Joël Bernat : « Freud et la religion »

« Si les bœufs et les lions avaient des mains
et pouvaient peindre comme le font les hommes,
 ils donneraient aux dieux qu’ils dessineraient
des corps tout pareils aux leurs,
 les chevaux les mettant sous la figure de chevaux,
 les bœufs sous la figure de bœufs. »
Xénophane, frag. 14, 15 et 16.
 
« En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux »
Eschyle, Prométhée, v. 975.

« Lorsque quelqu’un a, comme Léonard, échappé dans sa première a enfance à l’intimidation par le père et s’est affranchi dans sa recherche des chaînes de l’autorité, notre attente serait contredite de la façon la plus criante si nous trouvions que le même homme est resté un croyant et n’est pas parvenu à se soustraire à la religion dogmatique. La psychanalyse nous a appris à connaître l’intime corrélation entre le complexe paternel et la croyance en Dieu, nous a montré que le Dieu personnel n’est psychologiquement rien d’autre qu’un père qui a été exalté, et nous donne quotidiennement le spectacle de jeunes gens qui perdent la foi religieuse dès que chez eux s’effondre l’autorité du père. C’est donc dans le complexe parental que nous reconnaissons la racine du besoin religieux; le Dieu juste et tout-puissant et la bonne Nature nous apparaissent comme des sublimations grandioses du père et de la mère, ou plutôt comme des renouvellements et des réinstaurations des représentations de l’un et de l’autre dans la prime enfance. La religiosité se ramène biologiquement au désaide et besoin d’aide longtemps persistants du petit enfant des hommes qui, plus tard, lorsqu’il a reconnu son délaissement et sa faiblesse effectifs face aux grandes puissances de la vie, ressent sa situation tout comme il l’a ressentie dans son enfance et cherche à en dénier la désolation par le renouvellement régressif des puissances protectrices infantiles. Cette protection, évitant de tomber malade de névrose, que la religion accorde à ses croyants, s’explique aisément par le fait que celle-ci les débarrasse du complexe parental auquel est attachée la conscience de culpabilité de l’individu, comme celle de l’humanité tout entière, et qu’elle liquide pour eux ce complexe, tandis que l’incroyant doit venir seul à bout de cette tâche. » Sigmund Freud : « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910), OCF-P X, PUF, 1993, p.149.

Introduction

Le merveilleux, la religion, l’utopie, la croyance religieuse ou en un mythe du progrès humain, l’universel ou l’omnipotence et l’omniscience : sont-ils autant de noms pour la même chose ?

Et leurs envers : mélancolie, nostalgie, quête, Chute, détresse, ou encore le fragmentaire, l’inachevé, etc.

Ces termes que j’inscris en ligne, sur deux faces symétriques, encadrent-ils vraiment la même et unique chose ? Nous allons tenter d’y répondre.

1 – la mélancolie de Faust

Il semble exister une fort ancienne opposition entre science et merveilleux, ou encore, entre une sorte d’urgence à « connaître » et celle de « croire ». La plainte du docteur Faust représente bien une telle opposition. En effet, le voici éprouvant une grande désillusion, après avoir étudié philosophie, médecine, droit et théologie, et ne se sentant guère plus éclairé dans sa quête :

« Et je reste là, comme un sot // Sans avoir avancé d’un mot. »

Mais il y a un espoir du côté de l’irrationnel :

« J’ai donc pensé que la magie // Et les esprits et leur pouvoir // Pourraient me révéler quelque secret savoir // (…) Me délivrer des mots et de leur vanité. »

Une première remarque : Faust a donc espéré qu’un mot – ou un savoir -, serait assez puissant, c’est-à-dire magique, pour éclairer son existence. Et dès lors de constater qu’aucun mot ne peut donner d’épaisseur ou de chair à son sentiment d’être (voir le fameux : « Qui suis-je ? »), aucun savoir ne vient transmuter sa mélancolie. Mais alors, quoi ?

Plus loin, Faust ouvre le Nouveau Testament s’arrête :

« Il est écrit : Au commencement était le verbe ! Ici, je m’arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, le verbe ! Il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : Au commencement était l’esprit ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j’écris, consolé : Au commencement était l’action ! »

Cette désillusion, ce drame ou ce syndrome faustien, et son passage du rationnel vers l’irrationnel – comme utopie anti-mélancolique -, est un classique, et pas seulement littéraire. Donnons pour exemple Camille Flammarion, fondateur de la Société Astronomique française qui publie en 1900 deux livres qui n’ont plus rien à voir avec la science : Forces inconnues de la nature et Forces psychiques inexplorées. Ou encore Sir Arthur Conan Doyle, ce médecin rendu célèbre par son personnage de Sherlock Holmes, prince de la science analytique, représentation de la démarche scientifique poussée à son plus haut degré, qui fait disparaître son héros en pleine gloire, pour se consacrer aux phénomènes occultes, passant ainsi de son goût pour la lumière à celui des ténèbres, pourrait-on dire…

Burton[i], Jung, etc…

2 – Les Utopies comme antidépresseurs

Ainsi y a-t-il des savants déçus par la science, déception qui ouvre la porte aux résurgences de l’occulte, de la mystique ou de la métaphysique, c’est-à-dire autant de formes de la toute-puissance magique de la pensée avec son cortège de croyances et de merveilleux : cette déception indique qu’en fait, sous couvert de quête scientifique, c’est tout autre chose qui était, pour eux, à l’œuvre. Comme si avoir la connaissance pouvait venir réparer quelque chose de l’être !

Quête de toute-puissance qui s’entend aussi dans le désir même de la Science : tout expliquer, maîtriser. Pour exemple, le chimiste et académicien Marcelin Berthelot, alors Ministre de l’Instruction, lançait, en 1887 : « L’univers est désormais sans mystères »…

En d’autres termes, la pensée, fut-elle scientifique, ne peut pas être dissociée de la problématique personnelle du penseur. Et la désillusion, l’échec de la recherche ne ferait que répéter autre chose, sur la scène psychique de la science.

Déception de et par la Science qui s’offrit comme pourvoyeuse de merveilleux au XIX siècle, en lieu et place du merveilleux jusqu’ici promis par la religion.

Déception du chercheur qui se tourne vers un autre champ du merveilleux, celui de la croyance, que ce soit sous la forme d’un nouveau discours scientifique, l’utopie, ou sous la forme du discours religieux.

