Joël Bernat : « Présentation de Ruth Mack Brunswick (1897-1946) ». 1ère partie : courte biographie d’une fidèle disciple « oubliée » …

Texte d’une précédente version entièrement revue et corrigée.

Le nom de Ruth Mack Brunswick nous paraît familier pour peu que l’on ait quelques lectures des premiers temps de l’histoire de la psychanalyse, bien plus familier encore pour qui s’intéresse à Sergueï Pankeïev, c’est-à-dire l’« Homme aux Loups », célèbre patient de Freud. En effet, à suivre son histoire, on ne peut que rencontrer Ruth Mack Brunswick. Et cela s’arrête le plus souvent là. Elle n’apparaît dans aucun texte important ainsi que le remarque Paul Roazen[1], ainsi que les autres Brunswick dont nous allons parler.

Vaudrait-il donc la peine de s’attarder à cette psychanalyste américaine ? Eh bien, nous pensons que tel est le cas. Pas tant pour se nourrir d’un peu plus d’Histoire ou même d’histoires, mais bel et bien parce que nous avons quelque chose à apprendre de cette femme discrète tant sur le plan des apports théoriques que sur celui de la pratique de la cure, notamment avec des patients psychotiques.

Les textes de Ruth Mack Brunswick sont rares : huit en tout et pour tout, couvrant une période de vingt-quatre années de pratique dont dix-sept à Vienne. De ces textes, l’un est donc bien connu puisqu’il relate un épisode de la seconde cure de l’« Homme aux Loups ». Un second texte l’est un peu moins, où, elle est la première à produire la notion de phase préœdipienne. D’autres textes restent inédits en français, et nous les présentons à la fin de ces pages.

Une brève histoire

Il est peu question, dans les quelques notes biographiques que l’on trouve sur Ruth, de sa famille ; de plus, les informations restent souvent contradictoires et les témoignages rapportés le sont sans sources citées. Ce qui en fait un personnage quelque peu effacé, ce qui serait peut-être bien l’écho de sa personnalité ?

Ruth Jane Mack naquit le 17 février 1897, à Chicago, unique enfant d’une vieille famille juive fortunée d’origine allemande. On ne sait rien de sa mère, Jessie Fox (28/01/1876 – 30/11/1938) sinon qu’elle rencontra son père à Cincinnati. Julian William Mack (19/07/1866 – 05/09/1943) était un juriste célèbre d’avoir joué un rôle dans le New Deal du président Franklin Roosevelt, mais aussi membre du Conseil à Harvard, et décrit comme juif sioniste et philanthrope[2]. On ne sait rien des relations de Ruth avec sa mère, quant à celles avec son père, Roazen les qualifie de « difficiles » sans autre précision (James, Roazen, Women, Jew). Très vite, la jeune Ruth sera intéressée par les arts, la littérature et la musique (James).

Elle se marie le 19 juillet 1917, alors qu’elle était junior [3](vingt ans), lors de sa dernière année au College (pour d’autres, c’est en 1922…) avec un cardiologue de Boston qui deviendra célèbre, Hermann Ludwig Blumgart (19.07.1895-21.03.1977), cousin germain de la mère de Ruth, Jessie Fox.

Elle sort, en 1918, diplômée du Radcliffe College de Cambridge (US) où elle eut comme professeur Elmer Ernest Southard qui la sensibilisera à la psychologie (il fut un pionnier dans les études de pathologie mentale et de la schizophrénie et aussi le professeur de Karl Menninger).

La même année, elle est refusée à l’Université de médecine de Harvard du seul fait de son sexe. Alors elle partit étudier la médecine puis la psychiatrie à la Tuft’s Medical School dont elle sortit diplômée (avec félicitations) en 1922.

