Karen Horney : « La fuite devant la féminité »

Dans certains de ses derniers travaux, Freud a attiré l’attention avec une insistance croissante sur une certaine partialité de nos recherches analytiques. Je me rapporte au fait que jusqu’à une époque très récente, seul l’esprit des garçons et des hommes était pris comme objet d’investigations.

La raison en est évidente. La psychanalyse est la création d’un génie masculin et presque tous ceux qui ont développé ses idées ont été des hommes. Il est donc juste et raisonnable qu’ils dégagent plus aisément une psychologie masculine et qu’ils comprennent mieux le développement des hommes que celui des femmes.

Un pas important vers la compréhension de ce qui est spécifiquement féminin a été accompli par Freud lui-même lorsqu’il découvrit l’existence de l’envie du pénis — et peu après les travaux de Van Ophuijsen et Abraham ont montré la grande part que jouait ce facteur dans le développement des femmes et la formation de leurs névroses. La portée de l’envie du pénis s’est étendue récemment avec l’hypothèse du stade phallique. Nous voulons dire par là que dans l’organisation génitale infantile des deux sexes, seul l’organe génital viril joue un rôle et que c’est justement cela qui distingue l’organisation génitale infantile de l’organisation génitale définitive de l’adulte[1]. D’après cette théorie, le clitoris est conçu comme un phallus et nous affirmons que les petites filles aussi bien que le petits garçons accordent tout d’abord la même valeur au clitoris et au pénis[2].

L’effet de ce stade est en partie d’inhiber et en partie de provoquer le développement ultérieur. Hélène Deutsch a décrit principalement les effets inhibitoires. Elle est d’avis qu’au début de chaque nouvelle fonction sexuelle, c’est-à-dire au début de la puberté, au début des rapports sexuels, au début de la grossesse et de l’accouchement, ce stade est réactivé et doit être chaque fois surmonté avant qu’une nouvelle attitude féminine puisse être atteinte. Freud a édifié sa théorie du point de vue positif, car il est convaincu que c’est seulement l’envie du pénis et le fait de la surmonter qui donnent naissance au désir d’un enfant et forment ainsi le lien amoureux avec le père[3].

La question se pose maintenant de savoir si ces hypothèses ont aidé à rendre plus satisfaisante et plus claire notre compréhension du développement de la femme (compréhension que Freud lui-même considère comme insatisfaisante et incomplète).

La science a souvent trouvé qu’il était fécond de considérer avec un regard neuf des faits longtemps familiers. Sinon, il y a danger qu’involontairement nous continuions à classer toutes les nouvelles observations dans les mêmes groupes d’idées nettement définis.

Personnellement, je suis parvenue à un nouveau point de vue grâce à la philosophie — certains essais de Georg Simmel[4]. L’argument de Simmel—interprété depuis de bien des manières, particulièrement du point de vue de la femme[5] — est celui-ci : notre civilisation tout entière est une civilisation de l’homme. L’État, les lois, la moralité, la religion et les sciences sont des créations de l’homme. Simmel ne déduit pas de ces faits une infériorité de la femme, mais il donne d’abord une ampleur et une profondeur considérables à sa conception d’une civilisation de l’homme : « Les conditions requises pour l’art, le patriotisme, la moralité en général et les idées sociales en particulier, la précision d’un jugement pratique et l’objectivité dans la connaissance théorique, l’énergie et la profondeur de la vie — tout cela constitue des catégories qui paraissent appartenir dans leurs formes et leurs revendications à l’humanité en général, mais par leur contexte historique réel, elles sont d’un bout à l’autre viriles. Supposons que nous décrivions ces choses considérées comme des idées absolues, par le seul mot « objectivité » ; nous trouverions alors dans l’histoire de notre race que l’équation objectivité = virilité est une équation valable. »

Simmel pense que la difficulté d’admettre ces faits historiques réside en ce que les modèles mêmes d’après lesquels l’humanité a évalué les valeurs de la nature masculine et féminine ne « sont pas neutres, naissant de la différence des sexes, mais en eux-mêmes essentiellement virils… Nous ne croyons pas en une civilisation purement « humaine » dans laquelle la notion de sexe n’entre pas, pour la raison même qui empêche une telle civilisation d’exister, à savoir [façon de parler] l’identification naïve entre le concept « être humain » (Mensch) et le concept « homme » (Mann), qui dans beaucoup de langues oblige à employer le même mot pour les deux concepts. Pour l’instant, je laisserai indéterminé de savoir si le caractère viril des fondements de notre civilisation tire son origine de la nature essentielle des sexes ou d’une prépondérance de la force de l’homme — qui n’est pas vraiment rattachée à la question de civilisation. De toute manière, c’est la raison, dans les domaines les plus variés, pour laquelle les œuvres imparfaites sont appelées avec mépris « féminines », alors que les œuvres remarquables de femmes sont appelées « viriles », comme l’expression d’une louange ».