Ceci tendrait à montrer que l’on ne renonce jamais à rien, ce que Freud indiquait ainsi : «nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive ou un succédané».[ii]

Ce déplacement est connu depuis longtemps, et fut, par exemple, montré par Feuerbach : selon lui, le mépris de la nature dans la philosophie moderne est un héritage de la théologie chrétienne – de sa vision-du-monde – préconception qui fait de cette philosophie moderne rien d’autre que de la ” théologie dissoute et transformée en philosophie ”. Hegel est ainsi un ” travesti ” : sa doctrine (la Réalité est posée par l’Idée) n’est que l’expression rationnelle de la doctrine théologique (la Nature est crée par Dieu) : c’est ainsi qu’échoue toute philosophie spéculative. Notons le glissement de la croyance en un Dieu vers celle en un mot ou concept. Pour éviter cela, il faut recourir au ” tiers-état ”, les sens, qui eux seuls donnent accès aux vérités philosophiques, sans omettre que la confirmation doit en passer par autrui.

Il y aurait donc quelque chose de puissant en nous qui exige de trouver dans le monde extérieur une puissance qui serait rassurante ? Et ce n’est pas le passage des siècles, avec son accumulation de connaissances, qui vient y changer quoi que ce soit. Cela semble bien être une question individuelle, que chaque être se pose ou qui s’impose en chacun.

D’où cela vient-il ?

3 – Le cheminement de Freud

Du fait de sa double formation, en neurophysiologie et en philosophie (avec Franz Brentano), Freud était ‘prévenu’ au sujet des utopies et autres croyances, en se pliant, disons intellectuellement, à l’idéal scientifique des Lumières anglaises (Newton et Bacon) : en science, aucun a priori n’est possible, la science se devant d’être le plus neutre possible, dégagée de toute influence. Position renforcée par son goût pour Kant et la Aufklärung dont il respectait les principes, en tant que savant comme en tant que juif libéral (selon un des buts du B’nai B’rith dont il fit toujours partie).

Puis, du fait de sa pratique clinique, et plus précisément, les cures de patients présentant des névroses obsessionnelles, Freud a pu pénétrer de plus en plus le mécanisme de la croyance et celui de la constitution de l’idée religieuse et de sa nécessité.[iii]

Mais un autre courant est repérable dans la pensée de Freud, une adhésion aux thèses phylogénétiques, celles qui s’appuient sur Darwin, et surtout celles de Lamarck ; c’est ainsi que l’on observe, vers 1910, apparaître la thèse des « trois phases », empruntées à l’anthropologie, puis peu à peu appliquées à la clinique pour expliquer une évolution de l’humanité, qui, selon la loi de Haeckel, se rejoue chez tout individu : l’ontologie comme répétition rapide de la phylogenèse.

Enfin, dans les années 1920-1930, sous l’influence de la Première Guerre mondiale, la phylogenèse laissera progressivement la place à des observations sur les masses et la grégarité, telles que l’on peut les observer dans les religions ou les armées.

Afin de nous y retrouver, je propose de résumer toute cette pensée selon deux axes principaux, celui de l’ontologie et celui de la civilisation : façon de montrer comment la détresse de l’individu tente de se résoudre aussi bien de l’intérieur, que de l’extérieur en prenant appui sur les héritages culturels.

I : Le « besoin de croire » comme conséquence physiologique et ontologique ?

Cela peut sembler étonnant que d’annoncer qu’il y existerait une raison physiologique et ontologique au besoin de croire.

1 – Inachèvement physiologique biologique de l’être humain

Une particularité fondamentale du petit humain, comme beaucoup de mammifères, est de venir au monde : inachevé. En effet, si nous le comparons avec un poussin, celui-ci est d’emblée capable de marcher, trouver sa nourriture et la picorer, et peut différencier de suite le vol d’un pigeon ou d’un faucon et de se cacher, etc. Le petit humain est obligé de poursuivre sa maturation pendant un long temps, en une sorte de grossesse externe, non plus dans un utérus mais dans l’enveloppement procuré par les soins vitaux.

Cet état produit une première phase de dépendance, que l’on pourrait qualifier de physiologique (besoins vitaux, protection, etc.), dépendance qui a son envers lorsque les oins tardent ou manquent, les états de détresse du nouveau-né (lié au fait qu’il est totalement incapable de satisfaire à ses besoins).

Peu à peu, ce que l’on observe, est la création d’un nouvel état, psychique celui-ci, celui de la satisfaction hallucinatoire du désir : dans l’attente du soin dont il a l’expérience, des représentations peuvent venir en différer la réalisation, mais dans un état particulier, une sorte d’hallucination.

Ces états premiers de la vie de chaque individu ont un destin, avec le développement d’un autre type de nourriture (non plus physiologique mais psychique : affection, parole, jeu, etc.), ce qui produit, non plus une dépendance physique, mais une dépendance psychique, qui, dans un premier temps, s’exprime dans la relation aux parents. Cette dépendance a un envers, celui de la croyance en la toute-puissance des parents, qui seront plus tard représentés comme des Géants (ils le furent physiquement), des Grandes Déesses et des Dieux), ou, encore, des Magiciens (car ils savent tout et tout faire). Cette toute-puissance a aussi son avantage, celui de se sentir protéger et aimer. Cette période va perdurer, déposant dans nos psychés ce que nous nommons la croyance en une toute-puissance (infantile) du geste et du mot, dont nous avons vu une manifestation avec Faust : c’est dire qu’elle ne nous lâche pas, et que d’ailleurs, nous y tenons.

Notons enfin que cette toute-puissance a pour particularité d’agir au niveau des liens de causalité (nous y reviendrons).

2 – Nostalgie ou Sehnsucht ?

L’enfant ayant grandi, progressé dans la conquête de son autonomie, nous observons une nouvelle période de sa constitution psychique : avec la sortie de l’enfance et de la dépendance, apparaît une sorte de nostalgie. En effet, un envers de l’indépendance se constitue autour du souvenir de ce temps premier fait d’amour et de soins, s’accompagnant du sentiment de perte (telle une Chute), perte de l’enfance et de l’infantile, chute hors du monde du merveilleux, des contes de fée, etc. Cela vient tracer une ligne de partage, dans la psyché, entre le monde et sa réalité ainsi que le désir d’être un individu autonome, et la nostalgie d’un univers magique et merveilleux. Ce partage se repère aisément dans des états psychiques, tels que :

–          la mélancolie (« c’était le bon temps ! », mais on oublie là les cauchemars, les peurs, les vécus d’abandon, etc., de l’enfance) ;

–          la culpabilité (« je suis nul, je me suis fait chuté, incapable de créer mon monde ») ;

–          le ressentiment (« le monde est moche, pourri, et de plus en plus ! Ils m’ont fait perdre mes illusions ou mes idéaux, ils m’ont jeté hors de la vie, etc. »).

