Jacques-Antione Dulaure : « Le retour de mon pauvre oncle » (1784)

Une figuration à peine masquée et toujours actuelle des rapports humains dans nos institutions, ses coutumes mondaines, et son ridicule, par un homme politique de la Révolution Française.

Jacques-Antoine Dulaure (1784) : Le retour de mon pauvre oncle, ou relation de son voyage dans la lune, écrite par lui-même & mise au jour par son cher neveu

À Ballomanipolis, et se trouve à Paris, chez Lejay, libraire, rue Neuve-des-Petits-Champs,près celle de Richelieu, au Grand Corneille ; Le Jay, Paris ;

 

Préface

 Mon pauvre Oncle, comme le sait l’Europe entière, ayant déjeuné après s’être vivement querellé avec un Physicien de ses amis , fut attaqué d’une colique si violente, que ma sœur & moi fûmes dans la plus grande alarme. Croyant qu’un clystère pourrait le soulager, dans le trouble où j’étais, je saisis une seringue, je l’ajuste au postérieur de mon Oncle : mais au lieu d’un liquide émollient, c’était de l’air inflammable que j’introduisais dans ses entrailles. Soudain je vis ce cher Oncle s’élever de son lit par degrés, voler au plafond, y faire deux ou trois tours, puis s’échapper par la fenêtre. Je voulus l’arrêter par les pieds : mais son soulier me resta à la main ; & tout déculotté, il s’envola majestueusement sur les nuages. Je regardais encore, quand mon œil ne pouvait plus l’apercevoir.

Après trois mois d’absence, il est de retour, ce pauvre Oncle. Le tendre intérêt que les Parisiens ses Compatriotes, ont pris à son merveilleux événement, les travaux qu’ils ont faits pour en représenter toutes les circonstances & pour en éterniser la mémoire, forcent ma reconnaissance à publier cette Relation.[1]

CHAPITRE PREMIER. Mon Départ de la Terre.

 Malheureusement ma fenêtre était ouverte ; mon remède de gaz inflammable me fit, malgré moi, passer à travers, & je fus bientôt emporté dans la plus haute région atmosphérique. Le souvenir de l’aventure de défunt Icare, celle d’un autre étourdit qui se cassa les jambes en route, ni le danger de mon périlleux voyage, ne me causèrent aucune inquiétude. Les Physiciens, comme on sait, n’ont jamais peur : au contraire, la disposition de mon corps laissant ma face tournée vers la terre, je contemplais avec sécurité le tableau le plus magnifique que la Nature ait jamais offert aux yeux des mortels ; une sensation douce se répandit dans tous mes membres ; l’air était si pur & si calme, je nageais dans une paix profonde ; je croyais respirer le bonheur. Il faut monter bien haut pour le trouver ce bonheur, disais-je alors ; depuis que les cabales, le luxe & le mal antisocial l’ont banni de la terre, les hommes ne l’y rencontrent plus, & il ne faut pas moins d’un clystère d’air inflammable pour pouvoir en jouir.

Faute d’écritoire & de thermomètre, je ne pus calculer les différentes hauteurs où je me trouvais ; c’est dommage, car j’aurais donné des résultats d’une précision très rigoureuse.

L’orgueil nous suit partout : je me sentis singulièrement flatté de me voir si rapidement élevé au-dessus de tous les hommes ; semblable à tant de Gens en place, je me glorifiais de mon élévation, & elle n’était que l’ouvrage d’un clystère.[2]

Pendant ces réflexions qui sentaient encore leur terroir, la surface de la Terre disparaissait insensiblement à mes yeux ; je vis la rotondité du globe. Ce fut alors que je commençai à trembler ; le danger se présenta avec ce qu’il avait de plus effrayant : maudissant en moi-même les Physiciens, le gaz inflammable, je m’abandonnai tout entier au trouble qui m’agitait. Qu’on se figure un Parisien, qui n’a jamais dans ses voyages perdu de vue les tours de Notre-Dame, & qui se voit enlevé dans l’immensité des airs ; on pourra juger de son état.

Je me trouvais sans doute dans la région des vapeurs scientifiques[3] ; car je fus tout à coup plongé dans une si grande léthargie, que la queue d’une comète qui, en passant, me brûla un pan de mon habit, ne put parvenir à me réveiller. C’est ce qui me priva d’observer, pendant le reste de la route, à mon grand déplaisir & au grand préjudice des Sciences. Mes observations n’auraient pas manqué d’éclaircir tant de vérités astronomiques, qui sont d’une obscurité si sublime, que l’œil du vulgaire ne peut les pénétrer.

CHAP. II. Mon Réveil.

En traversant l’air qui contenait les exhalaisons de tous les cerveaux Orateurs, Louangeurs, Calculateurs, Compilateurs de la terre, j’avais respiré un si forte dose de soporifique, que ma chute me fut absolument insensible. Le hasard, comme on va le voir, favorisa ce dernier accident de mon voyage[4].

Plusieurs pouces d’air inflammable échappés de mon corps par la même voie qu’ils y avaient été introduits, firent enfin, sans doute, céder la force ascendante à la gravitation. Il était nuit ; je me trouvais en l’air au-dessus d’une petite Ville, & j’allais m’abattre sur le pavé d’une rue, lorsque par bonheur un pauvre Diable qui déménageait incognito, & qui déménageait bien doucement de peur de troubler le sommeil de son hôte qui aimait à dormir, jetait un matelas par la fenêtre. Je me trouvai directement dessus à l’instant qu’il fut lancé, & je le suivis jusqu’au bas, sans que la commotion me tirât de ma léthargie. Je restais là jusqu’à ce qu’on vint me placer sur une petite voiture où, parmi de vieux meubles, on me transporta hors de la Ville. L’obscurité de la nuit, la précipitation qui accompagne toujours ces espèces de déménagements, m’empêchèrent d’être aperçu.

Bien loin de penser alors que j’étais à une si grande distance de mon pays, je me croyais encore dans ma chambre ; je rêvais que je disputais toujours avec mon Physicien, qui était bien le plus anti-Attractionaire qui se soit vu depuis Newton. Pendant que mon esprit travaillait à convertir ce savant hétérodoxe, mon corps cheminait dans la Lune. Oui, cher Lecteur, dans la Lune ; rien n’est plus vrai : j’étais parvenu, sans le savoir, dans ce satellite de la Terre.

Aujourd’hui, il n’est plus rien de difficile aux Physiciens, comme on sait : l’un a découvert l’agent universel, l’autre fait la pluie & le beau temps ; & celui-là, bien plus habile, a enlevé aux Adeptes leur Art mystérieux ; il fait de l’or, & c’est avec le secours des simples qu’il accomplit son grand œuvre.

La voiture qui me portait avait déjà laissé un peu loin la petite Ville d’où l’on m’avait sorti, lorsqu’un événement vint enfin me tirer de mon profond sommeil. L’hôte, qui s’était aperçu de la fuite de son locataire, arriva bien vite, criant & s’acharnant à arracher de la voiture les seuls garants de son loyer. Le Propriétaire des meubles défendait aussi son bien avec beaucoup de chaleur. Pendant ce cruel conflit, je me sentis la tête si violemment heurtée, que croyant avoir reçu un coup de poing de mon Physicien anti-Attractionaire, je me levai avec fureur pour lui faire une réponse pour le moins aussi frappante : mais en me levant en hurlant, au lieu du Physicien, je renversai l’hôte, qui se disposait à enlever le matelas sur lequel j’étais étendu. En poussant un cri effroyable, il se relève & prend la fuite ainsi que son Adversaire. Mon apparition subite & inattendue, l’obscurité qu’il faisait alors, & ma taille gigantesque auprès de celle des Habitants de la Lune, qui n’excédait pas la hauteur de quatre pieds[5],leur firent croire facilement que j’étais au moins un fantôme, si je n’étais pas un Diable.

