Didier Anzieu : « Intervention sur l’idéalité et la fantasmatique dans la formation analytique »

La science, dit Janine Chasseguet-Smirgel, procure le désenchantement. Curieusement, c’est une réaction inverse que j’ai eue à prendre connaissance de son rapport : c’est un incontestable travail scientifique et il m’a pourtant laissé une impression d’enchantement. Puis-je lui adresser un meilleur compliment que celui d’avoir allié, dans la forme et dans le fond, un Idéal du Moi tardif, soucieux de rigueur, de perfection et de vérité, à un Idéal du Moi archaïque, splendide, tonique, luxuriant et fusionnel, héritier du narcissisme primaire et sans qui, comme disait le poète, ne fût-il qu’Edmond Rostand, les choses ne seraient que ce qu’elles sont ? Mais déjà mon compliment dévoile la réserve, la seule que j’ai à lui faire : pourquoi vouloir à tout prix conserver le même terme d’Idéal du Moi pour désigner ces deux réalités que le rapport s’évertue sans cesse à distinguer, l’Idéal du Moi archaïque qui vise la fusion primaire, et l’Idéal du Moi maturatif et post-oedipien ? Dans la Société psychanalytique à laquelle j’appartiens, sous l’influence du regretté Daniel Lagache, nous appelons le premier « Moi idéal » et nous réservons au second seulement le terme d’ « Idéal du Moi », lui rattachant notamment ce que le même Daniel Lagache avait heureusement dénommé l’ « identification héroïque ». L’illusion groupale — le rapporteur ayant cité assez en détail mon travail sur ce point — se développe, selon moi, au pôle du Moi idéal, tandis que le leadership, comme Freud l’a montré, se fonde sur l’Idéal du Moi. Je tiens à insister sur une conséquence capitale que le rapporteur n’a pas indiquée : l’illusion groupale s’accompagne toujours d’un clivage de la pulsion, de l’objet et, s’il s’agit d’un groupe thérapeutique, du transfert : c’est parce que la haine est projetée (sur les ténèbres extérieures, sur un autre groupe, sur un bouc émissaire) que le bon sein isolé de tout mal peut faire l’objet d’une introjection collective.

La maladie d’idéalité, si heureusement dénommée ainsi par Janine Chasseguet-Smirgel, mériterait d’être longuement étudiée dans les groupes, la mode actuelle des méthodes dites de groupe ayant contribué à la répandre comme une traînée de poudre. L’idéologie, qui est une conséquence de l’idéalité, se manifeste ici autour d’une série de termes qui ont en commun le préfixe latin cum : communication, concertation, consensus, coopération, collégialité, etc., idéologie des bonnes relations qui s’accompagne d’une splendide méconnaissance de la pulsion destructrice clivée et projetée.

Mais je préfère décrire cette maladie d’idéalité dans un domaine non abordé par le rapporteur, celui de la formation des psychanalystes. Il apparaît de plus en plus en effet que le Moi idéal tend à se substituer à l’Idéal du Moi comme lieu psychique promouvant chez le candidat la demande de formation. J’emprunte les idées qui suivent, voire certains passages, à mon étude récente sur La fantasmatique de la formation psychanalytique[1].

La découverte de la psychanalyse par son fondateur et par les premiers disciples de celui-ci a été, comme toute entreprise de conquérant, un acte oedipien. L’auto-analyse de Freud, il nous en a laissé la confidence, fut déclenchée par la mort de son père. Embrasser un domaine resté jusque-là inconnu, fouler une terre vierge, fut sa façon de prendre la place devenue vacante et de posséder à son tour le corps de la mère, dont l’inconscient s’était trouvé être pour lui la symbolisation.

