Pascal Blanchard : « L’idée de nature »

Une idée n’est pas la chose même.  Elle est  une conception qui prétend nous rapporter à une réalité différente d’elle, et si différente que ce n’est que par l’idée qu’une relation serait établie. La nature est du reste le type même d’une réalité si vaste, si peu à la mesure de nos pensées  ordinaires, qu’il nous faudrait en effet le secours d’une idée pour nous la rapporter et nous la rendre commensurable. Par nature on peut entendre tout ce qui est préexistant, soit ce donné qui est trouvé là, préalablement à toute tentative, toute transformation, ce qui a toujours précédé, jusqu’aux tentatives pour en rendre compte, pour s’en rendre compte. Par nature on peut entendre ce qui a précédé toute technique humaine, l’élément instransformé qui est habité par une finalité inconsciente, différente de la finalité déterminable et rectifiable de ces êtres capables d’une  téléonomie libre que sont les hommes. Par nature on peut entendre l’englobant total dont l’homme n’est qu’un habitant parcellaire mais tel qu’il peut lui donner une mesure qui vient de sa capacité à tout mesurer, à tout mettre à sa mesure, comme le dit la vieille parole de Protagoras. De sorte que, ainsi mesurée par l’homme, la nature devient une nature humaine, en l’homme et en dehors de lui.

 Par cette idée de nature, on peut d’abord entendre un de ces concepts qui disent un englobement, une exhaustion, une compréhension totale. Rien n’échappe à la nature, c’est un des noms du tout. A ce titre, dans une terminologie kantienne, on dirait que ce n’est justement pas un concept, lequel subsume toujours des particularités selon une extension délimitée, mais bien une idée. L’idée est alors un nom pertinent pour dire la nature : l’idée ne correspond pas à un donné qui ne peut être que particulier, et réellement présenté dans une intuition empirique. L’idée permet de penser, non de connaître, elle propose un horizon représentatif qui est au delà de la détermination scientifique des régions du réel et des objets de ces régions. A ce titre c’est une représentation qui met en ordre des représentations et non une représentation qui détermine le réel. Elle donne un fil conducteur à la connaissance scientifique, une exigence de cohérence et d’homogénéisation des connaissances. Elle profile un cône de convergence vers quoi tous les rayons des secteurs spécialisés de la science doivent chercher, au delà de la tâche d’épeler les phénomènes –fonction de l’entendement-, à se réunir pour qu’il y ait non pas des sciences, mais un seul et même monde connu. En ce sens, la nature est un des noms du monde, lequel dit l’englobant total, l’intrication de toutes les déterminations qui viennent des différentes sciences, qui ne sauraient être en désaccord les unes avec les autres puisqu’elles procèdent d’un seul et même pouvoir de connaissance : la raison est ici le pouvoir harmonique qui met d’accord le prodigieux labeur différencié de l’entendement scientifique.

La nature peut s’entendre formaliter ou materialiter :

« Lorsque le mot nature est pris dans son sens purement formel, où il désigne le principe premier et intérieur de tout ce qui appartient à l’existence d’une chose, il peut alors y avoir autant de sciences de la nature qu’il y a de choses spécifiquement différentes, dont chacune doit contenir le principe intérieur particulier réglant les déterminations qui appartiennent à son existence. Sinon on peut prendre la nature au sens matériel, non plus comme une disposition, mais comme la totalité des choses pour autant qu’elles peuvent être objets de nos sens, et donc aussi objets de l’expérience, en comprenant ainsi la totalité des phénomènes, c’est-à-dire le monde sensible, à l’exclusion de tous les objets non sensibles[i]. »

Formellement la nature est, selon Kant, le principe interne qui préside aux manifestations d’un être concret et en cela, à chaque espèce existante d’êtres correspondront une nature particulière et distincte ou encore des déterminations spécifiques du point de vue de la connaissance qu’on en prendra. Mais, au sens matériel, la nature désigne une totalité ou un ensemble : elle englobe le domaine du connaissable, non tels êtres ou telles espèces d’être mais tout ce que la science peut se proposer de connaître et en cela, elle se confond avec « l’expérience », et même l’expérience possible, qui est pour Kant, le corrélat englobant qui, comme objet, fait face au sujet connaissant. Si au sens matériel la nature est débarrassée de toute spécification, lois particulières, principes inhérents à telle variété d’êtres, ce n’est pas pour elle être remis à une complète indétermination, puisque justement sa généralité l’adresse à cette législation propre à la raison, qui oriente le travail de l’entendement et sans qu’elle ait elle-même un pouvoir constituant, conduit selon un sens global les déterminations opérées par lui. La nature est alors une idée qui se prête en particulier à ces deux grandes directions dont la coexistence peut même apparaître comme une antinomie : tout dans la nature se fait selon des causes mécaniques. Il existe au contraire au delà de la causalité de proche en proche, ou d’antécédent à conséquent, des causes finales c’est-à-dire des causes qui agissent comme si la représentation de l’effet avait présidé à l’action de sa cause. Ces deux sens généraux de l’idée de nature sont aisément repérables dans l’histoire de la métaphysique qui n’est peut-être qu’une histoire de la raison pure ou un débat de la raison avec elle-même avec l’espoir qu’ayant en elle leur source dernière, les doctrines historiquement inconciliables seront ramenées à leur sens véritable conforme au principe de contradiction qui veut qu’on ne puisse dire d’une même chose au même sens une détermination et son contraire : on peut y voir en particulier l’antagonisme des Anciens et des Modernes, le conflit entre la physis d’Aristote et ces coulisses désenchantées du théâtre du monde, cette nature qui a cessé d’être une déesse, des philosophes mécanistes.