Oh ! de quel étonnement ne fus-je pas saisi à la vue de tant de choses extraordinaires, & que le souvenir de mon voyage aérien rendait plus merveilleuses encore ! Suis-je toujours en l’air, me disais-je ; comment suis-je tombé sans le sentir ? & pourquoi me trouvé-je sur cette voiture ? pourquoi ai-je dormi ? pourquoi, en me réveillant, ai-je si fort épouvanté ces deux petits hommes ? Je doutais si je dormais encore ; je doutais même si j’existais. Où suis-je ? est-ce à Montmartre ou à Gonesse[6] ? Hélas, je ne vois plus la Seine ! je ne vois plus les tours de Notre-Dame ! peut-être suis-je dans la Chine, ou bien dans ce pays de Nains où jadis voyagea Gulliver ? La petite taille des hommes que j’avais vu fuir semblait me déterminer à le croire ; un Physicien n’est pas obligé d’être parfait Géographe. Ce soupçon parut se confirmer, lorsque cherchant à descendre de la voiture, ma main se posa naturellement sur une petite figure humaine, que je pris tout de suite pour un Habitant de ce pays. Comme il ne faisait aucun mouvement, je crus l’avoir étouffé ; mais je revins bientôt de mon erreur, en apercevant, à la faveur du jour qui commençait à poindre, que c’était seulement une Marionnette.

À peine fus-je remis de mon étonnement, que j’aperçus de loin un de mes petits hommes. J’employai la voix & le geste pour le rassurer, & le déterminer à me joindre. Il s’approchait ; mais c’était avec cette lenteur que donne la crainte. Moins timide pourtant que son adversaire qui ne reparut point, il m’accosta, mais en tremblant ; je le reçus si amicalement, qu’il n’eut plus de frayeur, & nous cheminâmes ensemble.

CHAP. III. La suite du précédent.

C’était à lui qu’appartenaient les meubles et la voiture. Il fut bientôt apprivoisé avec moi. En ma qualité de Physicien, je m’appliquais à chercher son cœur sur sa figure : mais elle me parut indéchiffrable, tant l’expression en était vague ; elle ressemblait à la physionomie de ces fripons honnêtes, de ces intrigants chez qui l’habitude de garder le masque de la fourberie efface entièrement les traits caractéristiques de leur visage. Autrefois on connaissait l’homme à sa face ; aujourd’hui une espèce d’hypocrisie, appelée politesse, a tout à fait obscurci ce miroir de l’âme.

L’idiome de ce pays de la Lune, si l’on en excepte le peu d’usage que l’on faisait des consonnes, avait beaucoup de rapport avec la langue Française : avec un peu d’étude, je parvins bientôt à le parler & l’entendre. Ce fut alors que ma curiosité se soulagea par une infinité de questions de tous genres. J’appris que mon compagnon de voyage était Directeur d’une Troupe de Comédiens de bois que l’on nomme en français Marionnettes, j’appris, par le récit de son déménagement & de la fuite nocturne, de quelle manière j’avais pu tomber & de quelle manière j’avais pu être placé sur la voiture ; je n’oubliai pas non plus de m’informer si l’attraction universelle était aussi démontrée aux Physiciens de la Lune qu’à ceux de la Terre. Comme il ne me répondit rien de satisfaisant sur cet objet, je m’en consolai en le questionnant sur les mœurs & les usages de son pays. « Ma foi, me répondit-il, quoique j’aie vécu dans le grand monde, je n’ai point fait un registre de ces choses-là ; mais ce que j’aurai plus de plaisir à vous raconter, & ce qui répondra à la plupart de vos questions, c’est mon histoire. »

L’état de cet homme, ses manières aisées qui annonçaient qu’il avait tenu un rang plus distingué, son ton de franchise & d’insouciance presque toujours accompagné d’une gravité philosophique, me firent juger que cette histoire pouvait renfermer des traits piquants ; je l’écoutai, il commença ainsi :

 

CHAP. IV. Histoire de l’homme aux Marionnettes.

Je suis le fils d’un honnête Laboureur, habitant d’un Village situé sur les limites d’un Royaume voisin. Heureux, si mon père m’eût appris l’Art antique & respectable de cultiver le champ de ses aïeux ! j’aurais ignoré les jouissances de la vaine gloire & les supplices qui la suivent ; j’aurais conservé mon nom de Kikerdorf, que j’ai abandonné pour prendre celui de Oë. Mais malheureusement je sus lire & écrire de bonne heure ; & persuadé par le Magister de mon Village que j’étais un garçon de génie, je pris mon essor vers la Capitale de ce Royaume.

Me voici dans un monde nouveau, cherchant à connaître les usages & les manières qui, dans ce pays-là, sont des sciences de première nécessité. Je m’aperçus bientôt que les différents tons des Sociétés se réduisaient à trois ou quatre sortes tout au plus. Prenez, quittez à propos le masque d’étourdi, d’hypocrite & d’important, vous posséderez les points cardinaux du moyen de parvenir. Chaque Société exige qu’on joue un de ces personnages : mais pour qu’il y eût jamais d’erreur & qu’on ne prît point un rôle pour un autre, je pense qu’il ne serait pas mal que dans chaque anti-chambre on trouvât le masque du caractère de la maison. Je veux faire un jour un gros Livre sur l’utilité d’un pareil usage.

Je n’épargnais ni courses ni soins, pour me mettre dans le chemin de la fortune. Après plusieurs démarches inutiles, on me conseilla de me présenter à un Grand-Homme du siècle, protecteur des jeunes gens, révéré comme un sage, un Apôtre de l’humanité, enfin comme le Patriarche de la Philosophie. Je lui déclarai que je savais les Langues anciennes, l’Histoire, la Géographie & les Mathématiques. J’ignorais à peu près toutes ces Sciences-là ; mais on m’avait assuré qu’en pareil cas, le moyen de faire une fortune rapide était de mentir bien effrontément. Je suivis donc ce conseil exactement. Sans autre examen, le Grand-Homme me répondit d’un ton pédantesquement mielleux : Je suis bien fâché de ne pouvoir vous être d’aucune utilité ; mais le cercle de vos connaissances est trop circonscrit.

Je me présentai à un homme qui était le Conseil de tous les gens à projets, & dont le sentiment était toujours prépondérant. Il avait jadis été chef de parti, & se désespérait de voir que depuis longtemps il n’était plus de mode. Je lui dis, suivant mon usage : – Je sais les Langues anciennes, l’Histoire, la Géographie & les Mathématiques. – Vous ne savez que cela, me dit froidement mon nouveau Protecteur ; ne sauriez-vous pas copier les manières d’un imbécile, d’un niais, & d’amuser tous les Seigneurs de la Cour en imitant la conversation d’un Crocheteur ? Ou si vous pouviez aboyer comme un chien, voilà ce qui s’appelle imiter la belle nature. Si vous pouviez manger des pierres, avaler des couteaux, des rasoirs[7] ? – Ma foi, non, Monsieur, répondis-je. – Mais savez-vous guérir les malades en les touchant ? – Non plus, Monsieur. – Sauriez-vous tirer les cartes, donner la bonne fortune à nos petites maîtresses ? si par hasard vous aviez assez bon œil pour voir à travers vingt pieds de terrain, pour voir clair dans l’obscurité[8] comme en plein midi ? – Non, Monsieur. – Eh bien, faites donc des Vaudevilles ou de mauvaises Tragédies ; je ne vois que ce moyen pour vous tirer d’affaire. – Je ne crois pas pouvoir faire aucune de ces choses-là. – J’en suis fâché ; vous ignorez tout ce qui mène à la fortune –. Je pris honteusement congé de ce terrible homme, en me disant : On ne m’avait pas prévenu de cela. Je suis donc bien ignorant ? ce n’était pourtant pas ce qui disait le Magister de mon Village.

Quelques jours après on m’introduisit chez un Protecteur banal. C’était un homme unique pour les ressources ; il possédait, autant qu’il est possible, le talent merveilleux de commander aux caprices de la fortune ; il créait ses favoris, il était le dispensateur de ses grâces. Par son secret, tel Pied-plat était devenu un puissant Financier ; tel autre, un Ministre ; tel Poète des Beautés d’anti-chambre, un grave personnage, un génie de premier ordre. C’était un grand homme.

