Florence Lafine : « Du Sensoriel au Sens Social. Naissance de la Pertinence et de la Normativité Sociale chez le Bébé »

En partant de la notion opératoire d’habitus, telle qu’elle est définie par Bourdieu — une disposition sociale d’abord corporelle qui résulte d’un travail de l’individu pour rendre son être social cohérent —, et à travers le recensement des recherches en psychologie du développement relatives aux capacités sensorielles du foetus et du nouveau-né, il s’agit d’appréhender de manière sociologique et phénoménologique la question du corps, de la sensorialité et de l’affectivité. Car le bébé n’émet pas des jugements à caractère politique ou social, en revanche il intègre certaines dispositions dont il s’agit d’explorer le mode d’inculcation et d’acquisition à travers le corps vu comme un support de langage et d’effusion, un instrument de codage, d’encodage et de décodage. Et le modèle proposé, s’appuyant sur des situations observées au sein de l’environnement familial et sur l’analyse de séquences vidéos d’interactions au sein d’un programme qui s’est effectué à l’Hôpital Necker-Enfants-Malades, tente de traiter la question relative à la façon dont le bébé est incliné selon les conditions de possibilités ou d’impossibilités qui lui font se saisir d’une réalité normative et d’une lisibilité du monde, à travers le filtre de son jeu sensoriel qui l’informe et le situe par rapport au milieu social auquel il est rattaché. Et, on le verra, on a affaire à une socialisation dynamique complexe, différenciée et évolutive dans le temps, en fonction des situations et des conditions que le bébé rencontre.

Présentation du livre

Introduire et caractériser la normativité sociale chez le bébé semble une gageure, en réalité il s’agit d’éclairer un phénomène qui est constamment présupposé dans les sciences sociales : la socialisation précoce qui permet au bébé de s’ajuster au monde social, aux attentes familiales, à l’espace et au temps socialement structuré qui l’entoure, et dans lequel le bébé est « pris » déjà in utero. Tout cela a nécessité un important travail d’enquête qui articule intuitions et observations très concrètes auxquelles il a bien fallu donner corps. Aussi, plutôt que d’insister sur le développement de ses compétences cognitives, ce sont les régularités sensorielles et comportementales du bébé, ainsi que ses émotions sensoriellement construites — créant, selon nous, un « jeu de langage » d’assisse sensorielle, en référence à la notion de jeu de langage linguistique chez Wittgenstein, et plus exactement son principe descriptif, notamment son « enracinement dans des activités non linguistiques », dont il nous semble que le jeu sensoriel du bébé en serait une — qui constituent la pierre angulaire de l’ontogenèse précoce de l’habitus et des processus de socialisation que ce livre propose.

Teneur du livre

1 – Il s’agit de mieux cerner chez le bébé l’acquisition précoce d’un sens du monde social et de ses structures, ainsi que d’une subjectivité à travers la construction, l’apprentissage et la transmission de « jeux de valeurs » socio-normatifs dans le cadre des interactions mère-bébé. De manière simple, ce qui nous a guidé dans notre approche, c’est tenter de répondre à l’interrogation, « L’effet que cela fait d’être un bébé ». Interrogation que nous avons choisi d’interpréter à l’aide de la psychologie du développement, de la phénoménologie et de la sociologie. 3 volets sont développés :

– a) Le premier, à partir du recensement des dernières expériences de recherches très concrètes en psychologie du développement, relatives aux capacités sensorielles du fœtus et à celles du nouveau-né, montre de quelle manière l’expérience intra-utérine crée et façonne un fond familier de reconnaissance d’origine sensorielle, propre au bébé. Ce fond lui permet de connaître puis reconnaître, mais aussi de s’orienter, communiquer et échanger avec l’extérieur — ce que mettent en évidence les différents résultats d’expériences faites avec le fœtus pour étudier son développement sensoriel et émotionnel. En effet, dès le départ, le bébé est exposé à des séries de régularités quotidiennes tant d’origine endogène (comme la voix maternelle ou les battements du cœur, les bruits vasculaires et intestinaux de la maman) qu’exogène (le type de sons musicaux entendus, d’histoires lues ou d’aliments ingérés régulièrement comme l’aïoli, ou encore les sons produits autour de la mère comme les voix du père et des autres membres de la famille, etc.). À partir de cette redistribution stable de régularités et de redondances se dessine une sensorialité familière saillante, que nous avons dénommée une arche sensorielle perceptive, qui se co-construit entre le fœtus, sa maman et l’environnement. En effet, si elle se forge dans ce que nous appelons des circonstances sensorielles localement organisées, que le bébé découvre par le biais des parcours sensoriels que la maman et l’environnement lui proposent (par exemple ingérer tel aliment plutôt qu’un autre, écouter tels sons plutôt que d’autres, etc.), elle devient alors un premier outil de codage, d’encodage et de repérage de l’environnement, qui oriente le bébé, et dont il fait usage pour se construire, lui octroyant une connaissance que l’on peut qualifier de pratique. Ce dispositif n’est donc pas inné ou cognitif, mais il naît et se travaille au travers de l’activité sensorielle configurée par les actions maternelles et par la répétition des sensations relatives à une réalité qui touche le bébé. Cependant, la constitution d’un tel fond familier et saillant, comme possibilité et comme pratique, suppose un processus mémoriel : le bébé doit s’en souvenir, il doit donc en tenir compte pour que cela devienne une mémoire d’ancrage grâce à quoi il manifestera une orientation, une tendance à que l’on retrouvera à la naissance (par exemple, le bébé de une à quelques heures de vie reconnaît la voix de sa mère parmi d’autres ou, à quatre jours de vie, il peut différencier l’odeur du lait de sa mère de celle d’un lait étranger).