Dire que la nature est finale peut s’entendre en plusieurs sens : soit que chaque être comporte un certain plan de développement de sorte qu’il est porté à actualiser son excellence propre, ou encore que son essence est moins un ensemble de caractéristiques statiques qu’une tendance à devenir complètement ce qu’il n’est d’abord qu’embryonnairement ; soit qu’il y ait un plan d’ensemble de tout ce qui survient et advient, que rien n’est aléatoire, fortuit mais obéit à une logique événementielle comme si le temps n’était pas un champ libre pour toutes les occurrences également possibles mais un cours orienté des choses, en voie vers un achèvement.

Aristote a privilégié la cause finale comme celle qui apporte le maximum d’intelligibilité dans la compréhension d’un processus. Tant qu’on ne sait pas ce en vue de quoi ce qui se fait se fait, on en reste à des déterminations au fond accidentelles. La fin est l’instance de l’essence. La matière qui est ce sans quoi rien ne se fait mais la matière indépendamment de ce pour quoi elle sert de support reste indéterminée, et l’opérateur, l’agent qui met en marche ou imprime le mouvement de la mise en forme, est une efficience indifférente tant que son énergie n’est pas réglée par une fin. Ce qui vaut pour la connaissance vaut a fortiori pour la réalité même : rien ne montre davantage la nature que ce processus de réalisation d’une fin, et surtout d’une fin qui est non pas extérieure à la matière et appliquée du dehors à des matériaux inertes, mais inhérente et provenant de l’initiative organique d’un être. La  nature est un principe immanent de mouvement et de repos mais ce mouvement n’est pas uniquement celui de la translation ou du déplacement indifférent aux lieux et aux positions, c’est bien plutôt une genèse réglée, qui a des phases, des moments d’arrêt, des points d’excellence et de déclin. Plutôt que le mobile galiléen, le bon exemple d’une telle compréhension du mouvement, c’est la fleur ou l’animal, qui se meuvent vers des points caractéristiques de leur devenir. La nature est davantage nature quand elle préside ainsi à la réalisation d’un être de la même façon qu’elle y devient davantage intelligible : ainsi tous les processus, sans devenir pour autant antinaturels, ne sont pas au même point naturels, la nature ne s’y montre pas également au même degré.

