Otto F. Kernberg: Trente méthodes pour détruire la créativité des analystes en formation (1997)

Ce texte d’un ancien président de l’IPA n’a eu aucun effet. Et pourtant, il pose des questions fondamentales sur le rapport institution – individu.
Référence: RFP, n° 4, Après l’analyse…, 1997, T. LXI, PUF.


Il y a de cela quelques années, dans le cadre d’une discussion avec un collègue sur les différentes façons de favoriser la créativité des analystes en formation, ce collègue me dit en souriant: «Le problème n’est pas tant de favoriser la créativité mais plutôt d’essayer de ne pas inhiber la créativité inhérente à la nature de notre travail» (Lore Schacht, communication personnelle). Cette remarque a réactivé chez moi toute une série de souvenirs et d’observations liés à ma pratique de l’enseignement de la psychanalyse dans différentes sociétés et instituts. J’ai décidé de rassembler ces observations, d’en discuter avec des collègues et finalement de présenter, sous un angle négatif, ce qui s’avère être en définitive un plaidoyer pour la créativité psychanalytique. Pour une approche positive de ces questions, je renvoie le lecteur à un article de 1986 dans lequel j’ai analysé de façon systématique le rapport entre la structure organisationnelle et le fonctionnement des instituts de psychanalyse, d’une part, et leurs effets sur l’enseignement de la psychanalyse, de l’autre. En tant qu’il offre une excellente vue d’ensemble des problèmes que pose actuellement l’enseignement de la psychanalyse, le résumé de Wallerstein (1993) de la Ve Conférence des analystes didacticiens de l’API (Buenos Aires) peut servir de toile de fond à ce qui va suivre.

La liste que j’ai établie sur les différentes façons d’inhiber la créativité des analystes en formation est loin d’être exhaustive, bien qu’elle semble recouvrir, du moins je l’espère, les principaux aspects de la question. Voici donc les conseils que je peux donner sur la façon d’inhiber la créativité des analystes en formation dans nos instituts:

1/ Ne pas répondre suffisamment rapidement aux demandes d’admission; ralentir le rythme des admissions; tarder à transmettre les informations aux candidats, ce qui contribuera en retour à ralentir la progression des candidats. Si cette progression est rendue systématiquement lente et pesante, si le mémoire clinique des candidats est soumis à d’innombrables révisions et si, en particulier, l’expérience de leur progression est systématiquement émaillée de longues périodes d’attente et d’incertitude, les candidats auront tendance, à leur tour, à tarder à répondre et à prendre des initiatives. Plus le processus d’admission et de progression est lent, plus les candidats auront tendance à différer leur demande d’homologation du cursus et leur demande pour devenir membre de la société et plus ils tarderont – dans le meilleur des cas – à produire des contributions scientifiques.

2/ On pourra tirer parti des écrits de Freud pour supprimer chez les candidats l’intérêt qu’ils pourraient porter à leur propre pensée. Les professeurs doivent insister pour que les candidats lisent attentivement l’œuvre de Freud, dans l’ordre chronologique, de façon exhaustive, et s’assurer qu’ils étudient sa théorie point par point. Ils doivent également communiquer clairement l’idée que les étudiants doivent surseoir à toute analyse critique des conclusions de Freud jusqu’à ce qu’ils aient tout lu de lui (et jusqu’à ce qu’ils aient acquis une expérience bien plus grande et une connaissance bien plus étendue dans le domaine de la psychanalyse). Pour commencer, ils doivent savoir ce que pensait Freud dans les moindres détails; il est donc conseillé de dissocier l’enseignement des écrits de Freud de tous travaux critiques contemporains ou extérieurs consacrés à son œuvre, de toutes controverses actuelles sur tel ou tel point, ou encore de tous problèmes cliniques d’actualité. La protection de l’œuvre de Freud contre la contamination d’autres théories ou travaux critiques fera des merveilles pour détourner petit à petit l’intérêt des candidats des développements de la pensée psychanalytique.

Il faut que les professeurs aient présent à l’esprit que ce qui doit être enseigné et mémorisé ce sont les conclusions auxquelles Freud est parvenu, et non le processus de sa pensée: en fait, si les élèves acquièrent une connaissance de la méthodologie de la pensée de Freud, qui était incontestablement révolutionnaire, cela peut entraîner des identifications dangereuses à son originalité et invalider l’objectif poursuivi, consistant à se centrer uniquement sur les conclusions de Freud (Green, 1991).