Elle part aussitôt pour Vienne, à vingt-cinq ans donc, encouragée par son mari[4]. Cet encouragement peut être relié à deux éléments :

  • Hermann Blumgart fut, à l’École de médecine de Harvard, un élève d’Edwin B. Holt[5], le premier professeur américain à donner un cours sur Freud et à rédiger un manuel de psychanalyse ;
  • Quant au frère d’Hermann, Leonard Blumgart (06.01.1902/25.05.1971), il était analyste à New York après avoir avait fait une analyse avec Freud peu avant pour les uns, peu après la fin de la Première Guerre mondiale pour d’autres[6]. Et c’est donc par son entremise que Ruth va rencontrer Freud.

Pour ce faire, elle quitte donc son mari et son pays, pour aller vers Vienne, Freud et la psychanalyse, pour une cure qui durera jusqu’à son retour aux USA, en 1939 – avec des interruptions. Ce qui en fait peut-être bien l’analyse par Freud la plus longue.

Comme son séjour viennois se prolongeait, Hermann Blumgart traversa l’Atlantique dans le but de ramener sa femme : il rencontra Freud afin de sauver son mariage, mais en vain. Démarche qui indique la place de Freud pour Ruth ! Ainsi Blumgart retourna-t-il seul en Amérique. Ils divorceront en 1924.

Elle restera donc à Vienne jusqu’à l’Anschluss de 1938, exception faite d’une période entre 1928-1929 où elle retourne aux États-Unis avec son second mari et mettre au monde sa fille unique, Mathilde Juliana Brunswick, dont le premier prénom est une référence directe à la fille aînée de Freud, Mathilde Hollitscher (1887-1978).

Selon Paul Roazen, Ruth était une américaine élégante et cultivée, charmante et intelligente, et dotée d’un courage moral qui plaisait à Freud et James la décrit aussi comme petite, féminine et vive, et surtout généreuse : elle aida tous ses amis à quitter Vienne après l’Anschluss de 1938. James précise aussi que ses collègues la jugeaient brillante clinicienne et thérapeute, et précise qu’elle n’était pas engagée comme son père dans le sionisme et qu’elle était athée.

C’est alors qu’arrive un cousin des Blumgart, Mark Brunswick, de cinq ans plus jeune que Ruth, et qui était amoureux d’elle depuis que, à vingt ans, il avait assisté à son mariage. Notons en passant qu’il avait une sœur aînée prénommée Ruth et que sa mère épousera le père de Ruth, devenu veuf, dans leurs dernières années de vie.

Mais Mark souffrait de troubles névrotiques, et Ruth s’arrangea pour qu’il fasse une analyse avec Freud. C’était visiblement une condition pour un mariage avec Ruth. Freud discutait du cas de Mark avec Ruth, ce qu’il reconnut être une erreur par la suite. Au bout de trois ans d’analyse, Mark put enfin épouser Ruth, en mars 1928. [7]

Ce fut un grand mariage à l’Hôtel de Ville, avec beaucoup d’analystes, et Freud – alors même qu’il était l’analyste des deux époux – fut l’un des témoins, l’autre étant Oscar Rie, son vieil ami et pédiatre des petits-enfants de Freud et, plus tard, de la fille de Ruth et de Mark. Il était aussi le père de Marianne Kris, la meilleure amie de Ruth. Les documents du mariage avaient été rédigés par Martin, fils de Freud, qui était juriste. Il y avait aussi le frère de Mark, David (qui était aussi en analyse chez Freud), et sa plus jeune sœur (qui, elle, était en analyse chez Hermann Nunberg).

