Jean Fretet : « Flaubert : L’Épilepsie et le Style »

Voici un bel essai sur la très délicate, sinon insoluble, question de la relation possible entre la biographie d’un auteur et sa créativité. Ce texte est paru dans Évolution Psychiatrique, Fascicule III, 1939. Conférence faite au groupe de l’Évolution Psychiatrique le 4 avril 1939. Un extrait fut publié dans la revue Europe du 15 avril.

 

« Le Style n’est qu’une manière de penser » Gustave Flaubert.

 

Flaubert avait vingt-deux ans lorsqu’il éprouva la première grande crise d’épilepsie. Ce fut « au mois d’octobre 1843 dans un cabriolet que Gustave conduisait lui-même. Au moment où un roulier passait à côté du cabriolet, Gustave fut abattu et tomba. D’autres attaques de nerfs survinrent ; il y en eut quatre dans une quinzaine (61 : Les chiffres entre parenthèses sont des références bibliographique). Ces crises sc produisaient de la même façon et étaient précédées des mêmes phénomènes. Tout à coup, sans motif appréciable, Gustave levait la tête et devenait très pâle : il avait senti l’aura, ce souffle mystérieux qui passe sur la face comme le vol d’un esprit : son regard était plein d’angoisse et il levait les épaules avec un geste de découragement navrant ; il disait : « J’ai une flamme dans l’œil gauche » ; puis, quelques secondes après : « J’ai une flamme dans l’œil droit ; tout me semble de couleur d’or ». Cet état singulier se prolongeait quelquefois pendant plusieurs minutes. À ce moment, cela était visible, il comptait encore en être quitte pour une alerte ; puis son visage pâlissait encore plus et prenait une expression désespérée ; rapidement il marchait, il courait vers son lit, s’y étendait, morne, sinistre, comme il se serait couché tout vivant dans un cercueil ; alors il poussait une plainte dont l’accent déchirant vibre encore dans mon oreille, et la convulsion le soulevait. A ce paroxysme où tout l’être entrait en trépidation, succédaient un sommeil profond et une courbature qui durait pendant plusieurs jours » (62).

Telle est la description parfaite du mal de Gustave Flaubert que son ami Maxime du Camp a laissée. L’histoire médicale doit moins à ses docteurs qu’à l’homme de lettres qui sut observer si bien une attaque, y attribuer avec tant de perspicacité les bizarreries d’un caractère, y rattacher certains malaises jusqu’alors « incompréhensibles ». Flaubert se rappelait que trois mois auparavant, il s’était réveillé à Paris dans un état de lassitude extraordinaire qui avait sans cause apparente persisté pendant une semaine (62). Les années d’enfance et de jeunesse de la correspondance de Flaubert offrent de nombreux témoignages de ces mélancolies singulières, hébétudes soudaines où Du Camp reconnaît des équivalents épileptiques larvés. Ils ne cessèrent d’inquiéter la famille de l’écrivain, jusqu’à sa maturité, âge où ils alternèrent avec des crises convulsives typiques. Celles-ci s’espacèrent notablement après le voyage en Orient, au point de disparaître pendant seize années, si l’on en croit Pauchet (85). Ce sont elles qui mirent fin à la vie de Flaubert. Réapparues, elles devinrent bientôt subintrantes, et Flaubert succomba « avec tous les symptômes, avec de l’écume à la bouche » (85).

Flaubert avait l’aspect de l’épileptique accompli : une beauté d’athlète. L’épileptique est un colosse. On s’étonne que cette notion clinique importante soit si peu répandue. Elle ne se trouve pas dans les meilleurs traités de la maladie. Morel, Falret, Delassiauve, Herpin, Voisin semblent l’ignorer. Ce n’est pourtant pas sans une intention significative que les anciens avaient placé le mal sacré sous le signe d’Hercule.

C’est bien le signe de Flaubert. Louise Collet, les Goncourt, Bourget, Da Camp, admirent tous cette taille de cinq pieds et huit pouces, ce front haut, ces épaules de portefaix. Dans les rues de Rouen, on se retournait pour admirer l’adolescent. Flaubert, si peu complaisant envers soi-même, avouera : « J’étais splendide, je peux le dire maintenant, et assez pour attirer les yeux d’une salle de spectacle entière comme cela m’est arrivé lors de la première représentation de Ruy-Blas ». Tous les portraits de Flaubert, enfant ou homme, le décrivent avec les mêmes traits et presque avec les mêmes mots. Adolescent, « il était semblable à un jeune Grec, grand et mince, souple et gracieux comme un athlète » (56). A vingt ans, d’une beauté héroïque avec sa voix retentissante comme le son d’une trompette, ses gestes excessifs et son rire éclatant, il ressemblait aux jeunes chefs gaulois qui luttaient contre les armées romaines » (60).

Daudet croit reconnaître « un terrible franc », Goncourt « un Antée », Bourget « un géant à longues moustaches ». Et Flaubert se compare lui-même à ses ancêtres barbares, comme eux impétueux, impatient, violent, dominateur. Ainsi est-il dans toute sa personnalité, depuis « la forme de ses chapeaux, la coupe de ses pantalons à la hussarde, l’enflure de sa voix, surtout, et l’ampleur de ses gestes (87) », jusqu’à ses enthousiasmes dont il jette les éclats au visage de ses amis : « un bruit qui ressemble au rauquement d’un lion », « les yeux hors de la tête, le teint allumé, les bras soulevés dans une envergure d’Antée » (68).

La violence de Flaubert est le premier trait de caractère que sou mal lui confère. Le collégien qui célébrait une distribution de prix « en hurlant la Marseillaise et en cassant les bancs » (13), se retrouve dans le poète romantique « aux grands gestes et aux énormes éclats de voix » (66) comme dans l’adolescent aux pulsions excessives « qui courait si vite que nous ne pouvions le suivre, et qui dormait si fort que nous avions peine à le réveiller ». Les attributs fabuleux réservés aux héros sont d’usage pour lui. Il « rugit » dans le journal des Goncourt comme Roland dans sa légende. Il « vocifère » (71) à chaque page. Il lit « d’une voix tonitruante, avec des coups de gueule de théâtre du boulevard toute la journée » (76). Le voici ailleurs « entrant dans une vraie colère, frappant la table du poing, en dépit de douleurs dans les articulations, et jurant, et vociférant » (74). Ainsi est-il, « toujours crispé et prêt à donner une calotte et deux ou trois coups de pied à propos de rien au premier homme qui passe » (8).

S’il est vrai qu’on l’a dit doux en amitié « d’un dévouement absolu, fidèle, sans envie, plus heureux du succès d’un ami que du sien propre » (58), il faut aussi retenir contre lui qu’il apporta dans ses relations amicales des prétentions de dominations, une humeur autoritaire, un manque complet de respect de la liberté de l’ami et des exigences peu tolérables. Témoin cette lettre à sa nièce chérie :

« Je vous préviens d’une chose, toi et maman ; c’est qu’il faut, pendant le séjour que je vais faire J à Rouen, que vous soyez aimables, que vous ayez de bonnes figures ; le même avis peut être adressé à la jeune Fargues ; Souffrez tant que vous voudrez des reins, de la tête et des engelures ou des piqûres, peu m’importe, mais faites en sorte de me rendre le logis agréable » (7).

On ne saurait trouver meilleure expression de cet égotisme fondamental de l’épileptique sur lequel insiste Clarke. Contrarié, ce sentiment donne libre cours chez Flaubert à une rancœur furieuse. L’enfant menace son répétiteur préféré « de lui f. une volée, de lui ensanglanter les mâchoires, expression littéraire » (3).

Le mot est en bonne place. Ce style pressé trahit des impulsions réitérées, un vice de l’effort obstiné, il est inlassablement forgé au martellement des virgules.

« Quand je pense à la mine du censeur pris sur le fait (surpris dans un b.) je me récrie, je ris, je bois, je chante ah ! ah ah ah ah ah et je fais entendre le rire garçon, je tape sur la table, je m’arrache les cheveux, je me roule par terre, voilà qui est bien, ah ah, voilà qui est une blague, adieu, car je suis fou de cette nouvelle » (4).

Ces impulsions violentes ne dictent pas seulement le style de la joie, de l’indignation ou du désespoir, le même pouls oppresseur bat dans les corps de phrases les moins chargées de sentiment.

« On rencontre des balles splendides, des existences gorge-pigeon très chatoyantes à l’œil, fort variées comme loques et broderies, riches de saletés, de déchirures et de galons » (20).

Plus souvent, le rythme de notes courtes collectionnées, des interjections rabâchées et de la verve triste évoque le halètement de l’effort infirme, de l’inquiétude pour une complète incapacité de créer une image. C’est ailleurs qu’il faut chercher la signature : dans le rythme et les excès.

« Je sens que je ne dois pas mourir, écrit Flaubert, sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l’entends dans ma tête, et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. »

Ce style de violence n’est pas seulement celui de l’impétueuse enfance du poète qui s’écrie à douze ans :

« Victoire, victoire, victoire, victoire, victoire, tu viendras un de ces jours, mon ami » (6).