3/ Pour endiguer, voire supprimer, l’excitation qui pourrait naître de la lecture des écrits de Freud, il peut s’avérer utile de donner à lire, à chaque fois que débute un nouveau séminaire, certains des textes de Freud les plus créateurs et fondamentaux, d’étudier en détail tout ce que Freud dit dans ces articles connus de tous et de mettre l’accent sur les conclusions auxquelles il aboutit. La combinaison de cette répétition réassurante des aspects permanents des écrits de Freud et de l’accent particulier mis sur ces textes tout au long du cursus, finit par rendre les élèves insensibles à ses contributions, méthode lénifiante rehaussée davantage encore par le fait de demander aux élèves de résumer par écrit les travaux de Freud, ou bien de résumer oralement pour l’ensemble des participants ce que chacun a déjà lu. Pour parfaire le tout, on peut encore organiser des épreuves dont le programme recouvre toute l’œuvre de Freud, comme condition nécessaire à la possibilité de suivre d’autres séminaires.

4/Être extrêmement attentif aux candidats qui ont tendance à remettre en question les conceptions théoriques d’un des auteurs favoris de l’institution analytique qui est la vôtre. Faire comprendre clairement que la pensée critique est la bienvenue du moment qu’elle vient confirmer les positions du didacticien. Récompenser les élèves qui expriment un grand intérêt pour les textes que vous leur donnez à étudier (excepté, bien sûr, s’il s’agit d’écrits d’ «auteurs déviants»; car, dans ce cas, la règle veut qu’ils provoquent de la part des élèves incrédulité et indignation). Si, discrètement mais régulièrement, vous faites l’éloge des élèves qui soutiennent les positions officielles de l’institution, la tentation de développer des idées nouvelles, différentes ou divergentes sera probablement amenée à disparaître peu à peu (Giovannetti, 1991; Infante, 1991; Lussier, 1991).

5/Faire en sorte que les élèves ne participent pas trop tôt aux activités scientifiques de la société ou soient invités à des réunions où des collègues respectables risquent de faire état de leurs désaccords respectifs. En guise de justification, on peut arguer du fait qu’il est préférable que l’analyse du candidat ne soit pas troublée prématurément par des influences extérieures, en particulier par celles qui pourraient porter atteinte à l’anonymat de l’analyste didacticien. Il est toujours possible, au sein d’une petite société analytique, de justifier l’interdiction faite aux candidats d’assister aux réunions scientifiques de la société, dans la mesure où il peut s’avérer difficile pour un groupe si restreint d’éviter que les candidats et leurs analystes ne se rencontrent en dehors des séances, ce qui rend l’isolement de l’Institut de formation par rapport à l’univers scientifique de la pensée psychanalytique parfaitement légitime.

6/ Contrôler soigneusement les cours à option: ceux qui enseignent depuis peu tirent souvent parti de ces cours pour exposer de nouvelles idées. Surveiller étroitement les séminaires à option et rester attentif au fait qu’ils peuvent perturber l’approche harmonieuse et intégrée correspondant aux conceptions qui prédominent au sein de la Société ou de l’Institut de formation.

7/ Maintenir une stricte séparation entre les séminaires réservés aux analystes en formation et ceux réservés aux candidats dont le cursus a été homologué. Fort heureusement, la plupart des institutions analytiques ont une connaissance intuitive du fait qu’il est préférable que les candidats et les analystes ayant homologué leur cursus ne suivent pas le même séminaire: les premiers seraient trop susceptibles de découvrir chez les seconds les incertitudes et les remises en question que précisément ils apprennent à supprimer. Ceci pourrait avoir des effets négatifs sur l’idéalisation de la formation analytique et battre en brèche l’illusion de l’énorme différence qui existe entre les candidats et ceux dont le cursus a été validé.