De nos jours, la fantasmatique inconsciente de beaucoup de candidats à la formation psychanalytique les apparente plus à Pisistrate qu’à OEdipe. OEdipe, subordonnant le politique au sexuel, n’avait pris le pouvoir que pour trouver le bonheur de s’unir, sans le savoir, à sa mère. Pisistrate, très au courant des légendes et des rites concernant l’accès à la royauté s’était, avant de prendre le pouvoir, délibérément uni à sa mère et l’avait publié afin de rendre plus crédible, par sa bonne fortune sexuelle, son dessein politique. Là réside la différence entre la tragédie et la stratégie. Devenir psychanalyste de nos jours est pour beaucoup la réalisation d’un rêve de pouvoir. Pouvoir sur soi-même, par la maîtrise espérée des angoisses et des pulsions. Pouvoir sur les patients, qui le feront dépositaire de leur vulnérabilité et dont le transfert sur lui l’assurera d’un règne silencieux sur eux. Accueillir les autres parce qu’ils sont faibles, souffrants et aveugles sur eux-mêmes, c’est s’assurer d’une position de force. Leur infliger la frustration, c’est d’une certaine façon s’en affranchir pour soi-même. La stratégie consiste ici à mettre la connaissance de l’inconscient et en quelque sorte sa capture au service de fins personnelles. Fins perverses pour les uns, fusionnelles pour d’autres. Un dénominateur commun à tous ces buts : ressusciter, sous le couvert d’une démarche oedipienne, la relation duelle à la mère que le nourrisson, démuni et prématuré, fantasme, à la mesure inverse de sa détresse, toute-puissante. D’où l’utopie de l’autoformation, si à la mode de nos jours : se faire soi-même, sans référence à un tiers, c’est réaliser l’identification primaire à une génitrice concevant ses enfants par parthénogenèse. D’où le primat accordé dans la pensée contemporaine à la catégorie de totalité et qui pourrait se traduire psychanalytiquement comme suit : mon corps est un tout intact ; de plus il forme avec le corps de ma mère un tout indivis.

Pour de nombreux psychanalystes, qu’ils soient en formation, en exercice ou chargés de former les élèves, la psychanalyse tend à devenir un idéal, au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire l’objet d’un processus d’idéalisation. Une des formes que cela peut prendre est celle de la psychanalyse « pure ». On entend par là dévaloriser la psychanalyse « appliquée » à l’art, à la société, à la culture, aux sciences, c’est-à-dire à un sujet autre qu’un patient allongé. On entend également condamner tout partage de la profession avec une autre activité, fût-elle médicale, éducative, psychologique ou d’hygiène mentale. La vie dévote en psychanalyse a, selon ce nouvel idéal, à être consacrée par le praticien à ses malades et, s’il est un maître, à ses élèves et à ses lecteurs. L’exercice d’une fonction hospitalière ou universitaire, la pratique des psychothérapies et des méthodes de formation par le groupe sont, à l’exception qui n’est pas toujours admise de la psychothérapie institutionnelle, suspectes d’un besoin d’éviter l’inconscient, d’un Surmoi rigide poussant à l’adaptation sociale, d’une compulsion mal analysée à soigner ou à enseigner.

Cet idéal de la psychanalyse pure m’apparaît être le déplacement d’une théorie sexuelle infantile. La mère — ici la psychanalyse — est vécue à la fois comme toute-puissante et comme vierge immaculée et féconde. La possession de la psychanalyse — pour les uns celle de la théorie, pour d’autres celle de la clinique — devient la source principale de satisfaction narcissique. La vie des sociétés de psychanalyse s’en trouve stérilisée, transformée qu’elle est par ceux qui y parlent en une exhibition de leur phallus psychanalytique supposé, ou en champ clos privilégié pour l’administration aux rivaux de la blessure narcissique. L’une et l’autre attitudes s’adressent bien à l’ imago maternelle : lui montrer qu’on est bien ce pénis que son désir a pour objet ; détruire les autres enfants en tant que pénis virtuels concurrents et les traiter en enfants-caca.

Cette croyance — en l’idéal — entraîne bien d’autres conséquences. L’analyse personnelle est une pièce nécessaire à la formation psychanalytique. Avec cette croyance, elle devient suffisante et l’intéressé n’a besoin de rien d’autre que de l’avoir entreprise pour s’instaurer psychanalyste. Les contrôles, les séminaires deviennent des pièces annexes et négligeables, sauf comme lieux d’une liturgie destinée à entretenir la croyance.