– Je sais, lui dis-je, les langues anciennes, l’Histoire, la Géographie & les Mathématiques. – Cela ne fait rien à la chose, me répondit-il ; dites-moi seulement quelle est la place qui vous conviendrait le mieux – ? À cette question inattendue, je me sentis pénétré de cette joie de vivre que donne l’espérance du bonheur. Je vais donc cesser d’être misérable, me disais-je ; la fortune se lasse donc de me persécuter. Mon Magister me l’avait bien dit que j’étais fait pour me distinguer dans le monde.

Dans cette agréable persuasion, je crus qu’il convenait de faire éclater ma franchise, en lui avouant tout bonnement que je ne savais point contrefaire les manières des Crocheteurs, que je n’avais pas assez bons yeux pour voir à vingt pieds sous terre, & que j’ignorais absolument l’art utile de tirer les cartes. – Cela peut avoir son avantage, me répondit-il ; mais il n’est question maintenant que de savoir qu’elle place vous désirez : est-ce dans la Finance ? – Oh ! oui, dans la Finance ; on assure que c’est le grand chemin de la fortune. – Eh bien, j’en ai une toute prête, & je vous la promets –. Je ne savais comment remercier mon bienfaiteur ; je prodiguais, comme c’est l’ordinaire, les mots d’obligation, de reconnaissance. – Vous avez bien raison, me dit-il, car c’est une place excellente ; avant qu’il soit peu de temps, je veux vous voir avec une voiture qui éclaboussera le monde entier, des Laquais bien insolents, & une Maîtresse qui effacera par son faste toutes les Dames de la Cour. – Ah, Monsieur ! m’écriai-je transporté de joie ; une voiture, des Laquais, une Maîtresse ! comment pouvoir reconnaître un service aussi généreux ? – Avec dix mille pièces d’or, me dit-il, que vous me donnerez ; & je garantis votre fortune faite. Et ce n’est pas trop, en vérité, si vous considérez ce qu’il me faudra donner aux Secrétaires, aux Valets de Chambre, aux Maîtresses des uns et des autres, croyez-vous qu’après cela il m’en restera beaucoup ? À peine eut-il achevé, que je tirais honteusement ma révérence, bien désespéré de n’avoir pas dix mille pièces d’or pour les Secrétaires, les Laquais et les Maîtresses, afin de devenir tout à coup un grand Seigneur.

Enfin, j’eus à faire à des gens de projets qui, en me faisant voir de loin une brillante fortune, achevèrent de m’enlever le peu qui me restait & me volèrent le prix de mes travaux. Je devins misérable, par conséquent méprisé. J’avais encore cette noble fierté, qui élève l’âme du malheureux & le console. Mais cette vertu infructueuse succomba par degrés aux atteintes du besoin ; je fis des dettes, je manquai à ma parole, je m’accoutumai à emprunter, & mon front se cuirassa insensiblement contre les traits des créanciers.

Le jeu m’offrit des ressources ; mes scrupules furent en diminuant ; je devins fripon, comme c’est l’ordinaire, & je fis fortune. Je fis l’important ; j’étais un galant homme : on me chérissait, on m’idolâtrait ; j’avais de l’or.

La considération que donne la possession de ce métal ne suffisait pas encore à mon ambition ; je voulus mériter l’estime de quelques honnêtes gens. Je savais que pour cela il fallait être le mari d’une femme bien coquette, bien galante, bien aimable ; j’en trouvais sans peine une, qui possédait à un point éminent toutes ces vertus de Société. Ma chaste épouse, qui faisait bien les honneurs de la maison, était devenu pour moi un fonds inépuisable d’honneurs et de richesses.

Ayant depuis quelques temps, dans l’esprit de bien du monde, la réputation d’un être important, il me prit fantaisie de le devenir tout de bon. Ma femme, à qui je passais de bon cœur tous ses caprices, me passa volontiers celui-là. Je me mis donc en tête de faire des projets, de changer la face des choses & de renouveler l’Administration. À l’aide d’un esprit que je soudoyais, je faisais des Prospectus pompeux, des Mémoires admirables, à la faveur desquels j’allais chez les Grands quêter des applaudissements & des souscriptions[9]. Tout fut au gré de mes désirs ; mon projet était miraculeux, divin, inconcevable, on n’avait pas d’idée de cela : c’est ce qu’on disait dans les bonnes compagnies. J’étais un génie vaste, un homme profond ; il suffisait seulement de me nommer pour faire l’éloge de mes Ouvrages : c’est ce que répétaient fidèlement la plupart des Journaux. Rien n’est plus facile à persuader que l’amour propre ; je crus sans peine être doué de toutes les bonnes qualités dont on me gratifiait. Ce fut alors qu’il fallut nécessairement me revêtir de tout l’extérieur philosophique. Ton sentencieux & réservé, air distrait et occupé, mise simple, démarche grave, sourcils toujours froncés ; rien ne fut négligé. Quand j’ouvrais la bouche, c’était pour parler de bienfaisance, de justice, de bonheur des Peuples & d’humanité. Vous voyez que j’étais Philosophe au dernier carat : aussi ma gloire fut complète, & ma réputation parvint à son plus haut période.

Cela vous surprend, me dit mon Compagnon de voyage, qui me voyait sourire ! vous êtes étonné de voir qu’ayant joué un si grand rôle parmi les hommes, je sois réduit à en jouer un si petit avec des Marionnettes ! C’est la loi du fort. En finissant ces mots, nous arrivâmes dans une Ville où nous passâmes la nuit. Le lendemain nous continuâmes notre route vers la Capitale du Royaume ; & Oë continua ainsi son histoire :

CHAP. V. Suite de l’Histoire d’Oë.

Ô inconstance des choses de ce monde ! fallait-il qu’un grand Philosophe comme j’étais, fût réduit à jeter des meubles par la fenêtre pour éviter le paiement du loyer ? Fallait-il qu’un Génie capable d’endoctriner un Peuple entier, se vît forcé de diriger des Marionnettes ? Vous allez voir comment cela m’est arrivé.

L’abondance, les succès, la considération couronnaient ma complaisance pour ma fidèle épouse ; elle était ma seule ressource. Aussitôt que je voulus m’opposer à ses désordres, les querelles, les perfidies, le mépris & la misère devinrent les fruits de ma réforme.

Les fonds accoutumés me manquèrent ; mes travaux éprouvèrent des retards ; je manquai à ma parole. Mes coopérateurs n’étaient plus payés, mes Souscripteurs murmuraient. Insensiblement je perdis leur confiance, & la considération que je m’étais acquise. On profita de cet instant de détresse, pour mettre au jour ma conduite, mon charlatanisme & mon incapacité. J’étais perdu sans ressource.

Ce fit alors que ma philosophie m’inspira un moyen bien simple pour me tirer de ce mauvais pas. Ma femme était très riche en bijoux ; ‘soit dit entre nous) ils étaient le produit de faveurs qu’elle plaçait à honnête intérêt entre les mains de ses Amants. Par un petit raisonnement bien naturel, je conclu que j’avais un droit incontestable sur ces bijoux ; en conséquence de ce droit, je profitai d’une nuit favorable pour lui enlever tout ce qu’elle avait de plus précieux, & je partis fort prestement, abandonnant mes projets, ma femme & mes mauvaises affaires, comme on abandonne un méchant habit dont on se dépouille pour la dernière fois.

J’arrivai dans la Capitale d’un Royaume voisin, où j’étalai d’abord un faste pompeux. Je fis ensuite des projets bien extravagants, bien difficile à exécuter ; malgré cela, ils ne furent point accueillis. Je m’aperçus, mais un peu tard, que je n’étais plus dans ma Patrie : le caractère national était bien différent.