Quand Aristote parle en Physique 2 du lit en bois qu’on enterre et qui perd alors sa finalité comme lit mais au mieux est repris par sa finalité de bois végétal et pousse, il donne aussi un exemple d’une déperdition de nature : le bois du menuisier est requis par une finalité imposée, qu’il peut perdre et qui a nié sa finalité de bois végétal. C’est pourquoi sa détermination finale devient fragile et que la pourriture et la déchéance comme dans la ruine ou dans la perte d’identité, montrent quelque chose qui n’est certes pas hors nature mais manifestent plutôt l’accident, les à-côtés, des accompagnements collatéraux, qu’une force affirmative naturelle : une moindre réalité, en même temps qu’une moindre visibilité de la finalité. La finalité dans son déploiement entraîne avec elle -coïncidences fortuites, ce qui traduirait bien le grec sumbébêkota– une série d’accidents qui donnent lieu à des productions qu’on peut presque dire erratiques parce que s’y dilue, au point de disparaître, l’effet recteur d’un principe, et de ce principe des principes qu’est la finalité : le monstre est dans ce cas, mais aussi tous les effets qu’évoque Aristote dans son analyse de « l’être par accident » en Métaphysique E qui ne sont attribuables à rien qui puisse en répondre, comme le fait que le musicien est blanc et qu’il se trouve ainsi que c’est le blanc qui joue de la musique, ou tous ses effets en superposition qui font qu’une chose est par ailleurs telle autre, que le patient qui guérit est par ailleurs aussi médecin, alors que s’il guérit ce n’est pas parce qu’il est médecin mais bien parce qu’un autre comme agent lui a redonné la santé comme patient. Aux côtés d’une finalité qui est affirmée par une nature dont on dit qu’elle ne fait rien en vain, qu’elle est économe dans la mesure même où ce qu’elle fait c’est toujours par les moyens les mieux ajustés, en somme les moyens rationnels, il y a donc une prolifération d’effets dont on peut dire qu’ils ne sont pas « voulus », mais qu’ils sont automatiquement engendrés comme effets secondaires ou collatéraux : on peut penser à la structure fibreuse de cette nature qui à côté des grandes lignes de développement conduits par une logique finale lisible, est saturée d’accidentalité. On se souvient de cette anecdote de Pascal qui, remettant en question le caractère décelable d’une essence ou d’une substance qui feraient le moi (« qu’est-ce que le moi ? »), parle de ce fait d’être vu par d’autres qui ne se sont pas mis à leur fenêtre pour me voir. Cette anecdote tout entière tournée polémiquement contre l’idée qu’on pourrait rencontrer du substantiel qui se différencierait absolument de l’accidentel, met en évidence un aspect qu’Aristote se gardait bien de négliger : à savoir qu’il n’y a pas seulement ce qui répond à une fin, mais aussi du hasard qui est une causalité à la limite, au delà de celle de la nature et de l’art. Cette causalité hasardeuse produit mais sans être principe : la nature et l’art sont principes, ce sont des causes qui visent une fin, mais le hasard produit sans fin et c’est pourquoi il a cette fécondité indéterminée. Les exemples de Physique 2 sont fameux : c’est le créancier qui se rend sur l’agora pour traiter une affaire et qui s’y trouve rencontrer son débiteur qui lui-même a touché de l’argent de sorte qu’il se trouve en mesure de rembourser sa dette, de sorte, encore, que tout le processus semble se dérouler comme si une finalité expresse avait présidé à sa réussite alors que les différents événements sont parfaitement factuels et n’obéissent à aucun projet. Si le hasard peut être dit cause, c’est non seulement parce que certaines choses et du reste, beaucoup, se produisent dont ni la nature ni l’art ne sont principes, mais, comme on le voit avec ce dernier exemple –celui de l’analyse de la tychê, ce qu’on traduit habituellement par « fortune »-, parce que dans une nature où tout est final, même l’automatique semble final et imite dans cette atmosphère où tout est à dessein l’apparence d’une destination, d’une adaptation des moyens à la fin. Il reste que le hasard est la déperdition de nature qui n’est jamais mieux qu’elle-même que lorsqu’il y a une finalité forte.

 Entre ces deux extrêmes, la nature proprement dite qui est le plus fortement cause et le hasard qui est une cause par défaut, lorsque justement les autres formes de causalité ont relâché de leur emprise, il y a cette cause intermédiaire qu’est l’art, aux mains d’un producteur intelligent. Mais loin qu’il faille voir en lui le bâtisseur d’un monde artificiel, il faut réintégrer la production humaine, la poïêsis, dans le règne de la finalité naturelle : l’art imite la nature. Ainsi quand on construit des navires de guerre, on s’inspire de l’hydrodynamisme des poissons, la trirème a une coque ainsi façonnée qu’elle fait penser aux flancs du thon. L’homme ne fait que transposer à des matières qui ne sont pas directement animées par une finalité immanente, croissant de l’intérieur, une finalité pareille à celle que serait celle de la nature si elle se proposait de faire ce que l’artisan humain fait. Celui-ci plutôt que producteur d’une anti-nature est un relais de la nature, une façon pour elle d’augmenter le domaine de la finalité. Ce qui explique les échanges entre art et nature : la nature ne se propose par toutes les fins (la finalité est en effet soumise au régime de l’épuisement lié à la résistance d’une matière qui est toujours résiduellement indéterminée et qui s’oppose, malgré sa docilité, à la détermination par la forme, de sorte qu’on peut penser la fabrication humaine chez Aristote comme un renforcement de l’information ou une relève de la finalité qui passe d’une forme inconsciente à une forme consciente, même si le prix à payer est le caractère devenu extérieur de cette information qui doit être préalablement pensée pour se rapporter ensuite au bon matériau), mais l’art procède comme aurait procédé la nature si elle devait s’être proposée ces fins.

