Joël Bernat : « « Que veut une/la femme ? », une question symptomatique ? »

« L’homme est une femme comme les autres. » Groucho Marx

Quelques points de vues (le jeu des questions)

1 – Certains pensent, ou plus exactement croient, que leur dieu a créé l’être humain à son image ; d’autres pensent que c’est exactement l’inverse : c’est bien l’être humain qui en est le créateur. Les psychanalystes sont supposés le savoir en reconnaissant dans la première assertion l’effet d’un mécanisme inconscient (souvent de défense), celui de la projection.

Ceci est connu depuis fort longtemps si l’on se réfère, pour exemple, au trait d’esprit d’un poète philosophe grec, Xénophane de Colon : si les bœufs savaient peindre, leur dieu ressemblerait à un bœuf [1]. Cela est connu, mais rien n’y fait.

Si les psychanalystes connaissent bien ce mécanisme de la projection, mesurent-ils pour autant son ampleur ? Par jeu et pour exemple, l’on pourrait se demander : « est-ce que Freud a créé les analystes à son image ? » – ce qui pourrait se soutenir en partie pour le premier groupe des disciples et doctrinaires – ou bien « est-ce moi qui créée Freud à mon image ? », cette dernière formulation convoquant une autre, célèbre : « à chacun son Freud ! » Il est dommage que l’on ne pousse pas souvent plus loin ce que cette formulation fait entendre (par exemple, outre un phénomène de transfert, une fantasmatique du mythe de la naissance du héros).

Ou encore, ce que Freud indiquait quant à la traduction de sa Traumdeutung, par exemple à Eduardo Weiss : non pas une traduction mot à mot dans l’espoir de rendre un sens tenu pour exact, mais mettre à la place des rêves de Freud les siens propres. Façon en effet de faire à chacun son Freud.

Voici donc de belles questions, mais celle du jour, si elle relève du même mécanisme de projection, diffère légèrement quant à son objet. Ainsi, et toujours par jeu, affaire d’aller entrevoir où cela peut nous mener, nous proposerons ce questionnement : « est-ce l’homme qui créé la femme à son image ? », sur la base d’une projection inconsciente de quelques éléments de sa fantasmatique. Dans ce cas, cela permettrait de comprendre pourquoi, en retour, cette projection ne peut que l’amener à se demander « que veut une/la femme ? », puisque les éléments mêmes de sa projection ne lui sont pas souvent disponibles étant refoulés. Car, ce qui est remarquable, est le silence qui se fait à cette question (elles n’en disent rien, à ce qu’il paraît), ou sa dimension d’énigme : ce qui est en soi déjà une réponse (qui n’est pas souvent exploitée).

Dès lors serait-il plus juste de se demander : « qu’est-ce que je lui veux ? » ; en effet, me semble-t-il, là est bien la question : « Que lui veut-il, l’homme, en quoi lui en veut-il, à la femme ? ».

2 – Dès lors qu’une formulation connaît quelques succès au point de parfois muter en slogan, l’on serait en droit de se poser une autre question, une forme de contre-question, en fait : que cache une formule à succès, ou plutôt que refoule-t-elle ? Avec, de façon sous-entendue que le succès de la phrase serait du à son pouvoir de refoulement [2].

Formulation refoulante : quelques indices de ce refoulement peuvent se repérer avec la généralisation qui est le plus souvent utilisée dans ce type de formulations qui font florès : généralisation qui va de pair avec la mise au singulier des termes ; en effet si l’on se demandait « que veulent-elles ? », le pluriel nous contraindrait à décliner plusieurs réponses. Cet aspect multiforme – en lien avec le polymorphisme des êtres – est justement ce qui est nié et refoulé par le recours à la synecdoque si fréquente dans la pensée névrotique ; synecdoque qui est productrice de « une » ou « la », quand ce n’est pas, pire, la mise en majuscule d’un terme : « La » ou « Femme ». Majuscules qui ont un effet remarquable en ce qu’elles donnent parfois à croire qu’il y a là du sérieux, celui d’un concept et donc d’une science. Majuscules qui ont parfois un effet de fascination, et qui font supposer au lecteur que l’auteur en sait bien plus qu’il n’en dit. Mais c’est proposer une représentation prête à porter (ou prête à penser) pour toutes et tous, où les différences individuelles et singulières ont été effacées.

D’autre part, une telle formulation (« Que veut une femme ? ») vise ou attend une réponse « une », au pire, qui serait définitive et universelle [3]. Donc, il y a là le signe d’une attente, celle de la maîtrise par le savoir, et en deçà, bien sûr, le souhait permanent d’une reconquête de l’omnipotence par la trouvaille d’une réponse : car cette omnipotence est perdue dès l’acte psychique de la question.