Au fil des séparations progressives d’avec l’univers de l’infantile, une Sehnsucht se constitue et s’exprime sur plusieurs registres :

–          retrouver ce qui est pensé après-coup comme un Eden ou Nirvâna, fait de bras et d’enveloppes protecteurs, sur un plan physique ;

–          au plan psychique, retrouver le monde de l’infantile, celui des magiciens et de la toute-puissance des gestes et des mots (la dissolution de soi dans la jouissance, l’âme-sœur, le Un, la Vérité, la Science ou le Concept, le système universel, la Parole Révélée, le Dieu ou la religion, etc.) ;

–          retrouver une masse ou une grégarité, un groupe (familial) fait de bras, d’enveloppes (autos) et de liens (portables, net, etc.).

Soit autant de formes qui offrent :

–          un sentiment retrouvé de protection, de satiété, illusoire ou non, face à un environnement hostile (la nature et ses tempêtes, les humains et leur violence, etc.) ;

–          et de façon plus psychique, le sentiment que l’on veille sur nous de façon protectrice (les Dieux, les astres, l’État, etc.).

Ainsi, l’on ne ferait que quêter un Graal perdu, l’état de dépendance bienheureuse de la première enfance, quête qui nous fait investir des objets nouveaux toujours dans l’espoir d’une retrouvaille (en une attente de satisfaction hallucinatoire). Dans le souhait de réaliser cette Sehnsucht, ce désir nostalgique des temps premiers, on ne fait que déplacer. Mais ce qui est visé et espéré comme étant devant soi est, en fait notre passé, reprojeté.

3 – La croyance comme réparation ?

Nous voici donc tous, chacun à notre façon, en quête d’utopies aussi diverses que variées… Utopies réparatrices en ce qu’elles sont des tentatives de retrouvailles du Paradis Perdu, retrouvaille soit dans la réalité du monde, soit dans la pensée aussi bien scientifique qu’imaginaire. Ainsi que Brecht l’écrivit assez justement[iv], l’utopie c’est croire pouvoir changer le monde, c’est-à-dire retrouver le sien. Mais il est remarquable que ce mouvement ou quête de la retrouvaille suscite très souvent une sorte de nouveau mythe, une sorte d’idée nécessaire, celle de la croyance en un Progrès de l’Humain (invention du XVIIè), qui donnerait du coup un sens à la vie, selon un cycle ou une vision-du-monde chrétienne : Paradis à chute à Paradis. La religion tire en effet sa force de sa promesse de retrouvaille, de retour à l’état d’origine. De même, la promesse de Vie Éternelle est celle d’une vie d’avant le temps, d’avant la séparation de l’enfance, d’un temps sans temps sinon celui des cycles biologiques, un temps où n’existait pas la conscience du temps. Retrouvaille promise aussi de la Félicité, une nourrice parfaite : il n’y a plus de manque (voir les mystiques).

La croyance est une adhésion hallucinatoire contre toute réalité et grâce au refoulement de l’histoire. Donc, le besoin de croire serait :

–          un désir nostalgique de retrouvaille du temps de la dépendance (fantasme du ventre maternel, d’être un dans le tout, la métaphysique, etc.) Religion et utopies ont un point commun, la « nécessités du Tout ou du Un », promettant la réparation ou une défense contre la nostalgie / mélancolie de la fusion perdue ;

–          grâce à l’illusion de la toute-puissance magique de la parole et de l’acte (ce que le mercantile exploite). Cela peut tenir tant qu’il ne se passe rien (exemple : la coupure d’électricité, la tempête, etc…)

Croire serait refuser la séparation pour une massification ou une fusion maintenues dans l’illusion de la ré-union. Mais il y a une ambivalence : le désir de re-fusion et sa jouissance, a son envers, l’angoisse – qui s’y oppose – d’auto-dissolution (du moi). À cette réunion s’oppose radicalement éros, la pulsion de vie : car elle pousse à l’écart, à la séparation, la différenciation – et c’est donc une source d’angoisse. éros pousse vers le monde et vers l’individuation, et c’est en cela qu’il est l’ennemi, le diable, pour toute religion (d’où son refoulement dit « civilisateur »).

Enfin, une dernière remarque : croyances utopiques ou religieuses ne tiennent que si il ne se passe rien. Pour illustration, un conte d’Ésope (« La mer et le naufragé »[v]) nous semble indiqué :

« Rejeté sur la côte, un naufragé recru de fatigue s’était endormi. Peu après, il revint à lui ; voyant la mer, il lui reprocha d’enjôler les hommes par son air tranquille, pour se déchaîner furieusement et les exterminer dès qu’elle les avait accueillis. Alors la mer prit l’apparence d’une femme et lui fit cette réponse : « Homme, ne t’en prends pas à moi, mais aux vents : car pour ma part, je suis naturellement telle que tu me vois à présent ; ce sont eux qui m’attaquent par surprise, m’agitent, et me rendent furieuse. »

De même, nous ne devons pas rendre responsable d’un crime ses exécutants, lorsqu’ils ne sont que de simples subordonnés, mais bien les chefs auxquels ils sont soumis. »

Hans Blumenberg[vi] prolonge la fable d’Ésope, prenant la défense des vents, puisque le naufragé ne peut que tourner son accusation vers eux, la mer s’étant mise sur un pied d’égalité avec la terre ferme en une argumentation physique. Ils auraient pu dire :

« La mer n’est pas comme la terre. Quand nous nous jetons sur celle-ci, elle ne bouge pas. Pour qu’elle bouge, il lui faut l’intervention du maître des tremblements de terre. Si la mer ne se montrait pas docile avec nous, il n’y aurait pas de vagues ni de naufrages. »

II : Les trois phases d’évolution de l’humanité

Nous allons maintenant aborder la question par un autre bord, disons un peu rapidement, celui de l’héritage culturel dans lequel nous baignons et qui nous permet de construire des systèmes de croyance.

«Parallèlement à la domination progressive du monde par l’homme, a lieu une évolution de sa conception du monde, qui s’écarte de plus en plus de sa croyance primitive en la toute-puissance et s’élève de la phase animiste à la phase scientifique par l’intermédiaire de la phase religieuse[vii]

Affirmation qui s’appuie bien évidemment sur les travaux anthropologiques de l’époque[viii] – qui prolongeaient une pensée importante des Lumières – ainsi que sur certains travaux philosophiques, (voir Auguste Comte[ix]), l’ensemble restant au service des adhésions de Freud à Lamarck et Haeckel. Jusqu’à un certain moment.