Mais surtout, Freud assista à ce mariage, comme auparavant à celui de Loe Kann en 1914, ce qu’il ne fit pour aucun de ses enfants ![8] Soit deux patientes bien indépendantes par rapport aux hommes (l’on peut ajouter Lou Andreas-Salomé) … mais aussi addictes aux drogues (Loe était cocaïnomane, ce qui devait rappeler certaines choses à Freud !) …

A la même période, nous trouvons donc à Vienne le frère de Mark, David Brunswick[9], qui avait entendu parler de l’analyse par Léonard Blumgart, frère du premier mari de Ruth. Il fera une analyse, lui aussi avec Freud, de 1927 à 1930, puis pratiquera à Los Angeles). Cela fait que Freud a, en même temps sur son divan, Ruth, David et Mark Brunswick…

De plus, Freud discutait du cas de Mark avec Ruth pendant son analyse. Pensons aussi à Freud et Ferenczi par rapport à Gizella Pallos et sa fille, etc. Son côté « marieur » ?

Donc Freud analyse les deux frères Brunswick en même temps[10], David qui faisait des études de psychologie, et Mark (début 1924).

C’est en 1925 que Ruth commence à pratiquer la psychanalyse et elle fut une intermédiaire importante entre les Américains et le cercle viennois[11]. De même, grâce à son entremise, elle permit le renflouement du Verlag via son père qui donna quatre mille dollars (c’est Jones[12] qui le rapporte dans une très rare référence à Ruth…)

Ruth Mack fut alors adoptée par Freud[13], qui la combla d’idées et de patients, et contrairement à d’autres, elle ne fut jamais en opposition avec lui. Parmi les patients que Freud lui adressa, relevons les noms de Max Schur et sa femme Helen (en 1924), l’actrice Myrna Loy[14], ainsi que de nombreux patients hollandais ; et puis en 1926, le fils de Wilhelm Fließ, Robert, Karl Menninger[15], Muriel Gardiner pour une première tranche d’analyse en 1926, autre américaine de vingt-cinq ans, venue en même temps faire ses études de médecine à Vienne. C’est à cette époque qu’elle reçut en analyse l’« Homme aux Loups », d’octobre 1926 à février 1927 dont elle rapporte quelques éléments dans (1928) “A supplement to Freud’s history of an infantile neurosis”, International Journal of Psychoanalysis, 9, 439-76. L’analyse qui reprendra, de façon intermittente, de 1929 à 1938.

« Vous savez qu’elle est devenue une excellente analyste, et qu’elle est très proche de nous tous » écrit Freud à Ferenczi[16].

Ruth faisait donc partie des intimes de Freud, prenait des repas chez lui et le rejoignait en vacances. Elle était, dit-on, à la fois aimée et jalousée comme une rivale par Anna, la fille de Freud : dans sa correspondance avec Lou Andreas-Salomé, Anna ne la cite qu’ainsi : « la femme du Dr Blumgart »[17] avec qui, pourtant, elle prend des cours d’italien. Jalousée et ce d’autant plus paraît-il lorsque son père adressa Pankeïev à Ruth. Dans sa biographie de Freud, Jones ne mentionne à aucun moment la place de cette analyste auprès de Freud, bien qu’elle fût l’une des femmes à recevoir de Freud le fameux anneau. En effet, sous l’influence un peu « révisionniste » de Jones, on oublie que Freud a donné cet anneau, non seulement aux hommes du Comité Secret, mais aussi à des femmes. Or Jones ne cite que : Marie Bonaparte, Lou Andréas-Salomé, Anna Freud et Katherine Jones. Il faut donc ajouter Ruth Mack Brunswick, ainsi que Dorothy Tiffany Burlingham, Gisela Ferenczi, Jeanne Lampl-de-Groot, Edith Jackson, Eva Rosenfeld, et un homme, Henry Freud.

Freud admirait l’intérêt de Ruth pour les psychotiques, et, devenue membre de la Société Psychanalytique de Vienne en 1928, elle dirigea un séminaire sur les psychoses, ce qui n’était pas au programme de l’Institut, mais plutôt un séminaire « de troisième cycle » ; Marie Bonaparte, la grande amie, et Paul Federn, entre autres, assistaient à ces séances dans sa maison de Vienne. De cela nous en avons sans doute l’écho dans un de ses articles : (1929) “The analysis of a case of paranoia (delusions of jealously)”, Journal of Nervous and Mental Disease, 70,1-22 ; 155-178. C’est dans ce texte qu’apparaît pour la première fois le terme de « transfert psychotique », notion pas vraiment partagée par Freud[18].