Enfin, notons que la mise au singulier de ce type de question est absolument massifiante : puisqu’il est supposé qu’elles ne puissent vouloir, toutes, la même chose, une et unifiante ! Cet effet de massification, nous l’entendons au quotidien, lorsqu’une patiente se trouve aux prises avec – ou plutôt, se trouve prise par – la question : « qu’est-ce qu’être : femme ? » Dit comme cela, évidemment, aucune réponse n’est (heureusement) possible [4].

3 – Que ce soit une question d’homme, c’est une évidence. Et justement ! Si nous jouons au Candide, pourquoi une femme ne se poserait-elle pas la question ? Immédiatement, quelque chose, ici, est remarquable : autant, nous le savons, le « que veut la femme » est une question dite propre à l’hystérie féminine[5], alors que, lorsqu’une patiente se demande « qu’est-ce que je veux ? », nous prenons cette interrogation sur un tout autre plan[6]. Car, ici, tous les sexes s’y retrouvent [7]. Et je n’ai jamais entendu – ou su entendre – un patient se demander et me dire : « qu’est-ce que veut un homme ? »[8] Il doit y avoir là un « effet de vérité ».

Pour en finir avec ce jeu des symétriques, si pratique, j’ai très souvent entendu des hommes s’exclamer : « mais qu’est-ce qu’elles (me) veulent, à la fin ? » Aurait-on la femme que l’on mérite ? …

4 – On connaît bien la fort astucieuse question : « quel est votre désir ? », formule, il est vrai, datée. Elle avait ce merveilleux pouvoir de clouer le bec au destinataire ! Vieille affaire rhétorique. Mais voici qu’un sexe pratique cette rhétorique sur l’autre sexe, et s’étonne, en retour, « qu’elles n’en disent rien: » … Formule dont on peut se demander si, par son acte, elle ne vise pas à interdire, c’est-à-dire à ce que surtout elles ne répondent pas : car, nous les hommes, préférons-nous peut-être conserver l’énigme toute entière ? Ce qui indique que l’énigme nous protège, en tant que contre-investissement (c’est-à-dire maintient notre volonté de méconnaissance), et qu’elle permet aussi d’oublier notre projection (du genre : ce n’est pas moi qui ne sait pas, c’est l’autre, l’objet, qui ne sait pas…)

5 – Puisque Freud est l’auteur de la question, on se doit de ne pas omettre que, presque quarante années auparavant, il saluait Fliess d’un poème en l’honneur de l’homme (supposé) avoir percé les secrets de la nature de la femme et d’ainsi être le premier à « avoir endigué la puissance du sexe féminin » grâce au calcul, ici comme variante du pénis universel.

Mais alors, ce que l’on chercherait, nous hommes-analystes plus qu’analystes-hommes[9] dans ce cas, avec cette énigme, ne pouvant pas endiguer cette puissance, serait de maintenir la méconnaissance, le « continent noir », afin à la fois de se protéger de cette puissance autre par un calcul interprétatif, et d’en jouir quand même ? Ce serait en cela une question symptôme.

Et peut-être, justement, ce qu’elles veulent, serait de ne pas, ou ne plus, être : méconnues ? Mais : entendues, hors du regard de l’homme ?

 

6 – Dernière formulation : « Que veut la femme » pourrait bien être parfois une variante, secondairement élaborée, c’est-à-dire refoulante, de questions plus anciennes : « que veut la mère », ce qui refoule bien sûr la première : « que (me) veut ma mère », et aussi : « que (me) veut le féminin, à moi, un homme », mon féminin d’homme, qui serait donc projeté sur la femme comme miroir. À cela, elle ne pourra jamais répondre, et à cela, les hommes continueront à produire cette (leur) question, c’est-à-dire entretenir leur méconnaissance afin de préserver leurs refoulements.

À moins de passer de l’autre côté du miroir ?

Possibilité que, normalement, offre la psychanalyse.

Notes :

[1] Xénophane de Colon (-576 ? – ?) écrivit exactement ceci : « Les Éthiopiens sont camus et noirs, ils voient donc leur dieu camus et noir. Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains comme les humains pour faire des peintures, ils donneraient aux dieux qu’ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux représenteraient leurs dieux comme des chevaux, les bœufs comme des bœufs (…) ».

[2] Ce qui est lier à toute représentation psychique : qu’elle indique ou dévoile quelque chose est certain, mais qu’elle voile autre chose est tout aussi certain, processus que l’on peut illustrer avec le jeu des mains dans la crise hystérique : une main voile ce que l’autre dévoile.

[3] Exigence qui s’oppose à la possibilité même de penser, c’est-à-dire exigence au service de l’interdit de penser (par opposition à ce qu’ouvre le fragmentaire).

[4] Et nous le vivons lorsque nous sommes pris par la question interne : « qui suis-je ? »

[5] Et ici, nous pourrions nous demander si, lorsque l’on se pose cette question, quelque soit notre sexe anatomique, nous ne sommes pas « sous transfert » ?

[6] Pas toujours : par exemple, il suffit d’être animé par la question « que veut la femme » pour que nous soyons tout autrement orienté.

