T.J.JACOBS : Les expériences internes de l’analyste et leurs apports au processus analytique

Ce texte traduit par Catherine Alicot et publié dans la RFP en 1993 nous livre l’interprétation d’un analyste, d’une séance, où se mêlent transfert et contre-transfert. Et notamment comment l’écoute interne des expériences de l’analyste permet de rentrer en contact avec celles du patient.
 
Théodore J. JACOBS :     Les expériences internes de l’analyste et leurs apports au processus analytique
 
 
 
Dans la continuité du Congrès de cette année, je mettrai l’accent sur mon expérience analytique avec un seul patient. J’essaierai d’illustrer la façon dont un analyste utilise ses propres expériences au cours de son travail, et de montrer comment certaines pensées, sentiments, fantasmes et sensations corporelles que j’ai découverts au cours de la séance dont je vais parler ont surgi grâce aux communications inconscientes de mon patient, ont éclairé certaines de mes résistances et ont décidé de la forme et du contenu de mes interventions. Je crois que l’utilisation de mes expériences internes a été un élément essentiel dans ma compréhension de ce qui s’est passé pendant cette séance particulière, et dans ma capacité à aider mon patient à franchir un obstacle. Je rapporterai ici tout ce que j’ai noté. Je me sou- viens du phénomène qui a surgi à mon esprit au cours de la séance et de la manière dont j’ai utilisé ce qui en est sorti. Sans doute, à l’exposé d’un matériel aussi personnel, vous retrouverez-vous dans la peau d’un enfant de 10 ans à qui on a imposé la lecture d’un ouvrage sur les ours polaires de l’Antarctique et qui, en classe, doit en faire le compte rendu. Il ne peut en dire long :
–        John, avez-vous lu ce livre ?, demande le professeur
–        Oui madame.
–        Bien. Est-ce que vous l’avez aimé ?
–        Non madame.
–        Et pourquoi donc ?
–        Ce livre m’en dit plus long sur les ours de l’Antarctique que ce qui m’intéresse.
 
Au cours de cet exposé, je crains de vous en dire plus long à mon sujet que ce qui vous intéresse ; mais de cette manière j’espère vous apporter un regard à travers lequel vous pourrez mesurer l’apport du processus mental de l’analyste au cours d’une séance particulière. J’espère également illustrer la façon d’envisager les aspects interactifs de la situation analytique sur lesquels on se penche depuis quelques années, et qui ont élargi notre champ d’action. En résumé, ce point de vue met l’accent sur les idées suivantes : que le processus analytique implique inévitablement l’interaction de deux psychologies ; que les expériences internes de l’analyste apportent souvent une ouverture sur la compréhension des expériences internes du patient et que les progrès accomplis au cours de la cure sont souvent liés au travail sur les résistances, celles de l’analyste comme celles du patient. Et dans ce processus de surmonter ses propres résistances, l’utilisation que fait l’analyste de ses expériences personnelles, telles qu’elles surgissent spontanément au cours de la séance, joue un rôle essentiel.
 
Il est 7 h 55 un lundi matin. Je me trouve dans mon nouveau cabinet où j’ai emménagé pendant le week-end, attendant M. V… C’est un célibataire de 38 ans, avocat, beau, mince et raffiné, la quintessence même du jeune cadre. Il est en analyse depuis environ dix-huit mois parce qu’il déteste son travail, qu’il n’a pas obtenu la reconnaissance professionnelle et financière dont il rêve, qu’il n’a pas d’amis, qu’il fuit sa famille et ne parvient pas à demander en mariage la femme avec laquelle il vit depuis deux ans. Il parle fréquemment de lui-même comme d’une sorte d’imposteur, quelqu’un qui donne l’impression d’être plus fiable qu’il n’est en réalité. Il est terrifié à l’idée que l’on découvre ses manques et, de mon côté, je ne suis pas enclin à lui faire confiance. Mais j’ai conscience que M. V… a besoin de se reconnaître comme charlatan et je me demande s’il ne m’a pas induit à partager l’opinion qu’il a de lui-même.