Sous l’égide de l’aitia ôs hénéka hou (la cause comme ce en vue de quoi), la nature, dans cette lecture d’Aristote, nous est apparue comme ce qui conduit tout être à bonne fin et cela même au travers du relais humain qui est au fond la sauvegarde intelligente de la finalité inconsciente mais, avant de quitter cette vision finaliste, il ne faut pas perdre de vue que la nature est aussi au delà des êtres multiples qu’elle gouverne, ce qu’on comprend déjà par le fait que tout être naturel non seulement déploie ce qui le constitue mais est comme soutenu en chaque moment de son devenir par une providence, par une sauvegarde, par une garantie de viabilité. Pour prendre une comparaison triviale, le cycle d’un lave-linge moderne peut bien se déployer sans anicroche et produire le résultat escompté (du linge propre), on ne peut pas pour autant dire que la machine à laver repose sur une base assurée qui veillerait à ce qu’elle reste toujours d’accord avec elle ou même, qu’elle puisse se réjouir de bien fonctionner. Au contraire, pour assurer ce bon fonctionnement il faut toute sorte de contraintes, par exemple des contrôles électroniques de vitesse, de chaleur, une régulation souvent redondante, tant il reste hautement possible que la machine se détraque, fasse n’importe quoi, sans doute parce que d’entrée de jeu elle n’est pas une mais est faite de pièces rapportées qui coopèrent de force, sans concertation intime. Ce sont sans doute les Stoïciens qui sont allés le plus loin dans cette idée d’une finalité qui est à la fois en chaque être et en dehors d’eux comme un soutien, comme une sorte de bienveillance qui permettrait à chaque être non seulement de s’actualiser –comme le voulait Aristote-, mais d’être en accord avec lui-même, de rencontrer son être comme un bien, de ne pas fonctionner seulement mais de consentir à sa propre affirmation comme une valeur première, vitale, et fondement de toutes les autres valeurs : ils sont ceux des Anciens qui ont eu l’intuition la plus juste de la vie laquelle n’est pas indifférente à elle-même mais se sent et assentit à sa propre affirmation dans ce que déjà, avant Spinoza, Chrysippe appelait la joie. Rentrant en possession d’eux-mêmes, le végétal verdit, l’animal se réjouit. Cet intime assentiment à soi, dont Spinoza parlera admirablement, suppose non seulement un programme spécifique, mais surtout le fonds d’une nature qui veille sur tous ses êtres, qui les garantit contre l’autodestruction, leur permet de jouir en eux-mêmes de sa puissance affirmative qui leur est immanente. La nature est une, elle n’est pas contradictoire avec elle-même et cette unité est réfractée par l’unité de tous les êtres naturels qui sans doute, à un regard extérieur, paraissent être faits de parties mais qui en profondeur, ne sont que le développement d’une unité. Le mot de la nature proposé par les Stoïciens est dans doute celui de l’unité qui est aussi bien dans le tout que dans tout ce qui est.

On objectera que le stoïcisme est une philosophie du destin et non de la nature (de l’eimarméné et non de la physis). Son exigence de rationalité est d’un degré bien plus élevé que celle de l’aristotélisme qui a réservé une grande place à la matière, c’est-à-dire à la contingence. Le Stoïcisme ne défère pas à cette cosmologie de la contingence comme Pierre Aubenque appelait la sphère humaine d’action et de production du Stagirite. En effet on peut trouver dans l’inspiration stoïcienne une sorte de tension entre la finalité immanente, rencontrée chez Aristote, et la finalité transcendante, presque d’ordre « théologique ». Les Stoïciens voyaient dans la déclinaison de Zeus la variété de son être : à l’accusatif il est « Dia », c’est-à-dire ce qui est à travers tout, sa logique devient immanente, il est le feu qui s’introduit partout et mène tous les êtres, c’est le « pur archechtikon », le feu architecte, lequel ne procède pas de haut et du dehors mais est non seulement en chaque être mais aussi en eux tous, dans leur déploiement temporel qui n’est pas dans le hasard de l’imprévu et du risque, mais dans le logos embrassant qui mène tout selon une unité cosmique concertante, selon une période qui court d’une conflagration à une autre. En un sens le stoïcisme contenait les deux virtualités opposées, dont l’une regardait encore vers le finalisme aristotélicien et dont l’autre allait déjà vers le créationisme chrétien. Selon ce dernier, la finalité est injectée de l’extérieur à une nature amorphe qui reçoit son projet d’un grand être intelligent. La nature devient une œuvre, une chose faite, valant moins en elle-même qu’en ce qu’elle montre du dessein intelligent qui s’y exprime. Claude Tresmontant a bien montré l’interprétation de la Genèse comme la secondarité d’un monde qui comme l’œuvre du potier est inessentielle comparée au savoir-faire de l’artiste ou de l’artisan et on a beaucoup insisté depuis Koyré sur le cadre mental de la nouvelle physique qui considère la nature comme une grande machine, une œuvre, coup d’essai d’un artisan artificier qui pourra toujours reprendre son travail, détruire pour refaire. Pour montrer sur un exemple cette essentielle modification dans l’appréhension de la nature, qui, si on veut, de vitale et de biologique, devient mécanique et artificielle, on peut se référer à cette étrange lettre du théoricien des animaux-machines, Descartes,  où celui-ci présente à son correspondant la fiction d’un jardin d’enfants tout entier composé par leur ingénieur de père. Du reste que la fiction dise la vérité de la nature annonce déjà le programme de dénaturalisation que propose Descartes. Ces enfants n’ont jamais vu d’animaux ou de brutes « naturelles ». Ils n’ont jamais eu affaire qu’à des automates construits de toutes pièces par leur père. Aussi, sachant cette provenance, n’ont-ils jamais été tentés par le préjugé que ces jouets participaient de leur nature ou d’une nature quelconque. Ils y ont toujours vu du factice, du composé, du montage. Il faut prendre des leçons auprès de ces enfants. Ils n’ont pas nos préjugés. Ils jugent mieux que nous. Ils savent que les animaux que nous pensons proches sont aussi peu naturels que les montres, machines, et autres engins que nous employons pour augmenter nos forces ou donner des auxiliaires à notre habileté. Leur exemple nous édifie : leurs chiens, leurs chats mécaniques disent la vérité sur ces animaux que nous croyons proches de nous, dont nous nous laissons séduire comme si nous avions du vivant en commun. La nature elle-même dans son ensemble doit nous apparaître comme une grande machine et nous devons la désensorceler en nous empêchant de la vitaliser comme si elle avait une autonomie, un sentiment d’elle-même, comme si sa parenté avec nous devait nous faire sympathiser avec elle. Comme le dira un des derniers disciples de Descartes, Fontenelle, dans une image énergique, elle n’est plus que cette machinerie derrière la scène montrable, ce revers du décor où se trouvent les principes agissants, cordes et poulies qui seuls rendent compte des changements à vue. Le qualitatif, le spectacle changeant, la variété amusante ne sont que des apparences, c’est la montre ; l’explication se trouve derrière, dans les coulisses et on voit alors non le miracle de phases sortant les unes des autres, mais des mouvements et des structures, l’envers désenchanté du spectacle et qui seul l’explique puisque lui-même n’a aucune autonomie, mais n’est finalisé fictivement que par le regard mystifié du spectateur. Comme dans ce jardin baroque où l’on voit un Tantale qui porte à ses lèvres un gobelet d’eau lequel se renverse avant d’y parvenir alors qu’il n’y a derrière cette apparente finalité qu’un montage, un dispositif. Tout se fait par « figure et mouvement ».

