Didier Anzieu : « Oedipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes »

Didier Anzieu, 1966 : « Oedipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes »[1]

 

 

I. LECTURE DE LA MYTHOLOGIE GRECQUE

Deux au moins des concepts essentiels de la psychanalyse, le complexe d’Oedipe et le narcissisme, doivent leur nom à la mythologie grecque. Freud a achevé l’invention de la psychanalyse comme science spécifique, différente de la biologie et de la psychologie, en reconnaissant que la névrose, et aussi le devenir humain, se jouent sur le mythe d’Oedipe. Pour le découvrir, il ne suffisait pas d’avoir, comme tout un chacun, lu la tragédie de Sophocle. Il fallait, comme Freud le fit et comme il ne cessa de le recommander aux psychanalystes, être familier de toute la mythologie grecque, avoir des vues sur les autres mythologies, se tenir au courant des progrès de l’archéologie et de l’histoire des religions, des résultats des fouilles, des monuments et des textes significatifs mis à jour, des grandes hypothèses élaborées par les spécialistes pour rendre compte des mythes. A son exemple, essayons de refaire aujourd’hui le travail que Freud a commencé en 1897 et que, jusqu’à Moïse et le Monothéisme, il n’a cessé d’enrichir.

Relisons tout d’abord d’un trait la mythologie grecque telle que depuis plus d’un demi-siècle, l’immense érudition des philologues germaniques l’a établie sous une forme sans doute définitive. Notre principale surprise est d’y rencontrer presque à chaque page la fantasmatique œdipienne.

Les stades primitifs du complexe d’Oedipe

La théogonie grecque selon Hésiode s’ouvre sur un premier mythe – le mythe des origines – dont le caractère proto-œdipien est éclatant.

A partir du Chaos, tout commence à prendre un sens lorsque apparaît Gaïa, la Terre substantielle, non cultivée, qui divise le vide universel en trois zones : le milieu, qu’elle détient, l’au-dessus, et l’en-dessous. Gaïa produit plusieurs êtres, dont le premier-né Ouranos occupe la région du Ciel. A l’exception des êtres de la Nuit, engendrés du Chaos et qui vont peupler l’en-dessous, tout ce qui existe va naître du couple primitif et incestueux formé par Gaïa et son fils Ouranos: les dieux et les monstres. Seul le Ciel en effet « couvre » la Terre entière. Lasse de la fécondité perpétuelle à laquelle la condamnent les assiduités de son époux, irritée de la haine que cet époux porte à ceux de ses fils monstres qu’il contraint à vivre emprisonnés a l’intérieur de la Terre, Gaïa demande aide et vengeance à ses fils divins. Le dernier-né Cronos accepte de répondre à son désir. Armé d’une serpe qu’elle lui a donnée, il guette, caché, le commerce sexuel de ses parents, l’interrompt, émascule Ouranos et jette ses organes génitaux. Ainsi Cronos prend à Ouranos devenu stérile la royauté du monde. Ainsi la mère a réalisé deux fois son désir incestueux, d’abord avec Ouranos son premier fils auquel elle s’est unie de façon répétée, ensuite de façon indirecte avec Cronos son dernier fils, qu’elle provoque a voir la scène primitive, à éliminer le rival de la couche maternelle et à châtrer le père. Ainsi commence a courir à travers toute la mythologie grecque cet héritage du désir phallique et incestueux émanant de la Terre maternelle[2] et dont le sens après de multiples et d’infinies variantes, sera, terme humain des avatars divins, proféré en langage clair par un héros légendaire, Oedipe.

Plus jamais la castration réelle ne se manifesta chez les dieux[3] : Ouranos est le seul d’entre eux à la subir, comme ce Vieux de la Horde primitive, dont Freud a forgé le mythe dans Totem et Tabou, aurait été réellement tué et dévoré par ses fils. Mais les substituts symboliques de la castration sont dès lors repérables : jeter d’en haut, couper, crever, prendre la place et le pouvoir. Dès lors aussi l’oracle, à bien des héros et des dieux males auxquels il parle, répètera le même avertissement, la même malédiction : le mâle est voué à la stérilité ; s’il la transgresse, de lui naîtra un fils qui le tuera. Désormais au désir œdipien propre à la mère s’ajoute, dans l’histoire mythologique, la crainte et la menace œdipiennes propres au père.

Le sang mêlé de sperme d’Ouranos émasculé, en retombant sur la terre, engendre les Erinyes, déesses de la Vengeance ; en retombant sur l’écume de la mer, il suscite la naissance d’Aphrodite, déesse de l’acte d’amour et de la procréation. Ainsi, pourrait-on traduire, le désir de châtrer le père appelle la retaliation, en même temps que le dépassement de cette crainte conditionne l’accès à la génitalité.

Cronos épouse une de ses sœurs, Rhéa, mais la malédiction de la mère, à qui il a refuse de délivrer ses frères souterrains emprisonnés, désormais le menace : tu seras détrôné par un de tes fils, comme tu as détrôné ton père. Cronos recourt à une parade : il dévore au fur et à mesure ses nouveau-nés[4] : la dévoration des enfants par le père ou par des bêtes sauvages auxquelles il les a exposés – forme première et radicale de la castration – désormais scandera le destin de nombreux héros mythiques. Ceux qui échapperont à ce danger essentiel épuiseront leur vie en des exploits destine à effacer vainement la cicatrice, conquérants fabuleux qui connaîtront toujours une fin tragique et prématurée. Ces morts prématurés envient les vivants et leur sont dangereux. Par ailleurs la vengeance la plus terrible des femmes délaissées, des frères dépossédés sera de servir à manger à un homme la chair de ses propres enfants.

Rhéa et Gaïa dissimulent à Cronos son sixième descendant. Elevé en Crête secrètement par la nymphe Amalthée, pendant que les Courètes, par leur danse guerrière bruyante, étouffent ses cris, Zeus le dernier-né accomplira l’oracle et prendra à son tour la place et le trône du père qu’il n’a pas connu. Pour cela, sa première compagne, Métis, c’est-à-dire la Prudence, une Océanide, lui procurera la potion qui fera vomir Cronos et restituera les cinq aînés à la vie. La croyance en une naissance orale des enfants est bien ici liée à l’idée que le père vole les enfants à la mère pour les avaler et les détruire.

Après avoir vaincu les géants et les monstres, emprisonné Cronos et pris la royauté du monde, Zeus à son tour est marque du même signe : maudit par Cronos et Gaïa, qui prédisent qu’il aura de Métis une fille mais aussi un garçon qui le détrônera, il utilise avec succès la parade qui a échoué chez Cronos. Lui qui a failli être avalé par Cronos, il avale Métis dès qu’elle est enceinte de leur premier enfant, une fille. Celle-ci est des lors portée par son père, du crâne duquel elle naît, toute armée, Athéna vouée a l’intelligence et a la virginité. La possibilité d’un fils Parricide est ainsi niée dans l’œuf.

Le complexe d’Oedipe paternel prend des lors dans la mythologie grecque une double signification durable. D’une part, le père veut garder sa fille vierge[5], ce qui est une façon de la garder pour lui, comme objet imaginaire de son désir, et de prévenir toute venue au monde d’un petit-fils qui le tuerait. Voilà pour le tabou de l’inceste. D’autre part, le père désire engendrer un fils en qui il se continue, tout en e. redoutant d’avoir à lui céder la place : voilà pour la stérilité.

Pourquoi la parade dévoratrice qui a échoué chez Cronos réussit-elle à Zeus ? La dévoration a changé de sens : Cronos dévore le mauvais objet pour le détruire ; Zeus introjecte le bon objet pour le préserver. Par ailleurs, Zeus déjoue les oracles, au lieu de les accomplir en transgressant les interdits qu’ils profèrent : par la suite il courtise la belle Thétis, mais, averti par l’oracle (ou selon d’autres variantes, par Prométhée) que le fils de Thétis serait plus puissant que son père, il renonce a l’épouser ; elle se mariera à Pélée, un mortel, et leur fils Achille sera un autre exemple de héros à vie courte.

Mais le destin veille, c’est-à-dire que le retour du refoulé nécessairement s’accomplit. Après avoir eu de nombreuses épouses successives, qui lui ont permis d’achever de peupler le monde des dieux, Zeus revient à son premier amour, lui que sa mère n’a point élevé, à sa sœur Héra, avec laquelle, selon la tradition, il a connu de longues fiançailles commencées dès le temps où Cronos régnait encore sur le monde. Zeus vint à bout des refus prolongés de sa sœur en lui pro mettant de la tenir pour épouse unique et légitime. Chaque année, d’ailleurs, la déesse, par un bain sacré, recouvrait la virginité[6]. Le mariage de Zeus et d’Héra, disent les historiens de la religion, qui négligent son caractère incestueux, revêtait une importance religieuse considérable : « il avait la valeur d’un acte cultuel dont dépendait la fécondité du monde ». Au psychanalyste, il importe bien plus de considérer quels ont été les fruits de l’inceste.

Zeus et Héra donnent naissance a deux filles, assez anodines, et a un unique fils, dont le symbolisme et la descendance méritent qu’on s’y arrête un moment : Arès, le dieu de la Guerre, de la violence et du carnage. Ainsi l’enfant de l’inceste religieusement consommé entre le frère et la sœur est un enfant psychologiquement monstrueux – plusieurs textes anciens le traitent de fou -, et la plupart de ses enfants seront à leur tour des monstres moraux ou physiques : brigands attaquant les voyageurs et qui seront tués par Héraclès et Thésée, Géants, Cyclopes, Amazones, le cheval Pégase, le chasseur maudit, Orion, le roi cannibale des Lestrygons, et Oenomaos qui tuait les prétendants de sa fille. Seul son adultère célèbre avec Aphrodite, la femme d’Héphaïstos connaît une part d’heureuse fécondité. Ils ont cinq enfants ; deux fils portent la marque d’Aphrodite : Eros, le désir d’amour, et Anteros, l’amour partage ; deux autres fils seront les compagnons d’Arès au combat : Déimos, la crainte et Phobos, la terreur ; le cinquième, une fille, porte le nom d’Harmonie ; le psychanalyste ne saurait manquer d’y voir l’équilibre de l’amour et de la haine hérités de ses géniteurs.

Nul ne s’étonnera de compter parmi les descendants d’Harmonie un héros en qui le désir sexuel le plus vif, incarné par Aphrodite, et le meurtre le plus violent, incarné par Arès, trouveront une conjonction tragique, le Thébain Oedipe (sans être la seule, c’est du moins une des généalogies les plus acceptées d’Oedipe).

Le couple incestueux Zeus-Héra est à l’origine d’un second couple également incestueux, celui d’Héphaïstos et d’Athéna. De même qu’Athéna est née de son père, Héphaïstos a été conçu par sa mère sans un secours masculin. La raison donnée par les mythographes est qu’Héra, furieuse des adultères répétés et prolifiques de Zeus, s’en vengea de cette façon. Le psychanalyste voit dans ces productions parthénogénétiques une défense contre l’horreur de l’inceste : si l’enfant net d’un coït, ce sera l’enfant abhorré d’un désir incestueux pour le frère ; par un rêve de parthénogénèse, la mère à venir se protège des dangers de ce désir. De plus Zeus et Héra réalisent par cette voie leurs désirs œdipiens pour leurs enfants: Zeus a une fille sans mère, donc pour lui seul ; Héra a un fils sans père, pour elle seule.

Au cours d’une scène de ménage entre ses parents, Héphaïstos prend le parti de sa mère. Zeus, irrité, le jette d’en haut vers la mer, comme Cronos fit des parties génitales d’Ouranos. Héphaïstos a la jambe abîmée et il est à jamais boiteux. Sa mère le prend alors en horreur. Il se venge d’elle en forgeant un trône enchanté qui la tient prisonnière et il ne la délivre qu’après avoir obtenu, lui l’horrible boiteux, comme épouse, la plus belle des déesses, Aphrodite.

Héphaïstos est le premier personnage, dans la chronologie mythique des Grecs, qui soit doté du complexe d’Oedipe : il répond au désir de la mère d’être son phallus et d’évincer le père ; il prend le parti de celle-ci ; il est châtié par celui-là, châtiment qui est un substitut symbolique de la castration. Oedipe aura a une chronologie exactement inverse : rendu boiteux dès sa naissance par son père qui l’expose, il tue ensuite celui-ci et c’est enfin sa mère qu’il épouse. Œdipe réalise le complexe d’Oedipe. Héphaïstos échappe à cette réalisation en dépassant le complexe ; il assume en partie sa castration et son renoncement a la mère puisqu’il épouse une déesse trop belle pour lui et qui le trompera abondamment avec Arès.