S’il y a une certaine insistance de Freud dans le rappel, de 1905 à 1913, des trois phases d’évolution de la pensée de l’humanité, cela tient peut-être au fait que, peu à peu, il va les relier à trois formes cliniques. Ainsi, par exemple : «on pourrait se risquer à dire qu’une hystérie est une image distordue d’une création artistique, une névrose de compulsion celle d’une religion, un délire paranoïaque celle d’un système philosophique.»[x]

Freud s’explique, sur ce lien des trois phases avec la clinique, quelques années plus tard : «L’hystérique est un indubitable poète, bien qu’il présente ses fantaisies essentiellement sur un mode mimique et sans prendre en considération la compréhension des autres[xi] ; le cérémonial et les interdits du névrosé de contrainte nous obligent à juger qu’il s’est créé une religion privée, et même les formations délirantes des paranoïaques montrent une ressemblance externe et une parenté interne qu’on ne souhaitait pas avec les systèmes de nos philosophes. On ne peut se défendre de l’impression qu’ici les malades entreprennent pourtant, d’une manière asociale, les mêmes tentatives pour résoudre leurs conflits et apaiser leurs pressants besoins que celles qui s’appellent poésie, religion et philosophie quand elles sont effectuées d’une manière acceptable pour une majorité.»[xii]

Auparavant, il avait inscrit ces constats cliniques dans une explication phylogénétique lamarckienne, qui fut «poussée» à un certain terme dans un texte de 1915 non publié, Vue d’ensemble des névroses de transfert, théorisant le lien entre le type de pathologie et une phase de l’humanité que cette problématique répéterait.

La thèse freudienne, lamarckienne à cette époque, est la suivante : l’histoire du développement de la libido répète un développement phylogénétique. Le lien pathologie – phase de l’humanité fut d’abord évident pour Freud dans l’association névrose obsessionnelle – religion : «On pourrait se risquer à concevoir la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions, et à qualifier la névrose de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle universelle[xiii]«. «Le premier, j’avais essayé en 1910 d’aborder les problèmes liés à la psychologie religieuse, en établissant une analogie entre le cérémonial religieux et celui des névrosés. (…) Le Dr Pfister (…) a tenté de rattacher la rêverie religieuse à l’érotisme pervers[xiv] ». En 1928, la religion est conçue comme répétition de la situation œdipienne[xv], prolongeant ainsi l’étude amorcée dans le Vinci. Et l’adoption d’une religion, c’est-à-dire d’une névrose de contrainte collective, dispense de la tâche de former une névrose personnelle.[xvi]

Ainsi, «Dans la phase animiste, c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s’est réservé le pouvoir d’influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n’y a plus place pour la toute-puissance de l’homme, qui a reconnu sa petitesse et s’est résigné à la mort, comme il s’est soumis à toutes les nécessités naturelles.»[xvii]

Mais, la référence aux trois phases, que Freud répète de nombreuses fois, disparaît après les travaux sur la métapsychologie en 1915. Une élaboration a eu lieu et les trois phases sont devenues un modèle technique : remémoration, répétition, perlaboration.

Les phases animiste, religieuse et scientifique révèlent, sous ces dénominations, un cours du processus psychique – lorsqu’il n’est pas entravé ou fixé – cours incessant en ce sens où il prend en charge chaque objet psychique et qu’ainsi, selon nos objets psychiques, nous observons des degrés d’élaborations fort différents. Ainsi, à côté de représentations scientifiques, peuvent exister des croyances animistes ou religieuses. Ceci signifie que ces trois phases du processus psychique ne concernent pas la psyché dans sa globalité (comme si elle était «une»), et qu’il ne s’agit pas de phases au sens d’une représentation génétique, même si l’on observe des prédominances de l’une ou de l’autre dans le développement de l’être humain. C’est ce que nous allons voir en résumant brièvement ces trois étapes du processus psychique.

1 – La phase animiste

Il est essentiel de s’attarder sur cette première phase car elle est le fondement et la mécanique du fait religieux, éclaire le besoin de croire de l’humain et les raisons de cette demande.

Ce terme d’animisme fut avancé par Edward B. Taylor (1832-1917) qui en fit l’élément de base d’une théorisation du phénomène religieux, étude prolongée par Frazer. Freud la reprendra pour l’introduire dans la clinique psychanalytique.

L’animisme décrit la croyance aux âmes et aux esprits, c’est-à-dire l’invisible[xviii], ce qui constitue la première phase de la religion. L’invisible est le signe interne de la projection endopsychique, tentative de figurer un processus ou un état psychique. Cette croyance aux esprits se nourrit d’auto-observations d’états et de phénomènes psychiques particuliers tels que le sommeil et ses rêves, la maladie, l’extase et ses visions, la mort : autant de phénomènes énigmatiques. Cet énigmatique reçut pour «explication» l’existence d’une âme ; et par extension, en ces temps sans science, tout fut doté d’une âme ayant une existence autonome (ce que Socrate décrivit lors de son procès avec son démon[xix]).

La projection et figuration (matérialisation) des processus psychiques internes sur des objets externes (qui anthropomorphise la nature), ne défait pas la dimension énigmatique de ces processus psychiques. Alors, l’énigmatique fut déplacé, remplacé (vertreten) par la notion d’autonomie (l’autonomie du rêve par exemple, puisqu’on ne peut le commander, devint par projection l’autonomie de l’esprit, ou par synecdoque, l’autonomie de l’âme). Ainsi fut traité tout ce qui fut obscure autoperception des processus psychiques inconscients.

Donc, les esprits furent pensés autonomes, leur qualité énigmatique résistant à toute interprétation (d’où le sentiment de leur extériorité). Dès lors, ces esprits pouvaient faire retour en l’homme, retour suscitant et expliquant les états de possession, ou bien s’incarnaient en un objet qui devenait ainsi fétiche. Le déplacement suivant produisit des espèces entières dotées d’esprits : cela donne un mouvement qui part de l’arbre du village et son esprit propre, à toute la forêt dont chaque élément est doté d’un esprit particulier, et par projection de l’organisation humaine du village, il fut pensé un chef, c’est-à-dire un dieu-arbre pour la forêt. La multiplication des dieux pour chaque espèce amena la nécessité d’un chef suprême, à l’image de l’extension des groupes humains et de leur besoin d’un roi, et ainsi apparut un Dieu, roi de tous les dieux des esprits du monde. L’on remarquera le trajet élaboratif qui va du fragmentaire vers une totalisation, un système, celui d’une synthèse du Tout dans du Un.

Notons au passage qu’il fut imaginé toute une variété d’âmes dont nous retrouvons toujours la trace de nos jours :

– L’âme-vie ou âme-corps, qui se sépare du corps à la mort, ce qui permet le déni de la mort (base de toute religion) ;

– L’âme-libre ou ombre, image, qui quitte le corps lors du sommeil, de la maladie ou de la transe (source de l’inquiétante étrangeté ou des mystiques, par exemples soufis ou tibétaines) ;

– L’âme spirituelle qui a son origine dans la divinité (qui s’auto-engendre comme émanation du néant, comme dans tous les mythes de création, par exemple Gaïa) et préexiste à l’homme : cette âme s’incarne en lui à la naissance (ce qui répète la naissance du Dieu) et le quitte à sa mort pour retourner à sa source surnaturelle (nous retrouvons ce mouvement dans toutes religions, mais aussi dans certaines théorisations de la langue comme cosmos).

