Herman Nunberg : « Magie et toute-puissance »

« Magie et toute-puissance »

 Ce n’est pas seulement le malade mental qui pratique la magie. Au fond, nous nous livrons tous encore à la magie. La transition entre une action magique et une action adaptée à la réalité est flottante. Le langage, par exemple, contient encore beaucoup de restes d’éléments magiques. Combien souvent arrive-t-il que nous ne sommes pas capables de résister aux paroles d’un bon orateur quoique toute notre logique se dresse contre ses démonstrations ! Nous sommes tout simplement « charmés » par ses paroles. Chaque prière recueillie, chaque orateur populaire exercent des actions « magiques ». « Le monde a été créé par le verbe, par le logos. » Dans le rêve, chez les enfants et les non civilisés, le mot est quelque chose de matériel qu’on traite comme un objet et qui possède des propriétés magiques. Le schizophrène fait de la magie avec le langage, dans un sens positif et négatif. Souvent son silence signifie qu’il ne veut pas anéantir le monde. En parlant, il veut tantôt lui nuire, tantôt lui aider à obtenir la rédemption. Qu’on songe à la malédiction et à la bénédiction chez le normal. Chez les aliénés et les enfants, « la puissance magique » du mot joue un rôle plus important que chez l’adulte normal.

Le langage est un moyen d’expression, sa fin est la compréhension, son but un autre homme. Elle est une fonction du moi placée au service du ça et son rôle est d’agir sur les objets. Un schizophrène prétendait ne pouvoir parler avec moi que lorsqu’il m’aimait ; s’il ne parlait pas, cela signifiait qu’il ne m’aimait pas et je devais par conséquent le laisser tranquille. Une autre fois, il fit la remarque que, par ses paroles, il fécondait le monde. Il semble que l’énergie issue de la libido du moi est aussi employée pour former le langage.

Sperber admet également que le langage doit son origine à des instincts sexuels. Si ceci est vraiment le cas, nous pourrons mieux comprendre maintenant pourquoi certaines personnes utilisent chaque occasion qui se présente pour parler, sans se préoccuper du contenu de leurs discours. Elles semblent s’agripper aux autres par leurs paroles comme si elles voulaient par là les retenir. Ce sont en général des hommes à libido objectale peu développée, qui essaient d’aveugler l’autre et de se l’attacher par la « magie des mots ». On rencontre souvent ce phénomène chez les schizophrènes, au début de la maladie. Souvent parler remplace pour eux aimer. D’autres personnes, de nouveau, parlent avec beaucoup de précautions, introduisent de longues pauses, leur langage est comme haché, elles omettent beaucoup de liaisons, elles déchirent les relations entre les mots dans la construction de la phrase, elles créent des néologismes. En transposant et transformant les mots, elles semblent vouloir cacher leurs émois pulsionnels secrets. Ainsi, au moyen du langage, l’individu pratique inconsciemment de la magie aussi bien positive que négative.

Le langage remplace des actions. En général les mêmes organes sont nécessaires à la fois pour la parole et pour toute autre activité. Quoique le mot ait une origine centrale dans le cortex, son instrument est pourtant la musculature périphérique, en particulier les muscles du larynx et de l’appareil buccal. En général, le langage, comme toute autre fonction organique, est mis en action par des tendances pulsionnelles sexuelles, inhibées quant au but, par de la libido désexualisée. Elle est donc l’expression de sublimations très précoces. Mais lorsque la partie du moi qui forme le langage est submergée par la libido, en d’autres termes, lorsque l’écorce cérébrale ou l’organe de la parole (larynx et bouche) ou les deux à la fois sont érotisées, il s’ensuit un trouble dans la fonction de la parole. Ce trouble se manifeste alors par une régression du moi relativement au langage, qui retourne alors à un niveau magique de fonctionnement ; on peut le mieux observer ce phénomène dans les cas de schizophrénie et de névrose obsessionnelle où le langage est alors sexualisé.

Ce n’est toutefois pas seulement le langage, mais aussi la représentation (que l’on songe par exemple à l’effet magique du cinéma), la pensée, l’action, bref, chaque activité psychique qui peut être teintée de magie.

Gorki raconte dans son autobiographie, comment il donna des leçons de lecture à un paysan. Lorsque le paysan eut appris cet art et lorsqu’il commença à comprendre ce qu’il lisait, il se demanda avec étonnement comment il était possible que quelque chose qui n’existait pas existât pourtant ; car on ne voyait et on n’entendait rien en lisant, et pourtant on voyait les hommes, les prés et les forêts, on entendait parler les hommes et chanter les oiseaux comme si tout cela était la réalité. À la fin, il s’écria avec enthousiasme que tout cela n’était après tout que de la sorcellerie. C’est d’une façon semblable que l’hystérique imagine quelque chose et croit le vivre réellement ; l’obsédé croit prévenir un malheur quelconque par ses cérémonies rituelles, et le paranoïaque pense exercer une influence bonne ou mauvaise sur le monde par certaines actions compliquées, etc.