Un écho reprend trente ans plus tard :

« Jamais, jamais, jamais, c’est une enfonçade qu’on te prépare » (35).

On peut dire de telle phrase qu’elle est une attaque d’épilepsie écrite. « Rugir », « dominer », sont les principes gouverneurs de l’esthétique de Flaubert, l’expression spontanée de ses impulsions paroxistiques morbides.

« Il y eut rarement un moi plus excessif et plus intransigeant que celui de Flaubert », écrit Faguet (95). La vive et légère façon de prendre en plaisanterie les choses sérieuses, de railler ses propres exaltations, « de mettre une perspective dans ses amours et dans ses haines » (91) lui manqua toujours. La même mesure manque à son style ; agressivement erupée ou laborieusement poétique, sa phrase ne traduit jamais qu’un seul goût : celui de l’excès. Flaubert veut sortir à tout prix du connu et du commun.

La manière déchaînée, exagérée, gesticulante, qui est la manière romantique, répond exactement à ses besoins. Dans la revue que passe de ses guerriers le terrible Amilcar, tous se rangent et retiennent leur souffle : « Un silence énorme remplissait Mégare ». Sainte-Beuve relève l’impropriété de l’adjectif. Il est remarquable que Flaubert attribue au silence une qualité dont on n’ose même pas qualifier le bruit et qui convient tout au plus au vacarme. Flaubert plaide sans fin qu’il a « enduré des choses plus énormes que quiconque ; en Égypte il a eu plus de poux que le sculpteur Jacquemart ; il lui a été supérieur en vermine (82) ; personne n’a jamais été aussi amoureux que lui (82) ; personne au monde ne ferait un aussi bon vidangeur » (82). Ce goût du comble est un des ressorts de sa répugnante scatologie.

Flaubert trouvait, comme Béranger, qu’en fait de mots « les plus gros sont les meilleurs » et le gaspillage qu’il en fait ne diminue pas leur valeur à ses yeux. Comme sa première métaphore qui compare le postérieur de Corneille à sa postérité (1), l’histoire de la lunette effondrée (2) ou le récit des fêtes de la vidange du Garçon (70) ne sont pas restés sans suite. En Orient, l’helléniste ne voit pas le temple ; mais le tas de fientes de vautour sur les tombeaux lui arrache des cris enthousiastes, « amoncellement d’un très bel effet et d’un curieux symbolisme ! » (19). A trente ans, la seule critique que lui inspire l’œuvre de Racine est qu’il la voudrait broyer « dans un pilon (sic) pour peindre ensuite avec ces résidus les murailles des latrines » (41). Dix ans plus tard encore, il écrit à un ami pour lui dire : « Turgan vient d’inventer une chose superbe pour vider les lieux ! Je ne sais combien de kilogrammes de m. se trouvent absorbés en une semaine par cette machine. On a nettoyé l’École Poly technique en un clin d’œil : les étrons mathématiques s’envolaient comme des corbeaux. C’est sublime » (36).

La fantaisie d’esprit des Épileptiques, que leur accorde Wilmanns et que ces rabâchages scatologiques font regretter, s’en rapproche pourtant par le goût du « choquant », de l’énorme, du déplacé et de l’excessif dont participent les cocasseries de Flaubert, son grotesque triste, ses sacrilège et ses paradoxes. Telle cette tragédie sur la découverte de la vaccine, écrite selon les purs principes de Marmontel, « où tout, jusqu’à « Grêlée comme une écumoire » était en métaphore de huit vers : tragédie à laquelle Flaubert a travaillé pendant trois ans et qui montre la persistance de bœuf de cet esprit, même dans les imaginations comiques dignes d’un quart d’heure de blague » (69) ; tel cet énorme pâté d’Amiens que Flaubert s’oblige à engloutir, à lui tout seul, un Vendredi Saint (17), et cet entêtement à crier aux oreilles de Saint Victor que le marbre doré du Parthénon et la chair blanche et cristalline des propylées, sont « noirs comme de l’ébène » (77). Mais c’est dans l’indignation que l’expression de ces éruptions de violences et de paradoxes trouve son meilleur registre :

« Rugissons contre Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûton plus abject, un plus bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ».

La part d’exagération que comporte nécessairement l’indignation, fût-elle la plus légitime, fait de celle-ci un des styles favoris de Flaubert.

« C’est l’indignation seule qui me soutient, écrit-il. L’indignation pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je ne serai plus indigné, je tomberai à plat » (81).

C’est avec un semblable dérèglement que Flaubert conçut Salammbô. Il l’imagine d’abord comme une débauche de « bougreries puniques » (38) ; les premiers chapitres qu’il entreprend sont des descriptions d’un festin de mercenaires et d’un lupanar de jeunes garçons (67). Mais la « truculente facétie » (32) se métamorphose bientôt en poésie pure : cependant la même esthétique demeure et forme l’œuvre : celle du comble et de l’excès. C’est la même vertu excessive : ici indignation, qui soutient l’homme, là l’ineffable poétique qui fait se tenir l’œuvre debout, toute seule, sans sujet, sans intrigue, sans héros, dans un temps et chez un peuple en marge du grand courant historique, par la seule force d’un art dont la vertu est l’inutilité. « Aller au-delà des besoins » est aux yeux de Flaubert une preuve d’idéalité (50).

« L’art est dans la spéculation ce qu’est l’héroïsme dans la morale, écrit-il. C’est pour cela que les vrais artistes sont ceux où l’art excède » (51).

Violent et excessif, ce ne sont pas là les seuls traits du caractère de Flaubert dont son style porte l’empreinte. L’hypersensibilité de l’épileptique et l’autisme l’ont également marqué. « Une irritabilité nerveuse de petite maîtresse, allant de pair avec une taille de cinq pieds huit pouces » (31) voilà l’homme et le malade dépeints. Flaubert éprouve des sensations que le commun ignore ; tel l’effet singulier qu’il ressent aux ongles en passant auprès d’une harpe (25) et qui le fait souffrir. Cette « sensibilité presque féminine mouille parfois ses yeux » (57), plus souvent elle fait de lui le grincheux si cassant, si irascible, si érupé à propos de tout et de rien » (79) dont mille anecdotes ont composé le personnage du misanthrope de Croisset.

« J’ai des recoquillements si profonds que j’y disparais, écrit-il à une amie, et tout ce qui essaie de m’en faire sortir me fait souffrir. En allant à la Roche-Guyon, j’étais ainsi, et ta voix qui m’appelait à chaque minute et surtout tes attouchements sur l’épaule pour solliciter mon attention me causaient une douleur réelle. Comme je me suis retenu pour ne pas t’envoyer promener de la façon la plus brutale » (43).

De bonne heure Flaubert se dérobe à la sollicitude de ceux qui l’aiment. Il la sent, donc elle le blesse. « Chercheur sans trêve de l’exquis, écrit à son propos sa nièce, il était arrivé à ce que la sensation chez lui fût presque toujours Une douleur ». La seule rencontre d’une figure faite d’une certaine manière lui est insupportable. Ce qu’il manifeste en « engueulant » (80) le passant. Vieilli, Flaubert ne dit plus rien, mais « l’appréhension de la chose » lui donne des battements de cœur. Il ne sort plus, refuse de recevoir personne, de s’intéresser même à ses créanciers. Qu’on le vole, qu’on le pille : il préfère cela à l’agacement que lui cause le regard d’un notaire (80), et de même pour tout. L’action, maintenant, « j’ai pour l’action un dégoût qui n’a pas de nom » écrit-il (80). Rien ne le tire plus désormais de cette quiète stupeur que de furieuses colères pour un mot, des

« envies de donner des coups de poing à la table et de faire tout voler en éclats, puis, quand l’accès est passé, je m’aperçois à ma pendule que j’ai perdu une demi-heure en jérémiades et je me remets à noircir du papier et à tourner des pages avec plus de vitesse que jamais » (9).

Maxime Du Camp, qui s’inquiète de ces « oscillations excessives du pendule vital » de Flaubert, remarque : « Il passait de l’exaltation à l’affaissement avec rapidité et sans cause apparente. À cette époque l’état intermédiaire, c’est-à-dire l’état normal, lui était presque inconnu » (64). On ne saurait souhaiter meilleure illustration de cette variabilité profonde de l’humeur des épileptiques que tous les auteurs, et Falret en particulier, leur attribuent.

Flaubert justifie sa misanthropie par son irritabilité. Il sait que son mal le rend irascible ; il s’enferme. Son domestique reçoit l’ordre de ne lui adresser la parole que le dimanche pour lui dire : « Monsieur, c’est dimanche ». « Il n’y a pas d’ours blanc sur son glacier du pôle qui ait vécu dans un plus complet oubli de la terre » (15). Carthage n’est qu’une thébaïde où le dégoût de la vie moderne a poussé l’historien (48).

L’aveu a suscité les ricanements des détracteurs de l’art pour l’art.