Les deux enfants parthénogénétiques nés d’un frère et d’une sœur vont accomplir ensemble un acte incestueux où se répète le destin de leurs parents. Héphaïstos voit pour la première fois Athéna, sa demi-sœur, vouée à la virginité ; il en tombe violemment amoureux, la poursuit et, tout boiteux qu’il est[7], la rattrape sur l’Acropole, se saisit d’elle, échoue à la violer (ou n’a pas le temps de le faire) et dans la fureur de son désir répand sa semence sur sa jambe (éjaculation précoce). Athéna, pleine de dégoût, essuie la souillure avec un morceau de laine pris à son vêtement et le jette a terre. De ce contact du sperme, de la laine et de la terre naît Erichthonios. Athéna vierge et mère aime cet enfant comme son fils ; elle le fait élever, selon certaines variantes du moins, par Cécrops, le roi d’Athènes, qui lui cédera, vieillissant, le trône. Ainsi Erichthonios ouvre la lignée qui s’achève avec Thésée.

 

Résumons nos conclusions sur cette première partie.

– Les textes mythologiques grecs supportent l’hypothèse d’un proto-Oedipe.

– Le double désir du garçon, incestueux envers sa mère et parricide, est induit par l’amour et la haine que lui portent respectivement sa mère et son père.

– Cette conjonction structurante de l’amour et de la haine est allégoriquement représentée par l’union d’Aphrodite et d’Arès.

– L’inceste maternel accompli une première fois (Gaïa et Ouranos) ne se reproduit qu’exceptionnellement (cf. la variante citée dans la note n’ 2, ou Zeus viole sa mère) ; par contre l’inceste du frère et de la sœur se répète régulièrement de génération en génération ; il trouve sa formulation allégorique finale dans l’union à demi consommée d’un demi-frère « boiteux » avec une demi-sœur toujours vierge. Héphaïstos est exemplaire de la mutation dans l’objet du désir chez le garçon : son désir se porte d’abord sur un substitut maternel, Aphrodite, ensuite sur sa sœur Athéna. Athéna est exemplaire de l’évolution de la fille : par fidélité à son père, elle garde sa virginité et a horreur du coït ; mais dans le fantasme, elle conçoit un enfant de son frère et l’élève comme sien.

– L’enfant de l’inceste est à la fois un monstre et un héros triomphant. Un monstre, car il incarne pour ses parents l’horreur du désir interdit et transgressé. Un héros triomphant car il est pour sa mère l’enfant chéri, le pur enfant de l’amour, qui est l’amour pour le frère et à travers lui pour le père. Le ressort dramatique de la tragédie grecque ne consiste-t-il pas à dévoiler en tout héros un monstre ?

– Les grandes cités mycéniennes et les grands héros de l’épopée puis de la tragédie trouvent là leur origine : Oedipe, roi de Thèbes, descend d’Harmonie, unique fille des amours illégitimes d’Arès et d’Aphrodite : chez lui l’inceste et le parricide trouveront leur expression la plus crue, de même qu’Arès et Aphrodite représentent ouvertement l’agressivité et la sexualité. Thésée, roi d’Athènes, est le lointain descendant d’Érichthonios, c’est-à-dire qu’il tire son origine première d’un coït à demi consomme entre un demi-frère et une demi-sœur : chez lui le destin œdipien se développera en demi-teintes, l’inceste visera une belle-sœur, puis un beau-fils ; le parricide sera indirect et à demi volontaire. Si Thésée est un Oedipe en demi-teinte,  Egisthe, ‘roi d’Argos,  est un Oedipe outré : sa généalogie mêle à l’excès des-incestes paternel et fraternel, des infanticides dont certains par cannibalisation, des parricides, un matricide et des fratricides.

Variations péri-œdipiennes

Un tiers environ de la mythologie grecque tourne autour de la fantasmatique œdipienne. Voici une comptabilité, très approximative, telle qu’on peut la tirer de la mythologie grecque selon Grimal[8].

– Violence ou meurtre d’un fils sur un père (ou sur un substitut paternel) : plus de dix exemples : Cronos émascule Ouranos ; Zeus détrône Cronos ; Oedipe tue Laïos ; Etéocle et Polynice exilent Oedipe ; Heron menace de tuer son père Créon ; Persée tue accidentellement son grand-père Acrisios; Egisthe tue son oncle.et père adoptif Atrée ; Pelops tue son e père Oenomaos ; Méléagre tue ses oncles maternels ; Amphion et Zéthos tuent leur oncle paternel Lycos ; Oedipe menace de mort son oncle maternel Créon.

 

Remarquons qu’à l’exception d’Oedipe le meurtre n’est exercé que sur des grand-père, beau-père ou oncle.

– Violence ou meurtre d’un Père sur un fils (ou sur un substitut) : six cas : Cronos dévore ses cinq enfants ; Zeus jette d’en haut son beau-fils Héphaïstos ; Heraclés devenu fou tue ses cinq enfants ; Atrée tue les trois enfants de Thyeste auquel il les sert à manger ; Lycos expose ses neveux, les fils  d’Antiope ; Laïos expose Oedipe.

– Parricide involontaire commis par la fille : Péléas est dépecé par ses filles, abusées par Médée ; Nyclée se suicide car sa fille Antiope enceinte de Zeus s’est enfuie.

– Infanticide commis par le père sur la fille : trois cas : Schoenée, qui ne veut que des garçons, expose sa fille Atalante ; Agamemnon sacrifie Iphigénie ; Erechtée sacrifie une de ses filles, les autres se suicident.

– Matricide : deux cas : Oreste tue Clytemnestre ; Aleméon tue Eriphyle.

– Infanticide commis par la mère sur le fils quatre cas Médée tue les deux enfants qu’elle a eus de Jason, infidèle ; Althée laisse consumer le tison auquel est liée la vie de Méléagre ; Procné tue son fils Itys et le donne à manger à Térée, son mari infidèle ; Agave la Bacchante tue son fils Penthée qui l’épiait.

– Fratricides : trois cas commis par un frère sur un frère : Etéocle et Polynice ; Atrée et Thyeste tuent leur demi-frère, puis cherchent à s’entretuer en se servant d’Égisthe : quatre cas commis par un cousin sur un cousin proche : Agamemnon sur Tantale ; Egisthe sur Agamemnon ; Idas sur Castor ; Pollux sur Lyncée ; un commis par une sœur sur un frère : Médée tue et démembre Apsyrtos.

Dans le registre du meurtre, deux absences sont à noter : je n’ai trouvé aucun cas de mère tuant sa fille, ni de frère tuant sa sœur.

L’attachement incestueux est tout aussi abondant :

– Inceste accompli entre père (ou substitut paternel) et fille : quatre cas : Myrrha s’unit à son père Théias et conçoit Adonis ; Thyeste s’unit à sa fille Pelopia et conçoit Eghiste ; Pelopia épouse Atrée, son oncle paternel ; Zeus s’unit à Europe, son arrière petite-fille.

– Attachement incestueux entre père et fille sans passage à l’acte : trois cas : Acrisios interdit le mariage à sa fille  Danae ; Oenomaos interdit le mariage à sa fille Hippodamie ; Nycée interdit le mariage à sa fille Antiope.

– Attachement incestueux entre mère et fils : quatre cas : Gaïa épouse son premier-né Ouranos : puis son dernier-né Pontos ; Phèdre est amoureuse de son beau-fils Hippolyte ; Pandion épouse Zeuxippé, sa tante maternelle.

— Inceste accompli entre frère et sœur : quatre cas : Cronos-Rhéa ; Zeus-Héra ; Zeus-Démeter ; Héphaïstos – Athéna.

– Attachement incestueux entre frère et sœur : trois cas : Artémis, jumelle d’Apollon, reste vierge ; Cadmos cherche sa sœur Europe enlevée par Zeus ; Antigone ensevelit son frère Polynice.[9]

A quoi il convient d’ajouter de nombreux attachements ou actes incestueux entre cousin et cousine (descendants de frères et sœurs) ou entre beau-frère et belle-sœur. Rappelons qu’à Athènes, on pouvait épouser une demi-sœur non utérine (née d’une mère différente).

Plus rares sont les personnages dont le destin conjoint l’inceste et le meurtre d’un proche parent, seuls cas où l’on peut s’autoriser à évoquer un problème significativement œdipien.

A propos de certains personnages, on peut seulement parler d’un complexe d’Oedipe voilé. Persée et Pélops illustrent ainsi le complexe d’Oedipe du garçon : l’un et l’autre sont amoureux d’une fille à qui le père interdit le mariage ; il leur faut tuer le beau-père pour épouser la fille.

L’Œdipe féminin se présente sous deux formes : Myrrha et Atalante. Maudite par Aphrodite, Myrrha, sur l’ordre de la déesse, s’unit subrepticement à son père, qui cherche en vain à la tuer lorsqu’il comprend son acte. Elle est transformée en arbre (l’arbre à myrrhe), d’où naît Adonis, ce garçon si beau comme seul peut être beau l’enfant de l’amour incestueux. Si beau qu’Aphrodite, la responsable de l’inceste, s’en éprend.

Si on peut voir en Myrrha le complexe d’Oedipe féminin réussi, Atalante en représente l’échec. Son père ne veut que des garçons ; aussi à sa naissance, il l’expose sur le Parthénon, comme Oedipe le sera sur le Cithéron ; une ourse, puis des chasseurs la recueillent et l’élèvent en chasseresse. Un oracle lui interdit le mariage, sinon elle sera transformée en animal. Toujours ses amours sont malheureuses. Méléagre est amoureux d’elle : elle l’aide à tuer le Sanglier, monstre auquel comme chaque héros grec, il a à se mesurer pour conquérir le royaume auquel il a droit et la femme qu’il aime. Mais Méléagre se dispute avec ses oncles maternels et il les tue ; sa mère alors jette le tison auquel la vie de Méléagre était liée et il meurt. Les autres prétendants, Atalante les provoque à la course, les -rattrape et les tue. L’un d’eux, par une ruse, triomphe. A peine les époux ont-ils célébré leurs noces que les dieux irrites (les époux ont consommé le coït dans un temple) les transforment en lions. Comme pour Oedipe, l’oracle est accompli, un oracle négatif : tu n’as pas été aimé de ton père, car tu n’es pas un garçon, tu haïras les hommes, tu t’efforceras de rivaliser avec eux, tu resteras vierge et stérile. Les Anciens en effet croyaient que les lions ne s’unissaient pas entre eux, mais aux léopards. L’identification au père qui rejette, la revendication virile, semblent ici les signes d’un complexe d’Oedipe inversé.

Thésée ou le complexe d’Oedipe en demi-teinte

Egée, roi d’Athènes, est, malgré plusieurs mariages successifs, resté sans enfant. Nous reconnaissons la cette malédiction de la stérilité qui atteint celui qui a voulu prendre la place de son père et qui est menacé, par retaliation, d’être tué par son fils éventuel. Malgré l’oracle qui lui interdit d’engendrer ailleurs qu’à Athènes, il se laisse enivrer par son voisin et ami le roi de Trézène, qui pousse sur sa couche sa propre fille. Thésée est élevé à Trézène comme fils naturel de la princesse. Adolescent, sa mère lui révèle quel est son vrai père et il part pour Athènes se faire reconnaître de lui. Il y parvient, en échappant de justesse au poison de la magicienne Médée et en capturant le monstrueux taureau de Marathon, doublet du Minotaure. Ensuite, Thésée capture Antiopé, une Amazone – c’est-à-dire une jeune fille hostile au mariage -, à qui il impose le concubinage et il a d’elle un fils. Hippolyte, qui n’aura pas de désir pour les femmes. Puis Thésée part pour la Crète mettre fin à l’odieux tribut de vies humaines que les Grecs doivent fournir au Minotaure pour avoir tué accidentellement un fils du roi Minos. Thésée triomphe du Minotaure, comme Zeus a triomphé des Titans et des Géants, comme Méléagre du Sanglier, comme Héraclès de la plupart des monstres engendrés par Arès, comme Œdipe triomphe de la Sphinx. Thésée triomphe grâce à une ruse d’Ariane, une des filles de Minos qui se donne à lui et le sauve car il lui a promis le mariage. A l’escale de Naxos, il « oublie » Ariane[10] : ce semi-abandon, ce semi-manquement à sa parole entraîne un second acte « manqué » : sa tristesse lui fait oublier de changer les voiles de son navire et Egée, apercevant les voiles noires qui devaient signifier l’échec et la     mort de son fils se précipite dans la mer qui désormais porte son nom ; Thésée a involontairement provoqué la mort de son père, comme il a involontairement abandonné sa fiancée, comme Egée avait involontairement conçu un fils à Trézène. Il épouse sa belle-sœur. Phèdre, semi-inceste si l’on veut, bien que les ethnologues aient constaté la fréquence de ce type de mariage dans de nombreuses sociétés. Phèdre est jeune alors que lui-même, Thésée, est père d’un grand fils. Tous les pions du drame : semi-inceste et meurtre « accidentel » sont en place : la partie peut dès lors se jouer et les des se retourner contre le demi-coupable. Pendant une absence de Thésée, Phèdre tombe amoureuse de son beau-fils Hippolyte : un semi-inceste au détriment de Thésée est le prix payé pour le semi-inceste de Thésée. Fille de Pasiphaé, l’amante d’un taureau des œuvres de qui elle conçut le Minotaure, Phèdre sollicitant son beau-fils témoigne des goûts sexuels anormaux de sa famille. Au retour du Roi, Phèdre prend les devants et accuse Hippolyte, qui l’a repoussée, de propositions malhonnêtes : Thésée demande a Poséidon de punir mortellement le jeune homme : voila l’infanticide indirect pour prix du parricide indirect. Un monstre marin – un taureau, selon Euripide – effrayera les chevaux d’Hippolyte, aux portes de Trézène, et provoquera sa chute mortelle. Une première boucle est refermée : le lieu où le grand-père a transgressé l’interdit qui le frappait de stérilité est celui où le petit-fils expire. Phèdre se pend, comme font toutes les femmes coupables, comme fait Jocaste, comme fait la mère de Méléagre. Thésée, connaîtra plus tard une fin de vie misérable : après l’échec de son expédition aux Enfers, il n’a plus l’autorité voulue pour gouverner Athènes ; on le chasse ou il s’exile. Et Lycomède son ami, roi de Scyros, auprès duquel il croit avoir trouvé une paisible retraite, le fera pousser du haut d’un promontoire dans la mer ou Egée s’est jadis précipite, achevant ainsi la seconde et dernière boucle du drame.