8/ Afin de s’assurer de l’infaillibilité du respect des élèves envers leurs aînés, il est conseillé de réunir au sein d’une même équipe des analystes didacticiens confirmés et des analystes débutants désireux de devenir didacticiens, pour faire des enseignements ou diriger des séminaires. On préconisera le maintien d’une stricte hiérarchie entre les membres enseignants. Si le jeune analyste s’incline avec respect devant les positions de ses aînés et témoigne par son comportement de son acceptation totale de leur autorité; si, de plus, il exprime quelque incertitude concernant l’ampleur des initiatives qu’il peut prendre pour diriger un séminaire, l’idée que l’autorité établie doit être acceptée sans conteste en sortira renforcée. On peut accentuer la hiérarchie par des moyens très simples, par exemple en réservant lors des réunions professionnelles les places des premiers rangs aux analystes émérites.

9/ Multiplier les rituels d’homologation par différents procédés: ce domaine est riche en potentialités. On peut, par exemple, demander au candidat d’écrire un mémoire et soumettre ce travail à d’innombrables révisions et corrections. Cette expérience permet au candidat d’acquérir une idée des difficultés considérables qu’implique la rédaction d’un article destiné à être publié. On peut également demander au candidat de présenter un exposé devant les membres de la société. On choisira les discutants parmi les plus anciens membres de la société (il se peut que ceux-ci n’aient pas écrit d’articles depuis longtemps); ils pourront, par une critique exhaustive de l’exposé du candidat, donner la mesure de leurs exigences quant au contenu d’une communication scientifique, ou encore constituer un comité pour délivrer le même message. Dans certains pays, un vote secret de tous les membres de la société permettra de décider si oui ou non le mémoire du candidat répond aux critères d’admission pour devenir membre de la société. Lorsque des dissensions politiques significatives au sein de la société font que l’analyste nouvellement homologué rejoint automatiquement le clan de son propre analyste didacticien, le mémoire peut se transformer en une véritable source d’angoisse concernant les dangers en matière de travail scientifique (Bruzzone et al, 1985).

10/ Mettre l’accent sur le fait qu’il faut des années et des années de pratique clinique avant que la compréhension de la théorie analytique et de la technique, sans parler des applications de la psychanalyse à d’autres domaines, soit suffisamment profonde et solide pour justifier d’une éventuelle tentative d’apporter sa propre contribution à l’édifice scientifique de la psychanalyse. Soulever délicatement – mais quasiment d’emblée – la question de savoir dans quelle mesure les tentatives de la part des candidats d’écrire des articles et, de surcroît, la volonté qui les anime de faire publier leurs travaux (!) ne constituent pas le reflet d’une rivalité œdipienne ou de conflits narcissiques non résolus. S’il arrive que de jeunes psychanalystes publient quelques travaux tout en s’étant assurés au préalable de l’approbation des membres émérites de leur société, cette coutume doit être portée à la connaissance de tous les candidats, ce qui peut contribuer en retour à renforcer leur crainte de faire publier leurs propres travaux. Naturellement, il faut éviter d’encourager les candidats à mettre en forme par le biais de l’écriture toutes idées nouvelles et originales: l’acte d’écrire doit être synonyme de corvée ou d’obligation; il ne doit jamais être assimilé au plaisir ou à un quelconque sentiment de fierté à l’idée d’avoir apporté, en tant qu’élève, sa contribution à l’édifice de la psychanalyse (Britton, 1994).

11/ Il peut être très utile de faire remarquer que la psychanalyse n’est comprise et correctement pratiquée que dans des lieux fort éloignés de votre propre institution, et de préférence dans une langue que la plupart de vos élèves ne connaissent pas. Si les exigences de la formation sont telles que les élèves n’ont pas la possibilité de passer un certain temps dans cette contrée lointaine et idéale, il se peut qu’ils finissent par en tirer la conclusion que toute tentative de développer la psychanalyse dans un lieu aussi éloigné d’un autre qui seul pourrait se prévaloir d’enseigner véritablement la théorie et la technique est parfaitement vaine. Cette conclusion aura toutes les chances de s’imposer durablement.

12/ On doit s’efforcer de dissuader les candidats de rendre visite prématurément à d’autres sociétés ou instituts et de participer à des congrès, des réunions ou autres activités scientifiques organisés par d’autres institutions, et plus particulièrement lorsque ces manifestations ont lieu dans votre propre ville, région ou pays; une telle mesure ne peut que renforcer l’idéalisation dont font l’objet les contrées éloignées de la vôtre au plan géographique ou linguistique, et qui sont inaccessibles à vos candidats. Heureusement, certains instituts ou sociétés ont érigé de solides barrières contre l’intrusion de visiteurs étrangers – exception faite de quelques visiteurs occasionnels qui seront descendus en flammes lors d’une réunion bien préparée. Il est extrêmement difficile pour un candidat de passer d’un institut à un autre, d’un pays à un autre, voire même d’une ville à une autre sans avoir au préalable surmonté quantité d’obstacles. On supprime ainsi tout risque de comparaison et de contamination, toute velléité de remise en question et de changement et toute possibilité d’expérimenter des méthodes pédagogiques nouvelles.