Flaubert les avait prévenus. « Peu de gens devineront comme il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage », a-t-il écrit.

Le choix même du sujet est un signe de névrose, le refus de communiquer de l’artiste, l’expression de la morosité du malade. C’était « à l’épilepsie » qu’il fallait crier et non « à la tour d’ivoire ». D’autres ont attribué à cette misanthropie la signification d’un orgueil excessif et d’un désintérêt du monde. Le mépris que Flaubert professait pour l’humanité n’était pas assez du dédain et loin d’être de l’indifférence, mais le fruit d’une sensibilité exacerbée et douloureuse à tous les contacts humains. Elle était dans le génie de son mal, unie à un profond sentiment d’infériorité. Cette secrète trame sentimentale servit de grille à l’écriture de Flaubert.

Le dégoût de la vie moderne est ici à base d’un immense dégoût de soi-même, de cette image dans le miroir que Flaubert a si souvent et si longtemps dévisagée, pour achever sa méditation malheureuse par un énorme éclat de rire. Ce rire sonne comme le cri d’une faiblesse surprise qui se ressaisit et qui s’arme. L’histoire que Flaubert se propose d’écrire, en 1836, celle de l’homme enterré vivant qui meurt en blasphémant n’est que le développement de son thème familier ; Narcisse épileptique est impuissant et rageur. Le voici tout au long :

« Nous nous tordons d’angoisse dans la prison naturelle et nous n’avons comme consolation que le blasphème » (40).

« Je n’ai rien pour me soutenir qu’une espèce de rage permanente qui pleure quelquefois d’impuissance, mais qui est continuelle » (46).

Poursuite vaine d’une beauté qui échappe à la vie moderne (93), communion manquée avec les objets d’amour dans lesquels Flaubert voudrait s’incarner pour les dire mieux, faiblesse du mot qui assaille interminablement l’idée sans parvenir à l’investir jamais, esthétique de l’excès et d’une perfection toujours imparfaite, supplice de la forme, tout exprime le sentiment d’impuissance dont le maître est obsédé, cette « sorte de vertu infirme qu’on retrouve dans tout le reste de sa personne ou de sa vie » (107). Il en gémit dans chaque lettre : « Mon imagination s’éteint, ma verve baisse, ma phrase m’ennuie moi-même » (12). « La foi en soi-même s’use avec les années, la flamme s’éteint, les forces s’épuisent. Ce qui me désole au fond, c’est la conviction où je suis de faire une œuvre inutile » (42).

« Je suis harassé d’écrire, je me dépite, je me ronge. Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre une idée » (18).

« Plus j’acquiers d’expérience dans mon art et plus cet art devient pour moi un supplice : l’imagination reste stationnaire et le goût grandit. Voilà le malheur. Peu d’hommes, je crois, auront autant souffert que moi par la littérature » (33).

« Quant à arriver à devenir un maître, jamais, j’en suis sûr. »

Le sentiment d’infériorité de Flaubert tient à son mal. Le colosse épileptique est un colosse mou. Toutes les cliniques de l’épilepsie insistent sur son double visage. L’énergumène aux pulsions violentes, obstinément clastiques et meurtrières, est à ses heures un solliciteur obséquieux, un mielleux pilier d’église, un doucereux geigneur, un dolent hypocondriaque. Ainsi Flaubert se plaint de son impuissance et rabâche ; géant : « il semble toujours fatigué de la vaine escalade du ciel ».

La plupart des écrivains pèchent par un excès de confiance dans l’infaillibité de leur génie. Ce n’est guère là le défaut de Flaubert. Dans aucune de ses œuvres de jeunesse il ne donne l’impression d’un homme qui croit à son génie, qui pense que sa pièce lui a inspiré un chef-d’œuvre (92). « Ce quelque chose d’heureux, d’aisé, de trouvé », que Sainte-Beuve appelle génie, Flaubert ne l’a jamais connu. Il n’a jamais éprouvé ces accès d’éloquence prophétique ou ces surgissements rythmés d’automatismes verbaux dont l’épileptique peut paraître poétiquement inspiré au cours d’états crépusculaires. Il n’a connu de son mal que les vertus infécondes : ralentissement des associations, persévération des représentations mentales, inhibition et monotonie de l’inspiration. Il semble que de cette infirmité de l’impulsion créatrice, Flaubert ait souffert jusque dans la mesure instinctive du rythme. « Lorsqu’il récitait des vers alexandrins, révèle Maxime du Camp, il leur donnait onze ou treize pieds, rarement douze. Son oreille était si extraordinairement fausse qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fut-ce une berceuse ». Bouilhet disait :

« Il y a une malédiction sur lui, c’est un poète lyrique qui ne peut pas faire un vers » (65).

L’accusation de médisance n’est pas à écouter ; Flaubert a assez gémi de son impuissance. « Et pourtant, je me le sens dans le ventre « (26), s’écrie-t-il, en parlant de ce rythme organique qui est comme le pouls de la phrase et qui lui échappe. Ce rythme caché, insaisissable aux lecteurs, auquel Flaubert voulait que sa prose fût soumise, il crut en trouver le métronome dans l’expression orale.

« Une phrase est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut, estime-t-il. Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie » (45).

Flaubert gueula son œuvre. À évoquer ses énormes éclats de voix, ses itérations, ses acharnements, ses monotonies, on comprend que cet oratoire est le style de son mal. Il porte encore l’empreinte d’une autre infirmité. « Il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants » (102). On est heureux de pouvoir répéter après Marcel Proust ce jugement qu’on n’eût pas osé avancer, faute d’autorité, non de certitude. « L’organicité du style de Flaubert » se ressent du halètement de son inspiration à cet égard, de la pénible découverte « de ces lourds matériaux que la phrase de Flaubert soulève et laisse retomber selon le mot de Marcel Proust avec le bruit intermittent d’un excavateur » (105). Les phrases lancées dans son gueuloir avaient le rythme régulier de ces machines à faire les déblais.

Les déblais nécessités par une complète incapacité d’invention sont énormes : amoncellement des notes prises pendant quarante années, cent kilos d’adjectifs au rebut, dépouilles de mille dossiers. L’épileptique est attaché à ces déblais concrets. La faculté d’abstraction lui manque habituellement. C’est ce défaut qui a fait de Flaubert un infatigable collectionneur de documents humains. Comme tout épileptique, il a le souci du détail matériel très exact et très précis, jusqu’à l’absurde. Il déchiffre quatre recueils in quarto des rapports techniques des mines d’Algérie pour y chercher un nom de minerai, le découvre, le rejette pour raison d’assonance (69). Il s’astreint à dépouiller un mémoire de quatre cents pages sur le cyprès pyramidal, parce qu’il y avait des cyprès dans la cour du temple d’Astarté (32). Il a la naïveté de répondre à Sainte-Beuve, à propos du dénombrement des mercenaires :

« Vous me chicanez sur les onze mille trois cent quatre-vingt-seize hommes de l’armée en me demandant d’où le savez-vous ? (ce nombre) qui vous l’a dit ? Mais vous venez de le voir vous-même, puisque j’ai dit le nombre d’hommes qu’il y avait dans les différents corps de l’armée punique. C’est le total de l’addition tout bonnement et non un chiffre jeté au hasard pour produire un effet de précision » (39).

Lenteur, amour du petit détail, de l’ordre méticuleux. Tout est ici petit et lent, commenterait Madame Minkovska. Les mots mêmes que cet auteur emploie pour caractériser l’activité commune des épileptiques conviennent à la critique du style de Flaubert. Pourtant, « en acceptant tout, en disant tout, en peignant tout » (30), Flaubert croit agir « d’une manière héroïque ». Il tire fierté de ses difficultés. Il répète à qui veut l’entendre qu’il reste pendant des mois sans sortir de sa chambre, travaillant pendant quinze heures par jour, tantôt se couchant à quatre heures du matin, tantôt se levant à trois heures (83). Le produit de deux mois de ce travail est une nouvelle de trente pages (83) ; six mois ne suffisent pas à deux chapitres de Salammbô (67). Après sept années passées sur un roman de quatre cents pages, Flaubert a encore « toutes les chutes de phrases à reprendre » (72). Il se lève la nuit pour effacer un mot, s’immobilise sur un adjectif (90). Il ne faut pas répéter le même mot dans la même page (98) ; une assonance doit être évitée quand bien même il faudrait y employer huit jours entiers (66). « Un remords mènera Flaubert au tombeau, disait Gautier : c’est d’avoir accolé dans Madame Bovary deux génitifs : une couronne de fleurs d’oranger » (72).