Il est bien évident que c’est en ce temps mythique que le mot a pris une valeur de toute-puissance magique, c’est lui et lui seul qui peut donner l’illusion de recouvrir la chose, puis de la remplacer, la tuer. Le mot recouvre l’énigme de la chose, la refoule, ce qui permet l’illusion qu’en manipulant dès lors les mots écrans, on manipulerait les choses, illusion renforcée en ce que le mot écran se présente en lieu et place de la chose, comme si c’était la chose. Ainsi, la formule classique : «le mot est le meurtre de la chose» est à la base de la parole magique, autorisant une toute-puissance narcissique du langage et toutes les opérations de réfutation.

Ainsi, comme Freud le rapporte, citant Frazer, lorsque les Dayak vont à la chasse, ceux qui restent au village ne doivent pas toucher à l’huile ou à l’eau, car cela rendrait mous les doigts des chasseurs. «Les hommes prirent par erreur l’ordre de leurs idées pour l’ordre de la nature, et c’est pourquoi ils s’imaginèrent que le contrôle qu’ils exercent, ou semblent exercer, sur leurs pensées, leur permettait d’exercer un contrôle analogue sur les choses.[xx]«

L’animisme permettrait de croire assimiler le milieu, vécu comme hostile puisque énigmatique, en l’assimilant à des nominations écrans, c’est-à-dire en le recouvrant : si je ne peux maîtriser la chose, je peux en maîtriser sa nomination. Donc : toute-puissance de la nomination, assignation par la seule pensée, de la réalité psychique. «On distingue encore, ajoute Freud, un animatisme qui est la doctrine de la vivification de la nature que nous trouvons inanimée et auquel se rattachent l’animalisme et le monisme”, “conditions préalables de toutes les religions”. Il correspondrait au stade narcissique, si l’on tient compte de “la grande valeur (…) que le primitif et le névrosé attribuent aux actions psychiques.[xxi]«

L’animisme est une production théorique, nous dit Freud, «poussée» par l’élaboration secondaire du moi dans un triple «souci» : unification, cohérence, intelligibilité[xxii]. Le résultat est alors l’appréhension, depuis un seul point, de l’univers entier comme un seul ensemble. Ce qui est ici visé est la maîtrise de l’objet (humains, animaux, objets, esprits ou noms), par des techniques opératoires reposant sur la loi magique telle que Caillois[xxiii] l’a définie. Les choses qui ont été une fois en contact restent unies, selon :

– la magie de l’acte (sorcellerie) par similitude d’action (imitation et mimétisme), ou contact au sens figuré : association par ressemblance, qui fait que le semblable produit le semblable. On retrouve le principe de la satisfaction hallucinatoire des processus primaires : le geste qui fut source de plaisir est répété, sa voie est frayée, dans l’espoir de la répétition du plaisir ; ou encore le mécanisme de l’identification hystérique ;

– la magie de la parole (les formules magiques, etc.) par contiguïté, affinité, connexion spatiale, contact au sens propre, comme dans la névrose obsessionnelle. L’exemple le plus évident est celui des prières qui «se réduisent aisément à la simple mention d’un nom divin ou démoniaque, ou d’un mot religieux presque vide (…) Les noms eux-mêmes se décomposent ; on les remplace par des lettres : le Trisagion par sa lettre initiale (…) on en arrive ainsi aux énigmes que sont les Ephesia grammata ou aux fausses formules algébriques, auxquelles ont abouti les résumés d’opérations alchimiques. (…) La magie a parlé sanscrit dans l’Inde des pracrits, égyptien et hébreux dans le monde grec, grec dans le monde latin et latin chez nous. Partout elle recherche l’archaïsme, les termes étranges, incompréhensibles.»[xxiv] Et parfois, des termes allemands dans le discours analytique français…

La croyance en l’invisible a pour visée première l’effacement de la réalité externe, et ne perdons pas «de vue» que bien des concepts ont cette fonction de représentation de remplacement.

«L’analyse des cas d’inquiétant nous a ramenés à cette ancienne conception du monde qu’est l’animisme, qui se caractérisait par le peuplement du monde avec des esprits humains, par les surestimations narcissiques des processus animiques propres, la toute-puissance des pensées et la technique de la magie fondée sur elle, l’attribution à des personnes et à des choses étrangères de forces d’enchantement aux gradations soigneusement établies (mana) ainsi que par toutes les créations grâce auxquelles le narcissisme illimité de cette période de l’évolution se défendait contre l’objection irrécusable de la réalité. Il semble qu’au cours de notre développement individuel nous avons tous traversé une phase correspondant à cet animisme des primitifs, qu’elle ne se soit déroulée chez aucun d’entre nous sans laisser de traces et des traces encore capables de s’exprimer, et que tout ce qui nous paraît aujourd’hui «inquiétant» remplisse la condition qui est de toucher à ces restes d’une activité d’âme animique et de les inciter à s’exprimer.»[xxv] L’invisible est le lieu externe où est projeté l’inquiétant interne – ou encore l’énigmatique.

Le penser primitif est la projection de l’être interne sur le monde externe, puis la considération des manifestations extérieures comme semblable aux siennes. Ce que l’on retrouve chez l’enfant qui personnifie pour comprendre et maîtriser[xxvi]. Nous attribuons à l’autre nos propres conscience et constitution par identification (identification projective), ce qui est le présupposé de notre compréhension et une source animiste ; de même, l’incompris en soi est jugé comme s’il appartenait à une autre personne en soi, une seconde conscience (un Autre, celui de l’altérité interne réfutée), ce qui fait que l’on refuse la reconnaissance psychique mais on l’interprète chez l’autre : c’est une inférence retournée.[xxvii]

Le «stade animiste» est une phase première, narcissique. Le langage en porte le témoignage avec des tropes (le trope comme dépôt, témoin de cette opération et qui offre la possibilité de répéter ce procédé) telle la synecdoque ou encore la prosopée : mettre en scène les absents, les morts et les êtres surnaturels ou inanimés, en les faisant agir ou parler en s’efforçant de présenter comme énonciation directe ce qui n’est que récit, ce qui installe l’absent dans le présent.