13/ Multiplier par deux le nombre d’articles qu’on pourrait raisonnablement assigner aux élèves par séminaire; leur demander de présenter des résumés à leurs collègues et s’assurer qu’ils ont étudié tous ces textes en détail. Et, comme je l’ai indiqué précédemment, ne pas oublier d’inclure au programme les textes de Freud qu’ils ont déjà lus à maintes reprises dans d’autres séminaires. Ne pas choisir de textes qui ont été publiés il y a moins de vingt ans: ceci laisse entendre que les contributions véritablement importantes ont déjà été faites et qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à attendre des développements récents, qu’il s’agisse d’apports théoriques ou techniques, y compris, bien entendu, des idées qui pourraient germer dans l’esprit des élèves.

14/ Par opposition avec certains instituts qui laissent l’analyste et l’analysant libres de juger de l’opportunité ou non de voir les candidats participer aux séminaires dirigés par leur propre analyste, appliquer strictement la règle selon laquelle un candidat ne doit jamais participer aux séminaires que dirige son propre analyste. Qui plus est, s’assurer que les candidats n’assistent à aucune réunion ou manifestation scientifique où des renseignements objectifs concernant le travail de leur analyste pourraient venir perturber le transfert et porter atteinte à l’anonymat que requiert la formation analytique. L’anonymat encourage les idéalisations inanalysables et favorise l’insécurité (Kernberg, 1986).

15/ II peut être fort utile de donner de l’importance, dans la liste d’ouvrages recommandés, aux travaux des membres influents de l’institution; dans l’idéal, on confiera l’enseignement de ces œuvres à leurs anciens étudiants ou étudiants actuels. On veillera en outre à compléter la liste de ces ouvrages par des ouvrages concordants venant renforcer les points de vue de ces leaders, tout en incluant également un ou deux exemples de points de vue divergents dont on exposera la faiblesse. Enfin, pour clore le tout, on pourra demander aux élèves d’écrire un article ou une étude de cas s’appuyant largement sur des citations extraites de ces ouvrages de référence.

16/ L’exposition des élèves à des courants de pensée psychanalytiques alternatifs devrait, dans l’idéal, être différée le plus longtemps possible. Dans les séminaires réservés aux étudiants en fin de cursus, on passera brièvement en revue des textes représentant des orientations dissidentes ou déviantes dans une perspective résolument critique. On invitera également des chefs d’école représentant différents courants de pensée à diriger des séminaires de courte durée auxquels pourront participer à titre exceptionnel des élèves, des jeunes analystes et des enseignants. Ces derniers s’assureront du fait que les élèves assistent en témoin au démantèlement sans pitié des conceptions du représentant du courant de pensée dissident. Des séminaires d’une journée dirigés par des dissidents influents dont les conceptions seront battues en brèche d’une façon respectueuse mais inébranlable pourront contribuer à rassurer les élèves sur le fait que leur «école» est la meilleure, à calmer les esprits et à montrer que les idées nouvelles, bien que dangereuses, peuvent être vidées de leur contenu potentiellement subversif.

17/ Toujours faire en sorte que ce soient les candidats les moins expérimentés qui présentent des cas et jamais les analystes les plus chevronnés: en effet, les incertitudes inhérentes au travail analytique et les erreurs inévitables que les analystes sont amenés à faire pourraient effacer chez les candidats les sentiments d’autocritique et de crainte d’être jugés, ainsi que la modestie naturelle qui est la leur. La conviction que les analystes dont le cursus a été homologué travaillent bien mieux que les candidats, que les analystes didacticiens travaillent bien mieux que les analystes récemment admis et enfin que les anciens analystes didacticiens travaillent bien mieux que leurs cadets, cette conviction permet d’entretenir chez les candidats un doute important quant à leurs capacités.