Alphonse Daudet et Maxime Du Camp sont les premiers à avoir connu cette infirmité de Flaubert, « poète sans lyrisme », et à l’avoir rattachée à sa véritable cause : la maladie. Daudet attribue ce qu’il appelle « la lutte de Flaubert avec les mots » à la dose énorme de bromure qu’il absorbe (86). Du Camp, mieux renseigné écrit : « c’est de ce moment (où les premières crises apparurent) que date l’inconcevable difficulté que Flaubert éprouvait à travailler » (63). La critique qui a écrit : « l’incroyable théorie qui considère les scrupules littéraires de Flaubert comme une déchéance et les impute à sa maladie paraît bien dictée par des sentiments de dénigrement et d’envie », cette critique attribuera probablement à la déformation professionnelle de notre jugement le rapprochement que nous faisons des difficultés de Flaubert avec les faits de ralentissement idéatoire des épileptiques, d’adhérence au concept, d’engluement de la pensée, mieux désignés sous le nom de bradypsychie épileptique, terme que les médecins eussent pu tenir, bien avant qu’ils l’eussent créé, de Flaubert lui-même écrivant : « J’ai fait un chapitre depuis six semaines, ce qui n’est pas mal pour un bradype de mon espèce » (37). Des thèmes tels que « Rage et désespoir », des professions telles que « moi, je déteste la vie » (28), tiennent organiquement aux difficultés de Flaubert, à sa viscosité intellectuelle.

« Je suis embêté de m’habiller, de me déshabiller, de manger, écrit-il. Si j’ai encore trente ans à vivre, je les passerai couché sur le dos, inerte, à l’état de bûche » (28) ;

Torpeurs d’épileptique qui ne datent pas des premières crises convulsives, comme Du Camp semble le croire. « L’enfant était déjà d’une nature tranquille, méditative., il restait de longues heures un doigt dans la bouche, absorbé, l’air presque bête » (54). « A ses retours d’une demi-journée passée à Rouen, la mère de Gustave retrouvait son fils à la même place, dans la même pose. Elle s’effrayait de ces stupeurs » (75). Flaubert lui-même rapporte qu’à cet âge « il s’enfonçait tellement dans ses lectures, en se mordillant la langue et en se tortillant une mèche de cheveux avec les doigts, qu’il lui arrivait, à un moment, de choir à terre. Un jour, il se coupa le nez, en tombant contre une vitre de bibliothèque » (73). Les médecins n’ont pas laissé de meilleures cliniques des paroxysmes stuporeux du petit mal épileptique.

Lorsqu’on recourt aux sources du sentiment d’infériorité de Flaubert, on découvre vite, à côté de la viscosité mentale qui le désespérait, de tenaces inquiétudes sexuelles, qui ne sont pas sans effet sur le style ni sans rapport avec la névrose. On lit entre les lignes de la correspondance que Flaubert a vécu amoureux passionné et chaste jusqu’à l’âge de vingt-deux ans (96). Il semble bien que cette chasteté se soit prolongée beaucoup plus longtemps et que Du Camp ait raison de croire à la chasteté de Flaubert pendant toute sa vie (59). Le hâbleur qui aime à raconter ses équipées de Tartarin de l’alcôve fut un abstinent intégral et un renonciateur systématique. Ses professions de prouesses sexuelles exemplaires, son exhibitionnisme même, passent de loin les limites de l’orgueil viril légitime, ils offrent tous les caractères d’une compensation narcissique. La satisfaction de Flaubert après l’amour était si grande, déclarait-il, qu’il dansait devant la glace (84).

« Ma vanité était telle, quand j’étais jeune, que lorsque j’allais dans un mauvais lieu avec mes amis, je prenais la plus laide, et je tenais à faire l’amour avec elle devant tout le monde., sans quitter mon cigare » (78).

De telles démonstrations viriles rêvées, ne sont que l’écume d’une inquiétude sexuelle profonde.

« Je ne suis pas fait pour jouir », confie Flaubert, en s’empressant de demander « qu’on ne prenne pas cette phrase dans son sens terre à terre, mais qu’on en sente plutôt l’intensité métaphysique » (11).

Ce ne sont pourtant pas des considérations de ce dernier ordre qui firent fuir systématiquement à Flaubert la société des femmes, qu’il finit par ne plus désirer du tout (16) :

« Je vivais sans palpitations de la chair et du cœur, et sans m’apercevoir seulement que j’avais un sexe » (16).

Ce témoignage d’une sexualité troublée : « Je ne suis pas fait pour jouir » évoque la profession désespérée du poète sans lyrisme : « rage et désespoir », et celle de l’épileptique englué : « Moi, je déteste la vie ». Autant d’échos de velléités anciennes de castration que Flaubert avait prêtées à l’un de ses premiers héros et qui furent les siennes, à dix-neuf ans (24). Il le confesse et ajoute : « il arrive un moment où l’on a besoin de se faire souffrir, de haïr sa chair, de lui jeter de la boue au visage » (24). De telles tendances masochistes s’accordent avec l’incapacité de Flaubert de se délivrer de sa souffrance, et rejoignent par-là l’adhérence au réel douloureux de l’épileptique. Il est appliqué à son travail, comme collé à son mal, il n’a de pensée que pour les difficultés dont il souffre, d’amour que pour les mots, leurs harmonies et leurs charmes, que la maladie lui dérobe. Il persévère comme un homme obsédé dans le sillage de sa douleur. L’épileptique est réapparu.

« Lorsqu’il m’arrive de m’embêter, je m’enfonce encore plus dans l’embêtement, écrit-il, quand quelque chose me démange, je me gratte jusqu’au sang et je suce mes ongles rouges » (21).

De même sa foi dans la littérature, elle est celle d’un Polyeucte adorant son supplice :

« J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre ».

Ces tendances autopunitives s’engrènent, chez Flaubert, d’une façon évidente, bien qu’indéterminable par les seuls documents dont nous avons disposé, avec des penchants sadistes. « La cruauté par sensualité est un des besoins de l’homme dans la plénitude de ses facultés » écrit-il. On connaît ses complaisances pour les crucifixions de lions et les tortures de mercenaires.

« Une pointe d’imagination sadique se mêle à ces descriptions déjà bien assez fortes dans leur réalité, commente Sainte-Beuve. Il y a là un travers qu’il faut absolument oser signaler. Si j’avais affaire à un auteur mort, je dirais qu’il y a peut-être chez lui un défaut de l’âme : mais comme nous connaissons tous M. Flaubert très vivant, que nous l’aimons, qu’il est cordial, généreux, bon, et une des meilleures et des plus droites natures qui existent, je dis hardiment : il y a là un défaut de goût et un vice d’école ».

Flaubert est mort ; il était sadiste. Cette conduite sexuelle serait, selon certains travaux allemands contemporains, très fréquente chez les épileptiques.

On lui attribue même un rôle dans la genèse de leur mysticisme. Est-ce ce rapport dont nous instruit Flaubert lorsqu’il écrit :

« Comme personnages vicieux, je ne connais que ceux du marquis de Sade qui me fassent rire (et ce n’était pas dans l’intention de l’auteur, bien au contraire) ! Mais ici le crime arrive à être un ridicule. Car la nature est tellement exaltée, poussée à outrance, qu’elle devient impossible et disparaît. On n’a plus qu’une conception fantastique donnée pour humaine et en opposition avec l’humanité ».

L’exaltation de la nature et l’opposition consécutive avec l’humanité sont bien obscures, le tour métaphysique que prennent ici les affinités sadiques n’en est que plus clair.

Les personnages de Sade n’amusent tant Flaubert que quatre lignes plus bas ils lui suggèrent déjà un système de l’absolu.

« Le sadisme est le dernier mot du catholicisme, dit Flaubert. Je m’explique. C’est l’esprit de l’inquisition, l’esprit de torture, l’esprit de l’église au Moyen Age, l’horreur de la nature. Remarquez-vous qu’il n’y a pas un arbre dans Sade. »

La prédilection pour une œuvre parce qu’il n’y a pas un arbre dedans, le goût des personnages de Sade pour « leur ridicule » ces chemins du Sadisme chez Flaubert, se forment l’un et l’autre à partir de son épilepsie. Le goût du ridicule tient à l’ironie, l’ironie à l’inhibition des facultés créatrices et celles-ci à la névrose. Le mépris de la nature n’est autre ici que la crainte de la promenade. Flaubert y redoute une crise. Jamais, depuis la première chute, Flaubert n’est remonté en voiture. Ses stupeurs, ses morosités concourent à le rendre casanier. « Il lui arrive de passer plusieurs mois à la campagne sans descendre dans son jardin », nous révèle Maxime du Camp. « Flaubert avait établi en principe que « la promenade est délétère. »

L’ironie mélancolique qui colore tout l’œuvre de Flaubert n’est que la sublimation de ces tendances sadomasochistes de la névrose et de la sexualité. Elles ont été un des liens qui ont empêché le poète de se délivrer. Il semble que ce soit dans cette tragique impuissance qu’il faille chercher la cause de ce que Pierre Brisson appelait « le fanatisme de l’amertume ». La faiblesse d’impulsion créatrice retombe sur elle-même en ironie. Flaubert adore être mis hors de lui. Cette exaspération violente, à laquelle il se complaît est sa meilleure volupté. « Il répétera pendant dix lettres le même titre, la même phrase avec le même « hénaurme » qui le soulage » (100). Le premier principe de son art est de ne pas s’écrire ; mais Bouvard et Pécuchet lui ressemblent comme deux frères. Le sait-il ? Oui, et il l’avoue « est-ce le commencement du ramollissement ? Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en crève ! » (49).