Par commodité de présentation, on pourra être tenté de voir en ce mécanisme, qui renverse l’idée d’une finalité diffuse partout, le triomphe de la seule causalité efficiente qui aura confisqué à son profit le statut de principe et de force productrice. Mais c’est tout le cadre aristotélicien de la polysémie de la cause qui est essentiellement remis en question par l’idée d’une nature qui ne connaît que la cause poussante ou motrice : cette cause mécanique n’a pas donc le même sens qu’avait l’efficience de l’opérateur chez Aristote. L’intelligibilité du monde physique devient univoque, sans plus de différence de degrés selon les instances qui président à tel ou tel événement, et, de surcroît, avec la prégnance d’un schème spatialisant selon lequel tout doit venir se réduire à son aspect visible qui fait qu’il ne peut plus y avoir de latence, d’en-puissance embryonnée, mais qu’il n’y a que du choc, du rebond, du contact, des intervalles, dans une essentielle séparabilité de tout, qui n’est jamais dans une coalescence organique. On sait toute la difficulté qu’aura Leibniz pour réintégrer dans un univers cartésien où le monde est constant à lui-même avec une parfaite conservation de la quantité de mouvement (mv), de l’enveloppement, des forces infiniment atténuées, des vitesses infiniment ralenties, des petits mouvements, des petites impulsions et de la force vive (mv2) qui permet de penser l’accélération, à savoir une nouveauté événementielle, à savoir qu’un corps qui chute par exemple gagne au cours de sa chute des degrés de vitesse qu’il n’aurait pas acquis même s’il avait été plus lourd en tombant de moins haut. Au schéma de l’équivalence qui réglait les « machines simples » théorisées par Descartes (la ruse de la machine n’est pas de créer de la force mais de la distribuer sur plus d’espace comme dans le levier, la vis, le plan incliné, pour venir à bout de la résistance des choses en employant autrement une même quantité de force humaine ou animale), Leibniz substitue le schéma d’un dynamisme où l’on retrouve les notions de nisus et d’effort mais aussi, les notions indiquant comme une énergie de sens inverse – des «grandeurs négatives»-, de vis inertiae, d’empêchement et de « tardivité ».

 Au delà de ces deux interprétation générales de la nature comme finalité ou mécanisme, conformes à cette globalisation que programme l’idée, c’est la place de la non-nature, de l’anti-nature qui dit a contrario ce qu’il faut penser de la nature. D’où le point de vue éminent que donne sur celle de la nature, l’idée d’artifice. Si l’on voulait départager les Anciens des Modernes, c’est aussi sur cette ligne qu’on pourrait trouver les critiques que firent les théoriciens du droit naturel moderne aux élaborations des philosophes de la polis, au sujet d’une vocation naturelle politique ou sociable des hommes.  En un sens, Hobbes montrera que la nature ne fait pas bien les choses comme le montre sa peinture fameuse de l’état de nature dans le Léviathan, mais c’est justement qu’avec l’homme la nature ne peut plus imposer une finalité naturelle : au lieu de cette fin qui conduit les êtres à leur excellence propre, il n’y a que des « pulsions de particularité » comme dit Michel Malherbe, soit cette tendance invétéré à persévérer dans son être multipliée autant de fois qu’il y a d’individus, d’autant plus ennemis qu’ils sont davantage semblables (on dirait « naturellement égaux », à égalité dans la vulnérabilité et la recherche de l’utile, ce qui défait d’emblée l’idée de pouvoir naturel) et qu’ils sont soumis à la rareté. La nature, c’est la guerre, soit l’entre-destruction, soit la réalisation physique d’une contradiction logique, inimaginable, scandaleuse même pour l’aristotélisme ou le stoïcisme. L’idée d’artifice est le grand test à quoi mesurer le sens que reçoit l’idée de nature. On peut rapidement esquisser trois positions majeures s’agissant de ce rapport de la nature et de l’artifice : l’artifice peut être un adjuvant, un tenant-lieu ou un substitut.