Il y a quelque chose de menaçant chez M. V… Il m’arrive parfois, alors qu’il est sur le divan, de le comparer à un personnage de Pinter, cette sorte d’individu qui paraît assez inoffensif et qui, sous une apparence affable, cache une propension à la violence. M. V… est le seul, parmi mes patients, qui, en attendant la séance, reste debout, à quelques centimètres de la porte de mon cabinet. Lorsque j’ouvre celle-ci, il se précipite dans la pièce en me bousculant, tels ces acheteurs qui se ruent sur les soldes. Enfant, M. V…, s’est senti mis à l’écart à cause de l’indifférence de son frère aîné et l’égoïsme de ses parents, et j’ai pu interpréter son comportement dans mon cabinet comme un effort pour revendiquer ses droits et sa place sur mon divan et dans ma vie. M. V… a bien voulu accepter cette interprétation, mais il n’en a pas modifié son comportement pour autant. Il s’obstine à rester debout à la porte, ce qui me perturbe car j’ai l’impression qu’il envahit mon espace.
Aujourd’hui, je me sens plus tendu que d’habitude en attendant M. V… Je sais qu’il va critiquer mon nouveau cabinet et j’appréhende son jugement. M. V… attache une grande importance aux apparences et je sais qu’il devient caustique lorsqu’il n’aime pas l’environnement où il se trouve. Mon anxiété trahit également ma déception personnelle devant le cabinet que j’ai loué : bien qu’il soit situé dans un bel immeuble, dans un quartier à la mode, à l’est de Manhattan, je ne le trouve pas très sympathique. Dans cet immense ne m’est pas familier, mon cabinet me semble assez minable et moche. En fait, je suis conscient de l’état de ma nouvelle installation et je m’en veux de ne m’en maintenant et d’avoir investi dans un mobilier neuf.
M. V… sonne. Il est toujours à l’heure, à la seconde près, et est très fier de sa ponctualité. Parfois, il me fait penser à une sorte de sergent-major tiré à quatre épingles, poli, tenace, exigeant et perfectionniste. Comme je l’entends arriver, je dispose une serviette en papier sur l’oreiller et prends quelques secondes pour le faire. En même temps, l’image d’un écrivain avec lequel j’ai fait mes études me traverse. Une fois, cet homme a avoué qu’il avait un rituel journalier : avant d’être capable de se mettre à sa table, et comme pour éviter cette tâche, il taille consciencieusement une demi-douzaine de crayons, un par un. Je réalise que cette pensée m’est venue parce que je retarde le moment d’aller ouvrir à M. V… Lorsque j’y vais, j’ai à peu près dix secondes de retard.
M. V… me fait un bref signe de tête et entre rapidement dans la pièce. Il se dirige vers le divan, déboutonne sa veste et s’allonge. Ses chaussures sont soigneusement cirées et je remarque son costume élégant, très anglais et visiblement bien coupé. Je jette un coup d’oeil à mon propre costume qui n’a rien de comparable, une veste et un pantalon sans élégance et sans goût. Le nom de Barneys me vient à la tête : c’est un grand magasin de New York qui est devenu très à la mode, le fin du fin, qui a débuté il y a quelques années dans le discount. A ses débuts, lorsqu’il faisait de la publicité à la radio, Barneys se présentait comme un magasin tout simple dont la marchandise était suspendue sur des porte-manteaux sans présentation particulière. Je ressens alors un sentiment de chagrin et il me vient à l’idée que pendant toutes ces années, j’ai été un habitué des magasins bon marché, un homme de prêt-à-porter qui n’a pas surmonté la mentalité des débuts de Barneys et qui n’a rien fait pour accéder à l’univers exceptionnel du sur-mesure. Par contraste, à la fois mon père et mon analyste étaient tous deux comme M. V… c’est-à-dire que tous deux aspiraient à une certaine élégance et portaient du sur-mesure.
Je me souviens alors des interprétations de mon analyste à propos de mon absence de compétitivité. Il avait mis l’accent sur le fait que j’évitais tout conflit avec les autres hommes en me refusant à toute compétition. Maintenant, en repensant à mon analyste, un homme de grande taille qui en imposait, je revis momentanément l’anxiété que j’éprouvais pendant mon analyse à l’idée que si je le mettais trop directement en question, il pourrait retourner sa colère contre moi.