Comme toutes les sciences et toutes les estimations, la psychologie de la femme a jusqu’ici été considérée seulement inévitable que la position avantageuse de l’homme détermine une validité objective qui doit être attribuée à ses relations subjectives et affectives avec la femme et, d’après Delius[6], la psychologie de la femme a représenté réellement jusqu’ici le dépôt des désirs des déceptions de l’homme.

Un autre fait très important de la situation est que les femmes se sont adaptées aux désirs des hommes et pensent que leur adaptation est leur vraie nature. C’est-à-dire qu’elles se voient ou se sont vues comme les hommes désiraient qu’elles soient ; inconsciemment elles se soumettaient à la suggestion de la pensée virile.

Si nous saisissons pleinement à quel point tout notre être, notre pensée et nos actions se conforment aux standards masculins, nous pouvons nous rendre compte combien il est difficile pour l’homme comme pour la femme de rejeter ce mode de pensée.

La question est alors de savoir jusqu’où la psychologie analytique, quand ses recherches ont la femme pour objet, est sous l’influence de ce mode de pensée du fait qu’elle n’a pas encore abandonné le stade où ouvertement et positivement seul le développement viril était considéré. En d’autres termes : jusqu’où l’évolution de la femme, comme elle nous est révélée aujourd’hui par l’analyse, a-t-elle été mesurée par rapport aux standards masculins — et de ce fait jusqu’à quel point le tableau échoue à nous montrer fidèlement la vraie nature de la femme ?

Si nous considérons le sujet sous cet angle, notre impression est faite d’étonnement. Le tableau analytique actuel du développement féminin (que ce tableau soit exact ou non) ne diffère en aucun cas des idées typiques que le garçon a de la fille.

Les représentations que le garçon nourrit nous sont familières. Par conséquent, je vais simplement les esquisser en quelques phrases brèves et, pour établir une comparaison, indiquer sur une colonne parallèle nos idées sur le développement de la femme.

 

Les idées du garçon Nos idées sur le développement de la femme
L’affirmation naïve que les filles comme les garçons possèdent un pénis.

Prise de conscience de l absence de pénis.

Idée que la fille est un garçon châtré, mutilé. 

Croyance que la fille a subi une punition qui menace le garçon lui-même.

La fille est considérée comme un être inférieur.

Le garçon est incapable d’imaginer comment la fille pourra surmonter cette perte ou ce désir. 

Le garçon a peur du désir de la fille. 

Pour les deux sexes, seul l’organe génital mâle joue un rôle. 

Pénible découverte de l’absence de pénis.

Croyance chez la fille qu’elle a eu une fois un pénis et qu’elle l’a perdu par castration.

La castration est conçue comme un châtiment. 

La fille se considère comme inférieure.

Envie du pénis.

La fille ne surmonte jamais le sentiment du manque et de l’infériorité et doit toujours à nouveau maîtriser son désir d’être un homme.

Pendant toute sa vie, la fille désire se venger de l’homme qui possède quelque chose qui lui manque.

 

L’existence de cette concordance trop précise n’est certainement pas un critère de son exactitude objective. Il est très possible que l’organisation génitale infantile de la petite fille puisse ressembler de façon frappante à celle du garçon, comme on l’a jusqu’à présent affirmé.

Mais elle est certainement calculée pour nous faire penser à d’autres possibilités et à nous les faire prendre en considération. Nous pouvons par exemple suivre la pensée de Georg Simmel et réfléchir à la possibilité que l’adaptation féminine à la structure mâle se situe à une période aussi précoce et à un degré tel que la nature spécifique de la petite fille soit écrasée par elle. Je reviendrai plus tard et pour un instant sur le point où il me parait réellement probable que cette contamination par un point de vue viril apparaisse dans l’enfance. Mais comment tout ce qui est octroyé par la nature peut-il être ainsi absorbé sans laisser aucune trace? Nous devons donc revenir à la question que j’ai déjà soulevée — à savoir si l’extraordinaire parallélisme que j’ai indiqué peut ne pas être l’expression d’une partialité dans nos observations, du fait qu’elles sont établies du point de vue de l’homme.

Une telle suggestion rencontre immédiatement une protestation intérieure, car nous nous souvenons du terrain expérimental solide sur lequel la recherche analytique a toujours été basée. Mais en même temps, notre connaissance scientifique théorique nous dit que ce terrain n’est pas tout à fait sûr et que toute expérience contient par nature un facteur subjectif. Ainsi, notre expérience analytique dérive de l’observation directe du matériel que nos patients apportent en analyse par des associations libres, rêves et symptômes, de l’interprétation que nous donnons à ce matériel ou des conclusions que nous en tirons. C’est pourquoi, même lorsque la technique est correctement appliquée, il y a théoriquement dans cette expérience une possibilité de variations.