Mais il ne faudrait pas réduire l’animisme à une seule pensée dite «primitive» ou «infantile». La pensée animiste peut recevoir des élaborations du moi cogitatif très poussées au point de devenir des théories d’apparence scientifique ou des systèmes : les métaphysiques en sont un bel exemple. Ces élaborations animistes oscillent entre animisme pseudo scientifique et paranoïa. Jean Beaufret, avec Heidegger, l’indiquait, comme bien d’autres : «C’est donc bien en climat de magie, c’est-à-dire de désir de toute-puissance, que se produit en Occident l’avènement de la science comme projet mathématique de la nature. Même la science de Descartes ne cesse de roder autour de la magie dont elle dénonce l’imposture, mais non pas l’ambition, dans la mesure où son but est de faire de «l’homme purement humain» le «maître et possesseur de la nature»[xxviii]«.

L’animisme et la toute-puissance magique de la pensée, sert donc au moins deux intérêts :

– la suppression de l’écart moi – monde, que ce soit dans une fusion ou une maîtrise (supprimant la différence, l’altérité de l’autre), comme fin utopique des angoisses et des énigmes du monde externe de la réalité ;

– le vœu de maîtrise du moi qui se manifeste par sa tendance à l’unification, à la synthèse.

2 – La phase religieuse

Du fait de la difficile maîtrise des motions pulsionnelles et des affects, ceux-ci sont projetés dans le monde extérieur, puis transformés en forces supraterrestres ou suprahumaines : c’est-à-dire en entités invisibles, puisque ce sont des phénomènes psychiques. La projection apporte un autre bénéfice : celui de réduire l’éprouvé de l’origine interne des affects, voire d’en extérioriser la source (par exemple, avec le principe de la tentation qui est attribuée à un autre, à un diable ou à une épreuve divine).

Le souci et le vœu de maîtrise des pulsions n’étant pas – évidemment – réalisé, une élaboration secondaire vient alors créer et renforcer un maître de ces forces (pulsions et affects) : un Dieu (le texte même des prières répète la visée de cette création d’un Dieu), une puissance occulte, une Institution, etc., par reprojection de l’image des parents de l’enfance, accordant ainsi la croyance en une maîtrise toute-puissante à des figures des plus externes. Ceci entraîne la répétition de la dépendance infantile, déplacée de l’imago parentale vers celle de forces divines ou occultes : le gain est l’illusion d’un dégagement de la dépendance aux parents et de l’histoire œdipienne ; elles ne sont en fait que déplacées et répétées (transférées) telles quelles le plus souvent. L’œdipe est déplacé sur une autre scène, dans l’illusion d’une extériorité ; cette autre scène étant collective, cela renforce le déplacement, le fixe, et vient banaliser la question œdipienne et en bloquer toute possibilité d’élaboration.

Le monde n’est plus que le miroir de la psyché. Mais l’acte projectif reste inconscient, et c’est pour cela que la croyance en des dieux est frappée d’un oubli, celui qui fait que leur existence n’est qu’un phénomène psychique. De même, mettre en question leur existence équivaut à mettre en doute le narcissisme du croyant et surtout, sa tentative de maîtriser ses pulsions et affects.

Alors, ces forces ainsi illusoirement maîtrisées (par un Dieu) peuvent faire retour en soi par identification et introjection, ce qui fait que le mortel participe à, devient une part de la divinité, et croit donc recevoir ainsi un fragment de la maîtrise divine via cette nouvelle éducation ou post-éducation que porte les textes dits sacrés (ou encore les rites et les prières). Cette opération psychique est défendue, protégée par un renversement en son contraire : l’affirmation que c’est le Dieu qui crée le mortel à son image réfute le fait (psychique) que c’est bien le mortel qui a créé un Dieu à son image idéale. C’est la fonction du sacré : interdit de toucher, de penser à ces opérations psychiques. Nous retrouvons ici le signe de la constitution d’un fantasme narcissique, cette phase du déni et du déplacement causal propre à la fantasmatique paranoïaque : «ce n’est pas moi, c’est lui».

Avec cette création d’un Dieu de la maîtrise, le résultat est la constitution d’un idéal religieux. Mais la domestication des pulsions réduit la possibilité de jouissance individuelle, la remplace par une jouissance psychique collective : faire un avec le tout. C’est à la fois une promesse différée, et réalisée hallucinatoirement dans l’idéal collectif, qui se reflète dans le mythe religieux d’être récompensé (satiété et jouissance), dans un au-delà, du renoncement aux plaisirs terrestres. Les religions y prennent appui dans leur visée de renoncer au plaisir sans pour autant y réussir, car il y a, par exemple, le péché : lieu de la résistance de l’individu et du pulsionnel.

Alors, face aux démentis qu’impose la réalité, il faut de nouvelles élaborations (des refoulements secondaires). Le temps suivant consiste à «scientificiser» l’animisme, ce qui crée un système et sa vision-du-monde. Ce qui nous donne dogmes et doctrines religieuses, avec une protection : l’impossibilité d’expliquer le phénomène (par exemple, l’origine des dieux ou du mot même de religion[xxix]) doit être maintenue pour défendre la projection endopsychique d’origine.

La religion est ce que tout être doit traverser pour aller de l’enfance à la maturité, et il en est de même pour la névrose.

L’homme a besoin de la religion quand il ne parvient pas à dépasser la dépendance infantile ; d’où son recours aux contes de fées de la religion, selon l’expression de Freud[xxx]. «Tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité que, pour tout ami sincère de l’humanité, il devient douloureux que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s’élever au-dessus de cette conception de l’existence[xxxi].» «Tous ceux qui attribuent la direction de ce qui arrive dans le monde à la Providence, à Dieu ou à Dieu et la Nature, éveillent le soupçon qu’ils se figurent toujours ces puissances extrêmes et lointaines comme des parents, qu’ils les conçoivent mythologiquement et se croient liés à elles par des liens libidinaux[xxxii]

Cette phase religieuse est donc le prolongement de la première. Mais il y a quelques différences, notamment :

la toute-puissance est projetée (celle de la pensée infantile, de l’auto-érotisme), ou déplacée (celle attribuée aux parents). Cette projection se fait sur une entité supranaturelle, non humaine et invisible, renforcée par un clivage d’avec toute dimension humaine (clivage résultant d’un rejet, d’un déni ou d’un refoulement, ce qui produit trois modes de croyances) ;

– si l’animisme était essentiellement constitué par le mécanisme inconscient de la projection, avec la phase religieuse, cette projection est prolongée d’élaborations secondaires (œdipiennes par exemple) et de rationalisations très poussées. Cela fait de ces projections animistes un système, promulguant une synthèse expliquant le tout du monde et représentant un idéal du moi (c’est la systématisation d’un fantasme narcissique, dont une des particularités est de proposer une voie de réunification avec le tout ou le un, en fait la réunion des instances clivées, c’est-à-dire de compenser le clivage d’origine, celui créé par la projection, de même que le délire tente de réunifier ce que le rejet a clivé) ;