Mais revenons à M. V… que je regarde. Il est allongé sur le divan, silencieux, et il inspecte la pièce. Ses mains glissent doucement sur les poches de sa veste, comme pour en effacer les plis. Une phrase que j’ai déjà entendue quelque part me revient en tête : « A l’air britannique, pense yiddish. » Je réalise que cette pensée fugace, d’une part anticipe la critique de M.V… et d’autre part est l’expression de ma compétitivité et de mon envie devant son luxe vestimentaire. C’est aussi la preuve que je sais que M. V… ne veut pas que l’on sache qu’il est juif.
Je réfléchis sur notre interaction et je réalise que mon transfert a beaucoup à voir avec ma relation avec mon père et d’autres figures masculines. Devant la peur que me causait la perspective d’un heurt avec eux, j’évitais le conflit et, afin de sauvegarder ma paix, je les laissais gagner, je ne me mesurais pas à eux et je cherchais à dissimuler mes sentiments de rivalité et de concurrence. C’est, je crois, ce qui est arrivé avec M. V… Il contrôlait la peur qu’il avait de moi en la niant et en devenant l’agresseur. Je contrôlais ma propre peur de lui en réprimant ma rivalité et mon agressivité et en vivant très consciemment mon appréhension. Je réalise cependant que mes sentiments d’agressivité commencèrent à s’atténuer dès que surgit en moi ce type de réflexion. Je me souviens d’avoir eu besoin de prendre conscience de ma réaction au moment où il me fallut me rappeler ma vieille propension à éviter tout conflit avec l’homme en général. Alors, une image de mon père me revient en mémoire : je le revois au téléphone, furieux contre un vendeur inefficace, et lui raccrochant au nez. Ce souvenir déclenche en moi la même anxiété que celle que je ressentais lorsque, étant enfant, couché dans mon lit, j’entendais les colères de mon père. Je me souviens que, grâce à mon analyse, j’ai quasiment pu surmonter la peur que j’avais de lui. Je me rends compte que cette pensée m’autorise à traiter avec M. V…, quels que soient les sentiments qu’il provoque en moi.
M. V… a terminé l’inspection silencieuse de mon cabinet. « Vous n’êtes rien si vous n’êtes pas cohérent, dit-il. C’est surprenant. Votre décoratrice a refait la même chose, elle a reproduit fidèlement votre ancien cabinet jusque dans les détails les plus moches. » Il s’arrête, puis reprend : « N’y a-t-il pas un philosophe qui a dit que la cohérence est l’apanage des esprits médiocres ? » Un sentiment momentané de triomphe me traverse : M. V… se trompe, je crois me souvenir que c’est une citation d’Emerson, très exactement, « Celui qui ne change jamais d’avis est un esprit médiocre. » Je suis sur le point de le lui dire, mais je sais que si je rectifie, je passerai pour un poseur et que j’agirai comme quelqu’un qui est sur la défensive. Je m’abstiens donc de tout commentaire.
M. V… est passé à un autre sujet. Je guette le lien avec ses commentaires du début. Il me décrit un événement survenu quelques jours auparavant. Il était invité à dîner chez M. K…, un de ses amis d’enfance qui, au fil des ans, s’est lié très étroitement avec le frère aîné de M. V… En fait, M. K… les avait invités tous les deux, son frère et lui, mais le frère s’était récusé parce qu’il recevait lui-même des amis ce soir-là, dans l’appartement très chic qu’il venait d’acheter.
Mon patient me dit qu’il n’aime pas beaucoup M. K…, qu’il n’a pas de réel intérêt à dîner avec lui mais qu’il a accepté l’invitation à la fois à cause d’un curieux sentiment de loyauté envers son frère et un sentiment irrationnel de culpabilité à l’idée de tourner le dos à un ami d’autrefois.
« C’est un instable, dit M. V…, un minable qui s’est enrichi avec une chaîne de magasins, qui a des idées fantaisistes et a emménagé Park Avenue. Je ne sais vrai- ment pas ce que mon frère lui trouve. Ils sont de la même race ; tous deux ont de la chance, se sont enrichis et pensent qu’ils sont au-dessus du commun des mortels. »
Tout en l’écoutant, je me sens nerveux. Je remarque que mon pouls s’accélère et que mes muscles abdominaux sont tendus. Je prends conscience que je me suis légèrement détourné de M. V… et que je lutte contre un sentiment que je ne peux complètement contrôler. Il me vient à l’esprit que je suis indirectement cri- tiqué et que les propos désobligeants de M. V… à propos de son ami s’adressent à moi.