Si nous tentons de libérer nos esprits de ce mode de pensée viril, presque tous les problèmes de la psychologie de la femme apparaissent différemment.

La première chose qui nous frappe est que c’est toujours — ou principalement — la différence génitale entre les sexes qui apparaît comme le point cardinal de la conception analytique et que nous avons omis de considérer l’autre grande différence biologique, c’est-à-dire les rôles différents joués par l’homme et la femme dans la fonction de reproduction.

L’influence du point de vue viril sur la conception de la maternité est très clairement exposée par la théorie génitale très brillante de Ferenczi[7]. Son point de vue est que l’incitation réelle au coït, sa signification véritable, ultime pour les deux sexes, doivent être recherchées dans le désir de retourner dans le ventre de la mère. Pendant une période de conflit l’homme a acquis le privilège de pénétrer vraiment une fois de plus un utérus au moyen de son organe génital. La femme, autrefois dans une situation inférieure, fut obligée d’adapter son organisation à cette situation organique et fut dotée de certaines compensations. Elle devait « se contenter » de substituts dans l’ordre des fantasmes et par-dessus tout de protéger l’enfant dont elle partage la félicité. Au surplus, ce n’est que par la naissance qu’elle a peut-être des potentialités de plaisir refusées à l’homme[8].

Selon ce point de vue, la situation psychique d’une femme ne serait certainement pas agréable. Elle manque de toute véritable pulsion fondamentale au coït; ou tout au moins toute satisfaction — même partielle — lui est interdite. S’il en est ainsi, la pulsion au coït et au plaisir dans le coït doit indubitablement être moindre pour elle que pour l’homme. Car c’est seulement indirectement, par des chemins détournés, qu’elle parvient à un certain accomplissement du désir primitif, c’est-à-dire en partie par le détour d’une transformation masochique et en partie par identification avec l’enfant qu’elle pourrait concevoir. Cela ne constitue cependant que « des expédients compensatoires ». La seule chose dont elle tire un ultime avantage sur l’homme est le plaisir — certainement très discutable — de l’action d’accoucher.

Arrivée là, moi-même — en tant que femme — je demande avec stupeur : et la maternité? Et la conscience psychologique bienheureuse de porter en soi une nouvelle vie ? Et le bonheur ineffable de l’espoir de la naissance du nouvel être ? Et la joie quand il naît et qu’on le tient pour la première fois dans les bras? Et le profond sentiment de plaisir et de satisfaction de le nourrir et le bonheur de toute la période durant laquelle le bébé a besoin de soins ?

Au cours d’une conversation, Ferenczi a émis l’avis que dans la période primitive de conflit se terminant si douloureusement pour la femme, l’homme victorieux lui impose la charge de la maternité et dé tout ce qui y est impliqué.

Considérée du point de vue de la lutte sociale, la maternité peut certainement être un handicap. Il en est certainement ainsi à l’heure actuelle, mais cela est beaucoup moins certain que cela ne l’était à l’époque où les êtres humains vivaient plus près de la nature.

De plus, nous expliquons l’envie du pénis par ses rapports biologiques et non par ses facteurs sociaux ; au contraire, nous sommes habitués sans plus de difficulté à interpréter le sentiment de la femme d’être socialement désavantagée, comme la rationalisation de son envie du pénis.

Mais du point de vue biologique, la femme a, dans la maternité ou dans l’aptitude à la maternité, une supériorité psychologique indiscutable et non des moindres. Cela est clairement reflété dans l’inconscient de la psyché masculine, par l’envie intense de maternité qu’éprouve le garçon. Nous sommes familiarisés avec cette envie en tant que telle, mais on ne lui accorde guère la considération qui lui est due en tant que facteur dynamique.

Quand on commence (comme je l’ai fait) à analyser des hommes après une assez longue expérience d’analyses de femmes, on éprouve une étonnante impression devant l‘intensité de cette envie de grossesse, d’accouchement et de maternité, aussi bien que devant l’envie des seins et de l’acte d’allaiter.

A la lumière de cette impression tirée de l’analyse, on doit naturellement rechercher si cette tendance masculine inconsciente à la dévalorisation ne s’exprime pas intellectuellement dans l’interprétation précitée de la maternité. Cette dévalorisation s’exprimerait ainsi : en réalité les femmes ont simplement le désir du pénis ; quand tout est dit et fait, la maternité n’est qu’une charge qui rend la lutte pour la vie plus âpre et les hommes peuvent être satisfaits de ne pas avoir à la supporter.