Adjuvant, l’artifice supplée la finalité naturelle comme lorsque l’art se propose de faire ce que la nature ne fait pas : on a vu que c’était en un sens la position aristotélicienne qui n’oppose pas phusis et poïèsis, la production humaine étant une façon de prolonger la production naturelle. Peut-être l’être humain est-il même cet être de la nature destiné à continuer en ses œuvres ce que la nature ne peut pas se proposer. En prenant le sens de ce qui tient lieu, l’artifice non seulement comble une lacune naturelle mais institue une finalité dans l’indifférence du donné naturel. On pourrait dire que c’est là le sens proprement technique de l’artifice : la technique n’est pas contre-nature au moins parce qu’elle se sert de ce qui est disponible dans la nature, mais elle exploite ce donné en profitant des latitudes qu’offre son efficience. La nature ainsi réduite à un ensemble de forces exploitables et de lois connaissables se prête à toutes les fins ou du moins, n’en ayant plus en propre (et le rapport technique à la nature consiste sans doute à nier qu’il y en est ou que nous puissions connaître ce qu’elles sont), elle laisse enrôler ses processus, qui ne semblent plus en vue de rien, selon les vues de cet être qui vit son activité selon la représentation, qui se représente des fins et les fait se réaliser selon la nécessité naturelle de causes. On reconnaît ici le mot cartésien qui dit qu’il n’est pas moins naturel à une horloge de montrer l’heure qu’à un arbre fruitier de produire ses fruits. Une même nécessité s’y donne jour, qui n’a plus égard à une fin quelconque ou qui se prête également à toutes. Le mot de la fin sera prononcé par le positivisme qui dira en substance : connaître pour prévoir et prévoir pour utiliser, la finalité étant une superstition des âges théologique et métaphysique, la nécessité neutre, ou même, ce qui en tient lieu, la haute probabilité, la constance des liaisons de phénomènes, étant de l’âge positif qui renonce à connaître ce fond final des choses et le remplace par le projet des ingénieurs, réalisant de la sorte une des virtualités cartésiennes, Descartes disant que nous ne sommes pas admis au conseil de Dieu et que notre connaissance doit se résigner à ne pas atteindre la surnature, la providence divine. Sur le plan politique, on sait le parti que tirera Hobbes des fictions juridiques, êtres personnifiés, transfert ou cession de droit naturel, autorisation, constitution d’un pouvoir souverain par remise à un autre d’une souveraineté naturelle qui réside en chacun sous la forme d’une puissance disponible que chacun trouve dans son propre corps et qu’il dirige selon son propre jugement. Les institutions ne sont pas naturelles. Elles donnent lieu à une autre distribution de la puissance, notamment lorsque chacun cesse d’en faire usage selon ce qu’il juge bon, mais remet cet usage à un même tiers auquel il consent de ne pas résister. On ne peut pas dire que la nature l’empêche ou y contribue. Hobbes dit bien pourtant que la loi naturelle défend de faire ce qui risque de nous détruire, invite à rechercher la paix mais il n’y a là qu’une sorte de permission large qui laisse à l’homme le soin d’inventer les moyens d’un salut terrestre. C’est au théâtre que Hobbes emprunte le langage de la fiction politique. L’homme est capable de métaphores. Une invention lui donne le sens d’une autre. Le titulaire du pouvoir est comme l’acteur autorisé par l’auteur à dire à sa place ses mots ; l’auteur a l’autorité, mais elle passe à celui qu’il avoue. Le tenant-lieu récupère pour son usage une autorité transmise et celui qui est de la sorte représenté doit s’approprier ce qui est dit et fait en son nom comme s’il s’agissait de ses propres paroles et volontés. Lorsqu’une telle autorisation est multipliée en sorte que tous reconnaissent une même personne comme celle qu’ils reconnaissent, prend naissance une forme de pouvoir inconnu dans le pur ordre de la nature au moins en cela qu’une telle formation substitue un être artificiel -qui concentre en lui la puissance de la multitude, qu’il réduit à l’unité d’une volonté unique-, aux êtres naturels qui sont séparés, individuels, les uns à part des autres et dans cette possibilité perpétuelle d’antagonisme que représente déjà à elle seule leur distinction spatiale