Il me revient alors en tête ce qui est arrivé au cours d’une séance quelques mois auparavant. M. V… avait parlé de son désir de s’installer dans l’East Side où son frère venait d’acheter un appartement, et de son sentiment de frustration car il n’en avait pas les moyens. Ce souvenir me fait toucher du doigt la jalousie cachée dans la remarque de M. V… En partie parce que je comprends maintenant que c’est l’exacte vérité et en partie parce que, intuitivement et à travers mes sensations corporelles, je pressens que les sentiments de M. V… vis-à-vis de son ami K… sont en train de se déplacer sur moi, qui vient de déménager. J’attire l’attention de mon patient sur ce point et lui fais remarquer que M. K… n’est pas la seule personne qui a déménagé à East Side. Je lui rappelle alors qu’il souhaiterait en faire autant et que son frère s’est récemment acheté un appartement très cher, non loin de mon cabinet. Je suggère que mon emménagement dans ce même quartier l’a sans doute profondément perturbé et que cela transparaît dans son jugement sur M. K…
M. V… me répond par une niaiserie :
« Le nouveau riche, le nouveau riche, que pouvons-nous faire avec un nouveau riche ? Pourquoi s’accrocher, Monsieur, ce sont tous des salauds ! » .
Pendant que je l’écoute, mon estomac se contracte, mon pouls s’accélère et je réalise que, bien que sa chansonnette m’amuse, j’ai perçu l’agressivité qu’elle contient. Je fais remarquer à M. V… ce que son propos contient et je lui dis qu’il est sans doute aussi jaloux de moi qu’il l’est de M. K… et de son frère puisque j’ai moi
aussi les moyens d’habiter East Side, alors que lui ne les a pas. J’ajoute que la jalousie est sans doute une expérience douloureuse, en lui faisant remarquer que ce qu’il ressent n’est pas nouveau, qu’il en veut aux autres et qu’il les critique.
M. V… répond à mon intervention par un souvenir remontant à son adolescence : il se souvient d’avoir été jaloux de l’élégance vestimentaire de son frère à qui il avait voulu emprunter un vêtement. Son frère avait non seulement refusé, mais il l’avait humilié en se moquant de son physique. M. V… se souvient de s’être juré de ne plus jamais se mettre dans une telle situation.
Tout en écoutant M. V… je me fais une idée du frère : dur, mesquin et désagréable, et j’en veux à cette brute. Puis soudain, je me souviens de certains épisodes de mon enfance où j’ai moi-même été brutal. Des bandes de jeunes Irlandais traînaient dans le quartier où j’habitais, coinçaient tous les enfants juifs volaient leurs affaires et souvent les battaient. Je haïssais ces brutalités. Je réalise alors que j’associe le frère de M. V… à eux et je me rends compte qu’il est dangereux de considérer que mon patient est une victime.
Mon patient poursuit ses critiques à propos de M. K… Ce qu’il ne peut spécialement supporter chez lui, c’est sa récente conversion : il est tout à coup devenu pieux, sans doute sous l’influence du frère de M. V…, qui l’est devenu lui aussi quelques années auparavant. Chez tous les deux, c’est de la frime. Ce ne sont que des dandys qui veulent en mettre plein la vue. A l’école juive, ils ne faisaient rien d’autre que de se cracher à la figure. Maintenant, ce sont des piliers de synagogue, des gens haut placés qui ont même leur nom sur des plaques à l’intérieur du sanctuaire.
Vendredi soir, les K… ont dit les prières et ont allumé les bougies du schabbat. Une vraie farce. Si vous saviez le bougeoir qu’il a, une antiquité digne des Macchabées qui doit valoir dix briques. En fait, son appartement est rempli d’objets religieux dont il fait collection, des châles de prière, des rehures de la Torah, des étoiles de David, et ces petites choses que l’on met sur le montant des portes. L’appartement ressemble à une succursale du musée juif.