C’est aussi à cette époque qu’elle a travaillé avec Freud sur les relations précoces mère-enfant, forgeant la première en 1929 le terme de préœdipien que Freud adoptera en 1931 dans son texte « Sur la sexualité féminine », et qui sera bien utilisé par Otto Rank et Melanie Klein. De ces travaux naîtra un texte qu’elle ne publiera en 1940 qu’après la mort de Freud : “The preoedipal phase of the libido development”, in the Psychoanalytic Quarterly, 9, 293-319. Texte où Ruth écrit ceci, qui montre qu’elle avait ses propres conceptions et pas si soumises que cela à celles de Freud : « Il semble à présent probable qu’il existe une sensibilité vaginale précoce. »[19]

En 1929, le couple Mack Brunswick quitta Vienne pour les États-Unis, où elle devint membre de l’Association psychanalytique de New-York, et donna naissance à une petite fille, qui reçut le prénom de Mathilda en souvenir de Mathilda Hollitscher, la fille aînée de Freud, qui était aussi une amie proche (lorsque Paul Roazen rencontra Mathilda, alors âgée de soixante-deux ans, elle portait la bague que Freud offrit à sa mère). Mais peu après, voici Ruth et Mark de retour à Vienne, où ils resteront jusqu’à la guerre, et Paula, la bonne de la famille Freud, relève que Ruth fut accueillie « très fraîchement » par Anna…

Ruth trouve une nouvelle place, celle de médecin personnel de Freud, et retrouve « sa famille » : par exemple, pour ses trente-trois ans, Freud lui offrit un bracelet d’opale, et à l’automne 1932, les Brunswick l’amènent en automobile chez Anna et Dorothy Burlingham, à la campagne. De même, c’est à Ruth que l’on doit le film sur les noces d’or des Freud, en 1936.

Freud avait ainsi auprès de lui deux médecins, « deux Leibärzte »[20], Ruth Mack Brunswick – toujours en analyse chez lui – et Max Schur, analysant de Ruth. Tous deux accompagnèrent Freud pour une intervention chirurgicale à la clinique Auersperg, en 1931. Ce fut Ruth qui, grâce à l’influence de son père sur l’Université d’Harvard, s’arrangea pour qu’un professeur de médecine mette au point une prothèse pour la bouche de Freud. Marie Bonaparte et elle payèrent la note élevée, ce que Freud finit par regretter, d’autant que cette prothèse fut un échec.

Si Ruth fut, avec Max Schur, le médecin personnel de Freud, elle fut aussi celui de Marie Bonaparte, en même temps qu’une forte amitié liait ces deux femmes fortunées. Elles voyagèrent ensemble, s’occupèrent de Freud, et partagèrent des confidences. Marie Bonaparte rapporte l’une d’elle dans son Journal à la date du 31.1.1926 :

« Ruth était « plus fière de son onanie que de ses dix échelons de doctorat en médecine ! Elle se croit indépendante de Mark, de Freud… ». »[21]

C’est en tant que médecin que Ruth accompagna Marie Bonaparte lors de ses opérations sur le clitoris afin de le rapprocher de l’ouverture vaginale pour ainsi guérir de sa frigidité, bien qu’étant en analyse chez Freud. Celui-ci, paraît-il, hochait de la tête, mais Marie Bonaparte insistait malgré les échecs. Les deux amies se rendirent ainsi chez le docteur Halban pour la première intervention en 1927, puis de nouveau le 14.05.1930 à l’hôpital américain de Neuilly avec Schur, pour une nouvelle intervention à laquelle Halban ajouta une hystérectomie pour éliminer une salpingite chronique…

En 1932, Ruth devint collaboratrice du journal américain Psychoanalytic Quarterly. Deux ans plus tard, Mark Brunswick tomba amoureux d’une jeune fille et fit de nouveau appel à Freud ; certains pensent que le patient auquel se réfère Freud, pour l’article de 1938, « Le clivage du moi dans les processus de défense », est bien Mark. Celui-ci divorça de Ruth en 1937, mais six mois plus tard, ils se remarièrent, pour re-divorcer peu avant la mort de Ruth.