– b) Avec le deuxième volet, il s’est agi de mettre en évidence comment, à la naissance, cette sensorialité familière saillante participe à la mise en place d’une structure perceptive de pertinence qui serait une structure tendancielle, car, bien que constitutivement biologique, elle est pourtant inscrite dans la réalité sociale, historique et culturelle à laquelle la maman, le papa, et même la lignée appartiennent. En outre, en déterminant ce qui est familier ou non — ce sur quoi le bébé s’appuie pour se repérer —elle constitue une première valeur émotionnelle-étalon, une première tonalité affective de référence qui sous-tendrait les capacités néonatales de reconnaissance familière et permettrait au bébé de dire quelque chose de son vécu, dans la mesure où elle crée la possibilité, ou définit, des formes de comportement et de conduites du bébé et de la maman. Néanmoins, la matière qui va être fournie pour un tel mécanisme de construction dépend étroitement des conditions dans lesquelles le bébé se trouve, et de la manière dont il vit ces conditions, tant sur le plan sensoriel que sur le plan corporel et affectif. Ainsi, le jeu sensoriel ne représente pas des faits sociaux, mais il traduit des situations relationnelles, sous-tendues par des échanges affectifs qui visent à les stabiliser, entre le bébé et la maman, comme entre le bébé et le papa, un tiers ou l’environnement.

– c) Le troisième volet s’est intéressé, de manière très concrète, à la mise en œuvre de ladite structure de pertinence par le nouveau-né sur le milieu pré-existant qui l’entoure et comporte déjà des structures d’action et des dispositifs sociaux déjà présents. En s’appuyant sur des situations observées au sein de l’environnement familial, ainsi que sur l’analyse de séquences vidéos d’interactions sur des bébés de 3 à 9 mois — recherche effectuée à l’Hôpital Necker Enfants-Malades sous la co-direction de Bernard Golse et de Valérie Desjardins, dans le cadre du Programme International pour le Langage de l’Enfant, dit pile 2004-2008 —, nous avons alors montré de quelle façon elle va s’enrichir au cours des différents évènements, échanges et interactions qui rythment au quotidien la vie d’un bébé, pour progressivement doter ce dernier des prémisses d’une première forme de normativité sociale sur laquelle s’appuieront les futures représentations sociales que le parent veut lui faire accepter et lui transmettre.

