Entretien de Jean Clavreul le mercredi 25 juin 1997

Suite de l’entretien recueilli par Ioanna Rames et Georges Sierra autour de l’histoire de la psychanalyse en France.

III, Mercredi 25 juin 1997

JC : Donc, avisez, sans autre préambule.

GS : Oui, je, je crois que avec l’arrivée, dans le fond, on se rejoint avec Ioana, sur le retour à Freud dont on parlait autour de la scission avant….

JC : La scission de cinquante-trois ?

GS : Avant la scission de cinquante-trois. Moi il y a une question que je voudrais vous poser, c’est pas tout à fait la même question. Un peu en quoi ce que disait Lacan

JC : Tabou ! (le chien…)

GS : …En quoi ce que disait Lacan à cette époque-là dans le séminaire qu’il faisait dans la commission de l’enseignement, dans son retour à Freud avec l’analyse de Dora et cetera, en quoi ça avait eu une influence dans ce qui ensuite a déterminé la scission. Est-ce que déjà la théorie qu’il avançait et ce retour à Freud faisait un effet sur ce qui a provoqué le bannissement, enfin si on peut dire…

JC :… de Lacan ?

GS : Ah ben de Lacan…c’est ma formulation qui n’est pas tout à fait la même…

HE : Oui, on ne l’avait pas formulé comme ça tout à l’heure.

IR : Moi, c’était moins précis : ce qui m’intéresse c’est de voir comment les analystes travaillaient entre eux à différents moments de….

JC : Ben pour répondre d’abord à cette question : la scission de cinquante-trois, je pense a été relativement confuse. Je ne peux pas vous en dire des choses très précises parce que moi j’étais vraiment tout jeune et très peu introduit dans les milieux analytiques. Néanmoins ce que je peux en dire, c’est que, à mon sens, quelque chose était très important, très dominant, et je trouve que c’est intéressant parce que c’est toujours d’actualité. A cette époque-là, ce dont il était beaucoup question pour les analystes, c’était, d’une manière générale, d’acquérir une respectabilité dans la société. Alors évidemment ça a été traité de façon très différente. Il y avait ça et il y avait aussi des aspects  relativement lointains, apparemment, mais pas tellement finalement, qui concernaient l’éventualité des remboursements des analyses par la sécurité sociale. Il en était  question dès cette époque-là,  donc en cinquante-trois. Alors c’était un élément qui pesait lourd sur les prises de position des uns et des autres. D’autre part, il est certain que les analystes étaient en mille neuf cent cinquante étaient extrêmement peu nombreux, surtout du côté des analystes connus et reconnus. Ils étaient peu nombreux et ils voyaient par contre un afflux important de jeunes psychiatres, alors dont j’étais, et aussi  de gens de formation philosophique, Normaliens, des gens comme ça, qui s’intéressaient à la psychanalyse. Alors l’idée était un peu de réglementer tout ça, de mettre un peu d’ordre dans tout ça, d’autant plus que les statuts de l’Association Psychanalytique de Paris rattachée donc, à l’IPA, prévoyaient la constitution d’un institut de formation. Ce qui était donc une décision très antérieure et prise au niveau de l’international. C’est donc dans ces conditions que la décision de créer l’Institut a été faite, le financement de l’achat d’un local étant pour une très large part assuré par Marie Bonaparte, qui était une dame qui avait beaucoup d’argent et beaucoup d’influence. Et qui était, évidemment un personnage, je dirais, très bien situé dans les milieux mondains et autres. Alors cette décision de constituer un institut est venue et il est sûr que le souci de respectabilité des analystes était très largement de faire une grande école au même titre que l’école de médecine, au même titre que l’ENA, d’ailleurs pourquoi pas, enfin, de toutes ces grandes écoles qui tendaient à se faire dans cette période qui était encore très marquée de l’après-guerre. Ce qui est arrivé, c’est que ils ont décidé de faire trois années de formation pour les psychanalystes. Ce qui comprenait un certain nombre de choses : l’obligation de certains stages en psychiatrie, suivre certains cours, participer à des séminaires, et cetera. Ça comportait donc un certain nombre d’obligations comme celles-là. Il y avait aussi la décision faite à l’Institut, de créer un dispensaire, rue Saint-Jacques. Toujours au même endroit que maintenant. Alors les conflits ont éclatés parce que Lacan ne voulait pas de quelque chose de très rigide. Et d’autre part, un certain nombre d’autres analystes tels que Juliette Favez et Lagache trouvaient aussi que le carcan était un peu raide. Mais, et il y avait aussi naturellement Françoise Dolto qui était déjà relativement mal vue dans les milieux de l’Institut. Bon, voilà donc comment ça s’est créé. Mais l’originalité de l’enseignement de Lacan n’a été vraiment perçue que petit à petit. Et d’autre… d’une part de son enseignement, et d’autre part de sa pratique. Ça ne s’est affirmé que peu à peu, pendant les dix années quoi, de fonctionnement de la Société Française de Psychanalyse, qui s’était donc séparée de la Société Parisienne…

IR : Peut-être en avez-vous déjà parlé avant, mais la question de la formation est venue comme ça, à l’ordre du jour?

JC : C’était la question majeure en cinquante-deux, cinquante-trois, parce que posée par la naissance de cet Institut. Il n’y avait aucun doute sur le fait qu’il fallait faire  un institut pour… Par conséquent, remplir ça avec un programme, avec des enseignants, avec toutes sortes de choses de cet ordre. Alors voilà, donc pourquoi ça s’est posé d’une façon si aiguë, à ce moment là.

IR : Ce qui est très étonnant, c’est qu’on a remis la direction de cet institut à Lacan.

JC : Oui !

IR : Comment…

JC : Alors, ça je dois dire, je ne sais pas comment au juste ça s’est passé mais je pense que le conflit n’était pas du tout évident à la fin de l’année cinquante-deux et au début de l’année cinquante-trois. En particulier, j’ai noté la réelle amitié qu’il y avait entre Lacan et Nacht. Puisque Lacan a été témoin au mariage de Nacht. Mais c’est apparu en marchant quoi, au moment où il fallait mettre les choses en place et où il y a eu des conflits et des incompatibilités.

PC : Est ce que l’on peut considérer que l’Institut servait aussi dans le but d’assurer au psychanalyste une place dans la société

JC : Dans la société. Ah oui, très certainement, ça avait ça comme idée.  L’idée était quand même de constituer un organisme, donc l’Institut, assurant quelque chose qui était, pour dire les choses clairement, une formation professionnelle.

PC : Alors cette rupture, en tant que jeune analyste, comment l’avez-vous prise, et qu’est-ce qui vous a fait suivre Lacan. La question s’est-elle posée de suivre ou de ne pas suivre ?

JC : Euh, je dois dire que le problème se posait d’autant moins que j’étais encore en analyse chez Lacan, enfin que je terminais, et que ça me paraissait aller de soi, d’avoir un enseignement plus souple. D’autre part, il y a quelque chose qui est, à mon avis, comme toujours, incompris. Il y avait toujours une sorte de malentendu, en ce qui concerne Lacan. Lacan a toujours eu des positions qui apparaissent laxistes et qui sont, en réalité, des positions d’exigences. Quand Lacan disait « Je ne vois pas pourquoi on se mettrait à enseigner comme ça toutes sortes de choses bien établies et bien solides, il y a des livres tout de même et je ne vois pas pourquoi des gens qui ont tous plus de vingt-cinq ans, qui ont tous une formation universitaire, pourquoi ils ne seraient pas capables, eux-mêmes, d’aller chercher ce qu’il faut pour connaître la psychanalyse ». D’autre part, il y avait, à l’évidence et comme toujours dans ces cas-là, des gens et notamment beaucoup parmi les jeunes, qui étaient très partisans d’un encadrement assez strict. Parce que c’est tellement plus confortable d’avoir un programme précis au terme duquel on devient psychanalyste. D’autant plus que l’idée était tout de même marquée de ceci : que au fond le candidat qui voulait être analyste allait donc voir un certain nombre des anciens comme je vous l’ai déjà raconté, et la suite de ça, on l’autorisait ou non à entreprendre une didactique. Ce qui était quand même déjà un engagement de la part de l’institution à l’égard de la personne qui était admise à entreprendre une didactique. Alors les choses étaient comme ça, on était donc inscrit donc sur une liste de postulants, donc certes, on choisissait son analyste mais automatiquement, au bout de deux ans, on recevait un avis comme quoi maintenant vous êtes, vous avez le droit de rentrer en première année d’Institut.