C’est à partir de 1933 que la santé de Ruth se dégrada. Des insomnies l’« obligèrent » à prendre des somnifères, elle souffrait également de névrite et de violentes douleurs causées, pensait-elle, par la vésicule biliaire, qui l’« obligèrent » à prendre des sédatifs, essentiellement de la morphine. Selon d’autres sources, une pathologie intestinale la rendit « accro » aux parégoriques. Elle en devint progressivement dépendante. Sur l’indication de Freud, alors qu’elle était toujours en analyse avec lui, elle se fit hospitaliser afin de vaincre sa toxicomanie, mais en vain.

L’on pourrait penser que cette toxicomanie est aussi liée à des éléments dépressifs mais aussi à l’augmentation du transfert à Freud, à cette dépendance qui finira pas l’agacer, plus tard, à Londres.

C’est alors qu’elle fit faire une intervention chirurgicale, en juillet 1933, une opération de col de l’utérus relative à une tumeur finalement non maligne, intervention donc sans succès là aussi, car sa vésicule n’était pas atteinte (elle recommencera en avril 1935 avec le même résultat). Max Schur, son médecin, pensait qu’elle n’avait pas de calculs biliaires. Les médecins se succédaient et, dans le milieu des analystes, on parlait d’hypocondrie, d’attachement prégénital non surmonté, de caractère préœdipien… de tendance à « somatiser » ses problèmes affectifs, etc. Soit le renvoi cruel de la théorie à son auteur par les frères et sœurs…

Sa santé déclinait, elle s’accrochait à Mark, à ses amis, mais on commençait à se détourner d’elle et se décourager. Certains la décrivent comme une personne « accaparante et collante », d’autres avancent qu’elle ne semblait pas avoir une personnalité démesurément perturbée ou pathologique. Elle pratiqua néanmoins l’analyse avec le même talent jusqu’à sa mort, toujours considérée comme une psychanalyste de pointe.

Mais, quand même, en 1937, elle est malade, intoxiquée et malheureuse dans sa vie de couple : elle divorce de Mark pour se remarier avec lui six mois plus tard contre l’avis de Freud.

C’est l’année suivante, en 1938, que les événements les plus difficiles se déroulèrent : quitter Vienne, se séparer de Freud et de ses amis, de tout ce que cette ville pouvait représenter pour elle. D’abord, la guerre menaçait, Ruth et Mark, comme beaucoup d’autres, suppliaient Freud de quitter l’Autriche. Paula rapporte que de 1933 à 1938, Ruth faisait des propositions d’immigration aux Freud :

« C’était surtout Mrs. Brunswick qui revenait sans cesse à la charge pendant le dîner, mais Monsieur le Professeur disait seulement : « Je suis déjà presque mort. » Ce faisant, il souriait toujours. »

Mais il y avait aussi d’autres tristes nouvelles : le père de Ruth, âgé (et remarié à la mère de Mark) réclamait sa fille car il perdait la vue et la mémoire. Mark, revenu auprès de son beau-père, téléphonait fréquemment d’outre-Atlantique pour donner des nouvelles ; la mère de Mark était restée, elle, à Vienne avec sa belle-fille, Ruth et sa petite-fille Mathilda : Ruth n’avait pas accompagné Freud à Londres.