Enfin, mes fonds baissèrent, & avec eux mon ambition. Je me crus trop heureux d’acquérir d’un Jouer de Marionnettes, qui avait fait une brillante fortune, les Acteurs de bois, son Théâtre portatif & le fonds des ses Œuvres dramatiques. Les Habitants de ce pays avaient un goût décidé pour les Spectacles ; le combat des coqs, celui de la canaille les charmaient infiniment, ainsi que les scènes où le Bourreau jouait le principal rôle. Je mis à profit les inclinations de ce Peuple ; je fabriquai des Pièces nouvelles, & avec mes Marionnettes je jouai les ridicules des Habitants : quand les plaisanteries portent sur le général, elles plaisent à tous les Particuliers.

Je n’eus d’abord des Spectateurs que parmi la canaille ; mais un jour que la Servante d’une femme entretenue honora mon Spectacle de sa présence, mes affaires prirent une face plus avantageuse. Charmée des bons mots, des calembours, des grossières équivoques que débitaient mes Comédiens de bois, cette fille assura à sa Maîtresse que mon Spectacle était charmant, divin. La Femme entretenue, le principal Locataire de ses charmes, son Ami, sa Marchande à la toilette, sa Tailleuse, son Coiffeur, son Abbé, on dit même son perroquet, furent persuadés au bout d’une demi-heure que j’étais un homme étonnant pour les Marionnettes : c’est ce que chacun de ces personnages assurèrent à cent autres. Ma réputation se répandait de cette manière, qu’à la fin du jour, une grande partie des Habitants sut que j’étais un prodige. Ma gloire se soutint avec éclat ; je devins l’homme à la mode. On ne parlait, on ne se costumait que par moi. On me grava, on me sculpta : mon portrait figurait à côté de ceux des Grands-Hommes & les Héros de ce pays ; & voilà comment se font les réputations. J’interrompis mon Conteur, pour lui dire que c’était tout comme sur la terre.

La gloire fait des ennemis, continua Oë. Un tas de gens affamés de réputation voulurent affaiblir la mienne, en publiant contre moi des pamphlets, des épigrammes de tous les genres. Ils prétendaient que mes Marionnettes n’imitaient pas la belle Nature, que leur figure manquait d’âme & d’expressions, & mille autres calomnies de cette espèce, qui ne firent qu’accroître ma renommée. Ce fut alors qu’un Faiseur de pirouettes fit tourner toutes les têtes de son côté ; jamais homme n’avait pirouetté avec tant de génie. La nouveauté m’enleva la faveur du Public, on m’oublia ; les efforts que je fis pour l’emporter sur mon Adversaire m’entraînèrent dans des dépenses ruineuses qui ne me valurent aucun succès, mais bien du ridicule et du mépris : je n’étais plus de mode. Trop fier pour montrer ma défaite après un si beau triomphe, je pris le parti d’abandonner ce pays pour retrouver ma chère Patrie, où les génies aussi féconds que le mien ne manquent jamais de ressources. J’arrivai d’abord dans cette petite Ville, où le Ciel vous a envoyé exprès, je crois, pour me délivrer des persécutions de mon créancier, que mes mauvaises affaires m’obligeaient de quitter sans payer.

Oë ayant fini son histoire, me questionna beaucoup sur l’événement de mon voyage ; je lui répondis que je ne tarderais pas à satisfaire sa curiosité, & nous continuâmes notre route.

 

CHAP. VI. Mon arrivée dans la Capitale du Royaume, & la rencontre que nous y fîmes.

Nous arrivâmes enfin dans cette fameuse Capitale. À cette vue, j’éprouvais une secrète émotion ; je crus entrer dans ma Patrie, la bonne Ville de Paris. Hélas, mon cher Neveu & ma pauvre Nièce ! j’étais bien loin de vous y rencontrer, vous étiez bien loin d’y embrasser votre pauvre Oncle ! Ce souvenir me fit verser un torrent de larmes. Pendant que je pleurais de la sorte, nous aperçûmes venir à grand train une voiture brillante ; tout se rangeait avec précipitation devant elle ; la foule des Piétons semblait échapper par miracle au danger de sa course rapide, & ils se trouvaient trop heureux d’être seulement couverts d’éclaboussures. Malgré notre promptitude & nos cris, ce char élégant renversa impitoyablement l’humble & frêle voiture de mon Compagnon de voyage, ainsi que le bagage qu’elle contenait, et par contrecoups nous meurtris & nous blessa en différents endroits. Pendant que nous restions anéantis de notre accident, que le char meurtrier s’éloignait comme si rien ne fut arrivé, huit ou dix bras vigoureux, qui semblaient attendre au coin d’une rue l’occasion de s’exercer, vinrent à notre aide & rétablirent dans un instant le désordre de notre voiture ; à leur activité & à leur désintéressement, on eût dit qu’ils se vengeaient d’un outrage qu’ils avaient reçu.

Un homme, aussi remarquable par la simplicité de ses habits que par la vivacité de ses habits, s’approcha de nous, & nous offrit la maison et les secours qu’exigeaient nos blessures. Nous acceptâmes ce service avec d’autant plus de reconnaissance, qu’il nous était plus nécessaire. Spectateur de notre événement, il connaissait le Maître de la voiture, & s’indignait de voir de malheureux Étrangers foulés par l’arrogante opulence.

Je lui demandai si celui qui se faisait avec tant de diligence n’était pas un Envoyé de la Cour chargé de quelques dépêches importantes, ou peut-être un riche bienfaisant qui portait du secours à des infortunés. – Non, me répondit-il ; celui qui vous a mal traité n’a d’autre affaire, d’autres soins que de ne point s’ennuyer. Moitié Prêtre, moitié séculier, il n’est chargé d’aucun devoir dans ces deux états. Il tient au Sacerdoce que par les richesses qu’il en retire ; à la Société, que par les plaisirs qu’elle lui procure. Il est Égoïste par état. – Il faut pourtant, dis-je, que ces êtres mixtes soient doués d’un mérite distingué, ou bien qu’ils aient rendu quelques services importants à la Patrie, pour en être si bien gratifiés. –Ve n’est pas une raison, me dit-il, le vrai mérite ne pense point aux gratifications : on l’aperçoit quelques fois ; mais il ne se montre jamais. L’honnête homme qui rend un service à sa Patrie ou à ses Compatriotes, trouve sa récompense dans son cœur ; mais de semblables dignités, dont l’événement est arbitraire,font toujours le prix de l’intrigue & des plus viles cabales.

Il est bien étonnant, continuai-je, qu’on ait destiné de si grands biens à entretenir l’ambition, l’inutilité & les vices. – Des Fondateurs peu Philosophes, me répondit cet homme, avaient pieusement sacrifié leurs fortunes dans la louable intention d’honorer la Religion et de soulager les pauvres ; leurs largesses ont eut un effet tout opposé ; effet ordinaire des richesses : ces espèces de Ministres de la Religion l’ont déshonorée par leur vie licencieuse & leur luxe efféminé, & ils ont fait servir à leur libertinage le bien destiné à soulager les malheureux.

Je jugeai, d’après ce que me dit ce Sage, que ces Prêtres ne ressemblaient pas mal à ces Abbés à simple tonsure, qui en France ont acquis une si grande réputation dans les ruelles & aux toilettes des Dames.

Ce Sage bienfaisant nous invita à rester chez lui jusqu’au temps de notre parfaite guérison ; nous ne pûmes nous refuser à des offres aussi obligeantes. Pendant ce temps, je ne cessais de le questionner sur les mœurs de son pays ; & quoiqu’il ne fût pas excellent Physicien, comme je m’en fût bientôt aperçu, ses réponses étaient si sensées & annonçaient un Observateur si exact, que je lui accordai toute ma confiance. Oë nous amusait quelquefois par des histoires plaisantes, & avouait de bonne foi qu’il avait connu bien des Philosophes, & que lui-même en avait fait le métier ; mais que jamais la Philosophie en réputation, n’avait ressemblé à la philosophie qui reste dans l’obscurité ; que ceux qui faisaient profession de la première ne se déterminaient à faire le bien que lorsqu’ils étaient sûrs de sa publicité, & que ceux qui professaient la seconde faisaient le bien en toute occasion : Philosophie rare, disait-il, à laquelle il n’avait jamais cru !