2 – En travaillant sur la naissance de la pertinence et de la normativité chez le bébé, c’est bien l’acte sensoriel, en particulier dans sa dimension familière, qui démontre la capacité de discrimination grâce à laquelle le bébé a une manière de dire comment il sait quelque chose : il a la possibilité de vouloir dire ce qui est conforme et familier, et ce qui ne l’est pas ; si bien que ce que nous avons dénommée une « arche sensorielle familière perceptive », est donc un acte de perception normative, même s’il n’a pour l’instant qu’une dimension sensorielle, qui déclenche une action du bébé. De ce point de vue, et pour reprendre les propos de Joël Bernat (« Freud et la ‘fonction Goethe’ », Revue internationale de philosophie, 2009, vol 3, n° 249, 2009, pp. 295-323), « l’acte sensoriel est incertain », puisque cette arche sensorielle de référence, si elle est immanente aux processus sensoriels de la grossesse, elle est aussi une contingence qui dépend des parcours sensoriels que l’environnement et la maman proposent, et que le bébé perçoit, reçoit et vit. Aussi, sa signification et son sens sont constitués par la réalité contextuelle de laquelle émerge cette fameuse sensorialité saillante à tonalité affective familière qui figurerait la première « norme » de référence au cœur même du principe discriminatoire qui transcende les pratiques du bébé et de la maman. Et la transcendance d’une telle norme sensorielle de familiarité constitue et crée pour le bébé un mode d’exister, c’est-à-dire un « sens perceptif » qui affirme sans être le moins du monde de l’ordre de la Raison ; de ce point de vue, ce qui est perçu, reçu et vécu est donc bien « irraisonné ». La chair serait ainsi ce réseau représentationnel qui enregistrerait le vécu subjectif que le bébé reçoit. En somme, la chair « ressent » et le corps « enregistre », mais, pour cela, une énergie, une mise sous tension affective sont nécessaires, grâce auxquelles le bébé associe quelque chose. Plutôt, il inscrit et mémorise sensoriellement des vécus et des émotions, élaborant de la sorte un continuum spatio-temporel pour prédire, c’est-à-dire pour se situer dans un monde familier qui teinte et oriente en donnant une tonalité venant organiser l’expérience éprouvée par le bébé. Ce qui demande aussi l’inscription physique d’un ordre affectif, et suppose alors qu’il y ait un objet intentionnel, à tout le moins un contenu intentionnel qui constitue l’objet de l’émotion. Aussi, la présence de l’affectivité est-elle nécessaire qui accompagne toujours ce que le bébé vit, ce qu’il éprouve, et qu’il nous fait entrevoir. Pour ainsi dire, l’affectivité a besoin d’un objet institué pour fonctionner.

3 – En analysant les différentes interactions parents-bébé, nous avons mis en évidence le rôle de différents facteurs et type de ressources contribuant à faire reconnaître au bébé les possibilités pratiquement accessibles auxquelles le parent, la figure de référence, tentent de lui faire ajuster sa conduite, en particulier :

–            La théâtralisation et les expressions corporelles

L’établissement et la réussite de l’interaction passe, par exemple, par le fait de toucher de façon répétée le corps du bébé : là, le parent agrémente son discours de signes corporels tangibles qui conduisent à focaliser l’attention du bébé, non pas sur lui mais sur l’enchaînement perceptible de l’interaction qui va alors lieu et sur son contenu éventuel. Le parent doit donc, pour la construire et y prendre part, se faire remarquer en émettant des signaux corporels auxquels le bébé soit sensible. Ainsi, pour communiquer avec un bébé, une des techniques est de reproduire ce qu’il dit, c’est-à-dire de reprendre le jeu de son langage corporel en utilisant le répertoire des signaux corporels qui sont à sa disposition pour co-construire quelque chose : on dispose de toute une gamme faite surtout de signaux corporels, sonores, vocaux, visuels, vibratoires et tactiles, comme les mouvements, les traits du visage, les différentes inflexions, les accents et les accentuations.

–            Les intonations

Lors de toutes ces séquences, l’élément fondamental qui joue un rôle dans l’orientation du discours et de la situation, c’est l’intonation. En effet, les recherches en psychologie depuis les années 70 ont montré que le bébé s’appuie sur les éléments intonatifs et les contrastes consonantiques de la langue maternelle afin de reconnaître les sons propres de sa langue. Par exemple, très tôt, le bébé de un et trois mois est capable d’extraire des mots de la parole en discriminant deux syllabes très proches comme /pa/ et /ta/. Or le parent a lui-même son système de ponctuations, de scansions et de fréquence sur lequel le bébé va se régler, et dans le cas de l’intonation réprobatrice, le parent élève plus ou moins la voix pour dire que ce que le bébé a fait est mal, que cela ne convient pas. La figure maternante manifeste un certain mécontentement qui se lit également à travers son expression corporelle. À partir de là, le bébé va les associer à une foule d’autres éléments faits de sourires, de regards conjoints, de pauses, de silences, de répétitions, etc. De cette façon, et selon le type de scansions qui accompagnent, formatent, enrichissent le discours, le bébé est guidé fortement, comme s’il pouvait identifier que le parent cherche à le réprimander, ou bien qu’il cherche à le solliciter, l’orienter, lui montrer comment le monde est organisé autour de lui.

