Une illustration des thèses de Winnicott sur l’effet de l’environnement premier. Nous avons conservé la grammaire et l’orthographe du siècle des Lumières. Texte tiré des Œuvres Philosophiques, tome I, chapitre XV, histoire V, publiées à Berlin en 1774.
UN jeune enfant, âgé de dix ans, fut trouvé l’an 1694 parmi un troupeau d’ours dans les forêts qui font aux confins de la Lithuanie & de la Russie. Il étoit horrible à voir, il n’avoit ni l’usage de la raison, ni celui de la parole : sa voix & lui-même n’avoient rien d’humain, si ce n’est la figure extérieure du corps. Il marchoit sur les mains & sur les pieds comme les quadrupedes : séparé des ours il sembloit les regretter ; l’ennui & l’inquiétude étoient peints sur sa physionomie, lorsqu’il fut dans la société des hommes ; on eût dit un prisonnier, ( & il se croyoit tel ) qui ne cherchoit qu’à s’enfuir , jusqu’à ce qu’ayant appris à lever ses mains contre un mur, & enfin à se tenir debout sur ses pieds , comme un enfant, ou un petit chat, & s’etant peu-à-peu accoutumé aux aliments des hommes, il s’apprivoisa enfin après un long espace de temps, & commença à proférer quelques mots d’une voix rauque, & telle que je l’ai dépeinte. Lorsqu’on l’interrogeoit sur son état sauvage, sur le temps que cet état avoit duré, il n’en avoit pas plus de mémoire, que nous n’en avons de ce qui s’est passé, pendant que nous étions au berceau.
Conor[1], qui raconte cette histoire arrivée en Pologne, pendant qu’il étoit à. Varsovie à la cour de Jean Sobieski, alors sur le trône, ajoute que le roi même, plusieurs sénateurs, & quantité d’autres habitans du pays dignes de foi, lui assurerent comme un fait constant, & dont personne ne doute en Pologne, que les enfans sont quelquefois nourris par des ourses, comme Rémus & Romulus le furent, dit-on, par une louve. Qu’un enfant soit à sa porte, ou proche d’une haie, ou laissé par imprudence seul dans un champ, tandis qu’un ours affamé pâture dans le voisinage, il est aussitôt dévoré & mis en pieces; mais s’il est pris par une ourse qui allaite , elle le porte où sont ses petits, auxquels elle ne sert pas plus de mere & de nourrice, qu’à l’enfant même, qui quelques années après est quelquefois apperçu & pris par les chasseurs.
Conor cite une aventure semblable à celle dont il a été témoin, qui arriva dans le même lieu (à Varsovie) en 1669, & qui se passa fous les yeux de M. Wanden nommé Brande de Cleverskerk, ambassadeur en Angleterre l’an 1699. Il décrit ce cas, tel qu’il lui a été fidelement raconté par cet ambassadeur, dans son traité du gouvernement du royaume de Pologne.
J’ai dit que ce pauvre enfant dont parle Conor, ne jouissoit d’aucunes lumieres de la raison; la preuve en est qu’il ignoroit la misere de son état ; & qu’au lieu de chercher le commerce des hommes, il les fuyoit, & ne désiroit que de retourner avec ses ours. Ainsi, comme le remarque judicieusement notre historien, cet enfant vivoit machinalement, & ne pensoit pas plus qu’une bête, qu’un enfant nouveau-né, qu’un homme qui dort, qui est en léthargie, ou en apoplexie.
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[De la Mettrie semble emprunter cette information à partir du Dictionnaire d’Histoire Naturelle de Valmont de Bomare, à l’article « Homme sauvage » qui lui aussi fait cette citation : Conor (1706), Evang. Med. 1; p. 133-135. Cet auteur est aussi cité par Leclerc, Comte de Buffon, dans son Histoire Naturelle, Générale et Particulière, avec la Description du Cabinet du Roy tome troisième. Ces emprunts successifs répètent tous l’erreur orthographique quant au nom de Connor, et non pas Conor. Il s’agit sans doute de Bernardo Connor, un docteur en médecine de Londres (1666 ?-1698), catholique et suspecté d’anglicanisme, mort à trente-trois ans en 1698. Son ouvrage est l’Evangelium medici : seu medicina mystica de suspensis naturae legibus sive de miraculis, reliquisque en tois bibliois memoratis, quae medicae indagini subjici possunt ; 193 pp., publié à Amsterdam chez Wolters, en 1699. (Joël Bernat)]
[1] 1; P. 133-135, Evang. Med.