur. Le code de la propriété intellectuelle n’autorise, aux termes de l’article L122-5, que les reproductions strictement destinées à l’usage privé. Tout autre usage impose d’obtenir l’autorisation de l’auteur.

Ce contenu a été publié dans Lexiques freudien et autres, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Merci de taper les caractères de l'image Captcha dans le champ

Please type the characters of this captcha image in the input box

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.