– le but d’un tel système est, entre autres, le remplacement de la toute-puissance infantile par la toute-puissance divine, d’en déposséder l’individu, et de remplacer son moi idéal par un idéal du moi collectif, et transmis surmoïquement par les parents en un premier temps (ce qui est source, aussi, de réassurance par massification au groupe social). C’est du fait de cette transmission parentale que le déplacement des parents vers un Dieu est opéré, suscité et préparé ;

– ce qui prédomine ne consiste plus essentiellement en une magie de l’acte (d’imitation et de mimétisme) mais en une magie de la parole, parole peu à peu déposée en des livres sacrés et intouchables. Ainsi, c’est le verbe qui devint fondateur. Dès lors, prime un principe universel (Dieu ou théorie) qui ne représente ni ne repose sur un perçu mais qui promeut de l’invisible (métaphysique). La toute-puissance se trouve ainsi incarnée (faite chair, visible) mais seulement par un fait de langage, dans un Dieu ou une conception du monde, conception qui réclame, exige adhésion en cette vérité écrite en un livre dès lors dit «sacré» (soit un interdit d’y toucher), lieu de toutes les réponses a priori (soit un interdit de penser, penser remplacé par la croyance qui est un pseudo penser, un comme si) ;

– le souci n’est plus celui d’une explication des mondes énigmatiques externe et interne, mais surtout celui d’une maîtrise par la pensée des forces externes du monde créées par la projection des forces psychiques internes inconscientes ;

– enfin, ce système est collectif et vise à l’universalité, en étant imposé de force à l’individu, sous la forme d’un système identitaire qui doit remplacer toute représentation de lui-même (c’est donc une opération d’aliénation à la masse). Cette universalisation du système le dote d’une qualité de pseudo vérité de par la loi du plus grand nombre, l’effet de masse, et se pose en comme si c’était du réel. Pour ce faire est-il assortit d’un interdit de penser et de le penser, renforcer par l’interdit de la curiositas depuis Augustin et Thomas d’Aquin.

Si, dans le mouvement animiste, une organisation était nécessaire afin de se retrouver dans le foisonnement des esprits et des dieux, par l’instauration d’un chef suprême à l’image du roi des sociétés humaines, néanmoins ce dieu n’était pas entièrement tout-puissant et omniscient, ni créateur de toute chose (il n’était pas le Un absolu : Zeus en est un bel exemple). Nous avions à faire avec un polythéisme, chaque dieu avait son indépendance et donc chaque individu restait libre de choix.

Avec le monothéisme, les choses changent : une sorte de synthèse et de centralisme s’installe avec la création d’un Dieu unique, tout-puissant, omniscient et créateur. Mais là où dans l’animisme, c’est moi qui créais le monde à mon image, avec la phase religieuse, un renversement s’opère : c’est le Dieu qui crée le monde à son image, à l’instar des parents supposés m’avoir créé à leur image (soit le vœu narcissique que mes parents pensaient à moi lorsqu’ils me firent).

Mais la toute-puissance individuelle est néanmoins préservée grâce à cette notion qui apparaît ou qui est développée dans les religions : la culpabilité. En effet, le péché, le «c’est ma faute», au-delà de la souffrance morale qui est le plus souvent éprouvée en toute conscience, préserve la toute-puissance : ce qui arrive ne tenait qu’à moi, «si j’avais su», etc. C’est pour cela que la culpabilité est si tenace : en fait, je la préserve puisqu’elle est la gardienne masquée de ma pensée magique de puissance. La culpabilité est une représentation qui remplace (vertreten) cette pensée magique.

Feuerbach avait énoncé que la religion est de la pathologie qui s’ignore. Freud a précisé : la religion est donc un délire de masse, une paranoïa collective ; une formation de souhait vient remplacer (vertreten) un aspect insupportable du monde, inscrivant ce délire dans la réalité du fait d’être partagé par une communauté. Elle se met à la place du «programme du principe de plaisir» et impose une voie unique à tous, promettant bonheur et protection magiques contre la souffrance au prix de la soumission à une névrose universelle,

– qui rabaisse la valeur de la vie du sujet (sa vie devient La Vie) ;

– déforme l’image réelle du monde de façon délirante, opérant un délire de masse ;

– par intimidation de l’intelligence et fixation dans un infantilisme psychique.

«À ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle, mais c’est à peu près tout.» Chaque chrétien aime le Christ comme son idéal et est lié aux autres par identification commune à cet idéal, ce qui renforce le gain en grégarité.

La croyance est donc une pathologie narcissique, née du narcissisme primaire, de cette nostalgie du temps de l’indifférenciation moi – monde : nous ne faisions qu’un. Le religieux, le lien religieux, n’est pas seulement celui d’une croyance en un Dieu, il peut tout aussi bien être déplacé, transféré sur une théorie, répété dans l’adhésion en une croyance scientifique : la psychanalyse par exemple, ce qui se dévoile dès lors qu’apparaissent dogmes, doctrines, fanatismes, etc.

3 – La phase scientifique

(Conceptions de Freud à partir des années 1930).

Comment réussir là où le paranoïaque, faiseur de système, échoue ? Comment se dégager des emprises narcissique et animiste, de leurs modes de penser ?

Freud y répond par l’accession à la phase scientifique, qui notons-le, n’est pas un état acquis une fois pour toute, mais un incessant processus. Elle ne peut conférer de statut ou d’état particulier, puisque la phase scientifique n’est plus un temps de toute-puissance mais de «petitesse», l’homme «se soumettant avec résignation aux nécessités naturelles» et aux processus constitutifs inconscients. Phase de renoncement au principe de plaisir, d’adaptation à la réalité, de la recherche de l’objet dans le monde extérieur. Et il n’existe pas d’ultime vérité, mais seulement du fragmentaire. «La science ne constitue-t-elle pas le plus parfait renoncement au principe de plaisir dont notre travail psychique soit capable ?»[xxxiii]

Le jugement d’existence est constitutif du scientifique selon Freud, ne peut donc :

– que dépendre du perçu, c’est-à-dire de l’expérience comme première, ce qui exclut toute attente, tout a priori ou toute préconception, fusse le savoir analytique lui-même en séance qui s’oppose à la perception du transfert. De là découle la méthode ;

– et les acquis ne peuvent donc être que fragmentaires et en aucun cas amener une synthèse générale ou globale qui ne serait qu’un système, c’est-à-dire une représentation qui remplace (vertreten) et réfute le perçu.

Cette méthode est typique des Lumières : primat de la perception de l’expérience avec questionnement sur le mode de perception, primauté d’un esprit non prévenu pour une virginité de perception (c’est un idéal, bien sûr) et suspension de tout jugement a priori. Or, c’est cette méthode qui deviendra la technique analytique.