–            Les injonctions

Un troisième type de ressource pourrait être les différentes injonctions sur le contrôle du corps auxquelles le parent a recours. (« Pourquoi est-ce que tu n’arrêtes pas de tirer la langue depuis 15 jours ? On n’tire pas la langue ! »). En effet, elles contribuent à faire reconnaître au bébé les possibilités pratiquement accessibles auxquelles le parent, la figure de référence tentent de faire ajuster la conduite du bébé. De la sorte, il s’agit progressivement de formater l’affiliation du bébé à un repérage, une construction de sa position, car ce qui est permis ou interdit, accepté, toléré ou refusé participe à l’appropriation par le bébé de son environnement. Le bébé va peu à peu « saisir » ce qui convient ou ne convient pas, les comportements possibles et ceux qui ne sont pas acceptés. Bref, le bébé va graduellement disposer de différenciations que le parent, la figure maternante sont en droit d’attendre de lui. Car ce qui est permis ou interdit, accepté, toléré ou refusé participe à l’appropriation par le bébé de son environnement.

–            L’affectif et le système de récompense

L’important ici, à travers l’analyse des diverses situations relationnelles dans lesquelles se trouve le bébé à un instant ‘t’, est la façon dont le parent réintroduit de la familiarité et du temps sous l’égide de l’affect et d’un système de récompenses et de sanctions partagées comme points d’ancrage. En effet, pour qu’il y ait une appropriation corporelle, puis mentale, d’une signification sociale par le bébé, il lui faut un apport énergétique, du moins une énergie effusée, diffusée dans une mise en scène affective faisant que l’objet — pris au sens large, aussi bien la langue que le bébé entend, que le geste, l’interaction qu’il voit, ou bien la chose ou la personne approchées ou désignées — est socialement teinté, codé, afin de lui en faire reconnaître la marque sociale. Si les expressions corporelles donnent la possibilité au bébé de se repérer, de décoder un ressenti de la figure maternante, elles véhiculent également un signal émotionnel qui permet de marquer le coup, comme on le dit familièrement. En marquant une insistance par une mise sous tension affective, l’affect constitue en quelque sorte l’apport énergétique nécessaire permettant que la représentation sociale, en référence au monde social de la maman, du parent, se trouve retraduite dans l’univers du bébé à travers une interaction qui lui est familière. De ce point de vue, la résolution affective prend en charge une partie du social, car ces premiers éléments serviront de bornes délimitant un horizon de possibilités et d’impossibilités, des choses à faire et à ne pas faire. Et ce qui importe chez le bébé, ce sont ces limites dans la mesure où leur franchissement suppose une perte de l’objet aimé (la figure maternante) ou son éloignement. Car ce qui compte pour le bébé, c’est l’acte de reconnaissance par le parent, ce sont les attitudes concrètes de la reconnaissance parentale imprimant au bébé un effet de signification lié à la situation.

En conclusion

Le bébé n’émet pas des jugements à caractère politique ou social, en revanche il intègre certaines dispositions dont nous avons tenté d’explorer le mode d’inculcation et d’acquisition par le corps vu comme un support de langage et d’effusion, un instrument de codage, d’encodage et de décodage. Nous avons voulu penser l’affect comme une énergie qui crée une mise sous tension afin qu’il y ait une appropriation par le bébé, d’une part, de ce fond familier grâce auquel il se repère et s’oriente, et d’autre part, des limites qui sont propres à son monde social de référence. En ce sens, l’affectif va concourir à l’incorporation de ces limites, l’affectivité va venir conformer des distinctions et reformuler les différents types d’activités organisantes, si bien que le bébé va peu à peu « saisir » ce qui convient ou ne convient pas, les comportements possibles et ceux qui ne sont pas acceptés. Cette transmission serait rendue possible par la mise sous tension affective d’interactions spécifiques constituant des moments de référence.

Le point d’entrée est donc celui du bébé, de sa sensorialité et de son environnement, et surtout le rôle de l’émotion et de l’affectivité (notion peu développée dans les travaux de P. Bourdieu). Si le modèle proposé concerne l’ancrage sensoriel et sensible du lien social — et, au delà, de la normativité sociale —, ce que nous avons voulu démontrer, c’est qu’avant de fonctionner sur des réalités sociales, le bébé fonctionne sur des réalités sensorielles, corporelles et affectives. Et derrière les interactions parents-bébé les plus familières, a priori anodines, peuvent résider les matériaux essentiels à l’acquisition précoce d’un sens du monde social et de ses structures.

Florence Lafine, anciennement infirmière en réanimation néonatale, est sociologue au Centre d’étude des mouvements sociaux à l’École des hautes études en sciences sociales. Ses travaux portent sur l’émergence des processus de socialisation chez le bébé avant le langage, en particulier l’apprentissage et la transmission de jeux de valeurs socio-normatifs au travers des interactions quotidiennes parent-bébé.

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