Un degré supplémentaire est conquis lorsque le « faire » humain se substitue même au « créer » divin. Il se peut en effet que la nature ne soit qu’une idée. A ce titre elle n’est plus qu’une garantie idéologique grâce à laquelle on donne le label « nature » à ce qui est purement inventé, monté de toutes pièces, factice. La nature n’est rien de réel, rien de réellement décelable, elle est juste un coefficient qui donne une autorité à certains artifices humains, de préférence à d’autres qui paraissent alors dans leur pure facticité. En d’autres termes, certains simulacres sont plus crédibles que d’autres, ils fonctionnent davantage sous l’autorité d’une soi-disant nature, ils sont élus comme naturels, alors qu’ils sont tout autant controuvés, artificiels, feints que d’autres qui ne jouissent pas des mêmes lettres d’authenticité. Cet âge du substitut se lit lors de deux crises sceptiques à  l’âge moderne, chez ces deux penseurs en un sens très voisins, Pascal, Hume, l’un et l’autre critiques à l’égard du droit naturel moderne, ayant adopté l’un comme l’autre une sorte de « pyrrhonisme » méthodologique, très attentifs aux effets de la répétition, de la coutume, de tout ce qui engendre une autorité, non par une justification ou une raison d’être différentes de ce qui est ainsi fondé, mais par le fait même qui devient vénérable, ou comme dit Pascal, « mystique » : le fait se fonde lui-même en se faisant considérer autrement par l’effet de sa propre perpétuité, alors qu’à son origine il y a seulement l’injustifiable d’un certain « tour d’imagination » comme dit Pascal. Montaigne, leur prédécesseur à eux deux, au chapitre de la coutume du premier livre des Essais, reprenait l’expression scolastique de « seconde nature » pour nommer la coutume mais loin que chez lui une telle nature deuxième se fondait comme chez Aristote sur une nature première, laquelle au moins était la capacité à en contracter une (ainsi l’ignorant qui devient savant acquiert une nature qu’il n’avait pas, mais une telle acquisition suppose qu’il ait pu l’acquérir, qu’il y ait donc en lui une puissance de changer qui aille dans un certain sens, d’ignorant à savant et non d’ignorant à plus ignorant encore), cette seconde nature était en passe de devenir la seule que les hommes se trouvent avoir en se la donnant, non certes par une institution décidée selon la norme de la légitimité comme avec le « pacte social » mais par habitude, usage, longueur de temps, facilité d’un rodage qui fait considérer comme naturel ce qui s’est mêlé à l’organisation des hommes et leur a prêté le secours d’une certaine règle, d’une certaine conduite généralement partagée, d’une prévisibilité générale. L’artifice s’est substitué à la nature mais c’est qu’il en prend la place toujours manquante et il n’y a de nature, à l’extrême, que par cette fonction assumée non par elle mais par ce qui en prend le nom, se garantit de son autorité imaginaire et paraît tellement pareil à ce qu’elle doit être ou à ce qu’on croit qu’elle est,  qu’on n’imagine même pas qu’il puisse n’être pas la nature. Avec une telle substitution ce n’est même plus que l’œuvre humaine continue par d’autres moyens ce que la nature a oublié de faire, ce n’est pas même que les hommes compensent par des palliatifs, des tenant-lieu, voire des pis-aller, les lacunes de la nature qui les a laissés dans une détresse native, c’est qu’il y a de tels échanges entre l’origine et le résultat, entre ce qui est donné et ce que l’homme en fait, qu’on ne sait plus reconnaître le donné et le transformé, les coefficients s’en échangent : on peut penser au mot de Hume qui dit que l’artifice politique consiste à faire que des particuliers, les responsables politiques, finissent par considérer comme leur intérêt particulier ceux de la chose publique et qu’il y ait par là un échange qui résolve l’impossibilité du total désintéressement. Les intérêts publics seront à la fin assumés par l’égoïsme ! Huysmans dans A Rebours présente une des fantaisies de Des Esseintes qui consiste à mêler de telle sorte des fleurs naturelles et des fleurs de tissu qu’à la fin les plus sophistiquées soient bien celles qui sont végétales et les plus simples, les plus crédibles comme fleurs, celles qui sont faites !