Flaubert a tiré sa plus grande jouissance de son dégoût pour l’homme qu’il représente : le bourgeois. Car Flaubert est bien le type social de ce qu’il déteste. Vieux garçon renté, retiré, sans passions, il marie sa nièce bien aimée à un de ces bourgeois normands du genre qu’il a le plus honni, et engouffre dans les affaires de ce neveu toute sa fortune personnelle (101). C’est à ce modèle de ce qu’il est et de ce qu’il déteste que Flaubert crée ses personnages. Madame Bovary, c’est lui-même, il l’a dit. Salammbô est la sœur d’Emma beaucoup plus qu’il n’y paraît sous l’oripeau. Enfin le bourgeois le poursuivant jusqu’au bout 4 sous les espèces de Bouvard et Pécuchet, s’installe à sa table, se couche dans son lit, remplit ses journées et ses nuits, et finit par le prendre à la gorge » (99). À ce moment où la force injurieuse et de dérision de Flaubert s’exerce contre lui, il exulte, il oublie son sentiment d’impuissance ; dans cette turpitude il est fécond. Ainsi est né le personnage grotesque et triste du Garçon, dont Homais semble la figure réduite pour les besoins du roman. Grossier, sentencieux, sans mesure, violent, le type conçu par Flaubert tout au long d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, est le modèle de son auteur. Il lui emprunte et lui communique à la fois ses traits : tel ce rire garçon que Flaubert « poussait de temps en temps, en se regardant dans la glace » (7). Chacun de ces coups d’œil alarmés que Flaubert jette en toute circonstance au miroir le réconforte en lui livrant matière à dérision. Il s’y est regardé pleurer (22).

Flaubert fut mystique de l’art parce qu’il était épileptique, et à la manière dont l’épileptique est mystique. N’en déplaise à la mémoire honorée de Thibaudet certainement indignée de l’ « audace de ces médecins matérialistes dont il ne manque pas pour décrire comme des maladies véritables toutes les formes de la vie religieuse », le mysticisme de l’épileptique n’est pas une notion controuvée. C’est un fait clinique commun, un des premiers éléments qu’apprenne l’élève psychiatre à l’asile et dans l’œuvre des vieux maîtres.

Certains auteurs modernes attribuent cet état d’âme religieux morbide à une expérience supposée de la mort que l’épileptique acquerrait au cours de ses crises. Une telle expérience, nul ne l’a mieux exposée que Flaubert :

« J’ai la conviction d’être mort plusieurs fois, écrit-il (27 bis). Je suis sûr que je sais ce que c’est que mourir, j’ai souvent senti nettement mon âme qui m’échappait comme on sent le sang qui coule par l’ouverture d’une saignée » (25).

Au cours de chaque crise :

« Il y avait un arrachement de l’âme d’avec le corps atroce, mais ce qui constitue la personnalité, l’être-raison, allait jusqu’au bout, j’avais toujours conscience même quand je ne pouvais plus parler ; alors l’âme était repliée tout entière sur elle-même, comme un hérisson qui se ferait mal avec ses pointes » (27 bis).

Un tel prétendu souvenir hanterait l’épileptique en dehors des crises, et lui communiquerait une inquiète aspiration à l’absolu religieux. D’autres facteurs y contribuent : l’angoisse fréquente dont témoigne ici le cri « rage et désespoir », l’adhérence au concept et *a persévération ici le mal de la perfection, l’autisme, la sensibilité douloureuse, enfin ces méditations qui ressemblent si fort à des stupeurs ici l’impuissance et le désespoir du poète sans lyrisme.

Flaubert recherche cet absolu d’abord en lui-même. Mais un ridicule l’en détourne :

« Non pas ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais le ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire » (14).

La nostalgie d’une valeur humaine essentielle étreint Flaubert. À défaut d’éternité ou de perfection, il ne demande qu’a être complétement quelque chose :

« ou plus bête, ou plus spirituel, athée ou mystique, mais enfin quelque chose de complet et entier, une entité, quelque chose en un mot » (6).

Derrière ces aspirations désordonnées à un état absolu quelconque, les impulsions excessives de l’épileptique réapparaissent.

Flaubert demande à vivre dans un pays où personne ne l’aime ni le connaisse, où son nom ne fasse rien tressaillir, où son absence ou sa mort ne coûtent pas une larme (12). Ce n’est pas seulement parce que l’épileptique veut s’isoler qu’il vit à Croisset une existence sans un événement, sans un bruit ; Flaubert entend réaliser autour de lui « un néant objectif complet » (34) en attendant de « mourir sans métempsycose, sans survie, sans résurrection, d’être à jamais dépouillé de son moi » (80).

Dans l’attente de cette réalisation complète, la hantise d’absolu de Flaubert s’apaise par moments dans des communions matérielles ardentes. Flaubert y devient ce qu’il aime et oublie ce qu’il est. On sait quelles forces mimétisme lui ont fait éprouver les malaises d’Emma Bovary pendant qu’il les décrivait (29). C’est surtout par « le rendu de la vision, sans, dans l’intervalle, un mot d’esprit ou un trait de sensibilité » (103) qu’il aime à s’incarner dans ce qu’il décrit comme Cézanne se sentant devenir la pomme qu’il peint.

« Je voudrais me diviser partout, écrit-il, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer dans chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière » (97 bis).

À vouloir épouser ainsi toutes les formes qu’elle décrit, chaque phrase de Flaubert exprime une infinité d’actions. L’épileptique a composé de cent façons l’expression de chacune d’elles avant d’en arrêter une. Aussi le verbe est-il toujours juste et sa variété infinie t.t une des richesses du style de Flaubert. Il la doit à l’Épilepsie. Une autre qualité de l’œuvre d’art devait retenir Flaubert : sa nécessité. Elle est la loi du style : « Il faut et il suffit ». Une phrase bien faite présente une sorte de caractère indestructible, elle existe d’une existence supérieure à l’universelle caducité.

« Il est en effet, écrit Bourget, des rapports de mots d’une si parfaite justesse qu’il serait impossible de les améliorer. De tels rapports, si l’artiste en trouve quelques-uns, lui procurent une plénitude de bonheur intellectuel comparable au bonheur que l’évidence procure au mathématicien. L’angoisse de l’esprit se détend une minute dans cette contemplation, disons mieux, dans cette incarnation. L’esprit n’habite-t-il pas la phrase qu’il est parvenu à créer ? » (89).

La critique littéraire a parlé de bonne heure du mysticisme de Flaubert ; lui-même en avait soufflé le mot (23). Elle en appelle à l’attachement de Flaubert, de toute sa vie, à la tentation de saint Antoine, et surtout à cette espèce d’affinité entre la vie de Flaubert et celle d’un moine ou d’un prêtre de l’art. Comme toute l’œuvre de Platon tourne autour de ce problème, la vie du philosophe, remarque Thibaudet, toute la précieuse correspondance de Flaubert porte sur la question de la vie littéraire.

« La littérature y devient une sorte de chose en soi, comme la philosophie ou la religion, à côté de laquelle le reste n’existe pas » (94).

Le besoin d’absolu de l’épileptique rend compte de tout cela, chez Flaubert. Le fait littéraire a pris pour lui l’importance exclusive du fait religieux pour un mystique. Cet amour a conduit Flaubert a travers les nuits de l’expérience mystique. Les pleurs de joie de Pascal, Flaubert les a versés aussi :

« J’ai été obligé de me lever pour aller chercher mon mouchoir de poche ; les larmes me coulaient sur la figure. Je jouissais délicieusement » (47).

L’auteur de la tentation a toujours eu quelque projet d’Apocalypse, insinue Faguet (97). Serait-ce « ce roman métaphysique et a apparition » que Flaubert espérait tirer de sa maladie nerveuse (44), et que sont ces apparitions ? Auras, bouffées hallucinatoires, confusions et étrangetés au cours d’états crépusculaires, expériences supposées de la mort ? Le mot d’Épilepsie revient encore pour expliquer le mysticisme d’artiste, et c’est Flaubert qui le prononce.

Ainsi, quelle que soit l’interprétation de ce mysticisme, on en revient toujours à l’aspiration vers l’absolu, à l’expérience de la mort, au besoin d’incarnation. L’esprit habite la phrase qu’il est parvenu à créer. L’évidence qu’il y trouve a ses nécessités propres indépendantes de l’auteur. Le style n’est plus représenté désormais par une série de moules différents, dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel il coule toutes ses idées, mais par une manière d’être unique, absolue, nécessaire, suffisante et parfaite. Flaubert n’en conçoit qu’un seul possible « que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet ». C’est comme un filtre versé dans l’oreille, qu’il faudrait dire. Comme dans le poison d’Hamlet, n’est-ce pas un charme qui opère ici ? :

« La tendresse des anciens jours lui revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe » (53).