[i] Voir l’Anatomy of Melancholy de Robert Burton en 1621, ou l’Utopia de Thomas More, utopies anti-mélancoliques que l’on retrouve aussi dans des systèmes politiques comme ceux de Staline, Hitler, etc., où le malheur était interdit : ce serait de l’opposition…

[ii] Ainsi que le soulignait Jean Gillibert, certains modernes, s’ils ont coupé les liens d’avec Dieu, se sont reliés, en les transférant, à la Terre, lui attribuant les mêmes pouvoirs : le démiurgique équivaut au divin. «Leur tentative de «géologiser» l’homme (les systèmes de production, les machines désirantes, les codes) sont autant d’attributs manipulateurs du Dieu ancien (…) simple renversement qu’ils appellent «matérialisme» (…)». Ainsi passons-nous du principe théologique avéré à son déguisement en concept abstrait : mais la métaphysique reste. Gillibert J., «À partir de Freud et de Tausk», postface aux Œuvres complètes de Victor Tausk, Payot 1976, p. 241.

[iii] Par exemple, en 1908 avec le cas de « l’homme aux rats ».

[iv] (« L’Utopie c’est savoir que le monde a besoin d’être changé et sauvé. ».

[v] Ésope, Fables, GF-Flammarion, 1995, p. 171.

[vi] Hans Blumenberg, Le souci traverse le fleuve, L’Arche1990.

[vii] Freud S., «L’intérêt de la psychanalyse», (1913), Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF 1984 (p. 209) ; ou Totem et tabou, (1913), Gallimard, 1993, p. 191.

[viii] Par exemple, le philosophe et anthropologue célèbre de l’époque, Léo Frobenius écrivait en 1897, dans La civilisation africaine, Ed. du Rocher 1987 : «Le mythe est déjà dans l’essence de l’émotion, mais il demeure muet dans la phase de l’action cultuelle (danses, processions, cérémonies ou imageries), il ne peut être exprimé qu’en une deuxième phase. Puis une troisième où il est condensation dynamique des éléments jadis muets ou invisibles du monde, et libère ses propres interprétations, dit métaphysiquement ce qui couvait inconsciemment chez les auteurs du mythe.»

[ix] Le positivisme de Comte, que Freud connût grâce à Franz Brentano, est une discipline ayant pour objet la coordination des faits observés sans dépasser les acquisitions de la science expérimentale. Cela exclut toute investigation sur l’essence du réel. L’esprit humain ne peut atteindre le fond des choses et doit se borner à la seule recherche des lois de la nature conçues comme relations invariables de succession et de similitude. Le positivisme repose sur la loi des trois états, en rapport au développement spirituel de l’humanité, de la science comme de l’individu qui passe donc par :

a – un état théologique ou fictif où l’homme explique les phénomènes du monde par l’action d’êtres surnaturels, agents détenants une volonté (Zeus est la cause des anomalies de la nature) : c’est un état animiste.

b – un état métaphysique ou abstrait équivalent à des théories, qui sont des croyances masquées, où les êtres surnaturels sont remplacés par des êtres abstraits, vides. Stade non productif mais dissolvant, qui mène au suivant.

c – un état scientifique ou positif ; la recherche de la cause dernière est abandonnée pour les faits établis : abandon du «pourquoi» pour le «comment». Le fondement de la recherche est l’observation qui permet de connaître les lois générales effectives gouvernant les phénomènes, soit l’utile, le palpable et non le fictif et l’imaginaire. Est positif ce qui est réel et utile, ce qui supprime la séparation théorie – pratique, et vient à la place des prétentions métaphysiques.  A. Comte : Cours de philosophie positive (1830 – 1842), Discours sur l’esprit positif (1844), Système de politique positive (1851 – 1854).

[x] Freud S., (1913) Totem et tabou, op. cit., p. 183 ; de même, «Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité», texte de 1908, in Névrose, psychose et perversion, PUF 1973, p. 149, ou encore dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Gallimard 1987.

[xi] C’est en cela qu’il diffère du dramaturge : ce dernier possède l’art d’éviter les résistances du spectateur et celui de procurer un plaisir préliminaire tout en permettant de s’identifier au conflit et à ses issues que présente le personnage. Voir «Personnages psychopathiques à la scène», Résultats, Idées, Problèmes, Tome I, P.U.F. 1984, et «Le créateur littéraire et la fantaisie», in Inquiétante étrangeté, Gallimard 1985.

[xii] Freud S., «Avant-propos à Théodore Reik, Problèmes de psychologie religieuse» (1919), OCF-P. XV, PUF 1996, p. 213.

[xiii] Freud S., «Actes obsédants et exercices religieux» (1907), in L’avenir d’une illusion, PUF 1971, pp. 93-4.

[xiv] Freud S., «Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique», in Cinq leçons de psychanalyse, Payot 1984, p. 113.

[xv] Freud S., «Un événement de la vie religieuse» (1927), in Avenir d’une illusion, op. cit.

[xvi] Freud S., Avenir d’une illusion, op. cit., p. 185.

[xvii] Freud S., Totem et tabou, op. cit., p. 104.

[xviii] Le meta-physique…

[xix] Platon, Apologie de Socrate, Garnier-Flammarion.

[xx] Frazer, cité par Freud, in Totem et tabou, op. cit., p. 200. Mais voir aussi Aristote quant aux catégories de l’être, ou Hegel et sa théorie des planètes, ou encore Spinoza qui posait que l’ordre des idées est celui des choses.

[xxi] Freud : «Le retour infantile du totémisme», Totem et tabou, op. cit.

[xxii] Notons que c’est la définition du fétichique.

[xxiii] Voir Caillois Roger, «Mimétisme et psychasthénie légendaire» in Le mythe et l’homme, Gallimard 1938.

[xxiv] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF 1950, pp. 49-51.

[xxv] Freud S., «L’inquiétant» (1915), OCF-P XV, PUF 1996, pp. 174-5.

[xxvi] Freud S., Avenir d’une illusion, op. cit., p. 162.

[xxvii] Freud S., (1915) «L’inconscient», OCF-P XIII, P.U.F 1988, p. 208.

[xxviii] Beaufret J., «Dialogue avec Heidegger», Le chemin de Heidegger, T. IV, Minuit 1985, p. 37.

[xxix] L’origine du mot «religion» reste incertaine : soit religio, attention scrupuleuse, ou relegere, recueillir, ou encore religere, relier, voire, pour certains, les trois.

[xxx] Freud S., «Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques», op. cit.

[xxxi] Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit.

[xxxii] Freud S., «Le problème économique du masochisme» (1924), OCF-P XVII, PUF 1992.

[xxxiii] Freud S., (1910) «Un type particulier du choix d’objet chez l’homme», in La vie sexuelle, op. cit., p. 48.

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