Cette rapide typologie des rapports entre nature et artifice permet de poser une dernière question : on admet bien que l’œuvre humaine se mêle au donné naturel. Mais on maintient encore, quand on fait un pareil constat, que la nature figure le donné nécessairement préalable, ce qui est trouvé là avant tout. La nature défend encore sa priorité au moins par cette antécédence. De sorte que si on introduit le travail, la production, le métabolisme de l’homme avec la nature, comme dira Marx, on maintiendra encore cette primauté de la nature, où l’on trouvera un sens ultime résistant à toute confusion avec l’œuvre humaine, l’activité transformatrice, l’assimilation humaine : l’idée de nature maintiendra ainsi la différence de la nature au moins en ceci que la nature vient toujours en premier, qu’elle est ce avec quoi il faut faire parce qu’elle aura, au moins, toujours précédé tout sens et tout projet au moins comme matière, terrain, ressources et situation. Mais c’est oublier l’histoire, c’est-à-dire l’homme, à savoir cet être de la nature par lequel le sens de la nature est constamment transformé en fonction de son activité humaine même. Dès que l’homme advient, cette nature qu’il trouve en face de lui prend un sens historique : son antécédence n’est plus alors de toute éternité ; elle n’est pas celle d’un créé premier qui ne serait pas le fait de l’homme, ou d’une sorte de matière première opposant une opacité radicale qui serait celle d’un donné rencontré, qui ne dirait rien à l’homme qui s’y oppose, « toujours déjà là ». Opposée à l’homme, certes, la nature devient une sorte de contre-pôle de l’activité humaine. Elle est ce que celle-ci s’objecte. Elle est enrôlée sans reste dans l’agir humain qui définit à partir de lui, à partir de sa force vive, ce avec quoi il lui faut faire, ce avec quoi il doit composer. L’inertie du donné n’est pas du mort, de l’anti-humain, mais seulement cette part, plus lourde, plus rétive, avec laquelle toute activité doit composer, soit qu’elle soit son déchet, soit qu’elle demande à être avivée pour être portée à un plus haut degré d’existence, à une plus grande intimité avec un sens humain. Ce n’est pas de la nécessité morte et tout autre, seulement une part moins active dans le fort de l’activité : ainsi la matière première dans les productions industrielles n’est jamais de la matière brute, mais seulement un produit moins transformé, moins finement informé, en attente de ce qui le fera par exemple acier, acier chromé, ressort ou boîtier de montre. Marx objectait à Feuerbach que le monde sensible n’était pas le tout autre, à preuve que le cerisier, rencontré dans le jardin du philosophe, supposait les pistes de Marco Polo, les routes, les acheminements, les relais commerciaux, les comptoirs, les trafics de soie et la mise en relation de climats hétérogènes en sorte que la cerise s’acclimate et se fasse européenne. Dans l’objet rencontré il faut savoir réveiller le sens d’un mode humain social de production qui a permis qu’il soit disponible, qu’il fasse partie de la situation : à meilleure vue, le donné est un produit historique. Et bien avant Sartre, comme le rappelait utilement Eric Weil, les hégéliens avait donné son importance à la « situation » qui remplaçant tout à fait la notion de donné ou de matière, désignait le reliquat dépassé d’un mode de production tel qu’il est rencontré dans son résultat par les générations productives qui naissent dans un monde qui est toujours infiniment plus vieux qu’aucune génération qui y naît.

L’apparition de l’histoire changera en effet le sens de la nature, en transformera l’idée, en faisant poindre cette innovation conceptuelle radicale que la nature a une histoire humaine, pour reprendre le titre de l’essai décisif de Serge Moscovici, paru en 1968 mais au fond, fortement inspiré par les thèses du jeune Marx, et notamment les thèses apud Feuerbach. Sur cette confrontation de la nature et de l’histoire, on ne fera que deux remarques terminales, au terme d’une méditation déjà trop insistante : – le donné est du fait. Ce qu’on prend pour la nature, n’est pas une anté-histoire radicale, mais un produit historique qu’on récupère comme résultat à partir duquel refaire le monde humain qui n’a pas affaire à la contrainte d’une nécessité intemporelle mais aux conditions déjà produites par une humanité morte, par des conditions de production qui ont laissé leurs œuvres. La charge est non pas de faire à partir de rien, mais de refaire sur la base de conditions héritées. Le paysage naturel (les champs, les voies d’eau, les routes) n’a rien d’éternel, mais est un résultat ou un héritage. Qu’il insiste à nos yeux ne signifie pas qu’il ait toujours été là, mais que nous n’avons plus l’âge pour déceler la nouveauté qu’il a été en son temps. –L’histoire elle-même comme ce complexe de mode de production et de rapport de production se sédimente : ce qu’on appelle nature est à meilleure vue un passif, ce n’est plus une activité mais des œuvres laissées en arrière qui risquent de faire destin pour ceux qui doivent faire leur vie à partir d’elles. Avec un sens de la formule qu’on ne lui déniera pas, Sartre, dans sa Critique de la raison dialectique, parlera de « pratico-inerte », pour désigner cette part passivement héritée de toute activité historique qui doit en effet toujours se faire à partir d’une situation qui lui a été faite quand elle prend conscience génériquement d’elle-même. La nature ne peut plus désigner alors une radicale antécédence en tant qu’elle n’est qu’en tant qu’interprétée par une activité humaine.

En sorte que plutôt que de représenter une primitivité anté-historique, une sorte de virginité d’avant l’homme, la nature ne vient plus figurer que des nostalgies passéistes, ou le fantasme d’un passé meilleur à essayer de reproduire. Justement qu’il y ait des contestations au sujet de la bonne représentation de la nature à se faire, ou de la juste idée de nature à mettre en évidence, marque bien, par le terrain de contestations qu’elle établit, le caractère relativiste, pluraliste, essentiellement historique ou « culturel » du débat ainsi ouvert, qu’elle n’est plus une référence incontestable, mais tout au plus un terme idéologique ou une invocation politique, rendant possible mais aussi interminable le débat puisque la nature a dû abandonner toute autorité.

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[i] Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, préface.

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