 

CHAP. VII. Comme quoi Oë nous quitta.

C’est un clystère, dis-je un jour à mon Hôte, qui me procure le plaisir de vous entendre ; oui, un clystère d’air inflammable, qui m’a fait franchir l’espace immense qui sépare la Terre de la Lune. La reconnaissance que je dois à vous ainsi qu’à Oë, me fait un devoir de vous raconter l’histoire merveilleuse de mon voyage. Alors je leur rapportai comme quoi je m’étais disputé avec un Physicien qui ne voulait pas croire à l’attraction universelle ; comme quoi cette dispute me causa une violente colique, & comme quoi on m’administra le fatal remède d’air inflammable qui me fit passer par la fenêtre, voler dans les airs, & enfin arriver dans la Lune, où je m’étais abattu sur un matelas qu’Pë avait jeté dans la rue. Je leur parlai ensuite des miracles qu’opérait l’air inflammable ; comme quoi il élevait les Physiciens & leur fortune ; comme quoi il changeait le papier en or, & l’or en fumée ; & de mille autres choses aussi étonnantes. Oë en aurait bien plaisanté, s’il eût cru trouver des rieurs ; mais il se contenta de sourire. Notre sage Hôte n’était pas de ces Savants comme on en connaît, dont la réputation les met en droit de limiter l’entendement humain ; qui éprouvent, en Despotes, toutes les innovations qu’ils n’ont pas su imaginer. Il n’avait pas non plus la crédulité du vulgaire ; mais il doutait comme un Sage. Je lui assurai que s’il voulait me seconder, l’expérience bannirait entièrement ses doutes. Il s’y engagea, & je fis un Ballon aérostatique qui s’envola & se perdit dans les airs. À la vue de cette merveille, je lisais sur le visage de mon Hôte ce ravissement, cette joie pure qu’enfantent les succès, tandis qu’Oë, tout en admirant, paraissait agité & réfléchi. Quelques temps après, il devint sombre, rêveur, & finit par nous quitter brusquement, sans que nous sussions la cause de son mauvais procédé & le lieu de sa retraite.

Pendant que le bruit de mon expérience volait de bouche en bouche & faisait la nouvelle du jour, je me trouvai assez bien remis de mes meurtrissures pour parcourir la Ville, & profiter des observations que voulait bien me faire mon Sage sur les mœurs de son Pays.

 

 

CHAP. VIII. La Loterie & les Pauvres.

Qu’est-ce donc, &c ?   .      .      .

.      .      .      .      .      .

Mais voici l’heure du Spectacle, entrons-y.

 

CHAP. IX. Des Spectacles.

Malgré la grandeur de la Salle, elle ne put contenir le nombre de ceux qui s’y présentaient. C’est, me dit mon Sage, parce qu’on donne aujourd’hui une nouvelle Tragédie. On assure qu’elle est bien noire, bien atroce, enfin qu’elle est superbe. Autrefois, la gaieté, la folie ou le tendre & le sublime attiraient les Spectateurs. Autrefois les Auteurs Dramatiques, après avoir connu le cœur de l’homme & les ressorts des grandes passions, soumettaient, aux règles prescrites par la raison, les élans de leur génie. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose ; ce sont les cris du désespoir, les remords déchirants, les atrocités qui charment. Melpomène & Thalie ne sont plus que des vieilles Prostituées, qui, connaissant l’impuissance de leurs charmes, ont la complaisance de se prêter à tous les caprices de leurs Amants. Les uns, d’un ton sévère & sentencieux, ont fait d’une chaire un théâtre ; les autres, alliant la scélératesse au mauvais goût, en ont fait une boucherie révoltante. Ceux-ci font des peintures outrées du ravage des passions, qui laissent dans les cerveaux exaltés l’impression d’une sombre mélancolie, ou le germe de ces frénésies si dangereuses à la Société. On ne fait plus rire au spectacle, on n’y fait plus verser des larmes d’attendrissement : mais on y fait peur ; & nous sommes comme les enfants, nous aimons les contes qui font peur.

Cependant la Pièce commença. Après des entrées & des sorties, dont l’Auteur seul savait la cause, le Héros parut. Couvert de gloire par la défaite des ennemis de son Roi, il revenait à la Cour recevoir les honneurs dus à son courage. Mais ce Grand-Homme, ce Héros, ce Sage même, a malheureusement toute la faiblesse d’esprit d’une femmelette mal élevée. Il a des visions ; il croit aux songes & aux Sorcières, & vous verrez qu’il a peur encore des Revenants. Sa femme, qui n’a point de vision, & qui est en comparaison de lui un esprit fort, a un caprice un peu étrange ; il luii prend envie de devenir reine : mais pour cela il faudrait mettre son mari sur le Trône, & pour y réussir, il faudrait faire assassiner le Roi, à qui elle ne croyait point d’héritiers. Elle propose donc à son mari de commettre cette atrocité. Elle renouvelle ses sollicitations pendant deux actes éternels. Celui-ci, après avoir opposé de superbes maximes, lui dit pour dernier mot : Si jamais le Roi était attaqué par ses ennemis, il ne manquerait pas de m’appeler à son secours, & j’y courrais pour le défendre. Des Assassins s’introduisent, à la faveur de la nuit, dans la chambre du Roi ; ce Prince malheureux appelle notre Héros à son secours ; celui-ci vole pour le défendre : mais malgré cette première impulsion de son cœur, malgré la promesse, malgré la circonstance, les sages maximes & les droits de l’hospitalité, ce Héros, ce Grand-Homme change tout à coup de sentiment ; au lieu de secourir son Maître contre les Assassins, c’est lui-même qui lui porte le poignard dans le sein & lui arrache la vie d’une manière si lâche ; & tout cela, pour ne pas déplaire à une femme qui n’est que son épouse. Cette scélératesse inouïe, & si mal amenée, est suivie, comme de raison, de violents remords. Pour un criminel novice, ce coup d’essai est un peu fort ; aussi notre Héros exprime son repentir d’une voie si peu ménagée, qu’un Vieillard qui écoutait dans ce moment à la porte, entend l’aveu du crime de la bouche même du criminel. Il sort, & va disposer le fils du Roi, qui jusqu’alors avait été inconnu, à venger le meurtre de son père. Cependant, le Héros, toujours agité de remords, veut monter sur le Trône pour recevoir le serment de ses nouveaux Sujets : mais, qui l’aurait cru ? il est soudain arrêté par un Revenant. Saisi d’effroi, affaibli par de nouveaux remords, il paraît en démence. Sa femme lui reproche sa pusillanimité, & dit au Peuple, pour excuser son mari, que l’espèce humaine est malheureusement sujette à de semblables lubies. Enfin il est Roi. Il apprend que le Vieillard qui écoutait à la porte a soulevé une partie de ses Sujets contre lui ; il le fait mettre dans les fers, et le fait venir ensuite sur le Théâtre. Celui-ci lui reproche son crime : le nouveau Roi s’avance pour poignarder encore ce sage Vieillard ; mais celui-ci a la ruse de se déboutonner bien vite, & de lui montrer sa ceinture qui est teinte de sang. Notre Héros ne manque pas de reconnaître la couleur du sang royal qu’il a fait couler. Ses remords & ses visions renaissent, il se jette aux pieds du Vieillard. C’est alors qu’il s’avise, mais un peu tard, de contrarier sa chère épouse ; il renonce à la Royauté, désigne à son Peuple son véritable Souverain, & finit, comme à l’ordinaire, par se poignarder.