18/11 faut veiller à ce que les candidats par trop critiques ou rebelles qui menacent le climat harmonieux des séminaires, défient leurs enseignants ou osent critiquer ouvertement les analystes didacticiens en présence de leurs analysants (ces derniers étant susceptibles, bien sûr, de rapporter ces propos en séance), soient gentiment freinés dans leur cursus ou encore encouragés à démissionner. On peut, par exemple, différer la validation de leurs contrôles, ou bien organiser des réunions avec les leaders des séminaires pour discuter du cas de ces candidats qui posent problème. Le contenu de ces discussions sera ensuite porté à la connaissance des candidats en question, de façon indirecte, par l’intermédiaire de conseillers personnels ou de médiateurs qui, sous le couvert de l’amitié, sont chargés de leur transmettre l’opinion négative qui prévaut à leur égard dans l’institution. Une fois informé, ou bien le candidat modifiera son attitude dans la direction souhaitée, ou bien il décidera de démissionner. Et une fois qu’il aura démissionné, ou qu’il aura été encouragé à le faire, il faudra veiller à ne jamais plus prononcer son nom et à garder le silence sur toute cette affaire: ce message implicite, à savoir qu’il s’est produit quelque chose d’effroyablement dangereux dont heureusement personne ne souhaite parler, aura un impact considérable sur les élèves.

19/ On a créé ces dernières années une merveilleuse méthode pour refroidir l’enthousiasme des analystes en formation, sous la forme d’un cours préparatoire d’initiation d’une durée d’un an où l’on passe en revue brièvement et de façon simplifiée l’ensemble de la théorie et technique psychanalytique, en faisant déjà référence aux points les plus marquants de la pensée de Freud qui seront repris en détail plus tard, et en reprenant de façon condensée toute l’histoire de la psychanalyse depuis ses débuts jusqu’à la période actuelle. L’accent est mis sur le fait que tous ces domaines seront approfondis par la suite. Ce cours s’inscrit d’emblée dans un processus de répétition porteur d’ennui, étant donné qu’une majorité de candidats aura déjà étudié la théorie psychanalytique. Ceci ne devrait pas manquer de susciter le sentiment qu’on ne sait pas vraiment ce qui va être enseigné ainsi que le désir impatient d’une exploration plus poussée, tout en donnant lieu à une simplification routinière des concepts fondamentaux qui les vide d’emblée de l’intérêt qu’on pourrait leur porter plus tard au moment de leur approfondissement. On peut naturellement utiliser cette méthode pour induire un manque d’intérêt à partir de n’importe quel cours d’introduction, en sous-entendant implicitement que la «substantifique moelle» sera présentée ailleurs.

20/Ne surtout pas réactualiser l’enseignement de la technique psychanalytique. Centrer cet enseignement sur les textes de Freud qui introduisent à la méthode psychanalytique ainsi que sur ses études de cas: les textes de l’homme aux rats, l’homme aux loups, Dora et le petit Hans auront, bien sûr, déjà été étudiés dans le cadre de l’étude globale de l’œuvre de Freud; mais, on peut les reprendre à nouveau, avec pour objectif cette fois-ci d’enseigner les principes généraux de la technique analytique. Si le candidat prend connaissance, par le biais d’autres sources (comme c’est, hélas, fort courant aujourd’hui), des développements récents et des approches alternatives du processus analytique, l’angoisse suscitée chez lui par son ignorance des différentes approches (ego-psychology, écoles françaises, écoles anglo-saxonnes, etc.) viendra renforcer son manque de confiance en son propre travail et en la possibilité d’apporter sa contribution face aux défis que nous lancent les patients aujourd’hui. Si, en même temps, on donne à entendre au candidat que la pratique de la psychanalyse s’apparente en vérité à un art qui en fin de compte ne pourra être maîtrisé que grâce à ses capacités intuitives, et que par ailleurs le développement de ces capacités dépend des progrès de son analyse personnelle et de ses supervisions, on peut être assuré que l’angoisse qui est la sienne sera amenée à exercer pendant longtemps un effet d’inhibition (Arlow, 1991).