Quand Hélène Deutsch écrit que le complexe de masculinité chez la femme joue un bien plus grand rôle que le complexe de féminité chez l’homme, elle semble perdre de vue que l’envie de la masculinité est capable d’une sublimation plus heureuse que l’envie du pénis chez la fillette et qu’elle est certainement utile en tant que force pulsionnelle — sinon comme force pulsionnelle essentielle — du développement des valeurs culturelles.

Le langage même désigne cette origine de la productivité culturelle. Dans les périodes connues de l’histoire cette productivité a été indiscutablement et incomparablement plus grande chez les hommes que chez les femmes. La force de la pulsion créatrice des hommes dans chaque domaine n’était-elle pas due à leur sentiment de jouer un rôle relativement peu important dans la création d’êtres vivants, ce qui les a contraints constamment à une sur-rémunération dans la réussite?

Si nous avons raison d’établir cette relation, nous sommes confrontés avec le problème de savoir pourquoi aucune pulsion correspondante de compensation à son envie du pénis n’est trouvée chez la femme. Il y a deux possibilités : ou bien l’envie de la femme est bien moindre que celle de l’homme ; ou bien elle s’en débarrasse avec moins de succès par une autre voie. Nous pouvons avancer des faits étayant chacune de ces suppositions.

En faveur de la plus grande intensité de l’envie de l’homme, nous pouvons mettre en évidence qu’un réel désavantage anatomique existe pour la femme seulement du point de vue des plans prégénitaux d’organisation.[9] Du point de vue de l’organisation génitale de la femme adulte, il n’y a pas de désavantage car manifestement l’aptitude des femmes au coït n’est pas moindre que celle des hommes, mais simplement différente. D’autre part, le rôle de l’homme dans la reproduction est en fin de compte moindre que celui de la femme.

Nous observons en outre que les hommes éprouvent manifestement un plus grand besoin de déprécier les femmes que l’inverse. La compréhension que le dogme de l’infériorité des femmes avait son origine dans une tendance virile inconsciente ne pouvait naître en nous qu’après qu’un doute se soit élevé : à savoir si en fait ce point de vue était justifié par la réalité. Mais s’il y a réellement chez les hommes, derrière cette conviction de l’infériorité féminine, des tendances à déprécier les femmes, nous devons en inférer que cette pulsion inconsciente à la dépréciation est très puissante.

De plus, d’un point de vue culturel, il y a beaucoup à dire en faveur de l’idée que les femmes se dégagent de leur envie du pénis avec moins de succès que les hommes. Nous savons que dans le meilleur des cas cette envie est transformée en un désir pour un mari et un enfant et probablement, par cette transformation, perd la plus grande partie de sa puissance en tant qu’aiguillon à la sublimation. Dans les cas défavorables, cependant, comme je le montrerai tout à l’heure de façon plus détaillée, elle est chargée d’un sentiment de culpabilité au lieu d’être employée de manière féconde, alors que l’inaptitude de l’homme à la maternité est probablement ressentie comme une infériorité et peut développer toute sa force pulsionnelle sans inhibition.

J’ai déjà abordé dans cette discussion un problème que Freud a récemment mis au premier plan de l’intérêt[10] : la question de l’origine et de l’action du désir d’un enfant. Notre attitude envers ce problème s’est modifiée au cours de la dernière décade. Il m’est donc permis de décrire brièvement le début et la fin de l’historique de cette évolution.

L’hypothèse primitive[11] était que l’envie du pénis renforçait dans la libido à la fois le désir d’un enfant et le désir d’un homme, mais que ce dernier désir naissait indépendamment du premier. En conséquence, l’importance était de plus en plus déplacée sur l’envie du pénis, jusqu’à ce que, dans son dernier ouvrage sur ce problème, Freud émette l’hypothèse que le désir d’un enfant naissait seulement de l’envie du pénis et de la déception due à l’absence du pénis en général, et que le tendre attachement pour le père naissait seulement par ce chemin détourné — par l’envie du pénis et le désir d’un enfant.

Cette dernière hypothèse naissait manifestement du besoin d’expliquer psychologiquement le principe biologique de l’attraction hétérosexuelle. Cela correspond au problème formulé par Groddeck : il est naturel que le garçon conserve la mère comme objet d’amour, « mais comment se fait-il que la petite fille s’attache au sexe opposé? »[12]

Dans le but d’approcher ce problème, nous devons tout d’abord comprendre que notre matériel empirique sur le complexe de masculinité chez la femme dérive de deux sources d’importance distincte. La première est l’observation directe d’enfants chez qui le facteur subjectif joue un rôle relativement insignifiant. Chaque petite fille qui n’a pas été intimidée expose franchement et sans embarras son envie du pénis. Nous constatons que la présence de cette envie est typique et nous comprenons très bien pourquoi il en est ainsi ; nous comprenons comment la mortification narcissique de posséder moins que le garçon est renforcée par une série de désavantages naissant de différents investissements prégénitaux : les privilèges évidents du garçon en relation avec l’érotisme urétral, l’instinct scoptophilique et l’onanisme[13].