IR : Donc ça s’est beaucoup aggravé depuis…

JC : Non mais c’est tout à fait stupéfiant, qu’une sorte de décision administrative passe-partout soit donnée aux gens pour les autoriser ou non à devenir analystes et on  voit bien que c’est parce que il y a là une sorte de… de mode universitaire, de processus universitaire qui se trouvait là plaqué. Il y avait beaucoup de tics de type universitaire comme cela. Je me souviens dans un contrôle collectif avec Lagache, Lagache engueulant l’un des contrôlés et lui disant « m’enfin écoutez, si ça continue comme ça, j’vais vous dire de retourner en didactique… » enfin un peu comme on dit : je vais vous faire redoubler la classe, ou allez dans la classe inférieure, enfin toutes sortes de choses très, très surprenantes. Et bien entendu avec toutes sortes de petits conflits du type… je pense que c’était pour la même personne, de cette personne disant «  Ah ben j’ai dit ça, c’est comme ça que fait Françoise Dolto » et Lagache se mettant en colère « C’est peut-être ce que fait Françoise Dolto, mais c’est pas ce qu’il faut faire ». Alors il y avait ça et puis il y a aussi une chose qui intervient. Il y a là, à l’époque, la question du mode de travail, bien entendu ce qui jouait aussi beaucoup, c’était les copains avec qui on travaillait. Et une bande de copains tendait à aller toute entière du même côté. Alors en travaillant ensemble, ça veut dire surtout qu’on discutait le coup. On discutait le coup, mais moi je trouve que notre mode de travail était beaucoup plus que ce que je vois maintenant, beaucoup plus axé autour des problèmes cliniques qui étaient posés. Ça fabriquait beaucoup de choses du type de ce qu’on appelle quelquefois : inter-contrôle. Et alors le travail en dehors de ça, ce qu’on peut appeler la formation, ça consistait à assister à des séminaires et à des consultations publiques. Consultation de Dolto, les cours donnés à l’université par Lagache et Jacques Favez et puis le séminaire de Lacan qui a donc commencé à l’automne cinquante-trois.

IR : Pour moi, en ce qui me concerne, je pense que, par exemple, le séminaire de Lacan ou les consultations, tout ça, font partie de la question de comment les analystes travaillaient-ils entre eux, le temps qui était le leur, la rencontre avec la psychanalyse, par exemple, avec Lacan…

JC : Je ne pense pas que ça ait joué énormément. La question de, disons de l’ancienneté des uns et des autres. Mais en même temps c’était… il faut bien se placer dans l’idée que les analyses didactiques, comme on dit, étaient beaucoup moins longues que maintenant. Certains comme Favez et comme Lagache disaient à peu près exactement : « Une analyse, ça dure trois ans. Au-delà de trois ans c’est qu’il n’y a rien à faire ». Et… bon, voilà. C’est qu’il n’y a rien à faire ou que c’est une histoire trop grave, enfin, trois ans d’analyse ça paraissait déjà beaucoup par rapport ce qu’on savait que la plupart des anciens avaient fait, un an, deux ans d’analyse au maximum.

PC : Mais avec trois au quatre séances par semaine.

JC : Trois, quatre séances, oui, plus souvent quatre.

HE : Et dans ce groupe de copains, comme vous disiez, avec qui vous travailliez, il y avait surtout des médecins, ou bien vous avez toujours travaillé avec des analystes… ?

JC : J’ai travaillé beaucoup avec un certain Martin, qui était médecin, avec Béjarano, lui et sa femme qui est Anne-Lise Stern, dont il s’est séparé après. Ça c’était surtout les gens avec lesquels j’ai travaillé au départ, au tout début. Et puis, on a travaillé très vite aussi dans les contrôles collectifs, dont je vous ai déjà parlé, les contrôles collectifs où j’ai, à cette occasion, travaillé avec des gens comme Audouard, comme Valabrega, Louis Bernaerht, Laplanche, Pontalis, quelques autres dont le nom m’a échappé parce que je les connaissais plus. Donc il y avait un mélange de médecins et de non-médecins et certainement pas de dimension de ségrégation entre les uns et les autres. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis orienté du côté de Lacan, la ségrégation était beaucoup plus grande du côté des gens de l’Institut. Mais il y avait quand même d’autres personnes. Je pense, parmi les gens, il y avait un certain Durandin que je voyais pas mal, et puis il y avait  Anzieu. Voilà c’étaient les gens avec qui, pour ma part, je travaillais principalement. Mais certainement, on était marqué aussi par le fait que nous savions que, aux États-Unis, le principe était que : seuls, les médecins, et seuls, les psychiatres avaient le droit de commencer une analyse didactique. Il y avait peut-être quelques exceptions mais pas beaucoup. Alors ça c’était une chose qui malgré tout était un peu accepté partout. Mais sûrement, les non-médecins provenaient beaucoup plus volontiers de chez Lacan.

IR : Et donc le séminaire de Lacan avait déjà, le séminaire et sa pratique avaient déjà une consistance tout à fait importante…

JC : Ah oui, tout à fait importante… et puis alors naturellement il y avait déjà les gens que vous connaissez ; Granoff, Perrier, Leclaire… Voilà, en gros comment on travaillait à cette époque. Alors, petit à petit, il apparaissait un clivage au sein de cette Société Française de Psychanalyse. Il apparaissait un clivage entre, d’un côté, des gens comme Lagache, qui finalement, avait beaucoup plus un souci de respectabilité, et qui attirait vers lui les gens qui voulaient travailler sur le Dictionnaire, en cours de route, quoi. C’était aussi un assez curieux autre climat, là-dedans. J’ai fait une rechute de tuberculose en 56, et j’ai été amené à le dire à Lagache et Lagache a eu cette idée extraordinaire de vouloir faire cotiser un peu tout le monde pour me donner quelques sous. C’est incroyable ! Il m’en a dit un mot, j’étais horrifié ! C’était un assez curieux climat, quoi.

IR : C’était très étonnant ça…

JC : Très étonnant !

PC : Les pèlerins d’Emmaüs ?

JC : Quelque chose comme ça.

IR : Parce que je pensais à ce que vous m’aviez dit, comme ça, un jour, sur la question du retour à Freud et comment vous l’aviez entre autres entendue, comme un retour à une lecture tout à fait allégée de Freud, analyste.

JC : Oui ! j’en ai, je crois, un peu parlé l’autre fois. Moi je le vois, marqué de deux choses : C’est le retour au Freud du début, et, ce qui revient au même d’ailleurs, le retour à Freud en tant que faisant de la théorie à partir de sa pratique. C’était en grande partie ça. Et d’autre part, l’insistance qu’avait Lacan pour montrer que ce qu’il disait, c’était que Freud avait mis en évidence des structures de l’inconscient qui étaient les structures mêmes du langage. Alors en grande partie la reprise des Cinq Psychanalyses, notamment, était une façon d’illustrer son propos. Mais il est vrai qu’on était très tiré du côté de la clinique du fait qu’il y avait beaucoup de psychiatres, ça c’est une chose sûre.

IR : C’est étonnant parce qu’en même temps, il y avait aussi beaucoup de psychanalystes, enfin je veux dire par là que … je ne sais pas comment vous entendez là, le… ce propos de clinique, ce terme de clinique…, parce que…,  que les analystes s’entretiennent, après tout de psychanalyse, par exemple, de manière ponctuelle ou sur leur pratique et ceux qui peuvent en théoriser de façon très ponctuelle ou modeste ( ?). Mais vous pensez que les psychiatres ont joué un rôle important en tant que tels ?