Ici plus de « finesses de rendu », plus de « description exacte de tout et de chacun ». Mais des sonorités, des rythmes, des modulations. « Et puis, il y a de l’ineffable. » De, telles tendances devaient naturellement conduire Flaubert à la conception d’une œuvre gratuite « qui ne prouve rien, qui ne dise rien », dont le travail des mots soit si achevé qu’il ne laisse plus voir la pensée, semblable à une liqueur si souvent filtrée qu’elle n’a plus aucun arôme, une perfection vide « de l’eau distillée » disait Morréas. Ainsi le potier épileptique veut si bien parfaire son vase, garde si longtemps la glaise sur le tour, que la matière à la longue s’amenuise et qu’il ne lui reste plus rien entre les mains. Cette œuvre fut Salammbô. La manière archéologique du livre ne doit pas être attribuée à un désir de sacrifier à l’exotisme romantique, comme le croit Bourget. Flaubert a précisément choisi la guerre des Mercenaires et de Carthage comme un épisode étranger à tout courant historique.

Loin de nous offrir une page d’histoire exotique, Flaubert la retire violemment en arrière, sur le bord d’un désert « pour faire de ce morceau d’humanité un bloc de Passé pur, une sorte d’astre mort comme la lune dont Salammbô subit l’influence ». Et c’est précisément cette représentation de la chose morte qui a contribué à donner à Salammbô son prestige symbolique sur l’imagination, pense Thibaudet. C’est d’elle qu’est née l’Hérodiade de Mallarmé. C’est elle qui a imposé à tout un horizon littéraire « une séductrice figure de la stérilité parmi les joyaux et les rêves. »

La recherche d’une essence de soi-même, d’une nécessité dans l’objet d’amour et d’une incarnation en lui ne suffisent pas au mystique, il lui faut un système du monde. Cette loi suprême du nihilisme, d’ordre universel, de négation du temps vécu dont Flaubert a voulu que tous ses semblables dépendissent comme lui-même, il l’a dégagée de sa misère, de son mal d’impuissance, de lenteur, de mélancolie surtout. « Je suis de ceux qui rêvent ou plutôt qui rêvassent hargneux et pestiférés, sans souci de ce qu’ils veulent, ennuyés d’eux-mêmes et ennuyants » (sic) (5), écrit-il. Voilà des maussaderies épileptiques bien caractérisées. C’est ce mal, et non pas le mal du siècle qui a inspiré a Flaubert ses professions de désespoir : « l’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent » (5), et « l’idée du suicide la plus consolante de toutes » (52). À travers son destin de désespéré, de poète lyrique incapable de faire un vers, Flaubert a vu le destin des autres existences ; et, en effet, « la cause du malheur de tous ses personnages est comme chez lui une infirmité, une disproportion » (88) remarque Bourget. Chacun d’eux a, dans la position où il est placé, et à laquelle il devait se faire, une qualité de trop, ou une vertu de moins : là est le principal de tous ses torts et de son malheur. Généralisant cette remarque, Bourget semble reconnaître que cette disproportion n’est pas un accident pour Flaubert. « C’est à ses yeux une loi constante que l’effort humain aboutisse à un avortement ». Et de même que les saints ont poussé la folie du renoncement jusqu’à ne même plus demander le ciel, Flaubert s’élève jusqu’à « un état de l’âme supérieur à la vie pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile ». C’est ce que Bourget appelle le nihilisme de Flaubert. Il y a pourtant une dernière consolation, un dernier refuge, « c’est, dit Flaubert, de savoir qu’on appartient au Cosmos, qu’on fait partie de l’ordre » (50). Une telle exaltation de l’ordre universel est chez l’épileptique l’accomplissement de ses tendances maladives à l’ordre des objets, à la méticulosité. L’assiette de l’épileptique n’est jamais assez bien lavée. À l’Asile, il n’est pas meilleur décrotteur ni meilleur bibliothécaire. Flaubert offre une vraie caricature de cette manière d’être. « Il aimait l’ordre avec passion, écrit sa nièce, le poussait même jusqu’à la manie et n’aurait pu travailler sans que ses livres fussent rangés d’une certaine façon. Il conservait soigneusement toutes les lettres à lui adressées. J’en ai trouvé des caisses pleines (55). Sa propreté touchait au raffinement (57). Au service de telles méticulosités, les infirmités épileptiques de lenteur, d’attachement au concret, d’itération, de monotonie sont vertus. « Flaubert a toujours apporté une régularité extrême au travail de chaque jour, sans se soucier de l’inspiration dont l’attente stérilise, disait-il. Son énergie de vouloir, pour tout ce qui regardait son art, était prodigieuse et sa patience ne se lassait jamais. Quelques années avant sa mort, il s’amusait à dire :

« Je suis le dernier Père de l’Église » (55).

Le mot de religion revient déjà. La méticulosité épileptique de Flaubert s’applique à la création artistique et de là à la création le passage est aisé pour lui d’un absolu à l’autre.

Si l’avenir est ce qu’il y a de plus atroce dans le présent, le passé est, pour Flaubert, ce qu’il y a de plus sûr. Les temps de sa phrase le disent. L’homme a l’imparfait ; la nature a un temps défini. « Elle n’entendait pas la pluie qui tomba interminablement. » Cette présence du passé est aussi frappante dans le style de Flaubert que son continuel emploi.

« L’Océan peut être plus beau (que la Méditerranée), mais l’absence des marées qui divisent le temps en périodes régulières semble vous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et vous » (10).

Si instinctivement Flaubert situe son art dans le passé, ce n’est pas pour le refuge qu’il offre ainsi. Ce n’est pas le passé défini que Flaubert emploie pour l’action humaine, c’est l’imparfait. Ce n’est pas l’éclairage de l’isolement qu’il demande au passé, mais à l’imparfait l’expression du permanent, partant de l’essentiel. De ce continuel imparfait Flaubert ne connaît pas la monotonie.

Elle est de son mal. Le premier, il a mis en usage cet interminable imparfait qui tombe parfois sur dix, vingt pages, comme cette pluie normande qu’Emma Bovary n’entend pas. Étudiant une page de l’Éducation sentimentale, prise au hasard, Marcel Proust remarque : « Toute cette deuxième page de l’éducation est faite d’imparfaits, sauf quand intervient un changement, une action dont les protagonistes sont généralement des choses (« la colline s’abaissa »). Aussitôt l’imparfait reprend (104), et Proust ajoute : « Notons en passant que cette activité des choses, des bêtes, puisqu’elles sont le sujet des phrases (ou bien que ce sujet soit des hommes) oblige à une grande variété de verbes. « Nous connaissions déjà la source de cette richesse, la multiplicité des verbes Accordés aux choses. Nous y avons reconnu le signe des aspirations d’incarnation de l’Épileptique. Toutes les manières d’être que le mal de Flaubert confère à son style se tiennent. Aux lenteurs de l’inspiration et aux inhibitions des moyens d’expression, les minuties et les patiences suppléent.

Ainsi va, selon la comparaison de Proust,

« ce grand trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini ».

Bibliographie

 — Œuvres de Gustave Flaubert

  1. Flaubert, Correspondance. Bibliothèque Charpentier. Fasquelle Edit.

Première série.

1 p. 2 — 2 p. 5 — 3 p. 11 — 4 p. 14 — 5 p. 24, 25 — 6 p. 32 — 7 p. 40 — 8 p. 41 — 9 p. 50 — 10 p. 84 — 11 p. 119 — 12 p. 121 — 13 p. 130 — 14 p. 132 — 15 p. 136 —16 p. 154 — 17 p. 192 — 18 p. 195 — 19 p. 307.

Deuxième série.

20 p. 9 — 21 p. 64 — 22 p. 97 — 23 p. 101 — 24 p. 164 — 25 p. 165 — 26 p. 169 — 27 p. 241 — 27 bis p. 269 — 28 p. 354 — 29 p. 358.

Troisième série.

30 p. 59 — 31 p. 81 — 32 p. 96 — 33 p. 106 — 34 p. 152 — 35 p. 173 — 36 p. 189 — 37 p. 207 — 38 p. 218.

  1. Flaubert, Œuvres complètes. Edition du centenaire. Librairie de France, 1922.

Salammbô, Appendice. Réponse à une étude critique de Sainte Beuve.

  • 353.
  1. Flaubert, in Thibaudet (cf. référence ni). Correspondance citée.
  • 11 — 41 p. 75 — 42 p. 159.
  1. Flaubert, in Faguet (cf. référence n). Correspondance citée.

43 p. 22 — 44 p. 32 — 45 p. 147.

  1. Flaubert, in Mauriac (cf. référence o). Correspondance citée.

46 p. 144 — 47 p. 147 — 48 p. 151 — 49 p. 154.

  1. Flaubert, Salammbô (cf. référence b). Notes diverses.
  • 414.
  1. Flaubert, in Louis Bertrand : G. Flaubert, Ollendorf. Les carnets de Gustave Flaubert.
  • 246, 247 — 52 p. 263.
  1. Flaubert, Madame Bovary, in Œuvres Complètes (cf. référence b).