Je suggérerais que nous appliquions le terme primitif à l’envie du pénis chez la fillette, qui est manifestement fondé simplement sur la différence anatomique.

La deuxième source tirée de notre expérience doit être trouvée dans le matériel analytique de la femme adulte. Il est naturellement plus difficile d’établir un jugement à ce sujet et il y a donc une plus grande marge pour l’élément subjectif. Nous voyons ici, par exemple, que l’envie du pénis agit comme un facteur d’une énorme puissance dynamique. Nous voyons des patientes refuser leurs fonctions féminines, leur motif inconscient étant le désir d’être un homme. Nous rencontrons des fantasmes dont le contenu est : « J’ai eu une fois un pénis; je suis un homme qu’on a châtré et mutilé » ; d’où dérivent des sentiments d’infériorité provoquant des représentations hypocondriaques tenaces. Nous constatons une attitude marquée d’hostilité envers les hommes, prenant parfois la forme de dépréciation et quelquefois d’un désir de les châtrer ou de les mutiler — et nous voyons comment la destinée entière de certaines femmes est déterminée par ce facteur.

Il était naturel de conclure — et particulièrement naturel en raison de l’orientation virile de notre pensée — que nous pouvons rattacher ces impressions à l’envie primitive du pénis, et de raisonner a posteriori en disant que cette envie devait posséder une intensité énorme, puisque constatant qu’elle provoquait manifestement de tels effets. Ici nous perdons de vue (plus dans une estimation générale de la situation que dans le détail) que ce désir d’être un homme qui nous est si familier par l’analyse des femmes adultes, n’a que très peu à voir avec cette envie précoce, infantile, du pénis, mais que c’est une formation secondaire comprenant tout ce qui a échoué dans le développement vers la maturité féminine.

Toute mon expérience m’a prouvé, avec une clarté immuable, que le complexe d’Œdipe chez les femmes menait (non seulement dans les cas extrêmes où le sujet est parvenu au chagrin, mais régulièrement) régressivement à l’envie du pénis, à chaque degré et avec chaque nuance possibles. La différence entre la résolution du complexe d’Œdipe chez l’homme et chez la femme me parait (dans la moyenne des cas) être la suivante. Chez les garçons, la mère, en tant qu’objet sexuel, est abandonnée en raison de l’angoisse de castration, mais le rôle viril lui-même n’est pas seulement affirmé dans le développement ultérieur, mais est réellement suraccentué dans la réaction à l’angoisse de castration. Nous le voyons nettement dans les périodes de latence et de pré-puberté des garçons — et généralement aussi plus tard dans la vie. D’autre part, les filles non seulement renoncent au père en tant qu’objet sexuel, mais simultanément reculent devant le rôle féminin total.

Dans le but de comprendre cette fuite devant la féminité, nous devons considérer les faits se rapportant à l’onanisme précoce infantile, qui est l’expression physique des excitations dues au complexe d’Œdipe.

Ici encore la situation est plus claire chez les garçons — ou peut-être est-ce simplement que nous en savons davantage à ce propos. Ces faits nous paraissent-ils si mystérieux chez les filles parce que nous les avons toujours considérés à travers les hommes? Cela est possible, puisque nous ne concédons même pas aux petites filles une forme spécifique d’onanisme, mais sans plus décrivons leurs activités érotiques comme viriles ; et quand nous nous faisons une idée de la différence qui doit certainement exister, comme étant celle d’une différence négative à une différence positive (c’est-à-dire dans le cas d’une angoisse d’onanisme), que cette différence est celle existant entre la menace de castration et la castration qui a réellement eu lieu. Mon expérience analytique montre qu’il est certainement possible que les petites filles aient une forme spécifiquement féminine d’onanisme (dont incidemment la technique diffère de celle des garçons), même si nous affirmons que la petite fille pratique une masturbation exclusivement clitoridienne, affirmation qui ne me semble pas certaine. Et je ne vois pas pourquoi, en dépit de son évolution passée, on ne concéderait pas que le clitoris appartienne à bon droit et ne forme pas partie intégrante de l’appareil génital de la femme.

