Jacques Woda : « La psychanalyse a-t-elle une influence sociale ? »

« Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir »

On aura reconnu Pascal et son incompréhension des espaces infinis. Je me range à ses côtés, pour ce qui est de l’incompréhension s’entend, m’efforçant d’aucune autre outrecuidance.

Mon histoire m’ayant fabriqué résolument matérialiste et athée, je ne trouve aucun sens ultime à tout ce que je vois des humains et de l’humanité. Or, étant moi-même humain, je me constate animé d’une pulsion de vie, notamment de sa composante d’auto conservation, qui m’empêche d’avoir la logique de me suicider. Me voici donc acculé à élucubrer et mettre du sens sur le réel. J’en trouve en une autre composante de la pulsion de vie, la recherche du plaisir et de l’homéostase. Mais quel plaisir, parmi les milles possibles ? Ou encore,  globalement, puisque me voici dans le monde, quelle vision du monde ?

Mon histoire m’en a aussi doté d’une.Du type liberté-égalité-fraternité-sororité coopération laïcité non-discrimination versus compétition concurrence pouvoir suprématisme élitisme fanatisme etc. Ce genre de vision m’empêche de considérer, comme si j’étais bien au chaud dans un lointain Sirius,  les convulsions de l’humanité comme d’insignifiantes guerres picrocholines entre grandboutiens et petitboutiens. J’en suis au contraire affecté, dans ma chair et dans mes affects, ce qui me conduit à chercher à comprendre ce que je peux  et à faire ce que je peux, dans mon cadre et ses limites.  J’en suis actuellement au point suivant.

1- L’homme n’a pas changé.

Piaget note que ce qui n’était accessible qu’au seul Pythagore est devenu, 2500 ans plus tard, compris par un élève d’école primaire. En effet. Chacun peut constater qu’un niveau donné de technique est maitrisé par des humains de plus en plus jeunes, ou que pour un âge donné les programmes scolaires ont un niveau de plus en plus élevé.

 Mais à quoi cela s’applique-t-il ? Au rationnel, exclusivement.  Pas du tout au psychique. Ce que l’on observe des humains aujourd’hui fut déjà décrit par La Fontaine, avant lui par Esope, avant Esope par Ahiquar l’Assyrien, avant Ahiquar par etc.

Ce qui a changé ce sont les pouvoirs dont l’homme s’est doté. Infiniment plus intelligemment et efficacement qu’auparavant  il sait  aujourd’hui mieux produire distribuer communiquer  tuer torturer etc… mais il ne sait, ou ne veut, ou ne peut, toujours pas se rendre mutuellement heureux. Albert Cohen parle à ce propos de la « babouinerie humaine », ce reste en nous d’animalité qui selon  certains  constituerait « le péché originel »

Pourrait-on alors fabriquer un « Homme nouveau » ? On a douloureusement expérimenté que non, à plusieurs reprises.

Pour ces raisons, lorsque je vois un humain, je sais que, quel qu’il soit, il est, éthiquement parlant,  possiblement porteur du meilleur comme du pire. Ce qui s’applique, j’anticipe un peu, aux psychanalystes.

2-  Ne pas confondre expertise et usage de l’expertise.

Une expertise est la maitrise, dans un domaine donné, par un sujet nommé « expert »,  de la compréhension et des voies et moyens qui doivent être mis en œuvre pour atteindre, si possible en un temps, un cout, et sous contraintes connues ou inconnues,  un objectif   fixé à l’avance par un autre sujet que le sujet expert, le demandeur. .

Il ne faut pas confondre la   compétence technique de l’expert, et l’usage, par l’expert, de sa compétence. Cela vaut en tous domaines :

  • l’intelligence et son usage, recherche scientifique ou grand banditisme
  • la musculature et son usage, défendre la veuve et l’orphelin, ou dépouiller un vieillard
  • les apparences et leur usage, faire plaisir ou tromper.

En un mot : ne pas confondre l’outil, la capacité, le média, la main, et l’usage de la main, caresse ou torture.

3- Un expert est un humain, et donc peut servir toutes sortes d’objectifs

L’expert sait, le demandeur ne sait pas. Tout est possible, selon l’éthique de l’expert.

Les exemples abondent : du plombier au garagiste, de l’obsolescence programmée à l’évasion fiscale, etc., nul besoin d’en détailler ici.

4- Un psychanalyste est un expert humain, qui peut servir toutes sortes d’objectifs

Un psychanalyste est un expert technique : il ne fixe pas l’objectif, mais les moyens pour atteindre un objectif fixé par l’analysant. Qui n’en a  parfois lui-même qu’une idée vague, ou, selon l’analyste,  fausse. Et c’est alors l’analyste qui fixe l’objectif, qui ne peut être que le sien, mais pour le bien de l’analysant.