Elle fut donc contrainte de revenir à New-York, où elle rejoignit la New York Psychoanalytic Society ; elle y donna des cours sur la technique psychanalytique et l’analyse des rêves tout en poursuivant sa pratique privée malgré une santé déclinante. Cette année-là, elle rompt avec le Psychoanalytic Quarterly, qu’elle rejoindra de nouveau en 1944.

Elle vint voir Freud à Londres en 1938 avec Marie Bonaparte, rencontre dont il nous reste le film qu’elle fit, dans le jardin de Maresfield. Elle souhaita revenir l’année suivante, mais Freud ne voulait pas, lui reprochant le désir, selon lui, éternellement féminin, de voir son père mourir. Au cours de ce mois d’août 38, à Londres, elle revit Pankeïev pendant dix jours pour quelques séances (notons que l’un comme l’autre restent « accros » aux séances).

De retour à New-York, elle eut de terribles douleurs aux yeux et finit par perdre un œil, contractant aussi une pneumonie, s’auto-prescrivant des stupéfiants, malgré la présence de Max Schur, son médecin personnel. Son addiction s’accroît encore plus lorsque sa mère mourut en 1940, puis, peu après, son père en 1943 (qui, entre temps, avait épousé la mère de Mark). Les rapports avec Mark étaient toujours aussi complexes, d’autant qu’elle luttait contre l’alcoolisme de Mark. Il était sans doute le dernier soutien qu’il lui restait après toutes ces pertes.

Ainsi, au début de l’an 1945, tout va mal : Ruth est malade, aveugle d’un œil, et son couple a sombré de nouveau. « Tout ce qu’elle adorait semblait s’être écroulé, alors elle s’écroula à son tour » dira Mark plus tard à Marie Bonaparte, à Paris, pour lui parler du problème de Ruth, avant de la quitter une nouvelle et dernière fois. Paula, de passage, note ceci dans son carnet : « À deux heures chez le Docteur Brunswick, qui habite une demeure terriblement sale », Altar Avenue[22].

Alors, Ruth s’adressa à Hermann Nunberg pour une nouvelle analyse.

Le 23 janvier 1946, elle organisa une réunion pour sa grande amie Marie Bonaparte afin de lui faire rencontrer ses collègues américains. Un repas fut donné au chevet de Ruth qui ne pouvait pas se lever. Le lendemain, elle glissa dans la salle de bains et dans sa chute se fit une fracture du crâne dont elle mourut. Elle avait quarante-neuf ans.

Roazen fit ce commentaire « engagé » :

« On ne peut pas, à proprement parler, qualifier la mort de Ruth de suicide, mais on peut dire qu’elle fut le résultat d’une semi-intention de s’autodétruire. Quoique, au départ, les maladies aient suscité en elle une propension à se droguer aux médicaments, elle finit par consommer du parégorique, elle prenait aussi des barbituriques, et sa santé était minée par des années de consommation médicamenteuse. Elle n’avait aucune crise et n’exhibait aucun autre symptôme d’intoxication, mais se trouvait sur les listes du Bureau de la Brigade fédérale des Stupéfiants. Puis elle contracta une pneumonie.

« La mort de Ruth, fut un grand choc pour tout le monde. Mark l’avait vue six heures plus tôt. La cause officielle de sa mort était une « crise cardiaque induite par la pneumonie », mais c’était un pieux mensonge. Elle était morte d’un excès d’opiacés et d’une chute dans sa salle de bains (se cognant la tête et se fracturant le crâne). Elle souffrait alors d’une forte diarrhée, ce qui l’avait poussée à prendre de la morphine, avant de tomber endormie sur le carrelage de la salle de bains. Il est possible que, ce dernier soir, elle ait aussi pris trop de somnifères, ce qui pourrait avoir provoqué sa chute ; ce fut cette chute qui la tua. »

Les circonstances de la mort de Ruth Mack Brunswick empêchèrent sans doute ses collègues de lui rendre hommage : il n’y eut pas de notice nécrologique dans l’International Journal of Psychoanalysis, juste une phrase : « Elle a eu une mort tragique et soudaine. » (Freeman) Car pour le public, les circonstances de sa mort furent longtemps cachées, et il est fort possible que, tant sa mort que son addiction donnent quelques raisons possibles de l’occultation de ses travaux.