Alors que M. V… parle, des souvenirs apparemment sans liens surgissent en moi : je me souviens d’un incident embarrassant survenu au cours de ma pratique quelques années auparavant. Un matin d’hiver, je m’étais levé particulièrement tôt pour recevoir un patient. Afin de ne pas réveiller ma femme, je m’étais habillé dans une semi-obscurité, et, ce faisant, j’avais commis une erreur. De ma penderie, j’avais sorti non pas la veste et le pantalon d’un même costume gris, mais la veste d’un costume et le pantalon d’un autre, dont la couleur était presque similaire mais le modèle différent. Au cours de sa séance, mon patient se plaignit beaucoup de moi me disant que j’étais minable, que je n’étais pas dans le coup. Ce jour-là, j’avais la tête ailleurs et je me sentais bizarre. Ce ne fut que plus tard, au petit-déjeuner, que ma femme et mes enfants m’accueillirent avec de grands éclats de rire et que je compris l’erreur que j’avais commise. Je compris également que mon accoutrement avait eu une répercussion sur les associations de mon patient.
Immédiatement après ce souvenir, l’image du Dr Charles Fischer me traversa. C’était un de mes anciens superviseurs, un précurseur dans le domaine de la perception subliminale et dont les travaux avaient stimulé mon intérêt sur la question. Puis, un autre souvenir émergea : je me souvins de l’appartement de mes grands-parents, un petit studio situé dans un quartier misérable de la ville. Voilà quelque quarante ans que je n’avais pas pensé à cet endroit et je revoyais la porte d’entrée sur laquelle était fixé un mezuzah[1], ce petit symbole que les juifs religieux affichent pour marquer leur présence. Une autre image s’imposa alors à moi, celle du mezuzah qui est fixé sur la porte de mon cabinet, et que j’avais remarqué lorsque j’avais visité mon cabinet pour la première fois. Il m’était alors venu très fugacement l’idée que le local avait été habité par des juifs pratiquants. Puis j’avais complètement oublié ce détail.
Alors que je réfléchis et me questionne à propos de ces souvenirs, il me vient soudain une explication : M. V… a vu le mezuzah sur ma porte, il en a enregistré l’image qu’il a oubliée, et grâce à ses associations sur les objets religieux de son ami K… (y compris la référence précise à un mezuzah), il a fait allusion à celui qui est sur ma porte.
Guidé par ce que je pressens être la vérité, je demande à M. V… s’il a remarqué quelque chose sur la porte de mon cabinet. Il garde le silence pendant quelques minutes.
« Vous avez quelque chose en tête, me dit-il, mais je ne sais pas quoi. » Je ne réagis pas et M. V… redevient silencieux. Puis il finit par parler :
« Attendez une minute, me dit-il. N’auriez-vous pas sur votre porte un de ces objets juifs ? Il me semble que oui… Mon oeil a bien capté quelque chose, mais je n’ai pas vraiment fait attention (il rit). Alors, est-ce pour ça que je vous en parle ? Vous devriez me le dire. Je n’en sais rien, mais je sais que cette façon de s’exhiber en tant que juif, c’est de la frime et de la prétention. M. K… est un frimeur complet. J’espère que vous n’êtes pas comme ça et je serais très perturbé si je savais que vous aviez cet objet sur votre porte. Je vous classerais dans la même catégorie de gens. Mais non. Même si c’est ça, je parierais que ce n’est pas vous qui l’avez mis. Ce serait sans doute le précédent locataire. »
Je me souviens alors de ce que m’avait dit M. V… lors d’une précédente séance, mais dont il n’a plus fait mention, à savoir que dans son milieu professionnel il essaie de cacher qu’il est juif. Sans qu’il en soit vraiment conscient, il essaie de se faire passer pour protestant car nombre de ses associés le sont. En fait, pendant ses années de collège, M. V… allait régulièrement au Temple et passait pour protestant.
Je sais que le besoin de renier sa judéité est important pour lui, mais je n’en comprends pas très bien les raisons, pas plus que je ne comprends ce qu’implique pour lui le fait que je sois juif, moi aussi. Il est évident que l’idée que jesois juif pratiquant le perturbe. Pourquoi ? Je réalise alors que, pour une raison quelconque, la question de notre commune judéité n’a jamais été abordée. Il est évident que c’est un sujet important qui est resté jusqu’alors dans l’ombre et que nous avons traité par le silence. Est-ce uniquement parce que M. V… l’a évité ? Je me le demande. Ce sujet est-il si sensible qu’il n’arrive pas à vaincre sa résistance particulièrement farouche, ou bien est-ce que nous l’évitons tous les deux en nous abritant derrière une « conspiration du silence » ? Alors que je me questionne, un souvenir de mon adolescence resurgit.