JC : Non… Je pense… l’interrogation que nous avions de notre pratique dans les postes où nous étions, dans des hôpitaux, dans des cliniques et cetera… le fait que beaucoup d’entre nous partaient tout à fait de là. Ce que l’on n’avait pas, mais que j’ai vu combien de fois après, de gens venant me trouver en me disant : « je veux faire un contrôle avec vous parce que, depuis des années, j’ai travaillé la clinique, j’ai travaillé les livres et je connais bien la théorie, mais alors je voudrais voir maintenant avec vous la pratique ». J’ai vu des gens qui me disaient cela, beaucoup. Dont l’un est Élisabeth Roudinesco. Alors, généralement, pour elle notamment, mais pour les autres aussi, ce sont des gens complètement nuls au point de vue de la clinique, ils comprennent rien, ils passent à côté de ses trucs majeurs, et d’autre part, il comprennent la théorie tout de travers. Mais ça c’est une chose que l’on voit fréquemment maintenant, pas d’une façon si caricaturale que je vous dis, mais on voit ça fréquemment. Alors qu’à l’époque ce n’était pas du tout le cas…  Mais certainement dans la division qui s’est opérée peu à peu dans la Société Française de Psychanalyse, il y avait toute une tendance qui tendait à étudier la psychanalyse, d’abord d’un point de vue conceptuel, ceci dirigé principalement par Lagache. Et puis les autres, qui étaient dans une tout autre approche. Ce qui s’est passé peu à peu, c’est une chose qui me paraît de plus en plus évidente. Il faudrait que je dise encore un mot, il y avait aussi parmi les gens qui se pointaient là, il y avait des individus particulièrement actifs, en particulier, ceux qui s’appelaient la troïka, qui étaient : Leclaire, Perrier et Granoff, censés donc tirer l’ensemble du mouvement, auxquels se sont adjoints très vite un certain nombre de gens, mais pas moi – je tiens à le préciser – avec Laplanche, Pontalis, Valabrega et cetera, qui, eux, s’appelaient le soviet. C’est très curieux. Moi, je n’ai jamais voulu participé à cela, d’une part, parce que j’ai une grande méfiance, en général, enfin je n’aime pas les groupes, d’autre part, il me paraissait évident qu’il se faisait des magouilles. Mais l’idée fondamentale de ces groupes, troïka et puis le soviet, c’était de dire : « bon, on a des vieux, c’est bien, il faut les garder, mais c’est à nous de prendre la direction de l’affaire …c’est à nous de prendre la direction de l’affaire ». Oh, en quelque sorte, j’ai même entendu dire, il faut les satelliser, les anciens, parce que les satellites, cela commençait avec les voyages dans l’espace, c’était cela, la politique générale qui était faite. Maintenant, il y avait autre chose qui se constituait, c’est ce que je voulais dire tout à l’heure, qui se constituait peu à peu, c’était l’idée que Lacan était vraiment impossible et qu’il fallait l’éliminer. Alors, moi je crois que, en grande partie, la demande d’adhésion à l’IPA qui a donc eu lieu en 62 , je crois … oui, la demande d’adhésion à l’IPA a été faite, beaucoup moins, au nom d’un désir d’adhérer à l’IPA, que parce qu’on savait que Lacan serait forcément éliminé, dans une telle demande d’adhésion. Et ça, sans aucun doute c’était dans l’idée de Lagache et de Juliette Favez, qu’il fallait discrètement écarter cela… écarter Lacan. Alors s’interroger comme on l’a fait, comme il est de tradition de le faire, s’interroger sur la volonté de Lacan d’adhérer à l’IPA, ça m’apparaît une question très secondaire. Je crois surtout que, en ce qui concerne cet aspect-là des choses, Lacan était plutôt à dire « allez-y, faites ce que vous voulez, moi j’ai rien contre. Mais enfin, moi c’est moi, je continuerai mon séminaire et ma pratique comme j’ai toujours voulu le faire ». Et alors là se dessinait une, un certain mode de politique qui est, je dirais, la vision qu’avait, qu’a conservée toujours Leclaire, de ce qu’il fallait faire à l’égard du pouvoir. Leclaire avait comme idée, au fond ce qu’on appelle dans les partis politiques ; de faire de l’entrisme. Il fallait adhérer au groupe puissant en sachant qu’il valait rien mais en faisant les concessions apparentes qu’il faut, et puis après on arrivera là-dedans, on foutra bordel, on fera ce qu’on veut.  C’était son idée. Et là-dessus, je peux dire que c’est pour ça notamment que je n’avais pas, que je ne faisais pas partie au départ des groupes tel que la Troïka et notamment le Soviet, c’est que j’ai toujours pensé moi, que ça ne marcherait pas. Mais Leclaire lui, il disait : «  bon, il faut obtenir que Lacan fasse toutes les concessions formelles, qu’il dise qu’il prendra les gens trois quarts d’heure, mais il en fera ce qu’il veut et cetera… puis ça ira » . Il avait cette idée-là. Leclaire a toujours continué …à faire la même chose. C’était son idée. Ensuite au moment de Vincennes, il a dit « il faut aller à Vincennes, on va dans cette place forte qui est l’Université, c’est évident c’est là que tout se passe, donc il faut qu’on y aille, et puis, faisons des concessions mais après on foutra le bordel là-dedans ». C’est la position qu’il a eu après, aussi à l’égard du Mouvement des Femmes, c’est la position qu’il a eu à l’égard de la télé, et c’est la position qu’il a eu à l’égard du pouvoir politique, notamment à l’occasion de la question de l’Europe.

PC : Mais enfin, c’est un fantasme obstiné parce qu’ après tant d’échecs il aurait pu avoir quand même une réflexion

JC : Oui. Mais je ne pense pas que… Pour moi je pense que c’est comme une névrose chez lui.

IR : Est-ce que vous pensez que les échecs apprennent nécessairement quelque chose…

PC : Il aurait pu arrêter quelque chose enfin… Le propre de l’analyse, c’est de lever la répétition….

JC : Eh oui. On ne la voit pas à l’évidence, moi je vous dis cela comme ça. Parce qu’ il y a une constance de la politique de Leclaire.

PC : Moi la seule chose que je voyais chez Leclaire, c’est la constance de son ratage…

JC : Ah oui… non mais on peut le voir justement à ce sujet-là. C’est que les ratages, c’est toujours les mêmes. Entrer dans le lieu supposé du pouvoir pour, une fois que l’on est dedans, faire éclater ce lieu. Mais moi je crois que c’est très… que c’est quelque chose qui ne prend pas en compte sa position, ça ne prend pas en compte ce quelque chose qui est je crois, l’incompatibilité entre la position de pouvoir et la position du psychanalyste. Cette incompatibilité qui est, à mon avis, radicale et qui peut se dire autrement, l’incompatibilité entre le discours du maître et le discours psychanalytique, l’un étant l’envers de l’autre, comme a dit Lacan après. Ça,  ce sont des choses que Lacan a théorisé après, mais au fond je crois que c’est quelque chose qui est une constance. Et probablement quand Lacan a parlé des quatre discours, n’avait il pas tellement idée de l’incidence politique que ça a eu tout au long de sa carrière, comme analyste. Lui c’est plutôt une sorte de mouvement spontané qui n’a rien à faire. Quand je sens que j’ai un carcan, je fais éclater le carcan, je m’en vais quoi. Et moi je ne le pense pas, parce que justement le pouvoir exige toujours qu’on donne certains gages, et quand on accepte d’avoir mis la main dans l’engrenage, on y passe le corps tout entier.

IR : Mais ça, pour ce qui concerne Leclaire, j’ai vu une émission sur ce point en rapport avec la télé, Psyshow. J’ai vu la première. C’était extraordinaire parce qu’il était muselé, Leclaire. Il était dans une position de…. d’abord il n’a plus qu’à se taire, et une position de… comment dire… questionné au nom du savoir…

JC : Oui

IR : …et absolument anodin, anodin, insignifiant, il était dans une position d’insignifiance. Je ne sais pas si vous avez eu cette impression-là mais…

JC : L’émission avec le pompiste. Ah oui, moi aussi, c’est la seule que j’ai vue

PC : Ca devait être un peu pathétique, non

IR : Ca l’était !