La question de savoir si à un stade précoce de son développement génital la petite fille a des sensations vaginales organiques est très difficile à déterminer à partir du matériel analytique fourni par les adultes. Des séries entières de cas m’ont amenée à conclure qu’il en est ainsi et je citerai plus tard le matériel sur lequel j’ai fondé ma conclusion. Que de telles sensations se produisent me parait théoriquement très probable pour les raisons suivantes. Sans doute, les fantasmes familiers selon lesquels un pénis excessivement gros exige une pénétration de force produisant douleur, hémorragie et menace de détruire quelque chose, tendent à montrer que la petite fille fonde ses fantasmes œdipiens de façon très réaliste (conformément à la pensée plastique de l’enfance) sur la disproportion de taille entre père et enfant. Je pense également que les fantasmes œdipiens, aussi bien que la peur qui s’ensuit logiquement d’une blessure interne, c’est-à-dire vaginale, tendent à montrer que le vagin aussi bien que le clitoris doivent jouer un rôle dans l’organisation génitale précoce des femmes[14]. On pourrait même déduire du phénomène plus tardif de la frigidité que la zone vaginale a réellement un investissement plus fort (naissant de l’angoisse et des tentatives de défense) que le clitoris, et cela parce que les désirs incestueux se rapportent au vagin avec la précision infaillible de l’inconscient. La frigidité, de ce point de vue, peut être considérée comme une tentative de détourner les fantasmes si dangereux pour le moi. Et ceci éclaire d’une lumière nouvelle les sentiments de plaisir inconscients qui, comme l’ont affirmé différents auteurs, naissent de la parturition ou alternativement de l’angoisse de l’accouchement. Car (justement à cause de la disproportion entre le vagin et le bébé et à cause de la douleur que celui-ci fait naître) la parturition serait d’une plus grande importance que les rapports sexuels subséquents pour tenir lieu dans l’inconscient d’une réalisation des fantasmes précoces d’inceste, réalisation à laquelle aucune culpabilité n’est rattachée. L’angoisse génitale féminine, comme l’angoisse de castration chez les garçons, porte invariablement l’empreinte de sentiments de culpabilité et c’est à ceux-ci qu’elle doit son influence persistante.

Il y a dans la situation un autre facteur agissant dans le même sens, et qui est la conséquence certaine de la différence anatomique des sexes. Je veux dire que le garçon peut examiner avec attention son organe mâle pour savoir si les conséquences redoutées de l’onanisme se produisent ; la fille, elle, est littéralement dans la nuit sur ce point et demeure dans une totale incertitude. Évidemment, cette possibilité d’un test de réalité ne joue pas chez les garçons dans les cas où l’angoisse de castration est aiguë ; mais dans les cas plus bénins — pratiquement les plus importants parce que les plus fréquents — je crois que cette différence est très importante. De toute façon, le matériel analytique mis en lumière chez des femmes que j’ai analysées m’a conduite à conclure que ce facteur joue un rôle considérable dans la vie psychique des femmes et qu’il contribue à l’étrange incertitude intérieure si souvent rencontrée chez elles.

Sous la pression de son angoisse, la fille se réfugie alors dans un rôle masculin fantasmé.

Quel est le bénéfice économique de cette fuite? Là, je voudrais me rapporter à une expérience que tous les analystes ont probablement faite : Ils découvrent que le désir d’être un homme est généralement plus aisément admis et qu’une fois qu’il est accepté, il est maintenu avec ténacité, la raison en étant le désir d’échapper aux désirs et aux fantasmes libidinaux en rapport avec le père. Ainsi, le désir d’être un homme favorise le refoulement de ces désirs féminins ou la résistance contre leur mise en lumière. Cette expérience typique revenant continuellement nous oblige, si nous sommes fidèles aux principes analytiques, à conclure que les fantasmes d’être un homme étaient, à un stade plus précoce, conçus pour le besoin même de tranquilliser le sujet contre les désirs libidinaux en relation avec le père. La masculinité fictive permettait à la fille d’échapper au rôle féminin chargé de culpabilité et d’angoisse. Il est vrai que cette tentative de dévier de son propre rôle vers le rôle masculin apporte inévitablement un sentiment d’infériorité, car la fille commence à se mesurer avec des prétentions et des valeurs étrangères à sa nature biologique spécifique et se sent inapte pour ce à quoi elle se trouve confrontée.

Quoique ce sentiment d’infériorité soit une source de tourments, l’expérience analytique montre formellement que le moi peut plus aisément le tolérer que le sentiment de culpabilité associé à l’attitude féminine — et de ce fait c’est sans aucun doute un bénéfice pour le moi lorsque la fille vole du Scylla du sentiment de culpabilité au Charybde du sentiment d’infériorité.