Comme Oedipe, Thésée part à la recherche de son père et le tue, mais il sait au départ qui est son père, et c’est indirectement qu’il provoque sa mort. De même l’inceste de Thésée est déplacé de la mère sur une belle-sœur ; celui de Phèdre est déplacé du fils sur le beau-fils. Dans le destin de Thésée, le complexe d’Oedipe ne s’exprimera que par des actes manqués. Dans celui d’Oedipe, il ne s’exprimera que par des actes réussis. L’invention de Sophocle, dans Oedipe à Colone, qui fait accueillir sur une terre athénienne, Oedipe mourant par Thésée dans la force de l’âge n’est-elle pas l’intuition de la similitude de leur noyau fantasmatique ?

Egisthe ou le complexe d’Oedipe outré

Le récit peut se passer de commentaires. Oenomaos, fils d’’Ares, interdit le mariage à sa fille Hippodamie et tue les prétendants. Pelops gagne le cœur et la main d’Hippodamie ; les amoureux s’arrangent pour provoquer la mort d’Oenomaos. Du couple parricide naissent deux fils, Atrée et Thyeste, voués à la rivalité fraternelle : avant de se déchirer entre eux, ils tuent leur demi-frère, fils de Pélops et d’une nymphe ; Pélops les maudit et les exile. Ils se disputent le royaume de Mycènes. Thyeste prend pour maîtresse la femme d’Atrée, Aéropê (inceste avec la belle-sœur). Atrée apprend l’adultère, invite Thyeste à sa table, lui fait servir les trois enfants que ce dernier a eus d’une nymphe, puis lui en montre les têtes (infanticide par dévoration). Thyeste s’enfuit. Sur les conseils d’un oracle, afin d’être venge d’Atrée, il s’unit, sans qu’elle le reconnaisse, à sa propre fille Pelopia : Egisthe naît de l’inceste du père et de la fille : il est le demi-frère de sa mère et, à la fois, le fils et le petit-fils de son père. Comme le fait remarquer G. Devereux, une action horrible donne des pouvoirs horribles à celui qui l’exécute.

Thyeste s’arrange pour qu’Atrée épouse Pélopia, sa nièce (nouvel inceste), et pour qu’il élevé son beau-fils Egisthe (qui est aussi son neveu) sans savoir que Thyeste est le père. Atrée nourrit Egisthe dans la haine de Thyeste et, adolescent, le charge de le tuer. Comme Oedipe, Egisthe s’est d’abord mépris sur son vrai père – il a d’abord cru que c’était son beau-père (et oncle) ; il découvre que c’est Thyeste. Mais l’inceste commis par Oedipe est celui d’un fils avec sa mère. Egisthe par contre est le fruit d’un inceste entre le père et la fille. Aussi, à la différence d’Oedipe, il tue Atrée, son beau-père, le mari légitime de sa mère (ce qui est une variante du complexe d’Oedipe) et installe sur le trône de Mycènes son père naturel Thyeste.

Ainsi Thyeste est vengé : Atrée lui a fait dévorer ses propres enfants naturels ; Atrée est tué par son propre enfant adoptif. Mais aussi l’inceste triomphe: Thyeste adultère avec sa belle-sœur, inceste avec sa fille, devient roi incontesté. Comme nous le verrons pour Oedipe, l’inceste, souvent privilège et devoir royal, habilite à la royauté.

Égisthe, enfant de l’inceste et parricide, est voué à une union incestueuse et meurtrière.

Du premier mariage d’Atrée avec Aéropé sont nés Ménélas et Agamemnon. Agamemnon tue son cousin Tantale, fils de Thyeste, époux de Clytemnestre et force celle-ci à l’épouser. Agamemnon et Clytemnestre ont trois enfants, dans l’ordre : Iphigénie, Electre, Oreste. Chef des armées grecques partant par bateaux pour Troie, et paralysées par l’absence de vent, Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie. Il revient victorieux de Troie avec une captive et maîtresse de choix, la prophétesse Cassandre, jadis promise à Apollon, à qui elle s’est refusée. Pendant son absence, Clytemnestre, qui a accumulé les raisons de rancune contre son mari, cède à Egisthe et vit ouvertement avec lui. De même que Thyeste avait pris pour maîtresse la femme d’Atrée, Egisthe, le fils de Thyeste prend pour maîtresse la femme d’Agamemnon, le fils d’Atrée, son cousin. Au retour d’Agamemnon, et avec la complicité de Clytemnestre, Egisthe le reçoit en un banquet fastueux et hypocrite (écho du banquet hypocrite ou Atrée a servi a Thyeste la chair de ses enfants) et le tue : de même qu’Agamemnon avait tué son cousin Tantale, fils de Thyeste pour lui prendre sa femme Clytemnestre, de même Egisthe, autre fils de Thyeste et demi-frère de Tantale, tue son cousin Agamemnon, fils d’Atrée, pour lui prendre sa femme Clytemnestre. Agamemnon, qui a tué sa propre fille et violé l’épouse d’un dieu, Cassandre, est ainsi puni. Egisthe a ainsi accompli une forme atténuée de l’inceste et une forme atténuée du fratricide. Pour ces deux crimes, il lui reste à subir un châtiment qui portera à son tour la marque de l’inceste et du parenticide.

Les enfants d’Agamemnon et de Clytemnestre s’enfuient à l’étranger. C’est Electre, selon certaines variantes, qui aurait sauvé son jeune frère Oreste, et qui, plus tard lui communique la haine de leur mère et le projet de venger la mort de leur père. Oreste tue non seulement Egisthe mais, malgré les supplications de celle-ci, sa propre mère.

Ainsi la légende horrible des Atrides, qui a commencé comme celle d’Oedipe, qui s’est continuée comme celle de Thésée, s’achève comme celle de Hamlet. Dans toute la mythologie grecque, un des deux meurtres d’une mère par son fils (qui est aussi le meurtre indirect d’une mère par sa fille) se, rencontre là. Voilà, dans la fantasmatique œdipienne, la différence spécifique entre Argos et Thèbes ou Athènes : là le fils ne s’unit pas à sa mère, mais le père à sa fille ; et là la fille poursuit sa mère de sa haine mortifère. Tout le reste, le fils qui tue son père ou son beau-père, le père qui dévore ses enfants, ou qui les expose a être dévorés par les bêtes, les frères qui s’entretuent, les incestes voilés entre frères et sœurs, actifs entre beaux-frères et belles-sœurs, ou cousins et cousines, tout ce reste est matière commune et donne l’impression à Mycènes de venir, par son exagération même, dissimuler le complexe d’Œdipe féminin.

Le mythe d’Oedipe

Premier doublet du drame

Zeus déguisé en un taureau blanc, aux cornes en croissant de lune, a enlevé et engrossé Europe, fille d’Agénor et de Téléphassa. Sur l’ordre d’Agénor, les frères d’Europe partent à sa recherche. Cadmos a pour compagne de sa quête sa propre mère[11].  Mais sa mère meurt et il abandonne sa quête. En échange ce renoncement à l’inceste, un oracle lui annonce qu’il fondera une ville nouvelle là où une génisse qu’il aura suivie s’abattra, épuisée de fatigue. Il trouve cette bête femelle (portant sur les flancs le disque blanc, symbole de la pleine lune), quand un dragon s’interpose, rendant impossible d’accomplir le cérémonial fondateur. Cadmos tue le dragon et plante les dents en terre. De ces racines ensemencées naissent des guerriers menaçants qu’il fait, comme Jason, s’entretuer en lançant au milieu d’eux une pierre que chacun soupçonne l’autre d’avoir jetée. Les survivants seront les ancêtres des grandes familles nobles qui administreront Thèbes avec les descendants royaux de Cadmos. Cadmos en effet, la ville fondée – du moins selon la variante la plus répandue -, épouse Harmonie, la fille d’Arès et Aphrodite, et engendre une descendance male qui aboutit à Laïos.

Ce scénario principiel contient tous les éléments du drame à venir, mais il les contient, comme Freud nous l’a appris en déchiffrant la syntaxe des rêves, à l’envers. La légende de Cadmos réduite à ses éléments constituants (ou « mythèmes ») se présente sous la séquence suivante :

1. Recherche abandonnée d’une sœur enceinte et recherche réussie d’une génisse.

2. Lutte victorieuse contre le monstre (le dragon) qui empêche la construction de la ville.

3. Guerriers qui s’entretuent.

4. Mariage qui permet d’engendrer une descendance mâle.

Lisons la séquence à l’envers en changeant le signe de certaines propositions et en substituant à des mots d’autres mots synonymes. Nous avons :

4. Mariage auquel est interdit d’engendrer une descendance male (Laïos et Jocaste).

3. Guerriers qui s’entretuent (Laïos et Oedipe).

2. Lutte victorieuse contre le monstre (la Sphinx) qui menace la ville de destruction.

1. Recherche réussie de la mère, qui est alors rendue enceinte. C’est le schéma de l’aventure d’Oedipe.

Entre Cadmos et Laïos s’intercale un interrègne ou l’on retrouve à peu près les mêmes mythèmes. Labdacos ayant un an à la mort de son père, -la régence est confiée à Nyctée, son grand-père, puis à Lycos, son grand-oncle. Zeus aime la fille de Nyctée, Antiope, et lui donne deux jumeaux. Antiope, redoutant la colère de son père, s’enfuit, Nyctée se suicide et charge Lycos, son frère, de le venger. Celui-ci tue le roi chez qui Antiope s’est réfugiée, la ramène prisonnière et la maltraite. Nés pendant le trajet de retour les deux jumeaux Amphion et Zéthos sont exposés puis élevés par des bergers. A leur tour ils se vengent en tuant Lycos et attachent vivante sa femme Pirée a la queue d’un taureau qui la déchire sur des rochers.

Les protagonistes du drame.

LAIOS. – Il est frappe ou menacé de stérilité : selon les variantes l’oracle lui interdit d’avoir des enfants ou lui annonce que son fils éventuel le tuera. Laïos transgresse l’interdit, il se marie sans doute tardivement avec une femme plus jeune que lui (allusion à l’inceste père-fille ?) et il a un fils deuxième faute. Il décide de s’en débarrasser en l’exposant troisième faute. Laïos adolescent avait fui Thèbes, dont le royaume était tombé aux mains de Zéthos et Amphion. Réfugie auprès du roi Pélops à Athènes, il aurait, selon certaines variantes, éprouve un désir contre nature envers Chrysippe, le jeune fils de son hôte, et l’aurait enlevé de force. Pélops l’aurait maudit : d’où l’oracle condamnant Laïos à la stérilité. D’où surtout l’envoi par Héra de la Sphinx à Thèbes quand Laïos eut recouvré son royaume[12].

JOCASTE – Les variantes anciennes, pré-homériques, distinguent la mère et la femme d’Œdipe : a) Epicasté ou Jocaste est la première femme de Laïos, celle qui lui donne Œdipe : Œdipe l’épouse mais elle meurt sans lui avoir donné d’enfants. Œdipe se remarie avec Euryganie de qui il a quatre enfants ; b) Euryclée est la première femme de Laîos, et la mère d’Œdipe ; Laïos se remarie avec Epicasté ou Jocaste ; c’est donc une belle-mère, qui ne lui est rien par le sang, qu’Œdipe épouse après ta mort de Laïos : inceste « psychique » qui assimile le drame d’Oedipe à celui de Thésée et de Phèdre. Ce sont Homère et les tragiques grecs qui ont entériné et propagé la deuxième variante, celle ou Epicasté ( Homère) ou Jocaste (les tragiques) épouse son propre fils.