Quoique depuis longtemps j’eusse négligé les Spectacles de Paris, parce que cela ne prouve rien en Physique, je me rappelais cependant d’avoir autrefois vu les chefs-d’œuvre des Corneille & des Racine ; j’attribuais la grande différence qui existait entre ce que je venais de voir & les Tragédies de ces fameux Auteurs, à la différence qui se trouve nécessairement entre les goûts & les mœurs de deux Nations aussi éloignées que la France l’est à ce pays de la Lune, & je n’osais dire mon sentiment : mais mon Camarade, à qui je demandais le sien, fit un profond soupir & ne répondit rien.

– Avez-vous d’autres Spectacles, demandai-je, encore ? – Oui, me répondit-il ; mais la tristesse & le mauvais goût s’y introduisent insensiblement. Il en est un fameux pour le plaisir des yeux & des oreilles, où l’esprit n’a rien à faire ; c’est le plus constamment suivi. Un autre Théâtre était jadis absolument consacré aux ris & aux bergeries ; mais il est tout fier d’avoir obtenu depuis quelques temps le droit d’être larmoyant & lugubre. Il en est quelques autres, moins célèbres & moins anciens, derniers asiles où Momus fait retentir ses grelots ; c’est la gaieté avec les grâces, c’est la sagesse sous le manteau de la folie : Théâtres enfants, où la vieillesse vient oublier son âge, & l’homme occupé ses affaires.

 

CHAP. X. Des Sciences & Arts de la Lune.

Un beau matin que nous étions disposé à continuer le cours de nos Observations, nous arrivâmes dans une rue renommée par la demeure des Marchands d’images, de livres, de tapisserie de papier, de géographie & d’Almanachs. Ces espèces mercantiles étaient tellement dégradées, qu’il suffisait de nommer la rue qui les avait vu naître pour en faire la satyre.

Mon Conducteur avait besoin d’un calendrier, & nous entrions dans une boutique ; mais je l’arrêtai tout court. – C’est ici le cabinet d’un Savant, vous vous trompez, lui dis-je ; lisez sur ce tableau : Ingénieur – Géographe. Serait-il possible qu’un Ingénieur – Géographe du Roi fût réduit à vendre des Almanachs ? – Dites plutôt, me répondit mon Sage, comment est-il possible qu’un Marchand d’Almanachs s’intitule Ingénieur – Géographe – ? Nous fîmes quelques emplettes ; après quoi mon Camarade fit à ce Marchand plusieurs questions ; il nous répondit en nous étalant des monceaux de cartes enluminées, & nous le quittâmes.

Chemin faisant, mon Sage ne laissait rien échapper. Il me fit voir des Temples, des Salles de Spectacles, des Édifices particuliers : c’était partout le même genre d’Architecture. Le Magistrat, le Grand-Prêtre, le Financier, la Saltimbanque font élever des Temples pour s’y loger. Chacun veut être Dieu chez soi, & chacun reçoit journellement dans son sanctuaire les hommages d’un vil troupeau d’Adorateurs. Il est souvent arrivé que les Architectes, qui n’entendent pas raillerie sur le prix de leurs travaux, sans respect pour l’apothéose, ont fait vendre les meubles du Dieu, parce qu’il avait voulu l’être un peu plus que les autres.

Nous entrâmes dans un célèbre Cabinet de curieux ? Il renfermait des chefs-d’œuvre de tous les genres. Cette rare collection coûtait des sommes immenses. J’admirais, comme tout le monde, avec la bonne foi d’un Physicien qui n’est pas initié dans les Arts. – Il manque dans ce Cabinet une pièce bien intéressante, dit mon Camarade ; c’est l’inscription de ces mots : La vanité d’un homme retient ici le bonheur de cent familles. En effet, continua-t-il, cent familles vivraient heureuses avec le prix de ces affreuses & inutiles antiquailles. Le Possesseur, qui est bientôt las de les admirer, s’empare du bonheur de tant d’individus pour l’unique satisfaction de s’entendre dire : Vous avez là un Original précieux, un superbe Tableau. Oh, le superbe Tableau, que le bonheur de cent familles – !

Enfin nous arrivâmes dans une Assemblée de Littérateurs, de Savants, d’Artistes, &c. &c. &c. – Ce concours de gens à talents, dis-je, offre une institution bien louable ; en se corrigeant, se communiquant, le goût s’épure, & l’on coopère mutuellement au progrès des connaissances humaines. – Ce n’est pas tout à fait cela, me dit mon Sage ; le dernier Littéromane, avec une somme modique, achète l’honneur d’être Membre ce cette espèce d’Académie, avec le droit d’exiger tous les huit jours les applaudissements de ses Confrères, & tous les mois celui de quatre cent Auditeurs complaisants. C’est un tribunal d’indulgence, où l’amour propre qui l’a érigé, condamne à la torture les mâchoires et les oreilles de ses Juges.

– Parlez-moi des Sociétés savantes, dis-je ; y en a-t-il beaucoup dans ce pays ? – Trop peu pour rabaisser la morgue des Membres, & trop pour l’honneur des talents. Le Trône Académique est pour les uns le tombeau de leur génie, & pour les autres, la preuve du génie qu’ils n’ont pas ; ceux-ci raisonnent de cette manière : Les Membres de la Société doivent avoir un mérite distingué ; je suis Membre, donc j’ai un mérité distingué. Ce n’est opas du talent que ces Messieurs exigent dans leur Récipiendaire : mais il est obligé de prouver qu’il n’a jamais écrit, débité aucunes maximes qui contrarient celles reçues dans l’auguste Société ; il faut qu’il trouve le moyen de plaire aux Membres prépondérants, de les cajoler, d’être aux petits soins. Ainsi qu’un homme galant auprès d’une petite Maîtresse, il lui faut sourire à leurs calembours, aimer leurs amis, détester leurs antagonistes ; enfin se moucher, cracher, tousser & applaudir comme eux. – Êtes-vous de quelques Académies, demandai-je à mon Sage ? – Non, me répondit-il. Mais j’aime mieux que l’on me demande pourquoi je n’en suis pas, que si l’on me demandait pourquoi j’en suis –.

Nous fûmes interrompus par le son d’un timbre qui annonçait l’ouverture de la séance. Le premier Lecteur parla très longuement de répartition, de denrées, du produit net, de l’impôt, &c. Un autre Lecteur parut ; il triomphait d’avoir démontré que a + b = x – y. On succombait sous le poids de l’ennui, lorsqu’un Savant distingué s’avança. L’attention de chacun se réveilla ; il parla d’une science inconnue à la plupart des Auditeurs : science mystérieuse, renouvelée depuis quelque temps d’un Peuple de l’antiquité. Il parlait beaucoup de pur feu, d’humide radical, de nombre, d’arbre universel, d’agents purs & intermédiaires, de centre intellectuel, d’essence amalgamée, &c. Je ne pus résister à cette docte et assommante dissertation, & je m’endormis au son de réaction des êtres & des puissances secondaires.[10]

Je dormais encore, lorsque le bruit de plusieurs instruments me réveilla en sursaut. Dans le crainte que les Auditeurs sortissent mécontents, & pour bannir de leur cerveau les vapeurs soporifiques que la Science avait introduites,on avait eu le bon esprit de terminer la séance par une musique agréable ; c’est ce qu’on appelle renvoyer les gens sur la bonne bouche.

– À propos de musique, demandai-je à mon Sage, dans quel état est-elle dans ce pays de la Lune ? – Un homme, me dit-il, qui faisait lui-même de la musique, a soutenu longtemps qu’il n’y en avait point. Deux Musiciens fameux sont venus après lui ; ils ont fait secte, & ont occasionné de longues querelles. Ces discordances entre des gens qui font profession d’harmonie, déposent un peu contre la perfection de leur Art.

CHAP. XI. Des Mœurs de la Lune.