JC : C’était assez pathétique, je trouve… Et moi j’étais assez scandalisé. Parce que je me suis dit « quand même, qu’est-ce qui va se passer demain pour le fils du pompiste quand ses copains lui diront : « ton papa est un éjaculateur précoce ». Moi je dois dire c’est des choses, profondément, qui me stupéfient. Et il y a certainement quelque chose dans, je ne dirais pas dans notre discours mais dans le bla-bla habituel qui se dit dans les milieux analytiques, qui fait que, bon ben, on sait que untel a telle névrose et on n’en fait pas « chiqué » mais si c’est le grand public qui l’apprend, ce n’est pas du tout la même chose.Mais enfin, il est très sûr que, justement pour en terminer avec cette histoire de la Société Française de Psychanalyse, quand il y a eu le vote à l’assemblée générale pour savoir si on acceptait l’élimination de Lacan et Françoise Dolto comme didacticiens, il y a donc eu ce vote-là, et donc majoritairement, à très peu de voix près, enfin majoritairement, il a donc été décidé qu’il fallait éliminer Lacan et Françoise Dolto. Alors, à ce moment-là, on a compris que c’était fini.

IR : Quelle lecture vous en faites de cette prise de position majoritaire ? C’est quand même dix ans plus tôt

JC : Comment, dix ans ?

IR : Dix ans plus tôt, ces mêmes avaient été …

JC : Mais on ne peut pas dire qu’ils avaient tellement suivi Lacan. Il y a tous ceux qui, même s’ils avaient suivi Lacan, avaient surtout dans l’idée : c’est un théoricien très fort, et c’est lui l’avenir de la psychanalyse, mais ils le pensaient comme cela, c’est un théoricien. Mais moi, je pense qu’ils n’avaient pas compris qu’il y avait là une dimension profondément politique, une dimension profondément politique, je veux dire en ceci que, c’est l’époque où Lacan faisait la critique des critères retenus par l’IPA, et parmi ces critères, il y avait la bonne adaptation à la société. Alors, de ce point de vue là, donc du point de vue de la position de principe et politique donc du psychanalyste, est-ce que le but de la psychanalyse est d’adapter les gens à la société, dans ce cas-là, il est sûr que la politique de l’IPA est juste. Je veux dire, cela entraîne des tas de conséquences, et notamment le souci d’avoir une image respectable, honorable au sein de la société. Mais pour beaucoup de gens, et même longtemps après, cela a été pensé comme, c’est de l’anti-américanisme plus ou moins primaire que fait Lacan, ce que je ne crois pas du tout. C’est surtout une critique de l’adaptation à toute société, quelle qu’elle soit, que Lacan faisait.

IR : Cela fait penser à un texte, que je n’ai plus en tête, qui a été donné lors de la première scission, un texte de Lacan, quand il était dans ses fonctions de diriger l’Institut, où justement il négocie, en tout cas dans le texte il négocie, il parle de critères, de critères somme toute, d’honorabilité quand même, il a complètement abandonné après.

JC : Je ne me souviens pas de ce texte-là

IR : Il dit, il faut quand même pas, bon il faut plutôt être comme ci ou comme ça pour être analyste, c’est écrit, c’est pas difficile ; et alors, qu’est-ce qui était tellement insupportable aux analystes qui, quand même, ont travaillé la clinique et qui ont pu aussi apprécier ses qualités. Au fond, vous disiez que Favez et Lagache essayaient de faire porter à l’IPA le chapeau de « on ne veut pas de Lacan » alors que c’était eux qui souhaitaient …

JC : Pas de Lacan oui. Parce que moi je pense que cette critique des critères d’adaptation à la société, je pense que cela n’a pas été vraiment compris par, ni Lagache, ni Favez, ni un certain nombre de personnes comme ça. Cela n’était pas compris, cela n’était pas compris aussi par un certain nombre des élèves de Lacan. Je pense, en particulier, à quelqu’un qui était de mes amis, justement aussi dans cette période sur laquelle vous m’interrogez, qui est Widlöcher, avec qui j’ai été proche, très proche. Or, il est sûr que Widlöcher, il m’a dit : « mais écoute, tu dois comprendre, cela ne peut pas marcher votre histoire, vous avez Lacan, je reconnais, c’est un très grand théoricien, mais tout de même, il y a un moment, il faut que l’aventure lacanienne, il faut s’arrêter, il faut aller auprès, il faut aller après ». Quelqu’un comme Laplanche disait, dont j’étais très proche aussi, Laplanche disait « ce que Lacan ne peut pas supporter, c’est qu’on traite de son enseignement comme une lettre morte » disait-il, c’est très curieux. Il faut pouvoir accepter qu’un enseignement devienne comme une lettre morte, c’est très très bizarre, parce que au fond, cela dit bien le fond de l’affaire. Il faut terminer avec l’aventure psychanalytique, pour l’un ; pour l’autre, il faut que cet enseignement devienne lettre morte. Enfin, je veux dire, cela en disait beaucoup plus que cela voulait dire. Cela dit, est-ce qu’à l’heure actuelle, il n’y a pas des tas de gens qui lisent Lacan comme lettre morte ? Et c’est vrai que, tant que Lacan était là, c’était jamais lettre morte, c’était toujours repris, renouvelé, traité autrement, et caetera.

HE : Par lui, mais pas par tous ses élèves, puisque vous nous avez même dit la dernière fois que, en fait, très vite, beaucoup de ses élèves ont fait (des énoncés).

JC : Très vite. Seulement, ce qui se passait, c’est quand même ça. Et ça, ça avait pour certains, pour moi, en tout cas, je peux dire, cela avait valeur de renouvellement de cette refonte subjective, de cette castration, en somme. C’est que, quand on avait fait un exposé plus ou moins poussif, en montrant qu’on avait bien compris ce qui s’était dit dans le dernier séminaire, et que Lacan balayait tout cela puis reprenait les choses autrement, à chaque fois cela avait un effet (rire) un peu désopilant, quoi. Mais en cela, c’est-à-dire qu’en quelque sorte, Lacan ne laissait jamais se constituer une sorte de savoir achevé, de savoir pré-digéré, comme il disait, il n’acceptait pas cela.

IR : C’est le dictionnaire, pour Pontalis, cela a donné le dictionnaire de psychanalyse

JC : Oui, c’est cela.

PC : Comme pour (Kaufman)

JC : Oui, pourquoi pas, mais, à condition de bien dire que l’on ne s’en tiendra pas là.

IR : C’est ça, les dictionnaires peuvent avoir une histoire, mais là, le premier dictionnaire …

PC : L’astuce, c’est d’avoir appelé cela, vocabulaire.

JC : Vocabulaire. Mais Lacan disait à cette époque-là : « Le seul dictionnaire qui compte, qui ait de l’intérêt et de la valeur, c’est le dictionnaire qui ne donne pas de définitions, c’est celui qui donne simplement un certain nombre de phrases d’auteurs avec des sens différents ». Il disait « c’est pour cela que le seul vrai grand dictionnaire, c’est le Littré ». Qui est en effet plein, qui est un ensemble de citations, où l’on voit le même mot utilisé dans des sens différents.

PC : Toujours l’énonciation.

JC : Comment ?

PC : Toujours l’énonciation.

JC : C’est toujours une question d’énonciation. Mais c’est aussi une façon de situer le mot dans un certain nombre de phrases, à l’occasion avec un certain nombre de métaphores, mais en quelque sorte, en plaçant le mot dans une chaîne signifiante, à l’inverse de la définition pour qui veut qu’un mot se rapporte, je dirais à un signifié, et que la signification vienne du rapport du signifiant au signifié. Alors Lacan dit non, là-dessus. Il y a d’une part ce qui fait sens, ce qui donne, ce qui fait signification : c’est la chaîne signifiante. C’est pour ça que si on fait un dictionnaire, il faut que l’auteur du dictionnaire se contente de mettre bout à bout un certain nombre de phrases, de mettre, pas bout à bout, mais les unes après les autres, un certain nombre de phrases.

IR : Et ça, ça recentre tout à fait la question du dictionnaire autour de la valeur…

(IR : C’est ça, c’est vraiment à insister, à recentrer la question autour de la valeur du signifiant… dans la chaîne en effet.

JC : …dans une chaîne signifiante. La signification procède de la succession des signifiants.

IR : Et sa place est tout à fait essentielle.