Pour être tout à fait complète, j’ajouterai une référence à l’autre bénéfice qui, ainsi que nous le savons, échoit aux femmes par le processus d’identification avec le père survenant en même temps. Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai déjà dit antérieurement sur l’importance de ce processus.

Nous avons vu que ce processus d’identification avec le père est une réponse à la question de savoir pourquoi la fuite devant les désirs de la féminité par rapport au père conduit à une attitude masculine. Des réflexions liées à ce qui a été déjà dit montrent un autre point de vue qui éclaire cette question.

Nous savons que chaque fois que la libido rencontre un obstacle à son développement, une phase antérieure d’organisation est régressivement activée. D’après les derniers travaux de Freud, l’envie du pénis constitue le stade préliminaire au véritable amour objectai pour le père. Cette ligne de pensée suggérée par Freud nous aide à comprendre la nécessité intérieure pour la libido de retourner précisément à ce stade préalable chaque fois que l’obstacle incestueux la fait régresser.

Je suis d’accord en principe avec la notion de Freud que la fille exploite l’amour objectai par le moyen de l’envie du pénis, mais je crois que la nature de cette évolution peut aussi être décrite autrement.

Car lorsque nous voyons quelle grande part de la force de l’envie primitive du pénis dérive seulement de la dégénérescence du complexe d’Œdipe, nous devons résister à la tentation d’interpréter à la lumière de l’envie du pénis, les manifestations d’un principe de la nature aussi élémentaire que celui de l’attraction mutuelle des sexes.

Sur quoi, confrontés avec la question de savoir ce que nous devons penser psychologiquement de ce principe biologique primitif, nous devrions encore une fois confesser notre ignorance. En effet, à cet égard, l’hypothèse s’impose à moi de plus en plus fortement que la relation causale pourrait être la réciproque exacte et que c’est l’attraction pour le sexe opposé agissant à partir d’une phase très précoce qui entraîne les intérêts libidinaux de la petite fille vers le pénis. Ainsi que je l’ai déjà décrit, conformément au stade de développement atteint, cet intérêt agit en premier lieu auto-érotiquement et narcissiquement. Si nous considérons ainsi ces rapports, de nouveaux problèmes se présentent logiquement en liaison avec l’origine du complexe d’Œdipe mâle, mais je désire les renvoyer à un autre article. Mais si l’envie du pénis était la première expression de ce mystérieux attrait des sexes, il n’y aurait aucune raison de s’étonner quand l’analyse dévoile son existence dans une couche encore plus profonde que celle dans laquelle se trouvent le désir d’un enfant et le tendre attachement au père. La voie vers le tendre attachement au père ne serait pas préparée simplement par la déception quant à l’envie du pénis, mais aussi autrement. Alors nous devrions en contrepartie concevoir l’intérêt libidinal pour le pénis comme « un amour partiel », pour employer l’expression d’Abraham[15]. Un tel amour, dit-il, constitue toujours un stade préliminaire au véritable amour objectai. Nous pourrions aussi expliquer le processus par une analogie tirée de la vie ultérieure : je parle du fait qu’admirer, l’envie est calculé spécialement pour conduire à une attitude d’amour.

Considérant la facilité extraordinaire avec laquelle s’opère la régression, je dois mentionner la découverte analytique[16] selon laquelle, dans les associations de patientes, le désir narcissique de posséder un pénis et le désir de l’objet libidinal sont souvent tellement entremêlés que l’on hésite quant au sens à donner aux mots « désir de posséder » (Haben-Wollen).

Un mot encore des fantasmes de castration propres qui ont donné leur nom au complexe tout entier car ils en constituent la part la plus frappante. D’après ma théorie du développement de la femme, je suis obligée de considérer aussi ces fantasmes comme une formation secondaire. Je décrirai leur origine comme suit : quand la femme se réfugie dans un rôle masculin fantasmé, son angoisse génitale féminine est jusqu’à un certain point traduite en termes masculins — la phobie de la blessure vaginale devient un fantasme de castration. La fille bénéficie de cette conversion car elle échange l’incertitude de son attente de punition (incertitude conditionnée par sa formation anatomique) pour une idée concrète. En outre, le fantasme de castration est aussi dans l’ombre du vieux sentiment de culpabilité — et le pénis est désiré comme preuve de culpabilité.

Ces motifs typiques de la fuite dans le rôle masculin — motifs dont l’origine est le complexe d’Œdipe — sont renforcés et étayés par le désavantage réel sous lequel la femme peine dans la vie sociale. Nous reconnaissons bien entendu que le désir d’être un homme, lorsqu’il surgit de cette dernière source, est une forme particulièrement adéquate pour la rationalisation de ces motifs inconscients. Mais nous ne devons pas oublier que ce désavantage est vraiment une réalité et qu’il est bien plus grand que la plupart des femmes n’en ont conscience.