L’idéalisation de la psychanalyse a préparé la voie à l’ambition thérapeutique qui s’est répandue comme une traînée de poudre depuis 1968 chez beaucoup d’étudiants de psychiatrie et de psychologie. Le but de leur formation, seul valable et seul valorisé, est de devenir psychothérapeute, c’est-à-dire, selon eux, de comprendre le malade par un contact direct, sans médiation d’aucune technique, ce contact empathique aboutissant à une sorte de participation syncrétique et fusionnelle à ses problèmes, à ses processus psychiques, à sa vie affective. La notion de relation duelle fait dans cette perspective l’objet d’une confusion significative. Elle tend actuellement à être utilisée pour connoter toute situation à deux (un psychothérapeute, un patient) alors qu’elle désigne, au sens strictement psychanalytique, non pas un dispositif matériel mais la relation symbiotique du nourrisson à sa mère, relation antérieure à l’entrée dans le complexe d’OEdipe précoce et dans l’organisation symbolique[2]. Cette confusion en laisse deviner long sur la fantasmatique de la toute-puissance narcissique sous-jacente à la motivation de ces futurs psychiatres ou futurs psychologues.

On voit mieux pourquoi l’idéal de la psychanalyse pure réclame du psychanalyste de renoncer pour lui au pouvoir du père non seulement dans la pratique de ses cures, ce qui est une exigence éthique essentielle, mais en n’exerçant aucune responsabilité dans des institutions professionnelles et sociales. C’est pour le laisser se satisfaire en silence du pouvoir secret que le transfert lui donne : pouvoir de la mère sur le pénis captivé du père, sur les foetus en gestation, sur les nourrissons pendus à son sein ou à son regard, à son sourire ou à sa colère. L’identification narcissique à la toute-puissance maternelle constitue un bon moyen de défense contre les angoisses de perte de l’identité et de morcellement éveillées par la situation psychanalytique. En imaginant et en croyant le psychanalyste tout-puissant, l’élève en psychanalyse retire en effet un avantage, celui de participer par identification à cette toute-puissance absolue.

L’identification projective du psychanalyste en devenir à la mère toute-puissante dans la fécondité peut aussi l’être à la mère toute-puissante dans la destruction. Cette fantasmatique sadique-orale, que Freud avait entrevue, nous est bien connue grâce aux découvertes d’Abraham et de Melanie Klein. Le sein nourricier peut devenir dévorateur non seulement parce que le nourrisson projette sur lui la seule forme d’agressivité dont il ait l’expérience, mais parce que les mères sont souvent des Médée en puissance, souhaitant la mort de leur enfant plutôt que de les voir grandir et leur échapper. Beaucoup de candidats aiment la psychanalyse comme une mère qui à la fois les nourrit et les détruit. Ils en redoutent l’exercice car, si la psychanalyse est aussi puissante qu’ils le désirent, si elle peut les rendre tout-puissants à leur tour sur leurs patients sans défense à venir, ils risqueront d’en faire un usage mortifère. On comprend mieux ainsi certains des soubassements inconscients de la mauvaise conscience qui se répand depuis un certain temps dans les milieux psychanalytiques.

Plonger le plus vite possible le patient dans la détresse maximale, le mettre brutalement en face de ses problèmes en lui refusant toute explication même superficielle et préliminaire sur ce qui se passe en lui, penser qu’il a à se tirer d’affaire par lui-même, qu’on n’a pas à se soucier de lui en donner les moyens, qu’il suffit qu’on l’écoute, tout cela traduit chez le débutant la tentation de la toute-puissance destructrice. C’est aussi une parade : plutôt que d’être soi-même, dans l’analyse didactique, un patient exposé comme OEdipe nouveau-né, par le désir infanticide supposé de ses parents, aux intempéries et aux bêtes sauvages, on aime mieux, dans les cures que l’on a hâte de mener, déposer quelqu’un d’autre sur ce lieu qui dans la légende s’appelait le Cithéron et intervertir avec lui la place où l’angoisse de castration produit sa marque. Ici l’identification spéculaire au patient des premières cures, contrôlées ou non (« c’est lui qui est châtré, ce n’est pas moi »), complète l’identification narcissique de l’élève-analyste à son didacticien (« parce que la psychanalyse l’a rendu tout-puissant, j’aurai cette même toute-puissance en partage »).