JC : Et non pas de la définition qui, elle, tend toujours à faire un rapport avec un signifié. Ça c’est, à mon avis, quelque chose de très net que l’on voit bien à l’occasion de ce dictionnaire de Laplanche et Pontalis, qui donc se concoctait déjà depuis quelques années, et qu’autour de ça se marque… une différence d’approche tout à fait radicale.

PC : Il s’agit de thésauriser et gérer…

JC : Il s’agit de thésauriser et de gérer, oui. Tandis que là, il s’agissait d’autre chose. Lacan, il y a toujours beaucoup plus l’idée que, si on veut apprendre une langue, et bien il faut faire comme le bébé. Le bébé, on ne lui donne pas de définition d’un mot, bien entendu, jamais… ça n’empêche pas qu’il apprend à parler.

PC : Comment a évolué votre pratique pendant ces dix années, entre votre première pratique en 52-53 et celle qui va se faire, telle qu’elle se présente dans les années 60-62-63, entre ces dix années.

JC : Pour moi, ma pratique personnelle ?… Il n’y a pas énormément de changements mais pendant ces dix années, moi je dirais que je faisais trois-quarts d’heure, trois fois par semaine. Mais aussi… il y avait beaucoup de gens pour lesquels je disais que je ne pouvais pas considérer cela comme des analyses c’était des psychothérapies… parce que c’était des cas trop atypiques, quoi. Alors je faisais cela, et je faisais même d’ailleurs un peu de psychiatrie, il m’arrivait de prescrire, un peu, et c’est au fond peu à peu que je me suis aperçu : mais, au fond, je ne fais que de l’analyse, même si j’ai, à l’égard de certaines personnes, une pratique très différente.

PC : En quoi est-elle différente ?

JC : Oh, ça pouvait être différent parce que je voyais les gens quelquefois deux fois par semaine, parce que je les recevais non plus trois-quarts d’heure mais une demi-heure…

PC : Oui parce que je vous imagine mal en une “thérapie de soutien” …

JC : Eh bien, je me suis aperçu peu à peu, je ne refusais pas le principe au départ, et puis je me suis aperçu peu à peu que je n’en faisais pas. Que je ne savais même pas ce que ça voulait dire, une thérapie de soutien.

JC : Il y a beaucoup de choses qui sont intervenues, qui interviennent peu à peu dans la pratique. Je me suis aperçu très vite alors, qu’il me devenait pratiquement impossible de prescrire une hospitalisation. Qu’il m’est devenu impossible de prescrire des médicaments, impossible de donner des conseils. Voilà. J’ai aussi raccourci les séances parce que je me suis aperçu que, véritablement, dans un certain nombre de cas… je m’endormais… ou je m’ennuyais ferme… et que je ne supporte absolument pas de m’ennuyer ! Alors vous voulez qu’on parle des débuts de l’École Freudienne ? Il y a une chose, moi, l’École Freudienne, je peux dire que, pour moi, ça a commencé clairement après donc ce vote qui visait à éliminer, qui aboutissait, en tout cas, à éliminer Lacan et Dolto, principalement. Du reste, dans la foulée, ils avaient interdit aussi que fonctionne comme didactitien : Berge. Ils ne s’étaient pas rendus compte que Berge était en même temps inscrit à l’institut, et qu’à ce moment-là, à ce titre, il était donc déjà à l’Internationale, depuis longtemps. Et donc, alors, après ce vote… comme (lors d’) une réunion qui a eu lieu chez Perrier, il a  été décidé que ce serait moi qui prendrait le secrétariat d’un petit groupe qu’on avait décidé de former, à l’intérieur donc de cette Société Française de Psychanalyse moribonde, un petit groupe qui, en fait, était une manière de récup’, de réunir les gens de Lacan et Dolto, je crois. Alors c’est donc moi qui ai pris ce secrétariat. On m’a demandé cela parce que, bon, je paraissais le plus apte à le faire, et notamment parce que je n’étais pas du tout compromis par la politique qui avait été menée par Leclaire, Granoff et un certain nombre de gens comme ça – Perrier aussi, un peu-… Donc ce groupe qui a fonctionné jusqu’en juillet. Un groupe très informel qui se contentait de donner les nouvelles les plus importantes, et de dire où se réunissaient les séminaires qui existaient. D’une part, le séminaire de Lacan reprenait donc rue d’ULM, le séminaire de Leclaire qui avait lieu chez lui, le séminaire de Perrier qui avait lieu chez Perrier, le séminaire de Piéra Aulagnier et moi-même qui avait lieu à Sainte-Anne. Alors essentiellement, c’est à ça qu’on servait. Que je servais, puisque c’est moi qui avais cette fonction qui aboutissait donc à répondre au courrier, enfin, faire tous ces travaux… assurer la diffusion des circulaires… Une structure donc extrêmement temporaire…Alors après ça, il y a donc eu cette réunion chez Perrier où Lacan a donc dit son « Je fonde… ». Qu’il n’a pas dit d’ailleurs. Il l’avait enregistré. Il a diffusé l’enregistrement qu’il avait fait. Ce qui, enfin je dois dire, à mon sens, correspond à l’évidence, à la trouille éperdue qu’il avait. Lacan avait extrêmement peur. Y’avait une réunion, c’était donc chez Perrier, à laquelle assistait Lacan et moi, Leclaire, et je crois que c’était Audouard. D’abord puis alors la foule. La foule qui ne comprenait pas plus de quarante ou cinquante personnes, il faut pas oublier. C’est pas tellement nombreux. Il y avait donc la formation de ce groupe. Lacan avait une de ces peurs. Et je me rappelle encore : toutes les deux minutes, le cigare de Lacan s’éteignait et Leclaire arrivait avec son briquet, allumer le cigare de Lacan. Et Lacan était extrêmement nerveux. Et j’ai su, dans cette circonstance-là, et dans d’autres, la peur absolue de ne pas être suivi et caetera. Et pendant toute la réunion qui a eu lieu, là, chez Leclaire, bon les gens étaient là, assez attentifs, assez curieux, intéressés… il y a un jeune homme dans la salle, qui a levé la main et qui a dit « Mais, monsieur, vous fondez l’École Française de Psychanalyse…, c’est pour assurer votre postérité quand même… ». Lacan est parti d’une fureur. Il a dit : « Postérité, mon cul ! Je m’occupe de ce qui ce passe en ce moment. » Et le jeune homme en question s’est intéressé à la postérité de Lacan en la personne de Judith. Alors il y a eu ça… et … qui était donc une invite pour que les gens y participent. On s’est réunis à trois ou quatre, deux week-ends de suite à Guitrancour pour examiner les différentes candidatures, pour qu’on en parle en fonction des gens qu’on connaissait. Et aussi pour leur donner une place ; soit comme AE, c’est donc des analystes reconnus, soit comme AME, qui était des analystes un peu moins reconnus, et les non-analystes, puisque donc l’École était ouverte à des non-analystes. Alors on a donc pris du temps pour regarder les candidatures. C’est après ça que Lacan m’a demandé d’être secrétaire de l’École, que je ne pouvais guère qu’accepter. Puis il a été décidé de faire le premier Directoire. Le premier Directoire qui était donc les plus évidents, les plus directs collaborateurs de Lacan. Avec Perrier ou Leclaire qui s’occupaient de la section dite “Psychanalyse pure”, incluant donc la didactique, la formation, des choses comme ça. Piéra Aulagnier et moi, pour la clinique, la section clinique. Et une troisième section qui était “Psychanalyse et science affine”, qui a été confiée a Valabrega .Alors, c’est très curieux, parce que ça soulevait toutes sortes de questions. C’est sûr que Lacan (ne) tenait pas du tout, généralement, à voir Audouard qu’il tenait pour un esprit assez confus. On était plusieurs à suggérer que ce soit Mannoni, qui avait plus d’un titre à ça ; Lacan a dit : « c’est pas possible, parce que si je prends Mannoni j’aurai tout le temps Maud sur le dos et, bon, je peux supporter bien des choses mais pas Maud Mannoni ». Alors on a pris Rosolato que, auquel Lacan était un peu réticent – moi je ne connaissais pas du tout Rosolato, très peu, pratiquement pas. Et après ça c’est moi qui ai eu en charge de faire marcher ce petit monde.