53 p. 216.

  1. — Chroniques et critiques de Flaubert
  2. Caroline Commanville, Souvenirs intimes, in Correspondance de Flaubert (cf. référence a), première série.

54 p. III — 55 p. XIII et XIV — 56 p. XV — 57 p. XXI — 58 p. XXXVIII.

  1. Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, Hachette 1882. Tome premier.

59 p. 152 — 60 p. 220 — 61 p. 246 — 62 p. 248 — 63 p. 251 _ 64 p. 305 — 65 p. 327.

  1. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Edition définitive, Flammarion.

Tome 1.

86 p. 138 — 67 p. 202 — 68 p. 237 — 69 p. 243 — 70 p. 249 — 71 p. 256 et 288.

Tome 2.

72 p. 14     — 73 p. 64 —         74 p. 68 —       75 p. 126 — 76 p. 127 — 77 p. 1-35 —

78 p. 214.

Tome 5.

79 p. 16 — 80 p. 46 — 81 p. 63 — 82 p. 81 — 83 p. 217.

Tome 6.

84 p. 12 — 85 p. 84.

Tome 7.

  • 100.

/) Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Plon, 1932. Tome 1.

  • 132 — 88 p. 148 — 89 p. 170 — 90 p. 171 — 91 p. 177.
  1. m) Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Plon, 1922.

92 p. 76 — 93 p. 159 — 94 p. 328.

  1. n) Émile Faguet, Flaubert, « Les grands écrivains de France ».

95 p. 18 — 96 p. 19 — 97 p. 39 — 97 bis p.63 — 98 p. 146.

  1. o) François Mauriac, Trois hommes devant Dieu, Edit, du Capitole, 1930.

99 p. 153 — 100 p. 155 — 101 p. 163.

  1. p) Marcel Proust, A propos du style de Flaubert, in Chroniques, Gallimard, 1927.

102 p. 194 — 103 p. 196 — 104 p. 197 — 105 p. 204.

  1. q) Alphonse Daudet, La Doulou.

106.

  1. r) André Suarès, Xenies, Émile Paul.

107 p. 201.

Discussion

  1. HESNARD. Je félicite vivement M. Fretet et je trouve que le titre qu’il a choisi pour sa conférence est dépassé par l’ampleur des idées exposées et les qualités de son esprit. Il nous parlait du style, mais en réalité il nous a brossé un tableau de toute la personnalité de Flaubert. Je ne ferai qu’une critique modérée à propos de deux questions : celle des rapports de l’épilepsie avec les traits de caractère et les traits de style ; celle des rapports de l’épilepsie avec le génie.

– 1° En ce qui concerne les rapports de l’épilepsie avec le caractère et le style, je reste un peu sceptique, car, d’une manière générale, toutes les études de psychologie médicale pèchent un peu par la base. Il n’est pas sûr que tous les traits décrits soient spécifiquement en rapport avec l’épilepsie.

Ils se rencontrent chez une quantité de gens qui ne deviendront jamais épileptiques et aussi dans toutes sortes de névroses. On retrouve chez beaucoup de gens, surtout chez des névrosés et aussi chez un grand nombre d’intellectuels, ce détachement du réel, le goût de la minutie, l’existence d’un sentiment d’infériorité et l’absence de virilité compensée par une protestation virile, enfin toutes les insuffisances de la vie sexuelle constatées par les psychanalystes et dont ils font, à tort selon moi, les éléments essentiels et déterminants de la névrose.

– 2° On peut se demander si un épileptique a du génie parce qu’il est épileptique, ou s’il a du génie bien qu’il soit épileptique. Pour ma part, je crois que la névrose est un obstacle qui gêne l’expression de la personnalité. À côté des traits de caractère épileptiques, il faut tenir compte du tempérament esthétique que l’on trouve chez des gens très doués susceptibles d’identification avec les objets, avec la nature. Nous rejoignons ici la notion d’ « Einfühlung » des esthéticiens allemands. La conférence de M. Fretet, malgré le grand intérêt qu’elle présente, n’a peut-être pas convaincu tout le monde des rapports entre le talent et les traits de caractère épileptiques. Les épileptiques sont souvent des producteurs pauvres. On a peine à croire que l’origine du talent soit simplement une névrose.

  1. FRETET. Que la partie féconde ait été étrangère à la maladie, j’en suis persuadé, car j’ai essayé de montrer que la maladie n’avait apporté que des gênes et que cet appauvrissement avait provoqué chez Flaubert certaines tribulations et certaines des particularités de son style. La maladie ne peut donner le génie, mais peut retentir sur le style.
  2. HESNARD. Parmi les traits de caractère qui ont été décrits, certains sont à rapprocher de ce que Freud a décrit sous le nom de caractère anal, qui est celui des gens méticuleux, besogneux, etc. Le mécanisme auquel ces traits de caractère sont rattachés est peut-être vrai, mais on les trouve de façon courante dans toute œuvre littéraire et l’on peut se demander s’ils jouent un rôle particulier d’une manière positive ou s’ils interviennent seulement en tant que gêne, étant donnée la banalité de leur constatation.

Nous retrouvons chez Baudelaire, Rimbaud et bien d’autres, les mêmes mécanismes de protestation virile par défaut de virilité. C’est pourquoi je ne suis pas satisfait de l’explication par ce déterminisme.

Mme MINKOWSKA. Si je me sens tout à fait à l’unisson avec M. Fretet, je ne suis pas entièrement d’accord avec M. Hesnard. Tout d’abord, je signalerai que le domaine de l’épilepsie, autrefois nettement délimité par les anciens maîtres tels que Morel et Falret, a été appauvri depuis. On lui a enlevé tout son contenu psychiatrique. Il me faut aussi dissiper le préjugé selon lequel l’épilepsie serait considérée comme une tare n’ayant qu’un caractère appauvrissant. Or je retrouve un peu chez M. Hesnard la même tendance, tendance qui est aussi celle du public et des critiques d’art. Ce jugement retentit quelque peu sur l’opinion du médecin. C’est montrer jusqu’où va l’incompréhension à l’égard de l’épilepsie. Un travail comme celui de M. Fretet constitue un éclaircissement de certains problèmes concernant l’épilepsie. Moi-même, à propos de Van Gogh, j’ai approfondi les rapports entre l’épilepsie et le style de ce peintre. Récemment, un auteur, dans un ouvrage sur la correspondance de Flaubert, s’est efforcé, pour ne pas diminuer soi-disant la valeur de son œuvre, de combattre le diagnostic d’épilepsie et de démontrer, cela du reste sans nulle connaissance médicale, qu’il était atteint d’hystérie.

Nous n’avons jamais dit, ni M. Fretet, ni moi, qu’un Flaubert ou un Van Gogh étaient des génies parce qu’épileptiques, mais on observe chez eux certains traits que l’on ne peut expliquer que par l’épilepsie, ces traits passant inaperçus chez les épileptiques habituels, surtout chez les épileptiques traités.

Le style de Flaubert est, d’après M. Fretet, surtout caractérisé par la persévération et la bradypsychie. Il dénote aussi les caractères de violence et d’exclusivité qui sont difficiles à mettre en évidence à propos du style, mais que j’ai pu montrer chez Van Gogh. Je ne crois pas que les tares sexuelles se présentent avec un caractère particulier chez les épileptiques. Cependant, le sadisme et le masochisme s’accordent avec la bipolarité de l’épilepsie. Les épileptiques sont sadiques, mais ce sont aussi des « colosses mous, passifs, masochistes ».

J’ouvrirai une parenthèse ici à propos de l’athlétisme, que M. Fretet a décrit chez Flaubert. Il pose la question de savoir si cet athlétisme a été généralement signalé. Il a été dit cependant que les épileptiques avaient la tête carrée. Kretschmer en décrivant ses types morphologiques a parlé de « l’habitus athlétique » chez les épileptiques. Il s’intéressait à la question de l’épileptoïdie et il reproduit la description que j’ai faite de ce caractère.

Dans un petit volume, Kretschmer a écrit que les athlétiques ont une mentalité visqueuse.

J’ai été un peu choquée par le mot d’autisme employé par M. Fretet ; j’aurais préféré celui d’égotisme. L’épileptique est toujours en retard, mais il vibre avec les idées collectives.

Beaucoup de finesses m’ont frappée par leur présence dans cette conférence. Je m’explique très bien qu’un épileptique ait eu l’idée de parler d’un « silence énorme », car il a besoin de silence, mais il s’agit d’un silence rempli de choses. J’ai beaucoup apprécié ce que M. Fretet a dit de l’excessif chez Flaubert. « L’excessif » est frappant chez Van Gogh comme chez Flaubert, malgré leurs différences. Chez Van Gogh le style qui se compose de traits et de hachures correspond à quelque chose d’explosif. Il est d’une très grande monotonie, mais celle-ci est toujours chargée de dynamisme.