Dans ce contexte, Georg Simmel dit que « la très grande importance accordée sociologiquement au mâle est probablement due à sa force supérieure » et qu’historiquement la relation des sexes peut être décrite crûment comme celle de maîtres et esclaves. Ici comme toujours, c’est « un des privilèges que le maître ne doit pas constamment penser qu’il est le maître alors que la position de l’esclave est telle qu’il ne peut jamais l’oublier ».

Nous avons probablement ici aussi l’explication de la sous-estimation de ce facteur dans la littérature analytique. En réalité la fille est, depuis sa naissance, placée devant l’idée de son infériorité — inévitable, qu’elle soit brutalement ou délicatement exprimée — expérience qui stimule constamment son complexe de masculinité.

Ajoutons encore une considération. Du fait de notre civilisation à caractère purement viril, il a été plus ardu pour les femmes d’accomplir toute sublimation qui satisferait pleinement leur nature, car toutes les professions courantes ont été le fait des hommes. Cela a dû encore influer sur le sentiment d’infériorité des femmes, car elles ne pouvaient naturellement pas égaler les hommes dans ces professions viriles et il apparut

qu’il y avait un fondement à leur infériorité. D m’est impossible de juger dans quelle mesure les motifs inconscients de la fuite devant la féminité ont été renforcés par la subordination sociale réelle des femmes. On pourrait considérer la relation comme une interaction des facteurs psychiques et sociaux. Mais je ne puis que mentionner ici ces problèmes, car ils sont si graves et si importants qu’ils nécessitent une étude à part.

Les mêmes, facteurs doivent avoir un effet totalement différent sur le développement de l’homme. D’une part ils provoquent un refoulement plus intense de son désir de féminité en ce qu’ils portent la marque de l’infériorité ; d’autre part, il lui est de loin plus facile de les sublimer avec succès.

Dans la discussion ci-dessus, j’ai donné une forme à certains problèmes de la psychologie de la femme qui, en de nombreux points, diffère des vues courantes. Il est possible et même probable que le tableau que j’en ai brossé soit partial d’un point de vue opposé. Mais dans cet^article, mon intention première était d’indiquer une source possible d’erreurs, naissant du sexe de l’observateur, et ainsi de faire un pas en avant vers le but que nous nous efforçons tous d’atteindre : parvenir au-delà de la subjectivité du point de vue masculin ou féminin et obtenir un tableau du développement psychique de la femme qui soit plus fidèle à sa nature — avec ses qualités et ses différences spécifiques par rapport à celui de l’homme — que cela n’a été le cas jusqu’à ce jour.

 

 



[1] Freud, « The Infantile GEnital Organization of the Libido », Collected Papers, Vol. VII, n° XX.
[2] H. Deutsch, Psychoanalyse der weiblichen Sexual-Funktlonen (1925).
[3] Freud, « Einige psychische Folgen der Anatomischen Geschlechts-unterschiede ». Intern. Zeitschr. f. Psychoanal., XI (1925).
[4] Georg Simmel, Philosophische Kultur.
[5] Cf. en particulier Vaerting, Münnllche Eigenart im Frauenstaat und weibliche Eigenart im Männerstaat.
[6] Delius, Vont Erwachen der Frau.
[7] Ferenczi, Versueh einer Genitaltheorie (1924) ; Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle. Payot, Paris.
[8] Cf. Hélène Deutsch, Psychoanalyse der weibltehen Sexualfunktionen et Georg Groddeck, Das Buch vom Es.
[9] K. Horney, “On the Genesis of the Castration Complex in Women ». Int. J. Psycho-Anal., Vol. V (1924).
[10] Freud, « Über einiger psychische Folgen der anatomisehen Geichlechtsunterschiede ».
[11] Freud, “On the Transformation of Instincts with Special Reference to Anal Erotism”, In Collected Papers, vol. II, n°XVI.
[12] Groddeck, Das Bauch vom Es.
[13] J’ai abordé ce sujet avec plus de détails dans mon article « De la Genèse du Complexe de Castration chez la Femme ».
[14] Depuis que je me suis rendu compte de la possibilité d’une telle relation. J’ai appris à édifier dans ce sens (c’est-à-dire comme représentant l’angoisse d’une blessure vaginale) de nombreux phénomènes que je me contentais auparavant d’interpréter comme des fantasmes de castration dans le sens viril.
[15] Abraham, Versuch tlner Enlmtcklungsgeschichle der Libido (1924) ; « Esquisse d’une histoire du développement de la Libido », in Œuvres Complètes. Payot, Paris.
[16] Cf. Freud dans « Le Tabou de la Virginité ».
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