La magie est en général liée à des sentiments de toute-puissance. Si l’on fait abstraction de la superstition de l’homme sain, la croyance à la toute-puissance propre et à la magie apparaît distinctement dans la névrose obsessionnelle ; mais elle est encore plus étendue et plus intensive dans la schizophrénie.

J’aimerais citer comme exemple le cas d’une malade qui frottait continuellement la peau de sa poitrine ; elle pétrissait alors en petites boulettes l’épiderme qu’elle avait raclée et qui ressemble à de la saleté. Je lui demandai ce que cela signifiait ; elle me répondit qu’avec de la terre elle créait des hommes comme le bon Dieu, elle était elle-même le Bon Dieu. La patiente avait déplacé sa situation dans le monde, elle avait perdu le contrôle de la réalité. Elle s’identifiait avec la terre et avec Dieu, les limites entre elle et le monde extérieur étaient vagues, elle se sentait toute-puissante et se croyait capable de créer le monde avec son corps propre d’une manière autoplastique et magique. Cette malade souffrait d’un délire de grandeur, son sentiment de toute-puissance avait pris la forme d’un délire mégalomaniaque.

Comme nous l’avons déjà vu, le délire de grandeur correspond à une opinion exagérée de soi-même. On exagère sa valeur propre comme on a coutume de le faire seulement pour un objet aimé. On explique le délire de grandeur par le fait que la libido a été retirée des objets et ajoutée au moi. Le sentiment de toute-puissance est donc au fond un précurseur du délire de grandeur. Le sentiment de toute-puissance augmente le sentiment de soi comme un grand amour passionné qui fait croire à l’homme qu’il est capable de se soumettre le monde entier. Ce qui le distingue de l’état amoureux est que le sentiment de toute-puissance (et le délire de grandeur) se manifeste aussi lorsque les objets réels manquent et que le moi devient l’objet de 1a libido. L’érotisation du moi est donc une condition nécessaire pour qu’apparaisse le sentiment de toute-puissance.

Tandis que le sentiment de toute-puissance s’étend à tout le moi, la magie est seulement liée à certaines fonctions et à certains organes. Ainsi, les organes génitaux sont considérés comme un instrument magique (culte phallique – amulette, baguette magique, etc.). Toutes les autres zones érogènes peuvent aussi déployer des effets magiques. La magie des excréments, par exemple, joue encore aujourd’hui un grand rôle, non seulement dans les rites des peuples primitifs et dans la médecine populaire, mais aussi dans les rêves et dans les fantasmes des adultes ainsi que dans les jeux des enfants.

« La magie du souffle » jouait le rôle principal dans la symptomatologie de l’un de mes patients. Il croyait qu’il sentait mauvais de la bouche et qu’il empestait l’air. L’analyse mena à un jeu infantile, dans lequel lui et sa soeur soufflaient l’un contre l’autre sous l’édredon. À cette époque, il croyait pouvoir de cette façon, engendrer un enfant.

Il semble que la libido narcissique confère au moi le sentiment de toute-puissance, aux zones érogènes la magie.

Mais il existe aussi une magie qui peut causer du malheur, comme la malédiction et le « mauvais œil » ; en outre, certains obsédés et schizophrènes croient et craignent à la fois qu’ils créent des mauvais esprits avec le sperme répandu pendant la masturbation, par leur souffle ou par la défécation, etc., ou qu’ils peuvent exercer une action, nocive sur le monde par une simple pensée. Ainsi, si l’on considère que la magie n’est pas seulement placée au service de forces pulsionnelles positives et productives, mais aussi de forces pulsionnelles négatives et destructives, on pourrait se demander si, après tout, la toute-puissance et la magie dépendent vraiment de la libido. Rappelons-nous pourtant que là où la magie négative, c’est-à-dire destructive, apparaît le plus fortement, comme dans la névrose obsessionnelle, il s’est produit une régression de la libido, accompagnée de défusion des pulsions. Lorsque, par un processus que nous ignorons encore, de la libido vient s’ajouter à l’instinct de destruction, cet instinct déploie aussi des effets magiques, non pas dans un sens positif, mais négatif. Par là, la magie positive est placée au service des instincts sexuels, d’Éros, la magie négative au service des instincts de destruction ou de mort sexualisés, et par conséquent du sadisme ; mais les deux formes de magie sont placées au service du ça.

Ces deux formes de magie ainsi que les sentiments et les pensées de toute-puissance apparaissent dans l’histoire de l’humanité comme la trace de la conception animiste du monde chez les peuples primitifs. On les trouve aussi chez les enfants et dans toute une série de maladies psychiques. Lorsque l’attitude envers le monde repose sur un niveau animiste d’évolution, le « dedans » est encore confondu avec le « dehors » (le monde extérieur est une image du monde intérieur), la « frontière du moi » est en quelque sorte effacée. Le moi ne fait pas encore une distinction nette entre les processus intérieurs et les processus extérieurs ; il n’est pas capable d’opposer des résistances suffisantes à l’assaut du ça, car le moi ne s’est pas encore complètement détaché de celui-ci et constitue encore une partie du ça peu organisée et peu différenciée. La toute-puissance et la magie sont donc liées à un stade d’évolution de la personnalité totale, où le moi s’est encore peu différencié du ça et où le ça est encore, pour ainsi dire, « proche du moi » ; elles sont une raison de plus pour rendre souvent presque impossible la tâche de distinguer une tendance pulsionnelle du ça d’une tendance du moi.