J’avais à peu près 16 ans et je voulais devenir speaker à la radio. Souvent, pendant la nuit, j’écoutais des enregistrements d’émissions commerciales et, dans mon imagination, je me voyais déjà devenir une personnalité de la radio. Mais je me demandais si mon nom de Jacobs ne jouerait pas contre moi et ma carrière dans le milieu conformiste et protestant de la radio. Je pensais donc qu’il serait souhaitable de changer de nom et je me souviens d’avoir choisi celui de Ted Jordan. « Ici, Ted Jordan de la CBS.»
Je réalise alors avec dépit que derrière mon incapacité à amener mon patient à s’exprimer sur sa judéité se cache mon propre conflit, longtemps enfoui mais réactivé par mon travail avec M. V… sur ce problème précis. Deux images s’imposent alors à moi, successivement : une scène de la Bar Mitzvah d’une de mes filles et le titre d’un livre, enregistré sur cassette, que j’ai écoutée le mois der- nier, une Histoire des Juifs, de Howard Fast. Il me vient à l’idée que mon travail avec M. V… peut non seulement avoir provoqué la résurgence de mes conflits anciens, mais qu’il les a réactivés. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces souvenirs de mon adolescence ont resurgi à ce moment-là, et non avant. Je sais que, vrais ou non, ces souvenirs sont revenus à cause de la culpabilité que je res- sens devant mes fantasmes d’adolescent et qu’ils ont détourné mon attention de M. V… Je pense que les problèmes de contre-transfert sont ici à l’oeuvre dans mes extrapolations personnelles et je me promets d’y réfléchir après la séance. Maintenant, je refocalise mon attention sur M. V… et sur ce qu’il me dit.
Il continue à parler de sa soirée chez ses amis K… Leur bébé, un garçon, s’est réveillé pendant la soirée et a eu besoin d’être changé. M. V… a donc été invité à venir voir le bébé dans sa chambre et il a assisté aux soins que lui a donnés sa mère. Il a trouvé qu’elle était insensible ; elle paraissait irritée et maniait l’enfant brutalement. Et alors qu’elle se hâtait de le changer, elle l’avait piqué avec une épingle. Ce spectacle avait incommodé M. V…
Pendant qu’il me décrit cette scène, M. V… dont le bras droit reposait sur le côté lève sa main droite et commence à se palper le ventre. Puis il triture sa boucle de ceinture autour de laquelle il enroule ses doigts et tire dessus. En le regardant faire, je me surprend à faire le même geste. Je suis, moi aussi, en train de poser ma main droite à ma taille et, sans que j’en ai eu conscience, j’ai passé un pouce derrière ma ceinture. Je réalise alors ce que j’ai fait et m’étonne. Cela m’évoque deux nageurs ayant atteint l’art de la synchronisation et de l’harmonie complète et qui se regardent l’un l’autre. Une autre image surgit : je vois M. V… encore jeune enfant, allongé sur une table, le ventre entouré de bandes velpeau bien serrées. Immédiatement, je réalise que c’est un épisode qui appartient à l’histoire de mon patient.
M. V… est né avec une paroi abdominale très mince, ce qui a provoqué chez lui une hernie ombilicale. On s’en est aperçu alors qu’il avait environ 2 ans et demi ou 3 ans, et pour le soigner on lui comprimait étroitement le ventre avec des bandes velpeau que l’on changeait tous les jours. Ces soins étaient extrêmement douloureux et l’enfant les redoutait. Son état et le traitement avaient l’angoisse de castration de l’enfant et lui avaient donné une image de son corps endommagée et vulnérable, et la peur constante des blessures physiques.