LA SPHINX. – Deux variantes principales, toutes deux psychologiquement significatives : 1. La Sphinx est une fille naturelle de Laïos avant son mariage; la lutte entre la Sphinx et Oedipe relève donc de la rivalité fraternelle ; 2. La Sphinx descend de cette généalogie de monstres dont le premier, Typhon, a été conçu par Gaïa avec Pontos, le fils aîné qu’elle a eu d’Ouranos. Le monstre Typhon était destiné par sa mère à détruire Zeus et ses ambitions. Avant de mourir, Typhon s’unit à un autre monstre, la vipère Echidna, qui met ainsi au monde Cerbère, l’hydre de Lerne, la Chimère et le chien Orthros, ce dernier à son tour s’unissant à sa mère Echidna engendre le lion de Némée et la Sphinx.

Ainsi la Sphinx, née de l’union d’une mère et de son fils, n’est pas dans ce drame un être contingent : c’est un signe, qui rappelle l’inceste de Gaïa et annonce celui de Jocaste.

La Sphinx est féminin en grec. Le mot est devenu masculin en français : ce n’est pas un pur hasard. Sphinx évoque un monstre à la fois homme et femme. Cet androgyne terrifiant ne symbolisait-il pas la bisexualité fondamentale de l’être humain ?

OEDIPE. – Le fils interdît de ne reçoit aucun nom de son père. Celui-ci fait, percer les chevilles pour y introduire un lien : le berger, chargé de l’exposer porte ainsi sur son épaule un bâton auquel l’enfant est suspendu comme un chevreau. Le nom d’Oedipe signifie Pieds-enflés : c’est le signe de la cicatrice laissée en l’enfant par le désir de mort de son père (cf. Héphaïstos aux pieds abîmés par la colère de Zeus). C’est par cette cicatrice que, selon une variante, Jocaste identifiera son fils et se découvrira incestueuse. Oedipe, enfant trouve, reste toutefois par son nom rattaché a son lignage : le père de Laïos s’appelait Labdacos, c’est-à-dire le Boiteux (évoqué par la forme de la lettre grecque lambda).

Polybe, roi de Corinthe, et sa femme désirent vainement avoir des enfants : ils ne peuvent pas en avoir (alors que Laïos et Jocaste ne doivent pas en avoir). Ils adoptent avec joie Œdipe l’enfant trouvé et l’élèvent comme leur fils.

Un ivrogne, un soir de libations, traite Oedipe de bâtard celui-ci, très affecté, finit par arracher à Polybe l’aveu qu’il est un enfant adopté : la question « qui est mon père ? », « de qui suis-je ne ? », devient pour lui essentielle. Il court interroger l’oracle de Delphes.

Le drame.

Le premier acte se joue sur la route de Delphes à Thèbes. Œdipe revient de consulter l’oracle, qui lui a révélé son destin parricide et incestueux ; il décide de ne plus revenir à Corinthe pour échapper à ce destin (singulière méprise, s’il sait que ce sont là ses parents adoptifs ; c’est au contraire en retournant près d’eux qu’il n’aurait rien a craindre ; de même si Oedipe avait décide d’épouser une jeune fille, il se mettait à l’abri d’une union incestueuse avec sa mère). Au contraire en partant à l’aventure (en s’abandonnant aux associations libres) Oedipe va réaliser son destin (c’est-à-dire son fantasme) : l’oracle, c’est la formulation du fantasme dont le sujet est inconscient et qui détermine son agir.

Sur cette route, Oedipe rencontre Laïos, qui en sens inverse vient de Thèbes pour demander à l’oracle un remède a la présence dévastatrice de la Sphinx. Là où cette route se resserre en un étroit défilé entre les montagnes, a la hauteur sans doute de l’embranchement qui va vers Daulis (les variantes sur le lieu et sur les modalités du meurtre sont innombrables), deux files ne peuvent se croiser. Laïos réclame le passage, fait fouetter Oedipe, qui ne s’écarte pas, par son cocher et, semble-t-il, le frappe lui-même : pour la seconde fois, le père tente de tuer son fils. Oedipe furieux tue celui en qui il n’a pas reconnu son père, ainsi que tout l’équipage, à l’exception d’un seul. Voilà pour le parricide.

Œdipe continue son chemin, est arrêté par la Sphinx, résout les énigmes et, selon les variantes, tue le monstre ou provoque le suicide de celle-ci. Le peuple de Thèbes reconnaissant porte Oedipe au pouvoir et au lit de Jocaste veuve.

Jocaste et Oedipe, du moins dans les variantes tardives, ont ensemble des enfants, deux fils Etéocle et Polynice, deux filles Antigone et Ismène. Dans les versions anciennes, ce sont là des enfants du premier lit, qu’Oedipe l’enfant adopte élève à son tour adoptivement. Voilà pour l’inceste.

Jocaste jeune fille a épouse un homme qui pourrait sans doute être son père ; Jocaste veuve se remarie avec un adolescent qui pourrait être son fils.

En détruisant la Sphinx, enfant-monstre d’une union incestueuse, Oedipe préfigure son auto- destruction, quand il se découvrira fils-monstre amoureux de sa mère et désireux d’engendrer des enfants avec elle.

Dans ce système de correspondances, que signifie le fait qu’Oedipe a su résoudre les énigmes de la Sphinx ? Qu’il sera capable – à quel prix – de résoudre les deux énigmes de sa propre naissance : le couple naturel qui l’a conçu, et le couple adoptif qui l’a élevé, bel exemple de ce que Freud a appelé le roman familial. Il revit en s’unissant à sa mère la scène primitive qui l’a engendré.

Un point est assure, c’est qu’Oedipe, dans le lit maternel connaît le bonheur : il a retrouvé par la repossession de la mère, le premier bonheur perdu, lorsqu’il fut tôt séparé d’elle et exposé sur le Cithéron. C’est le thème du « port », dont Sophocle fait le ressort de sa tragédie : la vie humaine est une navigation dans laquelle le port dont on rêve est une halte provisoire, illusoire et tragique.

Selon les variantes les dénouements diffèrent

– Jocaste seule est atteinte : aux armes de Laïos, elle reconnaît en son époux le meurtrier de son mari, mais elle le supporte ; à ses cicatrices elle reconnaît son fils et ne le supporte plus : elle se suicide. Œdipe garde son trône, se remarie et finit sa vie dans une guerre contre une cité voisine.

– En punition du meurtre de Laïos, Oedipe découvert est aveuglé par les Thébains, mais ceux-ci le considèrent toujours comme le fils de Polybe : l’inceste n’est ni connu ni « châtié ».

– Dans Sophocle, Oedipe est contraint par la « peste » qui ravage Thèbes, d’ouvrir une enquête sur la mort de Laïos (curieux comportement, en effet, que celui d’un jeune roi qui ne se soucie pas pendant 15 ans de savoir quand et comment est mort celui auquel il succède sur le trône et dans la couche nuptiale). Il envoie Créon consulter à Delphes l’oracle, qui ordonne « de chasser la souillure que nourrit ce pays ». Le double sens de cet énoncé, double sens qui s’apparente à celui des formules présentes dans les rêves, vise les deux crimes d’Oedipe, le parricide et aussi l’inceste.

Créon ne pense qu’au premier sens : purifier la ville du sang qui la souille par le châtiment de celui qui l’a répandu. Que le meurtrier perde son sang pour avoir répandu le sang de son père, c’est-à-dire de quelqu’un qui est du même sang que lui.

Mais la souillure désigne aussi l’inceste :

Que la semence que le fils a ‘répandue en sa mère se retourne contre lui et le chasse.

D’où les deux châtiments d’Œdipe :

– Le châtiment du parricide : il se crève les yeux et le sang coule à larges flots lorsqu’il apparait, horrible, sur scène devant Créon et le chœur, représentant le peuple de Thèbes : le sang a payé le sang.

– Le châtiment de l’inceste : les fils nés incestueusement de sa semence, horrifies d’avoir un tel père, le chassent du trône et l’exilent de la ville : les fruits de la semence ont vengé la faute de la semence.

Entre la malédiction formulée par Oedipe et l’accomplissement de celle-ci qui se retourne contre lui, que s’est-il passé ? Une lutte à la vie à la mort entre l’oncle et le neveu, devenus beaux-frères, Créon et Oedipe. Créon, le frère de Jocaste, veut éclaircir le mystère de la mort de Laïos son premier beau-frère et remédier à la peste ; il fait venir Tirésias le devin et tous deux dénoncent Oedipe comme parricide. Oedipe entre en fureur, accuse Créon de fomenter un complot pour lui reprendre le pouvoir et le condamne à mort. L’intervention de Jocaste témoigne une affection égale pour son frère et pour son époux: elle rassure Oedipe et obtient la grâce de Créon, seulement condamne à l’exil (c’est pourquoi à son tour Oedipe sera condamné à l’exil et non à la mort). Par-delà le trône, c’est la même femme que se disputent les deux beaux-frères. L’attachement incestueux entre Créon et Jocaste, la jalousie d’Oedipe envers le frère de sa femme et de sa mère est une hypothèse nécessaire pour achever de rendre compréhensible le drame d’Oedipe.

Les descendants d’Oedipe.

Comme chez son ascendant Cadmos, le drame d’Oedipe se retrouve, chez ses descendants, avec le caractère de répétition propre aux formations de l’inconscient.

D’après la tradition principale, les deux fils d’Oedipe chassent leur père ; les deux filles d’Oedipe l’accompagnent et le soutiennent dans son exil ; les garçons haïssent leur père et rêvent de le remplacer, les filles rêvent de devenir ses compagnes. Oedipe maudit ses fils et les voue à la rivalité fraternelle. C’est la guerre des Sept contre Thèbes. Sur la muraille de Thèbes, Etéocle et Polynice s’entretuent : la haine pour le frère est le déplacement de la haine pour le père. La vierge Antigone, malgré l’ordre formel de Créon, roi une nouvelle fois, rend les devoirs funèbres à son frère maudit Polynice, celui qui attaque sa mère patrie. L’attachement incestueux pour le frère est le déplacement de l’attachement incestueux pour le père. Créon fait emmurer Antigone vivante ; elle se pend comme a fait sa mère Jocaste ; Hémon fils de Créon, amoureux de sa cousine, la rejoint dans la mort en se perçant à ses pieds de son épée, comme Oedipe amoureux de sa mère s’est crevé les yeux aux pieds de Jocaste morte. La femme de Créon se suicide à son tour de douleur. Ainsi s’éteint la race des Labdacides.

Ainsi la fantasmatique œdipienne, apparue dès les origines mêmes de la théogonie, accompagne le dénouement tragique qui met fin à la race des héros, patrons des grandes cités mycéniennes : qu’il s’agisse à Athènes de Thésée, faisant tuer son fils qu’il suspecte d’être amoureux de sa femme, belle-mère du jeune homme ; qu’il s’agisse en Argos d’Egisthe, fils d’un père et de sa fille, et dont le beau-fils devient un matricide ; qu’il s’agisse enfin à Thèbes des enfants d’Œdipe, doublets à variante fraternelle de l’inceste et du meurtre parental commis par leur père.

II : LE POINT DE VUE DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS

Pour un psychanalyste les considérations qui précédent sont marquées du sceau de l’évidence : a lire la mythologie grecque, comme on écoute le discours d’un patient, en prenant le texte a la lettre, la fantasmatique œdipienne y apparait présente dans ses principaux avatars.

Si un historien des religions entendait ces considérations et cette conclusion, il entrerait dans une sainte indignation. Sa critique serait impitoyable et ses arguments, il faut bien l’admettre, pèseraient lourd.

Critiques à la lecture psychanalytique de la mythologie grecque

La mythologie grecque, telle qu’on la lit a l’heure actuelle, et même depuis la période alexandrine, possède une cohérence assez remarquable.

Or cette cohérence est tardive et surajoutée. A l’époque homérique, existent plusieurs grands thèmes mythiques, indépendants les uns des autres. Les poètes lyriques, les auteurs tragiques, enfin les érudits alexandrins et latins ont travaillé à relier les thèmes, à fabriquer des transitions et des chaînons, à parfaire des généalogies, à multiplier les redondances. Par exemple, le personnage du grand-père d’Œdipe, Labdacos (le « boiteux »), serait une invention littéraire destinée à rattacher artificiellement Œdipe à Cadmos et à Harmonie, c’est-à-dire à une filiation divine. Les considérations psychanalytiques sur l’union d’Aphrodite et d’Arès, c’est-à-dire de l’amour et de la haine, dont Œdipe serait le fruit éloigne, s’effondrent. Elles relèvent en effet d’un cercle vicieux : si les doxographes ont inventé cette filiation, c’est justement pour introduire dans la légende d’Œdipe une telle signification. D’une façon générale, toutes les généalogies des héros grecs sont sujettes à caution. La Sphinx en fournit un autre exemple : il existait à Thèbes un vieux culte relatif à un monstre : la Phix. Un jeu de mots (sphiggein : serrer, étreindre) et une allusion aux célèbres statues égyptiennes ont fini par faire confondre Phix et Sphinx.