L’expérience aérostatique que j’avais faite occasionnait une si grande sensation dans la Capitale : on en parlait chez les Savants comme d’une chose folle ou fort ordinaire ; chez les gens raisonnables, comme d’une découverte intéressante, & parmi ceux qu’on appelle la bonne Société, comme une curiosité, une nouvelle mode. Chacun voulait me connaître ; chacun assurait avoir mangé, conversé avec moi familièrement, & souvent il n’en était rien. Mon Sage & moi étions invités dans plusieurs Sociétés : nous nous rendîmes un jour dans une qui était réputée de bon ton. – Un Observateur doit tout voir, disait-il, allons observer –. Chemin faisant, nous traversâmes un jardin superbe ; le luxe & l’élégance de ceux qui s’y promenaient en faisaient le plus bel ornement. – Tout respire ici le bonheur, l’aisance ou la richesse, dis-je à mon Sage. – Ce bonheur, me répondit-il, que vous attribuez à cette foule brillante, n’en est que l’apparence ; c’est à cette apparence que l’on sacrifie, sans examen, les lois de la décence & de la Nature. Ce dehors éclatant, ce luxe est le père des vices ; il a pris la place des vertus ; la considération qu’elles attiraient, lui seul l’a usurpée ; on ne respecte un homme ni par sa probité, ni par ses mœurs, mais par ses équipages & par ses Laquais. Ce n’est pas seulement chez l’opulent que ce mal domine : chez les gens à médiocre fortune, il altère à la fois les facultés morales & physiques ; pour satisfaire aux besoins de l’opinion, l’homme peu fortuné retranche sur les besoins les plus pressants de la Nature. Un Coiffeur, une Marchande de Modes emportent bien souvent le souper de nos minces Bourgeoises. Le Fat trompe les uns par un faux éclat, & ruine les autres par un crédit forcé ; il se fait considérer par ses habits ; il est tout fier de ce mérite : c’est le seul qu’il ait, & il le doit à son Tailleur –.

À peine fûmes-nous arrivés dans la maison où l’on nous attendait, que la Dame nous fit introduire dans son cabinet de toilette ; elle le voulait absolument. La Divinité de ce joli Temple, en mettant la dernière main à la façon de sa beauté, recevait l’encens de quelques Adorateurs. Trois fats, deux à épée, un à rabat, lui disaient poliment de jolies choses. Elle y répondait, en s’exerçant dans l’art heureux de rire, de s’impatienter & d’être distraite à volonté. Ce chapeau me fait bien, dit-elle, en se levant pour sortir ; il me donne un air fille qui me sied infiniment. En jouant l’étourdie, elle courut dans le salon où était la Compagnie, se jeta au coup de toutes les Dames & les embrassa bien tendrement. –Quelle amitié ! quelle cordialité se témoignent les femmes de ce pays, dis-je tout bas à mon Camarade ! –Ces démonstrations, me répondit-il, sont des scènes que les femmes sont convenues de jouer entre elles. Elles veulent donner aux hommes qui les voient un échantillon de leur tendresse, & aux femmes qu’elles caressent, une preuve de leurs talents artificieux. La plupart des femmes se détestent ; celles qui s’aiment le plus, sont celles qui se haïssent le moins –.

Après s’être débarrassé des compliments généraux, on demanda des nouvelles, & chacun promit de faire le récit d’une histoire scandaleuse. C’était un tribut que, pour le droit d’y être admis, on payait journellement dans cette Société. J’étais hier, dit un homme, chez Madame… ; elle est d’une folie dont on n’a pas idée. Un de ses créanciers vint lui exposer le tableau de ses mauvaises affaires. Je suis ruiné sans ressource, lui disait ce malheureux, si vous ne me payez pas sur le champ. Ce n’est pas tant pour moi ; mais ma femme, mes enfants, ils seront réduits à la dernière misère. Vous rendrez la vie à une famille désespérée, si vous me payez cette dette. D’abord émue des larmes de cet infortuné, elle allait le satisfaire, lorsqu’une réflexion l’arrêta. Je suis au désespoir, dit-elle, de ne pouvoir vous donner cette somme ; mais j’ai besoin pour le bal d’acheter des boucles d’oreilles à la mode. Tout le monde se mit à rire, excepté mon Camarade & moi. Un petit Important s’empara de la conversation. Vous connaissez Madame… ? il est peu d’hommes qui la connaissent aussi bien que son cher époux ; dernièrement dans son boudoir avec un de ses Amants, elle était si fort occupée à recevoir les témoignages de son ardeur, qu’elle avait négligé les précautions qu’exigent les mystères de l’amour. Toutes les portes étaient ouvertes. Cette femme est tout entière à ce qu’elle fait. Son mari entre sans être entendu, & voyant la brèche que l’on faisait à l’honneur conjugal, il s’écria furieux : Parbleu, Madame, vous devriez fermer les portes ; à quoi vous exposez-vous, si quelque autre que moi était entré ?

Un homme à rabat, à manteau court, nous annonça une aventure dans laquelle il avait joué un rôle ; après s’être excusé sur l’obligation où il se trouvait de raconter ses bonnes fortunes, il commença ainsi : C’est au Village, disent nos Poètes, que règnent l’innocence & la candeur ; vous allez juger si ces Messieurs se trompent. J’étais dans un petit Bourg de Province, où, pour me désennuyer, je faisais ma cour à la charmante épouse de l’Esculape du lieu. Je persuadai sans beaucoup de peine à cette jolie Villageoise, que rien n’était plus maussade, & ne sentait plus sa Province, que d’être fidèle à son mari ; que ce n’était pas ainsi qu’en usaient nos Élégantes. On sait combien les femmes de Province son passionnées à copier rigoureusement toutes les manières de la Capitale. Je l’avais déjà mise plusieurs fois au niveau des femmes de bon ton ; & la nuit s’était avancée pendant ce doux exercice, lorsque, par une fatalité inconcevable, l’époux arriva, & m’obligea de m’arracher des bras du plaisir. Voici la cause de ma déconvenue.

Sous le prétexte de soulager ses malades en campagne, le Docteur avait annoncé qu’il ne rentrerait pas cette nuit ; mais il devait la passer à soulager son amoureuse ardeur entre les bras de la Présidente du lieu qui croyait M. le Président, son mari, parti pour des affaires de la Magistrature : mais celui-ci avait trompé la chaste épouse pour voler auprès de sa tendre amie, Madame la Lieutenante, dont le mari était absent tout de bon pour des affaires plus sérieuses. Madame la Lieutenante, avec son cher Président, goûtait avec sécurité un plaisir que la prohibition rendait plus piquant ; Madame la Présidente était heureuse dans les bras du Docteur, & la femme de ce Docteur, sans le savoir, se vengeait dans les miens de l’infidélité de son mari. Cette chaîne d’infidélité, ce mutuel déplacement, ce triple échange de plaisir, eût été même pour chacun des initiés un mystère impénétrable, & tout aurait été au mieux, sans un des coups du sort que la prudence humaine ne doit pas prévoir. Attendez-vous, dit le Conteur, à la plus terrible catastrophe. Le Lieutenant avait oublié une pièce essentielle à son voyage : on ne l’attendait pas ; il arrive, il voit de ses propres yeux…, combien les retours imprévus des maris étaient dangereux en ménage. Les gens de Justice n’ont guère de procès entre eux ;

Le Lieutenant renvoya paisiblement M. le Président qui, en entrant chez lui, chassa le Docteur, qui vint me chasser à son tour. Je peux dire, à la louange des Parties intéressées, que tout fut remis en son lieu sans beaucoup de bruit. Heureusement que mon état de Célibataire ne me permit point de trouver d’épouse en rentrant chez moi ; j’aurais éprouvé le même sort que les maris, & cette série d’incontinence se serait sans doute perpétuée jusqu’au dernière classes des Habitants.