21/ Les superviseurs ont un rôle crucial à jouer dans l’inhibition de la confiance du candidat en son propre travail et en la possibilité d’apprendre en tirant parti de sa propre expérience. Il est important que les superviseurs parlent le moins possible. En fait, il n’est pas inutile que le candidat fasse l’expérience d’une continuité naturelle entre la position qu’il occupe en tant que patient dans l’analyse et la relation avec son superviseur. L’écoute attentive et silencieuse du superviseur en présence d’un candidat qui lui expose le déroulement de son travail avec ses patients, avec juste çà et là quelques remarques occasionnelles illustrant les erreurs commises par le candidat, saura maintenir ce dernier dans une position d’incertitude et d’humilité face à son travail. Les efforts qu’il déploie pour construire en lui-même le cadre psychique déterminant les points de vue de son superviseur vont occuper à tel point son esprit qu’ils ne pourront manquer d’influencer son travail avec son patient. Le candidat se doit de penser que le fait de suivre les conseils de son superviseur à la lettre et de montrer à ce dernier que les interprétations qu’il a données coïncident avec celles qu’il imagine que son superviseur aurait données à sa place lui permettra d’éviter bien des erreurs dans son travail. Ce processus permettra de pallier le risque de voir le candidat intégrer et métaboliser une théorie et une technique personnelles qui évoluent et se transforment, le candidat mesurant alors la validité de ses hypothèses à l’aune de la cure tout en respectant le développement autonome de son patient. La situation chaotique et confuse qui résulte du fait que les superviseurs ne se réunissent jamais pour discuter ensemble de leurs conceptions de la supervision et du fait que l’on maintient une stricte séparation entre ceux qui enseignent la technique analytique, d’une part, et les superviseurs de l’autre a toutes les chances de produire chez le candidat l’impression qu’il lui faudra des années avant d’acquérir un savoir-faire suffisant qui l’autorise à apporter sa propre contribution à l’édifice de l’analyse.

22/ La plupart des institutions analytiques sont en proie à un certain degré de peur paranoïde, peur qui est la contrepartie des processus d’idéalisation qui sont à l’œuvre dans l’analyse didactique; mais il est important de garder en mémoire qu’aucune organisation sociale n’échappe à ce phénomène. De telles peurs contribuent à décourager les candidats de travailler de façon indépendante, de prendre des initiatives et de répondre aux défis qui leur sont lancés. Fort heureusement, il existe toutes sortes de moyens permettant de renforcer ces peurs paranoïdes: la mesure la plus efficace consiste en ce que les analystes didacticiens se fassent les rapporteurs de l’évolution des candidats dont ils dirigent la cure. Ce procédé suivant lequel les analystes didacticiens informent le comité de l’enseignement de l’opportunité pour leurs analysants d’être autorisés à suivre les enseignements de l’institut et à entreprendre une première cure contrôlée constitue donc la mesure la plus paranogène jamais inventée par les institutions analytiques. Il est regrettable que cette mesure, jugée contraire à l’éthique, ne soit, à l’heure actuelle, quasiment plus appliquée. Mais, heureusement, nous pouvons compter sur la tendance irrépressible de certains analystes à signifier par un simple geste ce qu’ils pensent réellement de tel ou tel candidat; le système du «téléphone arabe» ne fait que renforcer ce genre d’attitude, à savoir: les analystes didacticiens s’inspirent des propos qui leur sont rapportés par leurs analysants – propos qui ont trait précisément aux jugements portés par d’autres candidats sur ces analystes – pour prendre des mesures de représailles à l’encontre de ces derniers. La crainte inspirée par les conséquences que pourrait entraîner une simple remarque suffit amplement à entretenir la paranoïa ambiante (Dulchin et Segal, 1982 a, b; Lifschutz, 1976).

23/ Une autre méthode parfaitement légitime permettant d’accroître les sentiments paranoïdes chez les candidats consiste tout simplement à ne donner que des informations incomplètes concernant les conditions requises, le règlement ou encore les voies à suivre pour réparer un tort. Pour commencer, il faut éviter d’informer trop régulièrement les candidats de leurs progrès ou de la façon dont ils sont perçus par les enseignants; on peut, en revanche, les tenir au courant de leurs défauts et de leurs échecs par les moyens indirects que j’ai cités précédemment. Le fait que les superviseurs s’abstiennent de parler ouvertement et explicitement avec leurs supervisés afin que ceux-ci n’apprennent qu’indirectement comment ils sont évalués, que ce soit par l’intermédiaire des conseillers, du directeur de l’institut ou encore des bruits de couloir, ne peut que contribuer à renforcer considérablement les attitudes paranoïdes. Il est parfaitement légitime également de renvoyer les candidats à la brochure officielle et de s’abstenir d’organiser des réunions d’information. Dans certains instituts, le directeur et les candidats se réunissent tous ensemble; le climat détendu, l’autonomie et les défis potentiels lancés à l’autorité qui en résultent sont dangereux!

