« Catharsis / Katharsis » Joël Bernat

La Katharsis est un élément qu’en 1925 Freud qualifie de « préhistorique »1 et dont la cryptomnésie n’est pas levée, puisqu’il en attribue l’origine à Joseph Breuer2. Mais un « J.B. » peut en cacher un autre, et ici, il s’agit de Jacob Bernays, dont le prénom comme le nom lui sont évidement très proches, puisqu’il s’agit de l’oncle de Martha Freud, qui fut un célèbre philologue (1824-1881) dont Freud ne dit quasiment mot, sinon dans une lettre à Jung3 quant à la dot de sa femme qui lui vint de cet oncle, ce qui lui a permis sa subsistance lors de l’installation de son cabinet, et aussi une autre lettre à Arnold Zweig4 accompagnant l’envoi d’un recueil de textes (Ein lebensbild in Briefen) de cet homme qu’il qualifie de remarquable.

En quoi ? Jacob Bernays fut connu pour la publication, en 1857, d’un texte sur la Katharsis 5 où il reprenait les définitions d’Aristote pour en opérer le transfert du terme médical de « purgation » vers la tragédie comme « purification » (soit les deux sens grec du terme de Katharsis) :

« la tragédie est une imitation, faite par des personnes en action [ et l’on peut entendre là une des définitions ultérieure de l’acting, transfert en acte comme répétition en séance] et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. »6.

Bernays opère ainsi un retournement qui réimporte l’effet de la tragédie vers le médical, amenant ainsi la notion de purgation/purification des émotions dans le champ médical. Dès lors, la Katharsis est pour lui la désignation, « transférée du corps au domaine psychique, du traitement d’un sujet entravé, qui au lieu de tenter de transformer ou repousser l’élément entravant, cherche à l’exciter et à le faire apparaître pour produire un soulagement ».

C’est un principe ancien, toujours actif : nommer, narrer, faire parler le mal, ou le malin, pour l’éliminer ; et son envers de quête de mots, de représentations, à cette fin. C’est peut-être une des fonctions de la tragédie dans la cité que de donner des mots « purgatifs » » en puissance, ou des scènes, au spectateur. Ainsi n’y aurait-il pas à s’étonner de la plasticité, de la théâtralité comme de la temporalité des symptômes hystériques. Cela est remarquable et marqué sous la plume de Breuer7 quant à Anna O. :

« Elle ne raconte plus de charmants petits contes d’Andersen mais revit [sie durchlebend] et tragédie [tragierte] des hallucinations morbides », et ainsi, « Les souvenirs traumatiques peuvent être purgés-narrés [wegerzälht] ».

Si l’hypnose induisait cet effet de purgation, son échec pouvait tenir en ce que, entre autre, faisait défaut une dimension importante, celle de la scénarisation hic et nunc telle que le transfert peut l’opérer. Quoi qu’il en soit, la Katharsis définit une des fonctions de la scène sous la forme d’une effectivité8 de l’Einfall (en tant que Darstellung, figuration) que la tragédie produit sur le spectateur. Et l’on sait le goût comme l’importance qu’ont eu pour Freud les tragédies et leurs figurations, de ce qu’elles pouvaient présenter (par exemple Oedipe-Roi, Hamlet ou Faust) et que, par l’élaboration de Freud, elles re-présentent désormais pour nous, aujourd’hui. Or, bien plus tard, la méthode cathartique qu’aurait inventé Breuer avait pour visée de :

« canaliser le quantum d’affect utilisé à entretenir le symptôme, coincé sur des fausses-routes, vers des voies d’abréaction. »9

Nous pouvons faire l’hypothèse d’une cryptomnésie en Freud, hypothèse dont le seul intérêt réside en cette fonction de scène et son effectivité, fonction du « théâtre privé » ou « d’autre scène », ce lieu du cabinet, la « cuisine de la sorcière », où ce qui vient comme Einfall a un effet cathartique, voire d’auto-analyse. L’acte d’écrire est cathartique, telle une épiphanie10, en ce qu’il maintient une scène ouverte pour la réception des processus psychiques inconscients (au sens de mise en scène, en forme, en jeu, de présentation et de figuration, Darstellung, par opposition à la Vorstellung qui est re-présentation, par exemple dramatique, théâtrale). C’est ce temps épiphanique qui est prescrit par Schiller puis Börne sur le mode de l’Einfall. Puis cette scène pour le surgissement dans l’écriture sera transférée à la parole et son écoute, vers 1895, acte opérant ainsi le passage de la préhistoire vers l’histoire de la psychanalyse, d’une « crypto-méthode » vers la méthode psychanalytique.

1 Voir S. Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard 1984, p. 93, et Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot n°.6, pp. 261-62. Freud utilisera cette méthode à partir de 1889.

2 Voir Mikkel Borch-Jacobsen, Souvenirs d’Anna O., Aubier 1995, pp. 61-66.

3 Freud S., lettre du 9-II-1909, in Correspondance Freud-Jung, tome I, Paris, Gallimard 1975.

4 Freud S., lettre du 27-XI-1932, in Correspondance Freud – A. Zweig, Paris, Gallimard 1973.

5 Cité par Bollack J., « Le fils de l’homme » in L’écrit du temps n°12, 1986, Paris, Éditions de Minuit, p. 7. En 1880, J. Bernays publie Théorie des Drama, chez W. Hertz, Berlin, où il a tenté de reconstituer la partie perdue de la Poétique d’Aristote.

6 Aristote, voir le Livre VIII, 7, de Politique ou le chapitre VI de la Poétique, Garnier – Flammarion.

7 Voir Hirschmüller A., Jacob Breuer, PUF 1991, et Sigmund Freud, Études sur l’hystérie, Paris, PUF 1971, pp. 19 et 25-26.

8 Soit le sens premier de Wirklichkeit, la réalité.

9 S. Freud présenté par lui-même, op.cit., p. 38.

10 Épiphanie et apophanie marquent les temps d’apparition et de disparition du dieu invisible car toujours masqué, Dionysos ; et sa survenue produit un temps de panique, de mania, de désorganisation de l’ordre par exemple social ou rationnel. C’est l’incident, ce qui qualifie toutes les formations de l’inconscient lorsqu’elles font retour.

 

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