Alors ce petit monde qui comprenait une centaine de personnes dont seulement la moitié était des analystes déclarés, les autres étant que des gens intéressés par la psychanalyse mais qui n’étaient en principe ni des élèves ni des analystes en formation ou des gens comme ça. Et voilà ça fonctionnait comme cela.

PC : Vous parlez très peu de Perrier. Quels étaient vos rapports avec Perrier ?

JC : Moi, j’en parle peu ?  écoutez…. mes rapports avec Perrier ont été toujours très amicaux. Et d’autre part c’est quelqu’un que j’estimais beaucoup comme analyste avec certain aspect très flamboyant, mais enfin on était amis, par exemple on faisait du tennis ensemble, je veux dire, c’est un proche. On a fait du bateau ensemble. Il en parle d’ailleurs dans son livre voyage en Lacanie.

PC : “Voyage en TransLacanie”

JC : Où il se trompe d’ailleurs sur les dates, enfin peu importe. Perrier est quelqu’un de… – on s’estimait beaucoup – mais vraiment très difficile à vivre. D’une part parce que vraiment il picolait dur, alors c’est très très ennuyeux quand on a une réunion et que Perrier se trouvait là avec une logorrhée incroyable, parlant, parlant, remuant le monde, expliquant tout. C’est très fatiguant et presque impossible de travailler avec lui. Il était d’autre part un peu difficile parce que il était très, très jaloux. Au niveau des rivalités, il a été très jaloux de moi, il aurait voulu que Lacan le prenne comme secrétaire, mais Lacan ne le voulait pas. Il estimait beaucoup Perrier mais il considérait que c’était impossible. Une chose en particulier – tiens, ça me fait penser à un truc – une chose en particulier ; dans les réunions de ce Directoire qui avait lieu chez Lacan, eh bien, il y avait pas de whisky. Lacan ne voulait pas en mettre à cause de Perrier. Quand Perrier est parti on a eu droit au whisky. Je m’aperçois que j’en n’ai pas mis, moi. (rire) Excusez moi, c’est adressé à personne.

Oui, vous aviez une question, non ?

PC : Vous disiez que cela vous faisait penser à quelque chose…

IR : C’est à cela…

JC : Oui, c’est cela, ça me fait penser… Alors il y avait cela, ce petit monde on se réunissait et je pense que quand même une drôle d’affaire. Penser que l’on se réunissait pratiquement toutes les semaines. Tous les mercredis soirs, pendant toutes les années de soixante-quatre à soixante-huit.

IR : Et ce petit monde, par exemple comprenait Anne Lise Stern, Safouan, ou des gens comme ça…

JC : Ah, non, non.. Il y avait le Directoire, qui était composé uniquement du Directoire et il se passait une chose, dont l’importance ne nous est apparue qu’après ; c’est que dans ce groupe très mouvementé, vraiment, on parlait de psychanalyse. Alors que j’ai (je) garantis que dans le deuxième Directoire qui a eu lieu à partir de soixante-neuf, on n’a plus jamais parlé de psychanalyse.

PC : Vous étiez, qu’est-ce que vous étiez dans ce deuxième Directoire, vous n’étiez plus secrétaire ?

JC : Alors dans ce deuxième Directoire, pour moi je n’ai donc le secrétariat jusqu’à janvier soixante-neuf, et comme moi je suis un bon petit scout, Lacan avait dit dans son acte de fondation : « Je serais directeur pour quatre ans ». Alors moi j’ai dit à Lacan, du reste dès le début, j’ai dit : « Moi je suis secrétaire pour quatre ans, pas plus. ». En réalité j’ai donc été quatre ans et demi. Mais je ne voulais pas être secrétaire plus longtemps. Alors dans le Directoire qui a continué après, j’ai (je n’) été plus secrétaire, parce que j’ai confié le secrétariat à Simatos et, qui à, mon avis, a toujours très bien fait son travail. Et dans ce rôle, lui a certainement été plus administratif que moi. Mais on a… le deuxième Directoire s’est conçu, non pas comme ayant une fonction de direction mais comme ayant une fonction de gestion, ou, plus exactement , je pourrais dire comme un état-major. Comme l’état-major du général. Alors, ça ne discutait pas. C’était l’évidence “oui, monsieur !”, devant Lacan. Alors moi j’y suis resté parce que le Directoire a été élargi à un certain nombre de personnes quand on m’a demandé de rester et après il m’a été donné le rôle purement honorifique de vice-président (rire) de cette École où … je dois dire, je me suis senti plus éloigné.

GS : Et qu’est-ce qui a fait ce changement, entre le fait de parler de psychanalyse dans le premier Directoire et de ne plus en parler ? Qu’est-ce qui a fait un changement…

JC : Eh bien, il faut que vous, vous rendiez compte que pendant tout le premier temps, donc pendant le premier Directoire il y avait d’une part des gens qui s’étaient bien connus à l’ancienne Société Française de Psychanalyse, qui étaient tout à fait des gens d’ailleurs de la même génération et très proches les uns des autres, qui avaient tous participé assez fort au conflit qui avait amené à la scission et il s’agit, au fond, il s’agissait au fond de fonder une école. On en était donc aux prémisses. C’était absolument toujours conflictuel.

T (Le Chien) : OUAH !

JC : Mais, tu te tais, toi…. Le principe de fonctionnement était quand même donné par ceci, c’est que pour l’ensemble de… de l’École il y avait quatre ou cinq séminaires qui fonctionnaient régulièrement, une ou deux consultations, les séminaires, toujours les mêmes ; celui de Leclaire, de Perrier, celui de Piéra Aulagnier et moi, et bien entendu, celui de Lacan.

Alors il s’agissait donc de s’occuper de ça. Il s’agissait d’admettre des nouveaux membres. On s’interrogeait sur le fonctionnement des Cartels, puisque que c’est donc à ce moment-là que le mot et la pratique se sont institués. Alors je tiens à dire qu’il ne faut pas avoir un oeil rétrospectif et émerveillé. Je me rappelle que pour le premier annuaire de l’École, que j’ai donc publié, je me suis enquis des Cartels qui fonctionnaient effectivement.. C’était pas brillant, il y en avait très peu. Et qui se réunissaient peu : « ah mais je vais en faire un avec untel, untel et caetera… ». Ça fonctionnait très peu . Voilà pour les Cartels.

Et alors il y avait le problème des relations avec l’extérieur, qui incluait, notamment, le problème de nos relations avec Stein avec Green et avec… ah, quel est son nom, le canadien…. ?

IR : Ah, mais le canadien c’est… le type de Confrontation.

JC : Oui, c’est ça !

HE : Major ?

PC : Il est canadien, Major.

IR : Enfin, c’est le seul canadien que je connaisse.

JC : Oui, oui. Bon ,  il y avait ça, beaucoup ce problème-là. La confrontation avec ces gens-là.

Alors ce qu’il y a c’est que, envisager une institution dans son ensemble, c’est une chose, dans la pratique c’est vraiment un curieux problème. Le principe de fonctionnement, je crois déjà l’avoir dit, c’était au fond un fonctionnement basé sur le principe de l’École Pratique des Hautes Études. Aucune condition préalable d’admission, la seule condition c’était : s’intéresser à la psychanalyse, à quelque titre que ce soit. Donc, on était en principe très largement ouvert à tout et à tout le monde. Ce qui impliquait notamment une grande, une grande fonction qui aurait dû être dévolue à « Psychanalyse et science affine ». Mais ça n’a jamais marché énormément. En fait ni Valabrega, ni Rosolato ne s’en sont occupés très (agressivement ?). Et puis alors il y avait le principe d’une revue à faire qui était confiée en principe à… Perrier. Alors Perrier s’en est très peu et très mal occupé. Il y avait des discussions infinies, infinies, (qui s’annonçaient ?) et toujours pas d’apparition d’une véritable ébauche du principe… d’une revue, de nouveau mode de travail. Alors au bout d’un certain temps, comme rien ne se faisait, nous avons donc décidé, Piéra Aulagnier, moi, et Stein de faire la revue l’Inconscient. Ce qui a déclenché une fureur noire chez Lacan. Des engueulades, des disputes… terribles… Pour deux raisons principales ; l’une, il trouvait tout à fait déraisonnable que Stein y soit, alors qu’il n’était pas inscrit à l’École, et là-dessus, vraiment j’ai interrogé Lacan en lui disant « Je croyais que Stein avait toute votre confiance, puisque c’est le nom que vous lui avez donné, à votre fille Laurence, pour y entreprendre une analyse ». En fait… Je veux dire que là, ça touchait un des aspects que je trouve un peu désagréable, même très désagréable chez Lacan ; je crois que c’est un peu une façon de racoler Stein et que Lacan n’était pas très content que ça ne prenne pas. Voilà, alors il y avait donc ça. Ca c’est parti dans des orages… absolument, notre revue. Mais c’est quand même cela qui a décidé Lacan à faire Silicet.