Les théories sexuelles infantiles, « oubliées » à la période de latence, remémorées dans la cure, continuent d’être vivaces chez qui a été analysé, voire chez qui est devenu analyste. Il se peut même que toute théorie adulte — scientifique, philosophique, religieuse, psychanalytique —, tout en effectuant un dégagement partiel par rapport aux théories infantiles, reste par certains aspects une élaboration secondaire de l’une ou l’autre d’entre elles. Toute entreprise de formation d’adultes mobilise, sous peine de stérilité et d’échec, chez le maître comme chez l’élève, des croyances en rapport avec la séduction, l’initiation, la scène primitive, la différence des sexes, la vie intra-utérine, c’est-à-dire une fantasmatique nourrie des fantasmes originaires. Chaque génération, chaque école de psychanalystes, conçoivent la formation psychanalytique non seulement en fonction des données cliniques et des exigences techniques dont la maîtrise est requise par le métier, mais aussi selon une fantasmatique dans laquelle ils trouvent un dénominateur commun à leurs croyances résiduelles. Deux preuves indirectes me semblent fournies par le fait qu’aucun système de formation des analystes n’a jamais pu être déduit de la théorie psychanalytique de l’appareil psychique et par cet autre fait que les désaccords graves et les scissions dans les sociétés psychanalytiques ont toujours lieu à propos des questions de formation : signes que quand il s’agit de mettre en pratique la théorie, les fantasmes que la théorie n’avait que partiellement expurgés en les élucidant font retour et prennent corps dans la vie des groupes et des instituts de psychanalyse.

La formation psychanalytique, comme toute formation, répond à un besoin de défense et de protection contre la mort, aspect de la maladie d’idéalité que Janine Chasseguet-Smirgel n’a pas abordé et c’est dommage. Devenir psychanalyste c’est, dans la fantasmatique de beaucoup de candidats, être immortel. Ils sont mus par la logique inconsciente suivante : celui qui opère le changement chez les autres et qui a dû lui-même changer pour devenir psychanalyste, celui-là désormais échappe à l’exigence et au danger d’une réforme intérieure : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change… » On retrouve là une vieille conception aristotélicienne : le changement est une des formes par lesquelles se manifeste la corruption propre aux choses d’ici-bas ; seul ce qui est immuable est céleste et éternel; comme le dieu d’Aristote, le psychanalyste serait ce premier moteur immobile qui communique le mouvement à d’autres êtres que, comme lui d’ailleurs, il n’a pas créés.

Voilà qu’à notre époque où les dieux anciens sont morts et les religions traditionnelles en crise — ce à quoi la découverte freudienne a contribué —, la ruse éternelle de l’inconscient ouvre une voie nouvelle et subtile à l’éternel désir d’éternité, en suscitant, chez ceux mêmes dont la vocation est de déjouer cette ruse, la croyance que nous avons essayé de décrire et d’analyser au long de ces lignes et à laquelle il convient de donner l’appellation qui lui revient : l’illusion psychanalytique. Ainsi que ce la psychanalyse a permis de dévoiler sur les névroses puis sur la culture se retourne sur elle, l’altère, la corrode et l’affadit. Comme Janine Chasseguet-Smirgel avait raison d’introduire ainsi son exposé oral en citant une fable de La Fontaine :

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés

 

[1] In R. KAÈS, D. ANZIEU et coll., Fantasme et formation, Dunod, 1973.

[2] Notons au passage qu’elle est absente du Vocabulaire de la psychanalyse. Peu de ceux qui l’utilisent savent qu’elle a été introduite sous l’expression d’unité duelle ou de relation eu unité duelle (Doppeleinheit, Dualunion, Dualverhältnis), par un psychanalyste de l’école hongroise, Imre Hermann, vers les années 1930 (cf. La préface de N. ABRAHAM à L’instinct filial, Denoël, 1973). Un large emploi en a été fait dans les travaux ethnologiques de G. Roheim et dans la théorie pulsionnelle du test de Szondi.

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