Quant à David Blumgart, lors d’une interview avec Paul Roazen[23], il pensait que la vie de ruth fut une « grande tragédie » caar elle ne se sentait jamais jolie, et sa mort pourrait se qualifier de « suicide inconscient ». Selon lui, Freud aimait trop Ruth et elle aimait sa dépendance à lui (Gegenliebe).

Seul, Hermann Nunberg, l’analyste des dernières années a rédigé quelques lignes dans l’American Quarterly[24] où il rapporte qu’elle était riche de souvenirs de Freud, ce qui était pour elle une source de joie, de courage et de stimulations pour ses travaux. Et il conclut ce bref éloge par ces mots : « Il n’était pas mort pour elle. Elle n’est pas morte pour nous. »

Notes :

[1] Roazen, 12, g, p. 72.

[2] Roazen, 12, g, p. 71.

[3] Selon l’Encyclopédie des Jewish’s women Archive & le Women’s Intellectual Contributions to the Study of Mind and Society.

[4] Selon Anna Freud, in Lou Andreas-Salomé – Anna Freud, Correspondance 1919-1937,

[5] Edwin Bissell Holt (21/08/1873 – 25/01/1946) fut professeur de philosophie et de psychologie à Harvard puis à Princeton.

[6] Leonard Blumgart (1881-1959), membre de la New York Psychoanalytic Society qu’il préside de 1942 à 1946. Il séjourne à Vienne d’octobre 1921 à février 1922 : « Son analyse a été excellente, si loin qu’il a progressé… » Freud à Jones, lettre 352, 5/02/1922, p. 538, lettre 306, 12 avril 1921 p. 496-497 et lettre à L. Blumgart, 1962a, Lorand 1960 (voir correspondance Sigmund – Anna, note 1144). Auteur par exemple de « Instinct and the Unconscious: A Contribution to a Biological Theory of the Psycho-neuroses » in The Journal of Philosophy, Vol. 18, Issue 17, 1921, p. 465-472 ; mais surtout, peut-être bien : « Some Aspects of the Mental Hygiene of the Child » in The Annals of the American Academy of Political and Social Science, Volume 98.

[7] Selon Roazen, 12, g, p. 71, Mark serait le cas dont qu’étudie Freud dans son texte : « Clivage du moi dans les processus de défense ».

[8] Roazen, 12, g, p. 92.

[9] Il a traduit le livre d’Otto Fenichel : Problems of Psychoanalytic Technique Hardcover, 1941.

[10] Voir E. Roudinesco & M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, La Pochothèque, 1997.

[11]  International Dictionnary of Psychoanalysis.

[12] Ernest Jones, T. III, p. 164.

[13] Freud écrivit à Ernst, le 28 04 1927 : « … elle fait presque partie de la famille… » in S. F., Chronique la plus brève. Carnets intimes 1929-1939, Albin Michel 1992.

[14] Myrna Loy était une star du cinéma d’Hollywood pendant l’entre-deux guerres et était surnommée « reine d’Hollywood » ou encore « l’épouse idéale ». De son vrai nom, Myrna Adèle Williams, 07.08.1905/14.12.1993.

[15] Wikipedia : « Son travail contribua à faire admettre que les personnes souffrant de troubles psychiatriques sont des personnes seulement un peu différentes des personnes saines pour lesquelles des traitements existent. Il expose par la suite que certains actes criminels, chez des personnes susceptibles de les commettre, peuvent être prévenus par des traitements adaptés et que le principe de « punition » est inadapté à certaines pathologies. Karl Menninger s’attache également à défendre les droits des enfants mal-traités et abusés, ainsi que ceux des amérindiens et des prisonniers. »

[16] Sigmund Freud – Sandor Ferenczi. Correspondance 1920-1937, les années douloureuses, Calman-Lévy, 2000, lettre 1062 F, p. 293.