IR : Et “La Psychanalyse”, il y a eu huit numéros…

JC : Oui, et mais alors ça, c’était du temps de la Société Française, c’était avant. Je vois que le premier numéro doit dater de cinquante-cinq. Mais Lacan n’aimait pas follement la formule de “La Psychanalyse”. Pour nous, pour la revue L’inconscient, ça a mal marché parce que vraiment Stein est un type impossible. C’est impossible de travailler avec lui. Nous avons fait paraître huit numéros, mais Stein avait déjà prévu le titre du vingt-quatrième numéro. Et avait déjà en prévision, placé deux ou trois de ses copains pour mettre des articles. Alors en fait cette revue qui avait pas si mal démarré ; il y avait quelques articles intéressants. On partait pour faire de la merdouille comme toutes les revues psychanalytiques.

PC : Avez-vous écrit vous-même pour la Nouvelle Revue Française de Psychanalyse ?

JC : Jamais ! Jamais pour la Revue Française de Psychanalyse ?

PC : la Nouvelle Revue…

JC : Ah, non, non, jamais.

IR : Au fond pour reprendre un petit peu la question de Sierra ; comment est-ce que vous lisez cette fermeture après soixante-huit, je dirais…

JC : Après soixante-neuf, donc. Alors, il ne faut pas oublier que, justement au moment, donc ce qui s’est passé en soixante-huit, soixante-neuf, c’est donc la scission autour de la question de la Passe. Ceux qui refusaient la Passe, ayant démissionné de l’École pour former le Quatrième Groupe. Alors sont partis à ce moment beaucoup des éléments les plus intéressants. Tandis, que après, ce qui est venu pour l’essentiel, c’était les gens de la bande à Ubu, ils s’appelaient eux-mêmes. C’est à dire Melman, qui était toujours en tête de cela, Conté, Dumézil, Simatos, Bailly…

IR : Ca c’est le deuxième Directoire… ?

JC : Le deuxième Directoire était constitué essentiellement de ça avec en plus Irène (Roubleief) et Solange Faladé.

PC : Mais cette rupture, vous l’avez vue… monter, dans le Directoire, j’imagine…

JC : Ah, c’est apparu très clairement au moment même où Lacan a fait ses propositions de soixante-sept. Alors la proposition de soixante-sept, tout le monde pense cela comme le résultat logique de la pensée de Lacan, tout préparé, et caetera… Je vous ferai remarquer que ça fait trois ans que l’École était fondée quand il a donné cela. En trois ans on n’avait rien fait. D’autre part, on n’avait aucun organisme pour nommer les analystes parmi les nouveaux qui arrivaient. Alors tout cela était resté dans le flou, le plus complet. L’École était inorganisée, Complètement inorganisée. On discutait le coup, (sourire) mais on concrétisait rien ; ni revue, ni structure réelle, ni jury, pour décider des admissions, et caetera. On discutait ferme le coup, sur des tas de sujets tout à fait importants. Alors moi j’en garde un souvenir très, très intéressé. Et en même temps, quelque chose que je considère comme très difficile parce que il y avait quand même deux idées qui étaient là ; l’idée de Lacan : « c’est à moi de diriger cette École. » et l’idée du Directoire qui était : « il nous faut une direction collégiale. », et dans laquelle Lacan aurait sa petite place, c’est tout. Pas plus qu’un autre. Alors moi ça me paraissait, la seconde solution, irréaliste. D’un autre côté, le tout-pouvoir de Lacan me paraissait tout aussi fou. J’étais, en tant que secrétaire, très proche de tous les gens du Directoire mais aussi très proche de Lacan, seulement entre le marteau et l’enclume, et je me suis fait chier plus d’une fois, hein. Au point que j’ai dit explicitement à Lacan, ce qui l’a mis en fureur encore une fois -qu’est-ce qu’il a pris comme colère contre moi : « Cela dit, moi monsieur, je veux pas jouer “Monsieur bon-office”. C’est un mot que l’on employait, à l’époque, dans la diplomatie. « Je veux pas jouer monsieur bon-office, j’en ai marre, ça aboutit à rien ».

PC : Mais comment viviez vous toutes ces colères de Lacan ?

JC : Moi ?… Très durement, mais que je crois malgré tout que je supportais ça beaucoup mieux que au moins les neuf dixièmes des gens, mais très durement, parce que Lacan était épouvantable, épouvantable ! Vraiment il était chiant, il fallait tout des trucs… Enfin vraiment… c’était un espèce de négociateur forcené, quoi. Quand il voulait obtenir quelque chose, c’était vraiment extraordinairement dur. Et, moi j’ai résisté sur un bon nombre de points à Lacan, déjà à ce moment-là. Je sais que l’on m’a très souvent accusé de tout écraser devant Lacan, en réalité je connais personne qui lui ait plus résisté que moi. Il y a des gens qui ont foutu le camp, oui, mais des gens qui lui résistent… Mais Lacan a…. Mais je continue à dire que j’ai toujours de bons rapports avec Lacan. En ce sens qu’il a eu des engueulades mais, Lacan m’a toujours conservé son estime et, je le dirais, réciproquement, malgré tout. Bien que je considère qu’il avait des façons absolument abusives de faire.

Alors c’est toujours le même truc pour cette histoire. Donc il y a, pour ma part, où je pense que beaucoup plus que la question de la Passe, c’était vraiment la question de la lutte entre le pouvoir personnel de Lacan et le pouvoir, donc, d’une direction collégiale, qui s’opposait dans son principe et donc en pratique. Moi je dois dire ; je connaissais assez mes camarades pour me dire : «  je suis sûr d’une chose, c’est quand ils vont se retrouver seuls ensemble, sans avoir Lacan contre eux, ils vont se disputer entre eux… Et c’est ce qui est arrivé au Quatrième Groupe. Ils se sont disputés, ça a été effroyable.

IR : Donc, c’est presque tout le premier Directoire qui est parti au Quatrième Groupe.

JC : Rosolato, lui est parti à l’APF… les trois autres sont partis, là… quatre et  Leclaire lui s’est effacé. Il est parti du Directoire mais il restait à l’École. Et puis moi je suis resté au Directoire mais sans plus jouer un rôle actif.

PC : Mais qu’est-ce qui scandalisait tant, dans cette idée de la Passe ?

JC : Ah… ça… pour l’instant je vais faire pipi, je reviens… C’est peut être fini ça ou pas (le magnétophone) ?

JC : ça ( ?) encore ou…

HE : Est ce que l’on se voit la semaine prochaine ?

JC Oui ! Mais je crois  que…

HE : Normalement le premier mercredi ; ce n’est pas possible, mais là il n’y pas de séminaire.

JC : Ah, Alors très bien.

HE : Et après c’est les vacances.

JC : Et après c’est les vacances.

HE : Et alors il y a aussi un petit problème, c’est l’année prochaine, enfin, à partir de septembre, Georges Sierra ne sera là ,lui, que le lundi, hein c’est ça Georges ?

GS : Oui, éventuellement.

JC : A titre personnel, ça ne me dérange pas du tout.