24/ Les messages transmis par les meneurs de la communauté psychanalytique locale jouent un rôle extrêmement important. Les indications franches et manifestes quant à leur insécurité et leur angoisse de l’écriture peuvent servir de levier à un processus identificatoire. Le système de «convoi» qui existe depuis fort longtemps et dont l’efficacité n’est plus à prouver constitue un autre exemple de ce type de méthode: quelques analystes didacticiens chevronnés conduisent l’analyse personnelle d’un si grand nombre de candidats qu’ils n’ont plus d’énergie pour participer aux réunions ou activités scientifiques de leur société. Afin de préserver la pureté du transfert, ils n’ouvrent jamais la bouche en public, et les amitiés, alliances et rivalités mutuelles entre les candidats qui ont la chance d’être en analyse avec l’un de ces grands maîtres alimentent une idéalisation et une passivité stabilisatrices. Ce modèle se révèle d’une grande efficacité dans l’inhibition des capacités de pensée du candidat.

25/ Il faut essayer de maintenir une relative uniformité en ce qui concerne les aspirations professionnelles des candidats dans leur ensemble. Le véritable analyste doit se consacrer uniquement à la psychanalyse et n’aspirer qu’à la liberté de travailler dans son cabinet avec des patients en analyse; il doit, en revanche, se montrer hostile à toute tentative d’appliquer, en le diluant, le travail analytique véritable à d’autres domaines tels que la psychothérapie de patients profondément régresses, d’enfants, de psychotiques, la participation à des travaux théoriques et de recherche en dehors du cadre analytique proprement dit, la prise de responsabilités institutionnelles, la participation à des activités artistiques. Les principaux défis lancés à la théorie et à la technique analytiques se situent à la frontière de notre champ professionnel; le non-investissement de ces domaines permet non seulement de protéger la pureté du travail analytique mais également d’éviter de poser des questions potentiellement subversives quant aux limites de la psychanalyse et de son champ d’application. Il faut à tout prix éviter d’accepter en formation des dissidents désireux d’étudier la psychanalyse pour l’appliquer à d’autres domaines, des philosophes qui s’intéressent à définir des frontières entre la pensée philosophique et psychanalytique, ou encore des chercheurs scientifiques qui souhaitent compléter leur propre formation neuropsychologique.

Dès lors que les mesures de protection que l’on applique à la sélection des candidats ont prouvé leur efficacité, on peut tolérer quelques «étudiants particuliers» qui s’intéressent aux aspects intellectuels de la psychanalyse. Cependant on doit veiller à maintenir une stricte séparation entre ces étudiants et les autres, limiter leur participation aux séminaires cliniques, et laisser entendre qu’il existe un fossé entre la formation analytique stricto sensu et les entreprises «secondaires». Il faut également éviter de dispenser une «formation clinique partielle» à des universitaires d’autres disciplines et leur faire clairement savoir que tant qu’ils n’auront pas entrepris une formation clinique à part entière ils ne seront pas autorisés à exercer quelque activité clinique que ce soit.

26/ De même, toutes les investigations scientifiques interdisciplinaires doivent être renvoyées aux stades les plus avancés de la formation, reléguées pour ainsi dire dans des séminaires optionnels de dernière année, une fois que l’identité de base du candidat est suffisamment solide et ne risque pas d’être entamée par les effets édulcorants ou encore potentiellement corrosifs de l’approche psychanalytique de l’art, des problèmes de société, de la philosophie et de la recherche dans le domaine des neurosciences. On doit proscrire la démarche inverse qui consisterait à introduire l’étude des sciences périphériques au moment précisément où l’on commence tout juste à aborder la théorie analytique et où, par exemple, la théorie psychanalytique des pulsions doit être assimilée en l’absence de tout risque de contamination qui pourrait naître du contact avec d’autres modèles de pensée. Dans le même ordre d’idée, on doit éviter d’établir prématurément des comparaisons entre la technique analytique et les autres méthodes psychothérapeutiques ou de tenter, en enseignant la théorie psychanalytique de la dépression, de faire le lien entre le rôle respectif des facteurs psychodynamiques et biologiques dans les dépressions. Tout ceci risquerait d’ébranler la foi en la psychanalyse.