  1. Fretet a assez bien montré chez Flaubert le côté négatif de l’épilepsie tandis que chez Van Gogh il y a quelque chose de très déchaîné. Je crois que Flaubert était traité par le bromure, tandis que Van Gogh ne l’était pas. L’effet du traitement complique encore la question de l’épilepsie. Un épileptique, bien que sans crises, devient souvent encore plus ralenti. Cet élément thérapeutique fait défaut chez Van Gogh. De cette manière il échappe au ralentissement excessif, et sa grandeur est faite de dynamisme déchaîné qui l’envahit tout entier. On ne le trouve pas chez Flaubert. Est-ce à cause du bromure ?
  2. Fretet a cité une très belle phrase de Flaubert, dans laquelle cet auteur exprime qu’il vibre comme les sons, qu’il brille comme la lumière, qu’il veut saisir chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière. Nous arrivons là à l’aspect le plus essentiel de l’épilepsie. L’épileptique a besoin d’une sorte de décharge et nous le voyons toujours ou s’élever ou sombrer : l’élévation motrice des actes impulsifs, des fugues, etc., contraste avec le fait de sombrer dans la chute, les absences, etc.

Ce mouvement oscillatoire met l’épileptique en présence des couches les plus profondes de l’existence, susceptibles de venir enrichir sa vie. Je relève encore une autre phrase très belle citée par M. Fretet et dans laquelle il est question « d’escalade du réel ». Ce n’est pas une métaphore : l’épileptique est obligé de monter, d’escalader ; il finit par être épuisé. C’est ce qui a mené Van Gogh au suicide.

J’ai été aussi très frappée de ce que M. Fretet a dit au sujet de l’emploi de l’imparfait et du verbe en général. Je faisais autrefois le questionnaire de Young chez les épileptiques et j’ai remarqué qu’ils définissaient toujours au moyen de verbes. J’ai pratiqué aussi chez les épileptiques le test de Rorschoch, mais je ne peux encore donner de résultats. Même chez ceux qui sont arrivés au dernier stade de la déchéance, on trouve cette définition par les verbes. C’est là un fait intéressant de réponses kinesthésiques, que l’on observe chez les personnes très douées et chez les épileptiques. Chez ceux-ci c’est toujours le mouvement qui est évoqué. Si Flaubert a toujours eu beaucoup de difficultés à se servir des adjectifs, c’est que chez l’épileptique il y a impuissance dans un domaine avec compensation dans l’autre.

  1. CEILLIER. Je félicite vivement M. Fretet de sa conférence charmante et très littéraire. J’ai une très grande admiration pour Flaubert, dont je connais bien l’œuvre. Je ne sais si c’est à cause de l’épilepsie ou malgré elle, mais il est certain que des traits caractéristiques de l’épilepsie abondent dans son œuvre : ainsi le goût du concret, la lenteur, etc., qui sont le fait d’un réaliste. Il est possible que sa maladie lui ait servi, sans que l’on puisse facilement savoir s’il faut la considérer comme un obstacle ou un avantage.
  2. DUBLINEAU. J’ai trouvé la conférence de M. Fretet très intéressante et je ne ferai que des remarques très générales concernant moins l’œuvre d’art en soi que l’individu. Il eût été intéressant de chercher l’hérédité pour compléter l’étude de l’individu tout entier. Ceci m’amène au problème de la personnalité de Flaubert, en faisant abstraction des crises.

Il s’agit ici d’un de ces sujets qui présentent des caractères d’instinctivité, d’agressivité, souffrent de troubles hypochondriaques, d’exacerbations cénesthésiques, qui sentent des choses que nous ne sentons pas, qui se sentent eux-mêmes. Ces phénomènes apparaissent avec une évidence dans les passages cités. Nous avons là, prise sur le vif, une personnalité entière. On y trouve un groupe de tendances que les constitutionnalistes appellent tendances hypochondriaques épileptoïdes. Il est intéressant de voir un tempérament déterminé en lutte avec l’existence, l’art, le métier qu’il a choisi et les éléments d’appauvrissement, d’enrichissement qu’il a en lui. L’étude d’une personnalité comme celle de Flaubert projette une lueur sur ce que nous soyons quotidiennement.

  1. CODET. Je félicite M. Fretet de sa conférence. Le caractère dominant de Flaubert me paraît être un sentiment d’infériorité avec compensation par un travail minutieux et aussi l’existence de ce phénomène d’explosion.
  2. DUBLINEAU. Une objection aurait pu être faite à M. Hesnard lorsqu’il a dit que l’on trouvait chez beaucoup de gens les caractéristiques observées chez Flaubert. On peut, en effet, se demander si la tendance à s’extérioriser ne traduit pas qu’il s’agit toujours d’individus portant la marque de l’instinctivité. Ce serait une manifestation supplémentaire de leurs tendances instinctives.
  3. MINKOWSKI. Je dirai un petit mot qui pourrait expliquer certains malentendus à propos du rôle que jouerait l’épilepsie chez Flaubert. En effet, partant du fait que Flaubert est un épileptique, on pourrait être tenté de faire rentrer dans l’épilepsie tout ce que l’on trouve chez Flaubert. Il y aurait peut-être lieu de se demander : dans quelle mesure est-il épileptique?

Dans quelle mesure ne l’est-il pas ?

RÉPONSE DE M. FRETET

La critique de M. HESNARD me semble traduire une confusion que mon étude a à dessein favorisée, du talent de Flaubert avec son style. Je me suis bien gardé de dire que Flaubert devait son génie à son mal. Mais je pense que l’on retrouve dans la manière de cet écrivain certains traits caractéristiques de la façon de penser des épileptiques. En montrant que l’esthétique de Flaubert devait à son caractère de malade, je n’ai fait que paraphraser cette admirable définition du style que l’auteur de Salammbô a laissée : « Le style n’est qu’une manière de penser ».

D’autres styles seraient à étudier à ce point de vue. La facture d’un peintre montmartrois contemporain, grand maître des petits paysages, emprunte à sa déchéance éthique d’alcoolisme chronique. Ce qui ne veut pas dire que l’alcool a fait le talent.

Réserve sans rien de commun avec celle de M. Hesnard, dont l’affirmation : « la maladie est un obstacle à l’expression artistique » me ferait presque soutenir le contraire. Ne voit-on pas l’excitation intellectuelle survenant chez un individu fruste et sans talent lui inspirer aussi longtemps qu’elle dure des œuvres d’art. Le style de celles-ci porte la frappe du mal : oratoire de bateleur ou de conteur des mille et une nuits.

C’est, il est vrai, une distinction facile que celle du talent et du style.

L’art de Flaubert le montre assez. Aussi l’ai-je pris sournoisement pour illustration de l’esthétique épileptique : l’art de Flaubert étant avant tout le Style de Flaubert, et ce style sa maladie.

Je remercie Madame MINKOWSKA de fortifier ma religion hostile au sot écho populaire qui ne voit dans la maladie qu’un facteur dégradant.

Un médecin n’a-t-il pas soutenu la thèse de doctorat que Flaubert ne pouvait être épileptique puisqu’il avait du talent ! Un critique de la qualité de M. Thibaudet ne s’est-il pas laissé prendre à cette erreur ! Cela me lave de la remarque personnelle désobligeante d’un journaliste au cours de la récente polémique littéraire provoquée par la première publication d’un extrait de cette conférence : « le docteur a tort d’avoir de l’humeur. Il doit d’abord savoir qu’un épileptique quel qu’il soit n’a pas à être méprisé sur les manifestations de son mal ». (André Mantaigne, La Lumière)

La violence épileptique est peut-être en effet le trait commun au style de Flaubert et à la manière de Van Gogh, le plus saillant. L’esthétique de l’excès infiniment divers de l’écrivain rejoint le pathétique du peintre. C’est l’explosion de traits bleus qui illumine comme un bouquet de feu d’artifice la toque de l’homme à l’oreille coupée, qui nous émeut, et non le pansement. Comme la commotion verbale de Flaubert : « Victoire, victoire, victoire, victoire, victoire », cet éclatement pictural est une attaque d’épilepsie écrite.

Il est certain toutefois que ce sont surtout ce que j’ai appelé, moins à tort qu’à défaut, les vertus infécondes de l’épilepsie qui ont marqué le style de Flaubert. Mme Minkowska a raison de supposer à ce propos que Flaubert était traité par le bromure. Alphonse Daudet se demandait si la « terrible lutte de Flaubert avec les mots » n’était pas due à ce médicament.

Qu’entre l’individualité épileptoïde, dont M. DUBLINEAU s’accorde à constater la manifestation dans la phrase de Flaubert, et le caractère anal de Freud, un rapprochement puisse être fait, nous l’avons entrevu, comme M. HESNARD. Mais l’exemple de celui-ci croyant reconnaître si communément la constitution épileptoïde chez une infinité de gens, nous a gardé de parler aussi complaisamment des traits du caractère anal. Il serait pourtant facile de l’attribuer à tel savant pour son dogmatisme, à tel ami pour ses interminables scrupules, à tel écrivain pour ses lenteurs, à tel pays pour son organisation modèle. C’est pourquoi nous nous sommes abstenus.

 

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