Un psychanalyste est aussi un humain, qui ne peut donc faire autrement que d’exercer son travail à l’intérieur de sa propre vision du monde, de son propre cadre, qui entre autres inclut sa propre survie, sa propre intégrité, psychique, aux limites physique.

Quand un analyste assure qu’il ne peut être que du côté de la vie, qu’il est là pour produire du singulier, il énonce un discours prescriptif, décrivant ce qu’il souhaite, très fort. Son discours n’est pas descriptif, c’est-à-dire qui décrirait ce qui, indépendamment de l’idéologie du discourant, voire contre elle,   existe. L’histoire est prodigue en exemples avérés de médecins tortionnaires et de psychiatres camisolant des opposants politiques. Par analogie, et je sais qu’ainsi j’extrapole sans preuve pour n’en connaitre aucun exemple, je n’ai aucune raison de penser qu’il n’ existe pas de psychanalystes qui n’aient encore en eux la sauvagerie, la rivalité, la haine, l’envie, etc., vestiges non digérés de l’infantile, bref de la babouinerie, et qui soient du côté de, œuvrent pour, la mort et le général. Parce qu’ils sont des humains.

Pour le dire  autrement: je pense que la profession de psychanalyste est tenue pas des personnes de bonne foi et volonté ; mais que, pas plus que le titre de médecin ou de psychiatre,  la qualification de psychanalyste d’un individu n’est l’assurance de sa valeur, à tous sens du terme.

Cette idée est horriblement banale. Mais cruciale dans le cas des psychanalystes. Car ils œuvrent dans le champ des ressorts profonds, basiques, initiaux, des actions humaines. Ce pourquoi ils peuvent avoir une influence sociale.

5- L’influence sociale des psychanalystes.

Redisons que l’analyste œuvre dans le champ des ressorts profonds, basiques, initiaux, des actions humaines

Le cadre de l’analyse limite lui-même son influence sociale : l’analyse est individuelle, longue, pour certains hors d’atteinte financière, pour d’autres hors d’atteinte culturelle.

Pour autant, les psychanalystes ne sont pas dénués d’influence. On connait l’exemple, il est vrai exceptionnel, de Bernays payé  dans les années trente par l’American Tobacco Corporation pour pousser les femmes à fumer en public, et y réussissant au-delà de toute espérance.

Je ne connais pas de  cas mais je pense fortement plausible qu’aujourd’hui des psychanalystes sont consultés pour accroitre l’impact de campagnes de marketing, de communication, de publicité. Ils peuvent s’y prêter, ou refuser de s’y prêter. Ce qui est essentiellement en jeu est leur éthique, pas leur expertise. J’ai personnellement connaissance d’un exemple où un psychanalyste, contacté par une prestigieuse école de commerce,  a refusé d’y vendre un enseignement de manipulation des esprits. Peut-être un autre a-t-il pris la relève, mais cela est une autre question.

A l’échelle proprement individuelle, cela dépend des cas, mais je ne vois pas d’exemple où l’analyste peut s’abstraire totalement de sa propre vision du monde social. Même si son analysant affronte une problématique hyper spécialisée, par exemple celle d’un homme qui se définit comme une lesbienne couchant avec des hommes, et demande de l’aide pour se choisir en tant qu’homme et/ou femme, l’analyste ne peut pas ne pas sentir dans sa clinique le regard de la société sur son analysant.

Qu’il  en tienne in petto compte pour orienter la cure, ou n’en tienne pas explicitement compte, par choix, dédain ou ignorance, l’analyste ne peut que réagir à la vision du monde de l’analysant, et il réagit en fonction de son éthique propre.

Inversement,  l’analysant ne vit pas dans une bulle. Son rapport à lui-même ne peut pas être indépendant de son environnement social, c’est-à-dire son  rapport à autrui, y compris son analyste.

Ce disant, je ne fais qu’énoncer qu’il existe une influence réciproque de chacune des deux parties prenantes de la situation analytique l’une sur l’autre.

Mon hypothèse complémentaire est que l’analyste est mieux ancré dans sa vision du monde  que l’analysant, et que malgré les contre transferts c’est plutôt l’analysant qui ne traverse pas indemne la cure. Sa vision du monde est influencée par l’éthique de l’analyste, quels qu’en soient le sens et la portée, et va à son tour colorer ses rapports à sa société. C’est ce qui pourrait s’appeler d’une expression autrefois courante dans le domaine de l’influence de la formation, «  l’effet multiplicateur » de l’analyse.

Cet effet multiplicateur de l’analyse est immesurable. Même adorné de livres, conférences, congrès, etc. Il est certainement bien plus faible que les autres perturbateurs sociétaux que sont en particulier les prescripteurs d’opinion.  Est-il nul ? Je ne sais pas. J’ose espérer que non.

 

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