L’hypothèse de travail des mythologues, à l’heure actuelle, est qu’un mythe est la transcription d’un rite plus ancien. Au début, l’homme vivant en société maîtrise ses peurs et les phénomènes naturels (c’est-à-dire la réalité intérieure et extérieure) par des rites collectifs, aux confins de la magie et de la religion. Le rite est efficace par les croyances qu’il actualise. Il a un sens immédiat pour ceux qui le pratiquent. Ce sens est vécu dans l’action même du rite : il est agi mais non compris. Puis vient un moment où les rites sont répétés mécaniquement, où leur sens se perd. Alors ceux qui pratiquent le rite en cherchent une explication. Ainsi apparait le mythe, « îeros logos », discours sacré qui conserve et transforme ce sens que le rite ne suffit plus à retenir. A leur tour les mythes deviennent incompréhensibles et ceux qui les transmettent les modifient, les altèrent, les reconstruisent afin de leur réinventer un sens. Le principe de l’interprétation psychanalytique, selon lequel le mythe exprimerait de façon spontanée et immédiate l’inconscient, est faux : un mythe, c’est un texte élaboré à partir d’un rite, et retouché, rature, pendant des siècles.

En ce qui concerne la mythologie grecque, on sait particulièrement bien en quel sens ce travail des mythographes s’est effectué. A l’origine les mythes se réfèrent à des rites agraires, ou solaires, ou royaux, les poètes tragiques grecs en ont régulièrement fait des drames moraux. Là où le comportement des personnages était détermine par le rite, ils ont cherché des explications psychologiques, et l’ingéniosité naturelle de ce peuple lui a fait trouver à profusion de telles explications. Il y a toujours un Grec pour demander pourquoi et il y a toujours un autre Grec qui invente une réponse quelconque, aiment à dire les historiens des religions.

Depuis des millénaires le mythe d’Oedipe est connu de ceux qui s’y sont intéresses, uniquement par la tragédie de Sophocle, Oedipe Roi. Néron aimait à jouer cette pièce et l’inceste qu’il a laissé supposer avec sa mère Agrippine avant de la faire tuer pourrait bien n’être qu’une réminiscence littéraire d’un comédien qui s’est pris au piège de son rôle. Freud se réfère à Sophocle quand il découvre la structure œdipienne de la névrose. Or Sophocle a procédé à un arrangement très personnel de la légende. Par exemple à Oedipe une fois découverts son inceste et son parricide, il fait perdre le trône ; alors que chez Homère, chez Hésiode, notre héros demeure roi et meurt, plusieurs années après, en guerroyant. Euripide avait fait jouet à une époque voisine un Oedipe plus proche de la tradition. Le texte en est malheureusement perdu, mais la trame est connue par le résumé dû à un compilateur. Un facteur contingent est donc responsable de la réduction de toute la mythopée œdipéenne à la variante très personnelle de Sophocle. L’impression explicite chez Freud et implicite chez le spectateur qu’Oedipe reçoit le juste châtiment de ses crimes, c’est-à-dire qu’il est poursuivi par des sentiments de culpabilité, cette impression n’a donc rien à voir avec la légende originale. L’erreur de Freud, celle de tous les psychanalystes, c’est d’avoir méconnu que Sophocle a « psychologisé », voire « psychanalysifié » le mythe archaïque d’Oedipe en y introduisant des préoccupations personnelles, que l’on prend ensuite un peu hâtivement pour un message constant pendant des siècles de l’inconscient universel.

Une interprétation « ritualiste » dg mythe d’Oedipe

Les historiens des religions ont cherche à expliquer l’épopée œdipienne à partir de tel ou tel rite. On y a vu ainsi un mythe solaire, venu d’Orient : Laïos, c’est daïos, l’ennemi, qu’on rapproche du sanscrit dasyu, le démon de la nuit ; Iocasté, dont le nom viendrait de ion, la violette, personnifie l’aurore qui enfante le soleil ; Oedipe serait ainsi le jour qui tue la nuit ennemie et s’unit à l’aurore « violette » dont il est lui-même sorti. Pour d’autres, c’est un mythe agraire, ou le mythe du patriarcat triomphant, représenté par le jeune roi Oedipe, sur le pouvoir matriarcal traditionnel. Lévi-Strauss[13] comprend le mythe d’Oedipe comme l’effort de synthèse entre les croyances périmées aux origines chtoniennes (terrestres) de l’homme et les croyances nouvelles en une généalogie naturelle des êtres humains par l’union sexuelle.

L’argumentation qui m’a paru la plus solide provient de l’ouvrage de Marie Delcourt, Oedipe ou la légende du Conquérant, paru à Liège en 1955 (Droz, en dépôt aux Belles-Lettres). L’analyste dont le métier consiste à trouver le sens, en les décomposant, des formations de l’inconscient se sent très proche de cette mythologue qui interprète le sens du mythe, comme on fait d’un rêve, après l’avoir décomposé en phrases et en images signifiantes, et après en avoir demandé le sens aux associations libres que représentent les variantes, les fragments similaires de mythes différents, les productions des arts plastiques de la même époque. Mais le résultat de son interprétation, obtenue par une méthode que nous ne saurions désavouer, est radicalement différent. Le mythe d’Oedipe, pour elle, est un condensé tardif de tous les rites, propres aux monarchies grecques archaïques, relatifs à l’accès à la royauté.

La légende d’Oedipe est décomposée en cinq mythèmes fondamentaux ; chacun de ces mythèmes est référé à un rite précis.

Premier mythème : l’enfant exposé.

Laïos expose son nouveau-né. D’après les textes les plus anciens, nul oracle ne l’y pousse ; Laïos n’expie là nulle faute, ne transgresse nul avertissement des dieux. Oracle et culpabilité sont, nous l’avons dit, des ajouts tardifs. Il obéit à un rite fréquent dans l’antiquité gréco-romaine, celui de l’exposition de tout nouveau-né difforme. Un bébé monstrueux (ou encore né illégitimement d’une jeune fille, ce qui est une autre monstruosité) est maléfique pour le clan où il est né et le clan patrilinéaire exige sa disparition. Les deux noms propres en sont la preuve : Oedipe, c’est-à-dire : Pied contrefait, serait né avec une malformation à la cheville. Laïos, c’est-à-dire : Celui du peuple, serait le représentant du clan patrilinéaire qui vient exiger de la famille l’exposition de l’enfant maléfique (d’après G. Devereux, laos, à l’époque mycénienne, désigne seulement le ban et l’arrière-ban des guerriers). Les Anciens n’osaient pas commettre de meurtre au nom de la justice : les « maléfiques » (nouveau-né, bouc émissaire, suspect) sont soumis à des situations qui les conduisent généralement à la mort : exposés en montagne ou dans un coffre sur la mer, précipités dans l’eau du haut d’un promontoire, emmurés vivants, etc. Ainsi le clan se délivre d’eux sans se souiller de leur sang. Le maléfique a une chance – infime de s’en tirer, une chance quand même. S’il survit à cette épreuve (cf. l’ordalie), c’est non seulement la preuve de son innocence, de sa valeur, c’est non seulement la condamnation à mort de celui qui a soumis le maléfique à l’épreuve (Laïos est condamné à mort par le simple fait qu’Oedipe survit; « ou l’un ou l’autre » est la loi de ce genre d’épreuves), c’est aussi le changement du signe magique pour l’intéressé : de maléfique il devient bénéfique pour son clan ; l’enfant monstre qui survit à l’épreuve du rite est appelé aux plus hautes destinées. Une bonne dizaine de légendes grecques consignent une épreuve analogue à la naissance ou à l’adolescence des grands rois de la mythologie (Semiramis, Persée, Telèphe, Amios, Tennès, Paris, Dencalion, Phronimé) ou de l’histoire (Cyrus), sans compter les légendes non grecques (Gilgamesch, Noé, Moïse, Romulus et Remus). Certains rites d’initiation utilises à l’adolescence dans quelques sociétés primitives semblent posséder une signification voisine : l’initié est exposé en montagne ou en foret : s’il sort victorieux de l’épreuve, il est apte à la vie adulte, au mariage, aux responsabilités civiques (cf. les enfances de Zeus, Enée, Dionysos, Achille, Jason, Télèphé, Atalante).

Des siècles plus tard, les Grecs du VIe, du Ve siècle, organisés en cités démocratiques, ne comprenaient plus le sens de ces rites archaïques. Ils ont alors cherché des explications rationnelles à ce premier épisode de la légende d’Oedipe. Ils en ont trouvé plusieurs, qui sont toutes des explications morales : Laïos expie une faute ou transgresse un interdit. Par exemple, jeune homme, Laïos invité à la cour voisine du roi Pélops aurait séduit Chrysippe le fils de son hôte (il serait en quelque sorte responsable de l’introduction de la pédérastie en Grèce !) ; pour le punir les dieux frappent Laïos de sterilite ; si malgré l’oracle il engendre un fils, celui-ci le tuera ; il ne reste plus à Laïos, devenu père, qu’à prendre les devants. Ainsi une explication par des mobiles psychologiques, s’est historiquement greffée sur un récit qui rendait seulement compte d’un rite.

Deuxième mythème : le meurtre du père.

Jeune homme, Oedipe quitte la cour de Corinthe pour aller chercher des chevaux dont Polybe son père adoptif a besoin (soit que ces chevaux aient été volés, soit plus hypothétiquement pour accomplir un rite de razzia de chevaux qui habiliterait à la royauté celui qui y réussit) – Sur une route étroite il se heurte à Laïos sur son char. Bagarre entre eux et meurtre de Laïos par son fils Oedipe. Oedipe ramène les chevaux de Laïos à Polybe.

Telle est la forme ancienne de la légende. Le spécialiste des mythes n’a aucun mal pour y reconnaître un rite archaïque, la lutte entre le jeune Roi et le vieux Roi, lutte qui s’achève généralement par le triomphe du Jeune et la mise à mort du Vieux., Il s’agit là- d’une procédure de succession royale par le meurtre qui aurait caractérisé les monarchies anciennes, antérieure à la succession par filiation, et qu’on retrouve dans certaines sociétés primitives, et aussi a Rome pour la succession des prêtres de Nemi. La lutte entre les deux protagonistes se fait soit par un’ affrontement en armes à l’intérieur d’un champ clos, soit par une course de chars. Plusieurs légendes grecques font allusion à une telle course ou le vainqueur tue le vaincu : les Jeux Olympiques ont perpétué ce rite en le transposant sous forme non sanglante. La légende œdipienne a condensé en une les deux phrases : Laïos et Oedipe rivalisent à la course en char ; ils s’entrebattent avec leurs armes.

Des siècles plus tard, l’esprit rationaliste des Grecs a cherché des mobiles moraux à cet épisode : averti par les propos d’un ivrogne ou d’un méchant compagnon qu’il était un bâtard, Oedipe quitte Polybe pour consulter l’oracle de Delphes. Effrayé par l’oracle, il décide de ne pas rentrer à Corinthe et prend la route de Thèbes. A un défilé’, il croise le convoi de Laïos. Laïos attaque le premier. Oedipe répond, à la fois pour se défendre et pour se venger. Ainsi la légende initiale devient un roman psychologique.

La mythologie grecque est d’ailleurs pleine d’exemples où le roi vieilli et incapable est tué ou poussé à la mort par son successeur : Pélops tue son beau-père Oenomaos ; Persée tue involontairement son grand-père Acrisios ; Jason, Ulysse, Thésée provoquent la mort de leur père. Cronos détrônant Ouranos, Zeus détrônant Cronos fournissent les prototypes de cette opération. Le match nul à Olympie entre Héraclès et Zeus son père signalerait au contraire le moment où le rite cesse d’être accompli jusqu’à son terme et se transforme en Jeux.

Troisième mythème : la victoire sur la Sphinx.

Le troisième Épisode est encore plus aisé à interpréter pour l’histoire des religions : l’épreuve décisive pour l’habilitation à la royauté, c’est la victoire sur un monstre. Zeus, Persée, Héraclès, Jason, Thésée en fournissent les plus illustres exemples.

En quoi consistait, à l’origine de la légende, la lutte entre Oedipe et la Sphinx ? Les textes sont muets mais l’archéologie parle à leur place. Marie Delcourt a rassemble à la fin de son ouvrage une iconographie décisive : 16 fragments de vases, de bas-reliefs ou de statuettes représentent tous la Sphinx dans la même attitude : c’est une démone qui couche sa victime (toujours un homme jeune) sous elle, l’immobilise avec ses griffes et tire de lui une jouissance à* la fois sexuelle et sadique. C’est une incube. Elle appartient à la même famille que les Sirènes, les Harpies, les Erinyes, les Keres, les Striges, les Moires, les Lamies. La Sphinx est une condensation d’une part du cauchemar oppressant (cf. les rêves d’angoisse ou l’on se sent écrasé, étouffé ; cf. le verbe sphiggein qui signifie étreindre, serrer), d’autre part des âmes en peine des morts, qui n’ont pu entrer aux enfers et qui, près de défaillir, cherchent avidement le sang et la semence de jeunes gens dans la plénitude de leurs forces, pour être momentanément régénérés.