[17] Lettre d’Anna Freud à Lou Andreas-Salomé du 10 mai 1923, p. 159 de Lou Andreas-Salomé – Anna Freud, Correspondance 1919-1937,                                  

[18] Olivier Douville : Chronologie : situation de la psychanalyse dans le monde, du temps de Freud. Freud fit l’expérience de la psychose en recevant un millionnaire américain, Carl Liebman. Présenté en 1924 par Pfister à Bleuler qui diagnostiqua une schizophrénie légère, avis partagé par Freud – et aussi fétichiste. Il le prendra en cure en 1927 apportant quelques modifications techniques : ne pas insister sur les associations libres, et autoriser le patient à s’asseoir de temps en temps. Freud marchait souvent dans la pièce (transfert parano déambulatoire ?). Il en parle dans l’article « Fétichisme ». En 1930, il l’adresse à Ruth ; Liebman poursuivra avec Rank à Paris, Brill à New York puis Nunberg, puis sera interné longtemps. Freud en par le dans sa correspondance avec Pfister sous le nom de patient « A.B. »

[19] Voir RFP, 1967, 31, p ; 283-285.

[20] Ainsi qu’il les nomme dans une lettre à Eitingon le 16. IV. 1931. Cf. aussi Schur, op. cit., p. 504.

[21] Mes italiques.

[22] Citée par Deltef Berthelsen : La famille Freud au jour le jour. Souvenirs de Paula Fichtl, P.U.F. 1991, p. 150. On y lit p. 67 que Ruth se serait suicidée, ce qui sera contredit plus loin dans le texte.

[23] Roazen, 12, g, p. pp. 91-93.

[24] Nunberg, Herman, « In memoriam : Ruth Mack Brunswick (1897-1946) », Psychoanalytic Quarterly, 1946, vol. 15, n° 2, pp. 141-143.

Bibliographie

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  5. Deltef Berthelsen : La famille Freud au jour le jour. Souvenirs de Paula Fichtl, P.U.F. 1991.
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  10. Roudinesco & M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, La Pochothèque, 1997.
  11. Max Schur, La mort dans la vie de Freud (1972), Paris, Gallimard, 1975.
  12. Paul Roazen :

a : Animal mon frère, toi, Payot, 1971.

b : La pensée politique et sociale de Freud, Edition Complexe, 1976.

c : La saga freudienne, PUF 1986.

d : Comment Freud analysait, Navarin, 1989.

e : « Les patients de Freud », Coq-Héron, n° 139, 1995.

f : Mes rencontres avec la famille Freud, Seuil, 1996.

g : Dernières séances freudiennes. Des patients de Freud racontent, Seuil, 2005.

h : “Brunswick, Ruth Mack (1897-1946)”, International Dictionary of Psychoanalysis, Encyclopedia.com.

  1. F., Chronique la plus brève. Carnets intimes 1929-1939, Albin Michel 1992.
  2. James T., Wilson J., & Boyer P. (1971). Notable American women 1607-1950 : A bibliographical dictionary. London : Oxford University Press.
  3. Women’s Intellectual Contributions to the Study of Mind and Society.

Une bibliographie presque complète des travaux de Ruth dans : Alexander Grinstein, Index of Psychoanalytic Writings (1956), I, 263-264.

Un ajout : Abstract in Internationale Zeitschrift für Psychoanalysis, XIX, 1933, 244.

Voir aussi :

Sigmund Freud – Anna Freud, Correspondance 1904-1938, Fayard 2012.

Muriel Gardiner, L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, Gallimard1981.

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