Je comprends alors que l’image de M. V… enfant qui a surgi en moi et les gestes inconscients que j’ai eus en même temps que lui étaient le résultat des associations avec la scène du bébé que l’on avait changé. De son côté, M. V… avait établi la même relation lorsqu’il s’était touché le ventre et qu’il avait tiré sur sa boucle de ceinture. Alors, un autre souvenir resurgit : je me revois à l’âge de 8 ans en train de saigner abondamment du nez. Je viens de recevoir une balle de base-ball qui m’a été lancée alors que j’étais distrait. J’ai un tremblement involontaire à ce souvenir et je réalise que le traumatisme d’enfance de M. V… est lié, dans ma mémoire, à un traumatisme personnel. Je réalise que, par un effet de miroir, j’ai inconsciemment fait resurgir ce souvenir qui est en résonance avec M. V…
Comme il est clair que mon patient n’a aucune idée de la cause qui a déclenché son angoisse pendant qu’on changeait le bébé, je lui fais remarquer à la fois le lien avec son expérience de la douleur et la façon dont, sans qu’il l’exprime verbalement, il a établi ce lien. Il me répond avec un souvenir concernant un autre événement qui s’est passé chez les K…, la circoncision du bébé qui a été, pour lui, une expérience très perturbante. Il me décrit avec fébrilité l’horreur et le dégoût qu’il avait ressentis à l’idée qu’on puisse ainsi brutaliser un bébé au nom d’une coutume aussi barbare qu’inutile. Une pratique absurde, un de ces rituels auxquels les Juifs s’accrochent aveuglément. C’est à cause de stupidités de ce genre que les Juifs ont mauvaise réputation.
Après une pause, M. V… poursuit son discours. Il s’interroge à mon sujet ; il aimerait savoir si j’ai un fils et si je l’ai fait circoncire. Aujourd’hui, il pense que oui, mais il arrive qu’il n’en soit pas certain. Il serait horriblement perturbé s’il apprenait que j’avais cédé à ce genre de coutume archaïque et que je suis un Juif attaché à la tradition.
Pendant que je l’écoute, j’ai l’impression que quelque chose se passe, mais je ne sais pas très bien quoi. J’entends quelque chose que j’ai déjà entendu, comme un disque : la critique de mon cabinet, l’attaque à propos de M. K… ; la scène du bébé, la ceinture et l’abdomen. Puis je revois le mezuzah sur ma porte d’entrée et je me souviens d’une ciconcision à laquelle j’ai assisté l’année précédente. Je regarde M. V… dans son costume anglais. Il a décidément l’air protestant. A la vue de ses mains soignées, je pense que je n’ai pas souvent rencontré de Juifs avec des mains manucurées et j’imagine M. V… à un déjeuner d’affaires, se faisant aisément passer pour un chrétien ; à cette image succède celle d’un enfant apeuré, allongé sur une table, à qui on va changer ses bandages. Soudain, je me surprends en train de parler. Je me remémore le flot d’associations de M. V… et lui rappelle que la séance a commencé lorsqu’il est arrivé dans mon nouveau cabinet et lorsqu’il a vu le mezuzah sur ma porte. Pendant cette heure, il a critiqué mon cabinet, puis M. K… et sa collection. Il s’est ensuite sou- venu du bébé dont on avait changé les langes, ce qui l’a mené à se rappeler sa circoncision, et c’est à ce moment précis qu’il a fait une association — non verbale — avec sa hernie. Je dis à M. V… que je pense que ces éléments ont un lien et, alors que je suis sur le point de lui proposer une interprétation, il m’interrompt. Il parle rapidement comme s’il avait besoin de s’exprimer avant que je ne le fasse moi-même.
« Je sais ce que vous allez me dire, me dit-il. Je vois ça. Vous allez me dire que je suis irrité parce que vous avez déménagé dans un quartier chic et que j’ai peur que vous ripostiez à ma critique contre votre beau cabinet. Vous pensez que j’ai encore plus peur parce que le symbole religieux qui se trouve sur votre porte m’a donné l’idée que vous pourriez être un juif pratiquant. Naturellement, nous savons ce que les juifs pratiquants font aux petits garçons ; ce sont tous des salopards à barbe et chapeau mou qui enlèvent les pénis et donnent des hernies aux enfants. »
En écoutant M. V… interpréter ses associations, je suis impressionné par la rapidité de sa perception et son aptitude à lier les choses. En dépit d’une certaine aisance et le besoin de m’attribuer ses formulations, M. V… parle avec conviction et j’ai l’impression qu’il a compris quelque chose d’important. Il est arrivé à avoir un
insight à propos de la peur qu’il éprouve vis-à-vis de moi, qu’il voit comme un éventuel castrateur, et sur les racines, remontant à l’enfance, de son sentiment anti-juif. Il est clair que cette attitude est liée à sa hernie, à sa peur de la blessure physique et au lien inconscient qu’il a établi entre circoncision et castration.