27/ Il faut renvoyer tous les problèmes relatifs aux enseignants et aux élèves, aux séminaires et aux contrôles, et tous les conflits qui surgissent entre les candidats et le corps enseignant, «au divan», en gardant présent à l’esprit que la formation analytique n’est jamais à l’abri d’acting out transférentiels et que l’insatisfaction des élèves comporte toujours une dimension transférentielle. La tendance excessive d’un candidat à poser des questions et à développer sa pensée dans des voies nouvelles est habituellement sous-tendue par des éléments transférentiels qui doivent être résolus dans l’analyse personnelle. Ceci signifie également que le corps enseignant doit demeurer uni et soudé face aux défis lancés par les élèves. Cette union fournit une structure à la fois ferme et stable qui permet de diagnostiquer les manifestations transférentielles régressives des élèves et de renvoyer celles-ci à l’expérience analytique individuelle propre à chacun d’eux.

28/ Tous ces principes et recommandations se révéleront insuffisants à partir du moment où le corps enseignant est animé d’un esprit de créativité qui lui est propre. Il est difficile, mais pas impossible, de parvenir à inhiber la créativité des enseignants; l’inhibition de cette créativité offre la meilleure garantie possible de voir ce processus se répéter inconsciemment dans la relation aux élèves. Ceci constitue un défi majeur: que peut-on faire dans une société psychanalytique pour inhiber la créativité de ses membres? Heureusement, l’expérience nous enseigne que l’extension du modèle hiérarchique caractéristique du cursus de formation à la structure sociale de la société psychanalytique, qui est facile à réaliser, se révèle d’une grande efficacité. L’établissement de barrières puissantes marquant chaque étape du cursus au fur et à mesure de la progression du candidat – membre affilié, membre adhérent, membre titulaire, analyste didacticien, membre du comité de l’enseignement et/ou membre ayant la responsabilité de diriger des séminaires de toute première importance – est une mesure très utile.

On doit laisser clairement entendre que cette progression est davantage liée à l’appartenance à un clan politiquement puissant qu’aux accomplissements professionnels ou scientifiques, et veiller à ce que la marche à suivre pour franchir chacune des étapes soit entourée d’un degré d’incertitude et d’indétermination suffisant pour maintenir un climat d’insécurité et de paranoïa au sein de la société. La progression d’une étape à une autre doit être le plus souvent possible soumise à un vote secret et en tout état de cause il faut laisser clairement entendre qu’un tel vote est influencé par les processus politiques à l’œuvre dans votre groupe.

29/ Il est important avant tout de faire preuve de discrétion et de garder le secret quant aux conditions requises pour devenir didacticien, à la façon dont les décisions sont prises (où et par qui), et aux voies de recours possibles lorsque, le cas échéant, un candidat au titre d’analyste didacticien voit sa candidature refusée avec toutes les conséquences traumatiques que cela entraîne. Plus le corps des analystes didacticiens forme une entité séparée faisant montre de cohésion et se donnant pour les tenants de l’autorité, et plus les effets d’inhibition du processus de sélection exerceront une influence sur l’ensemble de l’institution – candidats, corps enseignant et société compris.

30/Lorsque l’on a l’impression que certains développements pourraient porter atteinte aux méthodes utilisées pour inhiber la créativité des candidats, il faut garder présent à l’esprit que le principal objectif de la formation analytique n’est pas d’aider les élèves à acquérir des connaissances à partir desquelles ils pourraient accéder à un nouveau savoir, mais au contraire d’acquérir des connaissances en psychanalyse aux seules fins d’éviter toute édulcoration, déformation, dégradation et détournement de celle-ci.

Il ne faut jamais oublier qu’une étincelle peut produire un incendie, à plus forte raison lorsque cette étincelle se trouve être en contact avec du bois mort: éteignez-la avant qu’il ne soit trop tard!

(Traduit de l’américain par Danielle Goldstein.)

Otto F. Kernberg New York Hospital – Cornell Médical Center 21, Bloomingdale Road White Plains NY 10605


RÉFÉRENCES

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