 

Dans la forme archaïque et perdue de la légende, Œdipe ou bien tuait la Sphinx après un combat difficile et sanglant ou bien s’unissait à elle en un acte hiérogamique, mais en la dominant, c’est-à-dire au sens le plus littéral en prenant le dessus sur elle. Peu importe que la lutte soit meurtrière ou sexuelle ou plus vraisemblablement les deux à la fois : la victoire dans une telle lutte qualifie pour la royauté. Ainsi Persée a le dessus sur la Gorgone, Ulysse sur Circé et du même coup sur la Sirène.

Des siècles plus tard, les Grecs raisonneurs qui venaient d’inventer la géométrie, la philosophie et l’éloquence, ont transformé ce corps à corps monstrueux en une élégante joute intellectuelle, en un de ces jeux de société dont les classes cultivées, dans tout l’Orient méditerranéen et jusqu’en Inde, deviennent alors friandes : la Sphinx pose des énigmes, comme d’autres posent des charades ou des mots croisés. Mais si le jeu devient futile, l’enjeu reste grave : c’est la vie. Celui qui perd au jeu la perd. Il faut qu’un des deux meure : ou celui qui ne trouve pas la solution ou celui qui a posé l’énigme. La rigueur de l’enjeu est une survivance de la légende archaïque : pour la troisième fois, le futur roi soutient une lutte à la vie a la mort : il résiste à l’exposition, à l’attaque du vieux roi, à l’assaut avide de la démone. Le voilà définitivement habilite à la royauté.

Les deux énigmes qu’une tradition tardive a attribuées à la Sphinx sont futiles. Leur solution est de l’ordre du jeu de mots.

Première énigme. – Quel est l’animal qui marche sur quatre pieds le matin, sur deux pieds à midi, sur trois pieds le soir ? C’est-à-dire quel animal est tetràpous, dipous, tripous ? Oedipe, c’est-à-dire Oidipous, n’a nul mal à trouver la réponse ; la réponse c’est lui. C’est son nom, dipous, c’est l’être bipède, c’est l’homme. Certaines variantes sont mêmes pleines d’un humour noir : la Sphinx arrête Oedipe et lui pose la question : Oedipe « sèche » et, d’un geste d’hésitation et de désarroi se gratte le front ; la Sphinx croit qu’Oedipe se désigne lui-même : il a trouvé et elle se tue.

Deuxième devinette. – Quelles sont les deux sœurs qui s’engendrent l’une l’autre ? Réponse : ê êméra et ê nùx ;; le jour et la nuit (les deux mots sont, féminins en grec).

Néanmoins la présence de l’énigme à cet endroit du mythe prend aussi un sens archaïque rituel pour l’historien des religions.

Une devinette même futile peut en effet constituer l’occasion d’un pari mortel. Homère vieux se tue pour n’avoir pas trouvé le mot qui rend intelligible une plaisanterie de marins. Nombreuses sont les légendes germaniques ou le questionneur demande un secret, ou un nom ; parfois le questionné doit trouver le nom de son tourmenteur (cf. la croyance selon laquelle on a prise sur un être quand on connaît son nom). Dans tous les cas, il meurt s’il n’a pas rendu sa réponse avant minuit ou avant l’aube. Dans d’autres légendes dont nos comptines populaires se sont faites l’écho, le tortionnaire demande ce qui est un, ce qui est deux, ce qui est trois… Mais le rite auquel Marie Delcourt propose de rattacher l’énigme œdipeéenne est celui de l’énigme nuptiale : le père propose aux prétendants de sa fille des énigmes (cf. le choix des trois coffrets) ; celui qui échoue meurt ; celui qui réussit obtient la main de la princesse et la couronne. La présence de l’énigme à ce moment du scénario signifie donc à nouveau l’accès à la royauté. Elle sert de transition avec l’épisode suivant : Oedipe, vainqueur de l’énigme, épouse la princesse Jocaste et occupe le trône de Thèbes.

Revenons à la Sphinx. Pindare et les tragiques grecs dépeignent la Phix primitive : 1. comme une ogresse féroce, une mangeuse de chair crue, s’attaquant aux jeunes gens les plus beaux et les plus désirables ; 2. comme une musicienne, une aède, une rhapsode, dont le chant, difficilement intelligible, vise en fait à enchanter, à ensorceler ses victimes (cf. les Sirènes et Circé). Mais très vite dans l’histoire de la légende, la Phix perd ce double caractère redoutable ; son nouveau nom de Sphinx évoque ces statues égyptiennes majestueuses et tranquilles : elle n’est plus qu’une questionneuse. « La littérature grecque ne donne qu’une version expurgée des embûches de la Sphinx » (M. Delcourt; p. 106). Il faudra l’ingéniosité d’un Dumézil pour déceler dans ce monstre a corps de lionne, à ailes d’oiseau et a queue de serpent la trace de la triple épreuve à laquelle le héros anté-œdipien jadis était soumis en affrontant successivement trois êtres dangereux ranges en gradation ascendante.

Quatrième mythème : le mariage avec la princesse.

Oedipe, triomphateur du vieux Roi, vainqueur du monstre, découvreur d’énigme, épouse la princesse et monte sur le trône. Jusque-là, la légende est banale ; si la princesse n’était pas une veuve d’un certain âge, s’il n’y avait pas l’union incestueuse avec la mère, la légende s’achèverait sur un bonheur de conte de fées, ils se marient, ils sont heureux, ils ont beaucoup d’enfants. Le sens si clair de l’avant-dernière phrase du mythe, « Oedipe en épousant la reine accède à la royauté », a été obscurci par des apports ultérieurs. L’avant-dernière phrase a fusionne avec la dernière, « Oedipe s’unit à sa mère et la féconde », au point de disparaître en s’y dissolvant, ce qui a bouleverse le sens du mythe.

Dans certaines variantes, Oedipe épouse non pas sa mère, Euryclée, qui est morte (peut-être du chagrin d’avoir laissé exposer son fils), mais sa belle-mère, la seconde femme de Laïos, Epicasté. De plus Oedipe, quand il se découvre parricide, ne perd pas le pouvoir. « Un homme investi du pouvoir par plusieurs épreuves victorieusement traversées n’y renonce pas aisément. L’Oedipe archaïque devenait roi et mourait roi. Mais lorsque la morale est entrée dans la légende, que les faits ont été jugés, non plus comme des rites, mais comme des actes, le conquérant a été condamné à cause des moyens mêmes grâce auxquels il avait assuré sa conquête et il a été forcé de se déposséder lui-même. Cela résulte de scrupules récents » (M. Delcourt, p. 153). Le rite du mariage avec la reine est, une fois de plus, un rite d’accès à la royauté.

Ce rite ne se comprend que dans un système, commun à de nombreuses sociétés primitives, où le pouvoir est transmis par les femmes. L’homme exerce le pouvoir, mais la succession est matrilinéaire. A Thèbes, le pouvoir est transmis par Jocaste son mari règne, c’est-à-dire successivement Laïos et Oedipe dans les interrègnes, c’est Créon, le frère de Jocaste, qui exerce le pouvoir : le pouvoir passe à Oedipe après la défaite de la Sphinx, Créon le reprend dans les variantes ou Oedipe est exilé’. De ce point de vue, le mythe d’Oedipe exprimerait le conflit entre deux modes de succession, matrilinéaire et patrilinéaire.

De plus, le mariage du héros avec la « princesse héréditaire » évoque un rite agraire. Cet épisode du mythe est donc surdéterminé. Le rôle du roi est de rendre la terre féconde et son union avec la reine est un des « charmes » magiques de fertilité qui au printemps doivent agir sur la végétation. « Au siècle dernier encore, un paysan de Campine, pour que la récolte soit belle, s’unissait à sa femme dans son champ, par une nuit printanière, comme Déméter s’unit à Iasios au creux d’un sillon trois fois labouré » (M. Delcourt, p. 177).

Plusieurs siècles plus tard, les poètes sont, pour des raisons morales, devenus discrets sur l’épisode des noces entre la reine héréditaire et le jeune conquérant dont la victoire dans les épreuves a fait l’élu de celle-ci : l’inceste était trop horrible pour qu’on puisse s’appesantir sur la réalité de ces noces. Mais à l’origine ces noces étaient pour le peuple entier une fête, le symbole de la hiérogamie printanière qui allait féconder toute la nature.

Certains historiens des religions ont été frappes par le fait que dans certains pays, époux et épouse sont considérés comme roi et reine, que dans l’église orthodoxe, par exemple, ils portent des couronnes. Ils ont été tentés de « voir dans le mariage primitif rituellement célébré une cérémonie originellement réservée au roi et à la reine – rite magique, destiné à promouvoir les forces créatrices de la nature – puis étendue par degrés a l’aristocratie et aux classes inférieures » (M. Delcourt, p. 185). D’une façon générale, Oedipe, comme tout héros grec, conquiert sa patrie et la reine ; il féconde l’une et l’autre, grâce à sa puissance attestée dans sa réussite aux épreuves probatoires. Comme l’a remarqué Dumézil : « Souveraineté et Fécondité sont des puissances solidaires et comme deux aspects de la Puissance » (Ouranos-Varuna, P. 3 1).

Quand les idées morales substitueront un sens nouveau, psychologique et sentimental, au sens perdu des rites primitifs, la puissance fécondante d’Oedipe deviendra un orgueil coupable : la mutilation sanglante de ses yeux et l’exil volontaire signifieront le renoncement à cette double puissance, politique et sexuelle.

Cinquième mythème : l’union avec la mère.

Le commerce incestueux avec la mère s’explique lui aussi par un rite archaïque : la terre appartient à* celui qui s’allonge sur elle pour l’embrasser, c’est-à-dire pour poser sur elle les mains et la bouche ; forme atténuée sans doute d’un rite plus cru dont on a conservé’ quelques preuves ou traces : la terre appartient à celui qui s’unit sexuellement à elle et répand en elle sa semence.

Les allusions à un tel rite sont nombreuses. Ouranos s’unit à sa mère Gaïa, la Terre, et engendre ainsi la première génération des dieux : il est significatif, nous l’avons dit, que la théogonie grecque débute par une telle référence. Le recueil d’interprétation des Songes d’Artémidore d’Ephèse, au II siècle après J.C., contient un long chapitre sur les rêves d’union avec la mère. Citons les extraits les plus significatifs. « Au cas où (l’union) s’accomplit normalement avec une mère vivante, cela signifie haine et rivalité à l’égard du père… Le rêve d’union avec la mère est favorable, particulièrement… pour les hommes politiques et ceux qui aspirent au pouvoir, car 1 la mère représente la patrie… Rêver qu’on s’unit à sa mère morte est signe de mort, car la terre est appelée mère » (M. Delcourt, pp. 193-4). La vie des hommes illustres, et non seulement celle des héros mythiques, fournit ici des exemples. Le tyran Périandre, dont la cruauté est restée célèbre, aurait été séduit par sa mère Cratéia ; celle-ci, amoureuse de son fils, dormit avec lui secrètement et lui donna du plaisir ; mais la chose ayant été publiée, il fut ulcéré par la découverte et devint odieux à tous (d’après Diogène Laërce). Il tue sa femme enceinte d’un coup de pied au ventre. Il fait l’amour avec le cadavre de sa femme (d’après Hérodote) Pour l’histoire des religions l’anecdote est claire : le héros s’est uni avec succès à sa mère dont le nom Cratéia signifie Autorité ; autrement dit : « L’amant heureux est un maître auquel la nation obéit volontiers » (Delcourt, p. 195). L’union avec la mère symbolise la prise de possession de la mère-patrie, de la terre maternelle. L’union du conquérant avec la Terre est une pratique magique qui assure cette prise de possession. Peu importe que la hiérogamie soit réalisée ou simplement rêvée : le rêve, on le sait, pour le primitif, a valeur de fait. Jocaste connaît tout cela, à qui Sophocle fait dire : « Bien des hommes en songe se sont unis à leur mère. »

Hérodote raconte l’histoire du tyran Hippias : exilé d’Athènes, qu’il revient attaquer avec l’armée perse, il rêve qu’« il dormait avec sa mère, de quoi il conclut qu’il devait rentrer dans Athènes, restaurer son pouvoir et y mourir vieux ». Tite-Live rapporte une histoire analogue : Tarquin le tyran envoie ses fils et son neveu Brutus consulter l’oracle de Delphes, qui répond : « Le pouvoir suprême dans Rome appartiendra à celui de vous, jeunes gens, qui le premier aura donné un baiser à sa mère »[14]. Les Tarquins se hâtent de rentrer à Rome pour accomplir la chose, mais Brutus les devance, il se laisse tomber et baise la terre, notre mère a tous. Plutarque dit qu’au moment de franchir le Rubicon, César rêve qu’il s’unissait à sa mère ; le rêveur est troublé, mais les interprètes le rassurent : l’empire du monde lui est promis, car la mère qu’il s’est soumise n’est autre que la terre, mère de tous les hommes. Le même César, débarquant en Afrique pour la première fois, trébuche et tombe a terre ; il a l’habileté de changer ce présage malencontreux en un signe favorable : « Teneo te Africa », s’écrie-t-il. Platon, au livre IX de la République, expose que, pendant le sommeil, les désirs dominés par la raison s’affranchissent ; l’âme « ne recule plus devant aucune audace…. ni devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère…, ni de se souiller par n’importe quel meurtre ». Le tyran réalise à l’état de veille les désirs « terribles, sauvages, déréglés » que seul le rêve exprime chez l’homme normal. Platon conserve donc l’énoncé d’Artemidore en le renversant: on ne règne pas parce qu’on a rêvé qu’on épousait sa mère ; on épouse sa mère parce qu’on est un tyran.