C’est le ça qui pousse à la magie, mais celle-ci apparaît dans le moi. Chaque névrosé se sert d’une de ces deux formes, elle est représentée dans chaque névrose. La magie paraît aussi nous aider à trouver le « pourquoi » de la signification inconsciente du symptôme névrotique, car – comme nous le savons – celui-ci n’est pas complètement élucidé par la découverte du rapport causal.

Ferenczi distingue quatre niveaux de toute-puissance et de magie. Le premier, d’après lui, est la phase de la toute-puissance inconditionnée, qui existerait pour le foetus dans le sein maternel. Cette phase est purement hypothétique et, comme nous ne possédons pas de moyens pour vérifier son existence, nous n’avons aucune raison de nous y attarder. Toutefois, la supposition de Tausk, d’après laquelle le schizophrène en état de stupeur catatonique retourne dans le sein maternel, pourrait être invoquée à l’appui de cette hypothèse.

On peut mieux prouver la deuxième phase, celle de l’hallucination magique que Freud admet également. Dans cette phase, chaque émoi fusionnel, chaque désir, doit être réalisé pour ainsi dire magiquement dans les représentations. Ainsi, lorsque le nourrisson a faim, il se procure de la satisfaction par la seule représentation de l’acte de téter, si on ne le satisfait pas réellement. Il est vrai que nous ne pouvons’ pas affirmer avec certitude que, en fait, cela se passe exactement ainsi chez le nourrisson, mais nous trouvons des faits analogues chez l’adulte ; nous n’avons qu’à penser au rêve, où un désir se réalise aussi magiquement dans la représentation. Les fantasmes, les rêveries, sont également des réalisations magiques de désirs représentant une correction de la réalité. C’est grâce à la même « magie » que, dans les hallucinations de certains hystériques et schizophrènes, l’objet désiré est psychiquement réalisé par l’excitation de la sphère visuelle.

La troisième phase est, selon Ferenczi, celle de la toute-puissance à l’aide de gestes magiques. L’enfant réagit à un besoin corporel par des mouvements désordonnés et des cris, c’est-à-dire par des mouvements musculaires. Attirée par cette expression de déplaisir, la personne qui prend soin de lui apparaît et remédie au besoin. C’est sur la base de cette expérience que l’enfant développe la magie des gestes. On peut aussi considérer le symptôme hystérique comme de 1a magie consciente, car, en lui, les besoins insatisfaits sont également satisfaits au moyen de gestes magiques.

Dans la quatrième phase, nous rencontrons la toute-puissance des pensées. Ses premières manifestations ont leur source dans l’origine du langage. Celui-ci consistait d’abord en sons inarticulés dont nous trouvons encore des restes chez les enfants et les schizophrènes. Les sons étaient d’abord attachés à des représentations qui avaient de même une signification magique. Au cours du développement, des mots étaient associés avec ces sons et avec ces représentations instinctuelles ; grâce à cette union, ils acquirent également un caractère magique. Il semble que les mots étaient d’abord confondus avec des représentations optiques et acoustiques, qu’ils se séparèrent ensuite de ces représentations par un processus compliqué pour se combiner alors les uns avec les autres dans un certain ordre, indépendamment des représentations concrètes optiques et acoustiques. Nous appelons  pensée une corrélation de représentations verbales et autres qui sont ainsi devenues indépendantes, une corrélation qui est soumise à certaines règles. La magie et la toute-puissance attribuées aux sons et aux représentations dans le stade précédent sont reprises dans le stade suivant et transférées sur la pensée. C’est principalement la névrose obsessionnelle qui plonge ses racines dans ce stade de développement du moi. La toute-puissance et la magie des pensées jouent un rôle important dans cette forme de névrose.

Dans les maladies psychiques, l’inhibition dans le développement du moi peut se produire à n’importe quel stade ; le stade particulier auquel l’inhibition a eu lieu marquera l’attitude du patient envers la réalité. Ainsi le moi peut également retourner au stade de la toute-puissance et de la magie. La toute-puissance inconditionnée et la magie prédominent apparemment dans la symptomatologie de certaines schizophrénies (comme dans la stupeur catatonique) ; dans la paranoïa, la surestimation magique du moi tout entier ainsi que du monde extérieur « démoniaque » semble prévaloir ; dans l’hystérie la toute-puissance des idées et des gestes, et dans la névrose obsessionnelle la toute-puissance et la magie des pensées.

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