HE : ça ne vous dérange pas…

JC : Mais enfin, je peux répondre en gros, comme ça. Je crois que, pour ma part, je pense que ce qui a surtout scandalisé, ça a été l’idée de : “On va demander à des jeunes, des petits débutants de rien du tout, des passeurs… de porter un jugement que, finalement, le jury entérinera ou pas”. Avec beaucoup l’idée : “ces petits jeunes vont nous juger, nous, les vieilles… Et ils vont notamment juger nos analyses, la qualité de nos analyses”. Et, moi je pense que c’est ça qui a été déterminant, ça a même été dit très, très explicitement dans certains cas. Perrier accusait le système carrément d’être pervers. Piéra Aulagnier disait « moi, je n’enverrai jamais mes analysants se faire, comme ça, juger par des gamins ».

IR : Mais il est vrai qu’en même temps, ces gamins étaient en même temps choisis par les…

JC : …Oui, choisis par les anciens membres, mais enfin, bon, c’était dit comme ça. D’une part en pratique, ils pensaient que ça allait donner un pouvoir très important aux passeurs. Quand on a vu cela en pratique, c’est absolument faux. Les passeurs, ils étaient plutôt dans leurs petits souliers, quand ils étaient devant le jury, ils avaient très peur pour eux-mêmes, d’avoir l’air de cons, devant une assemblée de sept anciens, quoi ! Sept anciens dont Lacan. Alors ça c’est un reproche complètement dérisoire.

D’un autre côté, moi je pense que c’est quand même complètement lié à ce qu’on peut voir partout, qui est l’étouffement de toutes les questions concernant la fameuse analyse didactique. Du fait qu’on n’en parle pas, on n’en parle jamais. On ne dit jamais vraiment ce qui s’y passe – c’est la question de la Passe – ce qu’il se passe pour que quelqu’un en vienne à dire : « Je suis psychanalyste ». C’est quelque chose qui n’est, qui n’a jamais été interrogé sauf dans les Passes, dans les procédures de Passes où ça a été interrogé, là c’est un fait. Mais, là encore, à mon avis, c’était beaucoup la défense de position d’autocritique. Il est de fait que, que quelquefois, une Passe peut être considérée pour une sale Passe pour l’analyste du candidat, parce qu’il est de fait que, bon,  parfois, on s’aperçoit que, vraiment, il n’a rien été fait, ou pire encore, que ce qui a été fait était complètement désastreux, quoi.

PC : Donc ça produisait réellement quelque chose. Ce n’était pas du tout factice.

JC : La Passe, ah non. Certainement pas… Mais je pense que cela se heurte à des difficultés considérables, considérables ! Notamment liées à l’interprétation qui en est donnée. Moi je considère, par exemple, je me suis aperçu peu à peu que le rôle du passeur est extraordinairement difficile, extraordinairement… ! Enfin bon.

PC : Et de là à dire que c’était un échec… ?

JC : Un échec complet ? Eh bien, je crois que j’en parlais l’autre jour avec Ioana, je crois que Lacan a dit deux choses : en 73, il a dit que c’était une expérience bouleversante. Dont acte, je suis d’accord, c’est une expérience bouleversante pour tout le monde. Et beaucoup plus pour le Jury qu’on ne l’a pensé généralement. Et d’autre part, c’est un échec complet pour une raison : les gens n’ont retenu, entendu de la passe que la dimension institutionnelle, et alors de ce point de vue-là, ça fausse complètement tout !

PC : Donc ce n’est pas la procédure elle-même, c’est ce qui en a été fait , finalement.

JC : Euh, oui, moi je considère que la procédure n’est pas la dimension essentielle de la question de la passe. Et alors notamment, il y a cette chose que je dis de temps en temps, vraiment alors que les gens n’entendent pas, ne veulent pas entendre, je le disais encore l’autre jour, début mars, à la Convention, je disais :  non, je considère que quand Lacan a dit après « la Passe, moi je la fais à chaque fois que je fais mon séminaire… ». Ça montre que la dimension de la Passe, il en a fait un signifiant de la passe, un signifiant qui ne s’inscrit pas uniquement dans son rattachement à une procédure, mais il le représente comme étant un certain pas, un certain mouvement, fait par un analyste pour avancer quelque chose. Alors, à chaque fois que je dis cela, alors là : le silence le plus complet, ça n’intéresse pas les gens et on entend tout de suite dire « oui mais quand même ça ne peut se faire qu’avec un élément tiers et par là et par là… bon…

PC : On en revient à la procédure, quoi.

JC : On revoit la procédure et….

IR : Peut-être d’ailleurs, il y bien des façons de dire ce que vous dites là, on l’entend de part et d’autre, cet accrochage à la procédure, même en acceptant des modifications, mais en tenant absolument à faire fonctionner Passe et procédure, alors là, du côté de la seule signification possible, mais je pense que ça, je me suis beaucoup demandé pourquoi c’était comme ça, et il y a quand même quelque chose qui fonctionne peut-être plus du côté de l’institution que même de l’école.

JC : De l’institution d’une façon générale. Mais moi je crois que le gros problème pour les analystes, et je dirais un peu en toutes circonstances, dans bien des choses, c’est de ne retenir les choses que dans une lecture que je dirais juridique. Et justement, ce qu’ils y voient, c’est avant tout que c’est un Jury d’agrément, quelque chose qui permet d’accéder à autre chose; à un stade, à un gradin plus élevé…Ils retiennent la dimension juridique de la chose, et non la dimension qui est, avant tout, dans la circonstance, la dimension subjective de la démarche qui fait qu’on s’autorise à être analyste. Qui est vraiment autre chose. S’il n’y a pas la procédure de la passe, ça ne veut pas dire que les gens n’ont pas connu quelque chose de cet ordre-là. C’est quand même bien certain. On ne va pas se mettre à dire, et du reste Lacan l’a toujours dit que ceux qui viennent se risquer dans cette procédure : « bon merci, c’est très gentil de venir, mais c’est pas du tout obligatoire ». Ce qui paraît tout à fait évident. Mais ça, ça arrive, notamment avec les concepts Lacaniens mais aussi avec des concepts Freudiens, mais je prends, par exemple, un autre concept dont on parle, Dieu sait, à tout bout de champ : le fameux concept de forclusion, qui est toujours entendu comme un truc carrément juridique. C’est forclos, on n’en parlera plus, l’affaire est entendue, c’est forclos. Alors que, il me paraît absolument sûr que Lacan l’a utilisé au sens de la linguistique, c’est-à-dire où il y a ce que signifie un énoncé forclusif, ce qu’est la dimension de quand on dit :« Je ne ferai jamais ça ». C’est le jamais qui vient faire la forclusion. Mais c’est pas quelque chose du même coup d’aussi évidemment irréversible. C’est irréversible si on se tient au strict niveau du, de ce qui a été dit. « Je ne le ferai jamais plus » Bon, allez, c’est forclusif, bon, ça veut pas dire qu’on va pas recommencer demain. (rire)

IR : Ca veut même généralement le dire…

JC : Parce que justement, ça peut être pris dans un système de dénégation. Alors qui fait la forclusion à ce moment là, c’est celui qui l’entend et qui dit « t’as juré que tu ne ferais jamais plus, que tu ferais plus jamais pipi au lit, par exemple, on te donnera une “torniole” »…

IR : Ce qui serait pas mal, d’ailleurs certains l’ont fait, c’est de pouvoir justement de prendre un peu acte de ce que ça a modifié, par exemple, pour les uns ou pour les autres, ce que ça a modifié, je pense que ça a dû modifier pas mal de gens qui ont été pris dans l’expérience, y compris des gens du jury.

JC : Ca c’est sûr.

IR : Même dans leur engagement dans l’expérience, par exemple sur la question de la psychanalyse didactique ou de la fin des analyses, ou…

JC : Ah ça sûrement…. sûrement ça a changé des choses….

IR : C’est d’ailleurs ce que Safouan disait c’est qu’il avait été complètement sourd pendant tout un temps de son expérience de jury, qu’il n’entendait pas, parce qu’il était trop pris par son intérêt pour la fin des analyses, la question de la fin des analyses et qu’il ne trouvait pas là….

JC : …Qu’il identifiait trop la Passe à la fin d’analyse. Alors ça, (ça compte pas ?); sûrement pas, sûrement pas.

IR : Mais c’est probablement quand même de cette expérience-là qu’il a pu accéder à cela.

Ben on va peut être s’en tenir là.

 

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