Chez Homère, le naufragé embrasse la terre où il aborde Ulysse, Agamemnon embrassent la terre de leur patrie au moment où ils rentrent chez eux. Comme Oedipe, le conquérant cherche à assurer ou à retrouver son pouvoir sur la terre de sa patrie dont il s’est trouve écarté. C’est son héritage que le héros conquiert. La supplication par le baiser adressée a la Terre signifie une alternative : ou bien l’homme règnera sur sa terre, ou bien sa terre l’ensevelira ; l’un des deux se saisira de l’autre. Ceci recoupe la remarque faite à propos de la Sphinx sur les positions respectives du héros et de la démone dans leur lutte sexuelle : si la Terre a le dessus sur le héros, il meurt; si le héros prend le dessus sur sa mère, il jouit de son pouvoir sur la terre qui lui appartient.

L’historien des religions a deux remarques à ajouter à cette série impressionnante. Premièrement innombrables sont, en dehors de la Grèce, les légendes ou le conquérant, au lieu de s’unir a sa mère, a été habilite à la royauté’ parce qu’il est né’ d’une union incestueuse entre un frère et une sœur, substitut plus acceptable de l’inceste trop cru entre un fils et sa mère. Deuxièmement une croyance archaïque veut que par son sperme ou son « pieu » ou son « trident », un dieu puisse féconder directement la Terre et en faire naître un être vivant ainsi fit Poséidon à Colone ; de là naquit le premier cheval au même endroit, Héphaïstos, poursuivant Athéna, provoque la naissance d’Érichthonios ; au même endroit enfin, Oedipe vient terminer sa vie et son corps enseveli là rend désormais féconde la terre attique. Zeus enfin est la pluie qui féconde le sol.

Naturellement, ces croyances chtoniennes, ces rites hiérogamiques furent eux aussi au cours de l’histoire, et peut-être plus fortement que d’autres, expurgés de leur crudité. L’horreur de l’inceste réclame le châtiment final des héros conquérants qui l’ont accompli. Ainsi un sixième mythème fut rajouté après coup à l’épopée d’Oedipe, le mythème moralisateur de l’expiation. Bien que la notion d’expiation soit fort ancienne, l’historien des religions ne peut que tenir ce mythème pour apocryphe.

 

III : MYTHE ET SYMBOLE

De même que la lecture psychanalytique de la mythologie ne satisfait pas l’historien des religions, de même l’explication ritualiste des mythes ne saurait contenter le psychanalyste. Le travail de Marie Delcourt soulève deux questions. Acceptons que le mythe soit une construction tardive, dérivée d’un ou de plusieurs rites. Mais à son tour d’où vient le rite ? Ceci fournit la première question. Quand le rite est conservé et que, son sens étant perdu, le mythe lui cherche un autre sens, peut-il s’agir de n’importe quel sens ? Pourquoi, par rapport au rite, le mythe se constituerait-il en faux sens ? Telle est notre seconde question.

Dans la réponse à ces deux questions, le but de notre travail apparaîtra, nous l’espérons, plus clairement. La légende d’Oedipe désigne trop clairement le complexe d’Oedipe pour qu’on puisse avancer que la fonction de cette légende est de désigner à l’esprit ce complexe. Par contre, en la décomposant en ses éléments primitifs, il devient visible que chacun des éléments primitifs de la légende correspond a un des éléments de la fantasmatique œdipienne Cela nous semble être une méthode générale à appliquer à toute interprétation psychanalytique d’un mythe. Cette méthode permettrait d’ailleurs de repérer au passage tel élément de la fantasmatique œdipienne dans d’autres mythes que celui d’Oedipe.

Esquisse d’une étude psychanalytique du mythe d’Oedipe

Reprenons chaque mythème de la légende d’Oedipe et le rite que Marie Delcourt Y fait à chaque fois correspondre.

Le premier mythème est celui de l’exposition du nouveau-né. L’enfant physiquement ou moralement difforme, c’est-à-dire le cas tératologique, le bâtard, est maléfique pour son clan. En l’exposant le clan le voue à une mort très probable, sans porter la responsabilité directe de celle-ci. Qu’est-ce que ce rite évoque au psychanalyste dans son expérience clinique ? L’enfant non désiré, l’enfant vécu par sa mère comme mauvais objet, c’est-à-dire comme monstre. Nous savons d’ailleurs combien sont décisifs, dans l’éducation ou le traitement des enfants arriérés, handicapés physiques, difformes, voire psychotiques, les fantasmes d’enfant-monstre que la mère éprouve à leur égard. Si donc le rite avait un sens pour ceux qui le pratiquaient, ce sens devait s’établir par la référence à laquelle il renvoyait chacun, référence à un ressenti psychique angoissant et incompréhensible. Pour parler en termes kleiniens, ce rite serait une tentative pour transcrire symboliquement l’angoisse persécutive. Et la première phase du mythe devait évoquer pour les auditeurs le même ressenti psychique. Peu importe qu’ils aient reconnu là le rite ou qu’ils ne l’aient pas reconnu.

Le second mythème est plus transparent. Oedipe tue Laïos. Allusion au rite de la succession royale par le meurtre. Mais ce rite pouvait-il avoir un sens pour le peuple si ce n’est en établissant un rapport entre un acte social institutionnel et le nœud émotionnel intérieur qui est celui de l’ambivalence envers l’imago paternelle ? Le mythe touche les auditeurs car il touche en eux, de la même façon que le rite, le désir de mort du père, de cette mort dont la nécessité symbolique pour accéder à la maturité a toujours été obscurément pressentie.

Le troisième mythème n’est devenu clair que grâce à l’iconographie rassemblée par Marie Delcourt. Lévi-Strauss, en la consultant, ne s’y est pas trompé : il a reconnu l’imago de la mère phallique, familière au spécialiste des Amérindiens. Poussons plus loin. La lutte entre la Sphinx et sa victime, lutte confuse, à la fois sadique et sexuelle, ébats monstrueux où sang et semence sont confondus, possède les caractéristiques de la scène primitive. La victoire du héros Oedipe sur la Sphinx – que ce soit dans le rite du combat avec des monstres physiques, que ce soit dans le combat mythique contre des monstres psychiques -, cette victoire signifie la maturation décisive de la petite enfance, la fin de la soumission passive à l’imago de la mère phallique, la reconnaissance par le garçon que c’est lui qui possède le pénis dont sa mère est privée, et qu’ainsi il peut, en tous les sens du terme, prendre le dessus sur elle.

La Sphinx correspond probablement à la représentation que se fait le tout jeune enfant du couple de ses parents comme un seul être à la fois homme et femme. La présence de Tirésias dans la légende d’Oedipe en serait une confirmation: Tirésias jeune voit deux serpents s’accouplant et les blesse en les séparant (certaines variantes placent cette scène sur le Cithéron, où Oedipe fut expose). Il est transformé en femme (cf. les mamelles de Tirésias). Sept ans après, il revoit une scène analogue, intervient de la même façon et reprend le sexe masculin.

C’est parce qu’il avait l’expérience des deux sexes qu’Héra et Zeus le consultent sur qui jouit le plus dans l’amour. Héra le rend aveugle (comme le sera Oedipe) et Zeus lui accorde le don de prophétie. Tirésias n’incarne-t-il pas le psychanalyste : aveugle (règle d’abstinence), mais clairvoyant ; ayant affronté l’angoisse de la scène primitive ; homme ou femme selon le transfert ? Selon une autre tradition, Tirésias aurait été aveuglé et fait devin par Pallas qu’il aurait vue nue. Le psychanalyste n’est-il pas celui qui assume sa curiosité pour les secrets du corps de la mère ?

Le quatrième mythème va nous permettre un pas de plus dans la saisie du processus de symbolisation. Par son mariage avec la princesse, héritière du trône et du territoire, Oedipe accède à la royauté. L’union d’un jeune Roi et de la Reine assure la fécondité de la Nature, c’est-à-dire la germination des plantes et la reproduction des troupeaux. Ce mariage sacré permet au jeune Roi, que les épreuves précédentes ont sélectionné pour sa double vigueur physique et morale, de détenir l’autorité sur le peuple et sur le sol, de féconder la Reine et la Nature. Le rite hiérogamique garantit la fécondité de la végétation, sans doute aussi la fécondité des unions populaires. Traduisons en langage psychanalytique : le roi et la reine sont des représentations figurées courantes des parents ; les noces royales signifient, pour l’inconscient de l’enfant, la reconnaissance de ce qu’il est né du désir que son père et sa mère ont eu l’un pour l’autre et de l’union sexuelle par laquelle ce désir s’est accompli. Cette reconnaissance lui rend possible à son tour l’accès à la maturité génitale, ce qui est proprement le dépassement du complexe d’Oedipe. Le mythe d’Oedipe fait-il autre chose que de raconter – par des déplacements, des condensations, des symbolisations et des figurations imagées – la préhistoire, la cristallisation et le dénouement du complexe d’Oedipe, c’est-à-dire le remaniement économique et topique dont ce complexe est la cause ? La souveraineté royale et la fécondité à tous les niveaux de l’échelle des vivants, Dumézil l’a bien remarque, constituent les deux aspects solidaires et complémentaires de la Puissance- Vie politique et vie agricole sont les deux volets d’un même diptyque. La Société et la Nature s’ordonnent et se correspondent à partir d’un signifiant premier, le phallus. C’est à juste titre que l’on peut parler d’une pensée primitive, aussi bien dans la préhistoire que chez l’enfant, car cette pensée est constituée en effet par des croyances primitives. Celle dont il s’agit ici est la croyance en la toute-puissance du phallus. Par sa victoire sur la Sphinx, l’enfant-roi renonce à rester le phallus de sa mère ; désormais, ne l’étant plus, il peut l’avoir et faire de son pénis un signe, par lequel il s’approprie la réalité symbolique du phallus ; le garçon n’est plus un enfant-roi, mais il devient un conquérant, comme le marque très justement Marie Delcourt, le conquérant d’une épouse, le conquérant du sol, le conquérant de la nature. Ajoutons : le conquérant de quelque terre inconnue de l’espace terrestre ou sidéral ou d’une région du savoir.

Abordons le cinquième mythème. Il n’y a pas de conquête royale, pas de conquête du pouvoir, ni de conquête civilisatrice ou scientifique sans que le conquérant ait surmonté l’angoisse liée à l’interdit de l’inceste. Le contenu du tabou de l’inceste varie avec les civilisations ; mais l’inceste avec la mère est interdit partout et toujours. Ce qui paralyse l’homme dans sa conquête du trône, de la Nature ou du savoir, c’est l’angoisse d’accomplir là l’union désirée et dangereuse, l’angoisse de castration. Freud a montré que les investissements de Léonard de Vinci dans la recherche scientifique et dans la production artistique étaient sous-tendus par un fantasme de possession de la mère. Lui-même a compris tardivement que son inhibition d’aller en voyage à Rome et que ses rêves pleins du désir de voir Rome s’expliquaient par l’angoisse œdipienne ; dans une note tardive de la Traumdeutung, il en cite pour preuve l’épisode des Tarquins, que nous avons rapporté plus haut : Rome appartient a qui s’unit à sa mère. Une des difficultés spécifiques rencontrées dans la formation et la pratique psychanalytiques ne réside-t-elle pas dans l’identité subjective : pratiquer l’analyse c’est posséder la mère et connaître ses secrets ? Dans la mesure ou apprendre l’analyse et l’exercer mobilise le désir de réalisation œdipienne, le plaisir intense qu’on y cherche est barré par l’interdit et les sentiments de culpabilité viennent obnubiler chez l’analyste son pouvoir de compréhension. Le conquérant est bien celui qui a su triompher du danger intérieur d’aimer la mère[15].

C’est pourquoi le sixième mythème, que Marie Delcourt écarte comme apocryphe, le châtiment d’Oedipe, nous paraît avoir logiquement sa place dans la séquence du mythe. D’une part, c’est là un bel exemple de retour du refoule : le mythe n’a trouvé avec Sophocle sa forme d’équilibre définitive que du jour ou la culpabilité, expulsée des variantes archaïques, y a été réintégrée. D’autre part, ce sixième mythème doit être entendu non pas comme un dénouement chronologique (Oedipe est puni car il a péché) mais comme le terme qui manquait à la compréhension de la structure composée par les mythèmes précédents : les victoires d’Oedipe – sur l’abandon, sur Laïos, sur la Sphinx, sur la princesse – sont une seule et unique victoire sur les sentiments de culpabilité et sur l’angoisse de castration.