En dépit de l’ouverture dont mon patient fait montre, je sens que je dois me taire. C’est comme si j’avais été occulté et que ma voix avait été dérobée par quelqu’un qui a besoin de contrôler tous les rouages de sa pièce. Je suis ennuyé et je revois M. V… entrer chez moi et critiquer mon nouveau cabinet. Puis, l’image de Vince Lombardi, le célèbre footballeur, me traverse, et je me souviens de sa phrase familière « la meilleure défense est une solide offense ». Je garde le silence pendant une minute, en essayant de lier ce que je viens de vivre et lorsque je me sens plus calme, je dis « Vous avez raison, vous saviez ce que j’allais vous dire et vous avez anticipé mon interprétation. Mais je me demande s’il n’est pas plus important que vous fassiez vous-même cette interprétation. Vous pourriez ainsi contrôler ce qui se passe. Autrement dit, c’est comme si vous pouviez redevenir l’enfant apeuré que vous étiez, allongé sur une table, le ventre découvert, face à l’adulte que je suis qui pourrait vous faire mal. »
Pendant un moment, M. V… reste silencieux. Il s’est légèrement tourné vers la droite, comme pour s’éloigner de moi. Puis il dit : « Pendant que vous parliez, l’image d’un avion m’est venue ; un avion de combat israélien. En fait, je ne suis pas pro-israélien. Pour ma part, je pense que ce sont des brutes qui ont la gâchette facile, mais ce que j’admire chez eux, c’est leur sens de la tactique militaire : ils savent à quel moment attaquer. Il n’y a probablement dans le monde aucune force aérienne qui parvienne à égaler la leur. »
La séance s’achevait. M. V… se lève, reboutonne sa veste et ajuste sa cravate. Il se dirige vers la porte, s’arrête et me regarde : « A propos, félicitations pour votre nouveau cadre, me dit-il, et félicitez pour moi votre décoratrice. Elle a fait un superbe travail car la pièce est le reflet exact de votre personnalité. »
Je vous laisse juge d’apprécier si c’est là un exemple de ce qu’on peut appeler une bonne séance ou non. En ce qui me concerne, elle a été fort instructive. A l’époque où elle s’est passée, je commençais à m’intéresser aux expériences subjectives de l’analyste et à la manière dont elles pouvaient contribuer au processus analytique. C’est grâce à des séances comme celle dont je viens de vous parler que j’ai appris que les expériences de l’analyste, au cours de sa pratique, fournissent des données non seulement riches et complexes, mais qu’elles complètent celles du patient.
Il est certain que nos réactions n’ont pas toutes le même impact ; certaines sont tout à fait personnelles et idiosyncratiques, et il y a des jours où, fatigués et préoccupés, nous réagissons d’une manière qui est directement liée à nos problèmes personnels. Mais il est vrai aussi que lorsque nous savons écouter, et que nous écoutons bien, les pans de souvenirs qui resurgissent sont des réponses significatives qui éclairent ce que nous communiquent nos patients. Ce sont ces expériences là qui nous ont appris que notre aptitude à comprendre l’autre dé- pend non seulement de notre écoute du patient, mais également de l’écoute que nous avons sur nous. Et nous avons appris autre chose, à savoir que parmi les outils dont l’analyste dispose, il n’y en est pas de plus valable que lui-même.
 
 
 
Traduit de l’américain par Catherine Alicot
 
Théodore J. Jacobs
70 East, 77th street-Apt 1G. New York, NY 10021 (USA)
 
 

[1] Terme hébreu qui désigne une feuille de parchemin que l’on enroule dans un petit cylindre en bronze, et sur laquelle sont inscrits certains versets de la Torah. Les juifs religieux fixent le mezuzah sur le montant de leurs portes afin d’être protégés contre les mauvaises influences.
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