[7] Parfois, cela peut-être une projection ou une scénarisation de notre altérité interne sur la scène d’une altérité externe, celle de la différence anatomique des sexes.

[8] Question légèrement différente de celle de l’hystérie masculine : « que veut un homme ? ».

[9] Selon l’heureuse formulation de François Perrier.

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7 réponses à Joël Bernat : « « Que veut une/la femme ? », une question symptomatique ? »

  1. bouquet marie dit :

    Je suis l’une d’ « elles » et cet article m’a beaucoup intéressée .
    Il a éclairé indirectement (c’est pas le sujet) certaines questions que je me posais à propos de l’actualité .
    Continuant les questions de l’article, me sont venues les suivantes :
    « Qu’est ce qu’elle s’est fait ? »
    « Que voulait-elle? »
    « Pourquoi n’a-t-elle rien dit pendant tout ce temps ? »
    Je parle là de l’actualité des femmes abusées , et pour reprendre le texte-prétexte, je me demande si les excès (nécessaires, inévitables , parfois on ne progresse que par bonds) du bruit du dévoilement (après des siècles d’invisibilité) ne viennent pas renforcer le refoulement des questions scandaleuses de la femme sujet d’un désir dont elle ne veut rien savoir … et dont tous, hommes ou femmes … à part quelques analysants …nous ne voulons rien savoir !
    PS j’aime beaucoup Marx tendance Groucho, quelle femme !
    Marie B.

    • Joel Bernat dit :

      Merci Marie B.,vous touchez juste ! Le travail de voilement est bien plus puissant que celui du dévoilement, voire, parfois, existe-t-il une sorte de « complicité » quant au silence (voir le texte de Ruth Mack Brunswick sur « Le mensonge consenti » sur ce site). Il y aurait tant à dire…
      Encore merci !
      JB

    • Joel Bernat dit :

      Bonjour Marie B,
      Merci et aussi pour Groucho ! la question la plus terrible, est bien celle du « vouloir » quand il a pu exister, mais en tenant compte aussi de la « confusion des langues » entre les protagonistes.
      Car les « violences sexuelles » et les « harcèlements sexuels » ne sont pas du « sexuel » mais de la : « violence / agression / destruction, etc. » De plus, quand cette violence est qualifiée de « sexuelle », cela a un effet « adoucissant », voir, chez certains hommes, cela fait pléonasme : « ben oui, le sexe c’est comme ça ! » (voir les expressions : « te niquer, te sauter, passer à la casserole, etc. »
      Bref, la question serait alors : « pourquoi la haine vient s’exprimer dans le champ du sexuel ? »
      merci !

  2. M. Berthomieu dit :

    « Quelques points de vue et le jeu des questions »…

    Celle qui me vient de prime abord en lisant Freud et l’auteur de cet article (que je remercie au passage) :

    Que veut la femme ? Que peut-elle vouloir ou même que « peut » -elle ? N’y a t-il pas un glissement défensif ici de pouvoir en vouloir ? La question n’est elle pas celle du fantasme masculin sur la puissance féminine / maternelle supposée … cf. la place de la femme dans les écrits religieux où la femme n’a de place qu’en position maternelle ou de prostituée.
    Par projection, que peut il lui, l’homme et d’ailleurs « peut-il ? » … J’imagine qu’il y a un fantasme sur la puissance du père…
    Retour au Père de la horde. Celui qui avait toutes les femmes, et qui a été ué et mangé par les fils. Mais elles, que voulaient-elles ?

    • Joel Bernat dit :

      bonjour et merci !
      et pourquoi ne pas développer votre point de vue ?
      Pour ce qui est du glissement défensif, oui, et il va dans le sens du refoulement. Par exemple : en passant de « vouloir » à « pouvoir », on refoule la question de son « désir » et on disserte sur la question des ses « capacités »… le tour est joué…
      il y a tant à dire !
      JB

      • M. Berthomieu dit :

        Mais quelle réponse est plus défensive  entre vouloir > pouvoir et pouvoir > vouloir ? La poule et l’oeuf …
        Plus sérieusement au jeu du glissement en écrivant « pouvoir » je ne pensais pas aux « capacités » mais plus globalement à l’évolution de la question centrale de la psychanalyse : de Eros à Thanatos  (la question serait la mort, pas le désir et même la mort dans le désir ?)

        « Pourquoi les hommes ont peur des femmes ? » écrivait J. Cournut
        M B

      • Joel Bernat dit :

        les humains ont une peur fondamentale de ce qui est différent, ce qui est autre. La différence des sexes est une scène idéale pour l’observer. Cette peur fondamentale en dit long sur la détresse humaine qui transforme tout écart en menace et en conflit.
        En tous cas, ce que vous soulignez comme évolution d’une certaine psychanalyse actuelle que va plus vers Thanatos qu’Éros est une belle observation qui mériterait plus de développement ! car cela me semble assez vrai et pour beaucoup de choses !
        Merci ! JB

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