Aux origines du symbole.

Nous Pouvons répondre aux deux questions soulevées au début de cette troisième partie. Le rite, comme le mythe, comme le conte, comme le rêve, provient des fantasmes fondamentaux de l’être humain. L’enchaînement des actes et des formules dans le rite, celui des phrases dans le mythe, le conte ou le rêve, s’organise en unités signifiantes qui ne prennent un sens que parce qu’elles renvoient à un de ces fantasmes à la fois ressenti et méconnu de celui qu’ils habitent. A son tour le rite rend confusément clair au sujet le sens du fantasme en le délivrant de l’affect intense qui s’y trouve lie. Il n’y a de sens, des linguistes l’ont depuis longtemps énonce, que dans les rapports entre les termes. Le fantasme donne son sens au rite en même temps qu’il découvre son sens par le rite. Voici pour la première question, relative à la psychogenèse du rite.

Passons à la seconde question : le sens du rite s’étant perdu, le mythe se construirait-il comme faux sens a partir du rite ? Ici l’expérience psychanalytique des formations de l’inconscient autorise à répondre non. Dans l’évolution d’un cas ou d’une cure, un symptôme vient chasser un autre, un passage à l’acte succède à un rêve, un épisode psycho-pathologique surgit chez l’adulte à partir de la névrose infantile. Le noyau fantasmatique du problème reste le même, seule change l’économie psychique qui structure les défenses, les régressions, les investissements, en fonction de ce noyau. Quels que soient les réseaux dans lesquels il est pris, le même sens continue d’y courir.

Ainsi du rite et du mythe. Pour parler par analogie – peut-on parler autrement ? – le rite correspond à la sexualité infantile ; l’obscurcissement de son sens répond à l’amnésie de la période de latence ; le mythe évoque la réactivation des conflits infantiles à l’adolescence. Dans cette perspective , l’évolution historique, d’Homère à Sophocle, de la légende œdipienne n’apparaît plus comme arbitraire ou comme seulement conditionnée par le changement des croyances et de la mentalité dans la Grèce ancienne. A travers les variantes successives du mythe d’Oedipe, le sens primitif exprime dans le rite, le sens oublié, c’est-à-dire refoulé, se fraie un chemin, se heurte sans cesse aux barrages des rationalisations et des dénégations, ruse avec les défenses, cherche en tâtonnant les compromis lui permettant de s’affirmer de façon déguisée, trouve enfin chez Sophocle sa formulation la plus exacte mais à quel prix ! Au fur et à mesure que le sens caché se rapproche de la conscience, les sentiments de culpabilité envahissent celle-ci et occupent le devant de la scène. Le héros porteur de ce sens trop clair ne peut que subir un destin lamentable. La forme épique de la légende, chez Homère ou Hésiode, correspond à cette formation de l’inconscient qu’est la rêverie éveillée : le fantasme transparait souvent à travers les fantaisies, mais fragmente et exempt de la charge affective. La forme lyrique de la légende, chez Pindare par exemple, répond à la décharge des affects. La forme tragique s’apparente à la mise en scène dramatique propre au fantasme ; aussi l’angoisse est-elle maximum devant la poussée trop transparente du sens.

Si nous nous permettions encore une comparaison, nous avancerions que le rite est analogue à l’agir et le mythe à la remémoration et nous ajouterions que l’agir du rite prend son sens par la formule qui l’accompagne et que la remémoration du mythe a la structure du souvenir-écran.

Nous pouvons essayer de conclure. L’étude des mythes comme celle des rêves ou des symptômes nous introduit au cœur des rapports entre le ressenti et le formulé. Le jeune enfant est bouleverse par des émotions et par des représentations imaginaires dont il ne comprend pas le sens et que l’homme retrouve tout au long de son existence comme noyaux de sa vie psychique et de ses relations aux autres et au monde. Quand l’enfant s’est dégagé de sa relation symbiotique primitive à sa mère, il devient capable – et seulement à cette condition – de différencier le tout et la partie, c’est-à-dire de se distinguer d’elle, et, la ou il y avait fusion, d’établir des relations par analogie entre des représentations mentales. L’enfant accède alors au langage, à l’organisation des fantasmes que le langage rend possible et à l’insertion dans toutes les praxis symbolisantes qui ont la même structure que le langage : le rite, le- mythe, le conte, les codes qui règlent la classification des êtres et l’organisation des activités, plus tard ces systèmes symboliques plus complexes que sont le travail, la famille, l’art, la religion, la rhétorique. Le symbole est l’opération par laquelle la partie est extraite d’un tout et mise en relation avec celui-ci ; une partie peut désigner le tout, le tout peut désigner une de ses parties, la même partie appartenant à deux touts différents peut renvoyer de l’un à l’autre. Sans doute sont-ce là les opérations que les linguistes formalistes ont dénommées métaphore et métonymie longtemps après que Freud les a eues dans le rêve décrites comme déplacement, comme condensation et comme figuration. Ainsi le sein désigne la mère (la partie pout le tout), le phallus désigne le pénis (le tout pour la partie), semer désigne la scène primitive et réciproquement (la même partie renvoyant à deux touts l’un à l’autre).

L’homme ne peut comprendre ce qui l’entoure et qui conditionne son existence, par exemple le cycle de la végétation et l’organisation sociale dont la royauté est le support, que par référence à son ressenti le plus intime, le plus émouvant et le plus commun : les images de la mère phallique et du mauvais objet, l’angoisse persécutive et dépressive, la scène primitive, l’attachement incestueux, l’ambivalence, le fantasmatique de la castration, l’identification aux parents, et si l’on essaye de remonter à la source de tout cela, au désir que ses parents ont l’un pour l’autre et qu’ils ont pour l’enfant. Ainsi le désir du paysan pour sa terre rend compte de la fécondité de la végétation ; le désir du conquérant pour sa mère-patrie l’habilite à la royauté. Là prennent leur sens les actes rituels ou culturels qui en découlent, hiérogamies printanières, sacrifices humains, conjuration des maléfices, combat contre les monstres, joutes verbales, sportives ou guerrières, noces avec la reine ou la prêtresse.

A son tour l’explication de la végétation ou de la royauté ainsi formulée par analogie symbolique avec le ressenti intime, fournit un mode de formulation de ce ressenti. L’homme a qui échappe le sens de ce qu’il ressent et qui n’a de cesse qu’il n’ait ressaisi ce sens, le cherche par rapport au formulé du rite et de la croyance magique qui le soutient. Le mythe est alors cette réponse sur lui-même que l’homme construit à partir de son ressenti intime. D’où les réponses mythiques à la question de l’origine des enfants : les humains descendent des dieux, ou naissent de la terre. N’est-il pas frappant qu’à l’heure actuelle quand il s’agit de procéder à l’éducation sexuelle des jeunes enfants tout ce qu’on ait trouve soit une métaphore botanique ; ce qui est la démarche même du mythe.

Nous voilà au terme de ce travail. Il confirme en la précisant la constatation de Freud que le complexe d’Oedipe est la condition de l’éducation et de la culture, c’est-à-dire de la maîtrise du symbole. Puisse-t-il avoir fait toucher du doigt également pourquoi la reconnaissance des fantasmes œdipiens a été si malaisée pour Freud et reste toujours la chose la plus difficile pour les patients dans les analyses, pour les ethnologues et les historiens des religions dans leurs travaux, et même pour les psychanalystes dans leurs colloques : le ressenti œdipien n’est formulable à la conscience qu’à travers sa réfraction analogique dans l’œuvre d’art, le conte ou le rite, c’est-à-dire par un mode du langage qui est proprement celui du mythe.

 

 

 



[1] Ce texte a paru, pour la première fois, dans Les Temps Modernes, octobre 1966, n° 245, 675-715.

[2] M. George Devereux, qui a bien voulu lire et corriger du point de vue mythologique un premier état de notre texte, nous suggère ici deux rapprochements : a) Zeus et Héra ont devant Tirésias une discussion sur la question de savoir qui jouit le plus de l’homme ou de la femme ; Tirésias tranche la question – la femme jouit neuf fois plus ; Héra le punit d’avoir révélé son secret en l’aveuglant ; b) dans l’Eschyle, Silène voulant épouser Danaé amadoue le petit Persée, le fils naturel de Danaé, en lui promettant de bien l’amuser : il assistera dans le lit aux ébats de sa mère et de son parâtre, Sur la séduction par les parents, cf. G. Devereux : « Why Œdipus killed Laïus ». Int. J. Psycho-Analysis, 1953, 34, n° 2, 132-141.

[3] D’après une source tardive, Zeus viole sa mère et prétend s’en punir en se châtrant ; mais en réalité, les organes coupés qu’il montre à sa mère sont ceux d’un bélier. Chez les humains, la légende grecque donne, au moins, deux exemples de castration : le chevrier Mélanthée, qui a aidé les prétendants contre Ulysse (on lui coupe nez, oreilles, pieds, mains et on jette aux chiens ses parties génitales) ; le roi cruel de l’Epire, Echetos (il émascule l’amant de sa fille, aveugle celle-ci avec des aiguilles de bronze et l’enferme dans une tour : bel exemple de jalousie œdipienne : paternelle).

[4] Un jeu de mots tardif a fâcheusement et solidement implanté la confusion entre Cronos et Chronos, le temps, censé lui aussi dévorer ses enfants.

[5] Dans les textes mythologiques, Athéna veut rester vierge, son père n’exige rien. Le psychanalyste voit chez la fille la réalisation du désir inconscient du père à son égard. Par ailleurs, nombreux sont d’autres textes où le père pourchasse les prétendants ou l’amant de sa fille.

[6] Selon G. Devereux, il s’agirait d’un démariage : la déesse redevenait jeune fille, c’est-à-dire femme sans maître. Ce qui rendait possible le remariage dont dépendait c est-a-d la fécondité de la nature.

[7] Et aussi parce qu’il est boiteux. Dans de nombreux folklores, boiteux est symbole d’hypervirilité.

[8] In Mythologie 2 vol. Larousse, 1963. Cf. également son Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine. P.U.F., 1963.

[9] [Commentaire : soit l’amour philadelphe. Un autre exemple est en fait Narcisse qui cherche désespérément sa sœur décédée].

[10] Selon d’autres versions, Dionysos a exigé de Thésée qu’il lui cède Ariane.

[11] Selon G. Deveureux, Cadmos cherche à rattraper sa sœur qui chevauche le taureau, c’est-à-dire à voir leur coït (détective = voyeur). D’où rapprochement avec Cronos (qui a vu la scène primitive) avec Tirésias (qui a vu le coït des deux serpents deux fois dans sa vie avant d’être aveugle), avec Penthée (petit-fils de Cadmos, qui va espionner les Bacchantes et leurs excès sexuels et qui est surpris et mis en pièces par sa propre mère, Agavé, fille de Cadmos, qui ne l’a pas reconnu).

[12] Il existe même une variante qui présente la lutte entre Œdipe et Laïos comme une rivalité homosexuelle : tous deux aiment Chrysippe et la mort de Laïos résulte de la colère d’Héra et de la malédiction de Pélops. Pourquoi l’homosexualité du père d’Œdipe aurait-elle été si scandaleuse aux Grecs ? Parce que Laïos a violé Chrysippe non consentant. Œdipe, fils d’un homosexuel est voué à des amours anormales. Cf. D. Kouretas, « L’homosexualité du père d’Œdipe et ses conséquences », Annales Médicales, n° 5-6,1963, Athènes.

[13] « L’analyse structurale des mythes », in Anthropologie structurale, Plon, 1958.

[14] On a subodoré là un calembour par inversion : Roma = Amor. Toujours le double sens des formulations de l’inconscient.

[15] Comme l’a fortement marqué Mélanie Klein, l’inceste avec la sœur est un déplacement de l’inceste avec la mère. Ceci rend compte d’une variante du complexe d’Œdipe que Malinowski a décrite chez les Mélanésiens : haine du garçon pour l’oncle maternel, attachement pour sa sœur. C’est exactement ce qu’on trouve dans une scène d’Œdipe Roi, où Œdipe menace de mort Créon, son oncle maternel, dont l’attachement pour sa sœur Jocaste est évident et lui sauve d’ailleurs la vie. Et que dire des variantes selon lesquelles la Sphinx est une sœur naturelle d’Œdipe, à laquelle il s’unit en provoquant sa mort ? C’est aussi ce que l’on retrouve chez les descendants d’Œdipe : Étéocle est l’objet de la haine de Créon son oncle maternel et de l’attachement d’Antigone sa sœur. De tels rapprochements devraient mettre fin aux bavardages creux de certains ethnologues qui se vantent, sans avoir pris la peine de lire Sophocle, d’invalider l’universalité du complexe d’Œdipe.

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