L’Abbé[11] voyant que son histoire avait amusé, ne discontinuait point de parler. C’était un homme charmant que cet Abbé ! Je ne veux plus faire de vers, disait-il ; la Poésie me passionne trop, et cela me donne des maux de nerfs. Il nous assura qu’il travaillait à un gros livre sur une matière toute neuve. La politesse artificieuse, continua-t-il d’un ton plus grave, les galantes fourberies font des femmes, des actrices toujours en scène, & nous dérobent le fond de leur cœur. Je veux parvenir à déchiffrer leurs véritables sentiments, & mettre leur âme en évidence ; & pour y réussir, je saisis les courts instants où les femmes sont elles-mêmes ; je prends la Nature sur le fait. Par exemple, pendant que les vives sensations de la volupté plongent une belle dans le délire de l’amour, parmi les sanglots & les élans du plaisir, la bouche balbutie des mots entrecoupés, mais qui sont le langage de la Nature & de la reconnaissance. Ces éclairs de sincérité sont trop précieux pour ne pas fixer l’attention du Philosophe : aussi ai-je copié fidèlement toutes ces jolies exclamations que mes bonnes fortunes m’ont permis de recueillir. Un tel Ouvrage est en droit de plaire au Public le plus sévère ; je me propose de le soumettre à la censure de l’Académie. Il ne manque ra pas d’avoir son approbation, ainsi que le rouge-végétal… Cette production me fera beaucoup d’honneur –.

Après qu’on eut longtemps parlé sur le même ton, la conversation tomba sur les Spectacles. Les femmes se permirent de juger les Acteurs & les Auteurs au gré de leurs caprices ; l’extrabvagance & le mauvais goût semblaient dicter leurs jugements ; & cependant les hommes qui les écoutaient, bien loin de soutenir la cause de la raison, la laissaient outrager par ces Dames, & applaudissaient à leurs décisions. Nous sortîmes dans ce moment ; & je demandai à mon Camarade pourquoi les hommes se plaisaient à tromper ainsi les femmes, en évitant de les éclairer ? – Cela ne se fait point, me répondit-il ; cela serait contrarier, & l’on ne contrarie jamais les Dames. D’ailleurs c’est un axiome établi dans la Société, qu’il est permis à une jolie femme d’être déraisonnable, de dire & faire des folies, ce qu’on nomme plus galamment d’avoir des caprices : comme beaucoup se croient jolies, beaucoup usent de la permission ; & c’est pour un homme un crime de lèse-galanterie au premier chef, que d’oser représenter à une Dame qu’elle n’a pas tout à fait raison. Il y a peu d’hommes qui se hasardent d’être criminels à ce point, & la plupart préfèrent applaudir aux vertiges de l’imagination du beau sexe –.

CHAP. XII. Comment je retrouvai Oë, & ce qui arriva.

– Ô l’unique moteur des âmes ! ô le plus puissant des Dieux de la terre ! sacré métal de l’or, tu sépares les amis, tu corromps l’innocence, tu donnes de l’importance au sot, de la considération au méchant ; tu élèves & embellis le vice, tu couvres d’opprobre la vertu, tu fais les ingrats. Sacré métal de l’or, malgré tes prodiges, tu ne fis jamais de l’ambitieux un sage, ni de l’intrigant un honnête homme.

C’est ainsi que parlait mon sage Camarade, après avoir reçu la nouvelle d’une trahison encore moins étrange pour lui que pour moi.

Je m’occupais depuis quelques temps à la construction d’une machine aérostatique pour mon départ pour la terre, avant lequel je contais faire une expérience publique, qui devait dans ce pays-là m’assurer l’honneur de la découverte, lorsque j’appris que mon Compagnon de voyage, Oë, le perfide Oë, m’enlevait cette douce satisfaction, & faisait éclipser tous mes projets de gloire.

Ayant retenu le procédé que j’avais employé devant lui, il était parvenu, à l’aide de quelques Physiciens, à fabriquer un Ballon, &,  par souscription, il avait amassé une somme immense. Je voulus tenter son honnêteté ; je me présentai lors de son expérience, il eut l’audace de me repousser & de me méconnaître. Je le rencontrai enfin dans une Société ; je me disposai à l’accabler de reproches : mais lui-même avoua, sans rougir, l’irrégularité de sa conduite, qui n’avait, suivant lui, rien que de très ordinaire. En me déclarant que son unique but était bien plutôt la fortune que la gloire, il me promit de faire publier authentiquement que c’était à moi qu’appartenait la découverte. Ainsi le prix en fut partagé en deux lots ; argent & honneur, & chacun fut servi suivant son inclination ; l’argent fut pour Oë, & l’honneur fut pour moi.

 

CHAP. XIII. Mon départ de la Lune.

Fuyons, me disais-je, cette Planète ingrate ; revolons vers la terre, & regagnons ma Patrie, la bonne Ville de Paris. L’on y trouve point d’intrigants à Prospectus, d’ignorants hommes à projets qui élèvent leur fortune & leur gloire aux dépens des travaux d’autrui. Ce n’est pas tant la décence, mais c’est la vertu ; ce n’est pas tant l’honnêteté, mais c’est la probité qui règnent dans cette bonne Ville de Paris. Les épouses y sont fidèles à leurs époux ; & l’on ne peut pas reprocher à ceux-ci ces lâches complaisances, ce trafic honteux de l’honneur conjugal qui abîme de turpitude les maris de la Lune. On y rencontre point de Prêtres dont les voitures éclaboussent ou écrasent les passants ; c’est une bonne Ville, que cette Ville de Paris. Les Abbés, conformément à leurs saintes institutions, y vivent avec une régularité de conduite qui surprend ; ils ne sont ni galants ni Petits-Maîtres. On n’en connaît point qui emploient à propager le luxe & la débauche, des revenus consacrés à l’aumône & aux Services divins. Les Moines n’y sont jamais en procès ; ils sont unis comme des frères. Les Évêques n’y viennent que pour des affaires indispensables ; ils restent ordinairement dans leurs Diocèses, où ils font des modèles d’humilité, de sobriété & de désintéressement. Vive, pour les mœurs, notre bonne Ville de Paris ! revolons-y.[12]

J’avais construit en conséquence quatre Ballons aérostatiques, que j’avais attaché aux quatre angles d’une espèce de bateau, dans lequel était un énorme soufflet, dont la force du vent agissant dans l’intérieur de la machine, devait l’emporter sur le vent de l’atmosphère, ou du moins lui résister & servir à la direction[13]. Toutes les dispositions de mon départ étant achevées, j’annonçai publiquement que j’allais faire une route dans les airs. Cette annonce remua tous les esprits ; les uns traitaient mon entreprise de folie, tandis que les autres en regardaient l’exécution comme possible. On fit des paris nombreux, & les Journaux lassaient les Lecteurs par la forfanterie de ceux qui offraient de perdre leur argent pour ou contre le succès de mon voyage.

Une foule d’Astronomes, de Physiciens, de Moralistes, de Poètes, vinrent solliciter avec ardeur l’agrément d’être de mes Compagnons de voyage. Chacun voulait s’acquérir en l’air une réputation qu’il n’avait pu mériter sur terre. Peuple d’ambitieux, dont le frénétique enthousiasme excite le rire & la pitié ! exposer audacieusement sa vie pour fixer un instant les regards d’un Public curieux, c’est le comble de la vanité ; se glorifier de s’élever plus haut que ses concurrents, c’est se parer du mérite d’un Faiseur de tours de force. Oh ! que j’aime bien mieux la vertueuse ardeur du Citoyen, qui se précipite au péril de sa vie parmi les flots agités pour sauver celle de ses semblables ! les grandes actions de la vertu portent avec elles leur récompense, celles de l’amour-propre l’attendent de la publicité. C’est ce que me confirma la conduite de ces Dom Quichottes aériens ; quand le leur eus déclaré que je ne comptais plus revenir parmi eux, voyant s’éclipser l’espoir de recueillir auprès de leur Compatriotes le prix de leur témérité, ils renoncèrent tout à coup à me suivre.

Je n’eus pas de peine à faire ma provision de livre ; chaque Auteur s’empressa de me payer le tribut de ses productions. On veut faire parler de soi dans un pays où l’on ne sera jamais, comme on le veut dans un temps où l’on ne sera plus. Les Poètes m’apportèrent de jolis volumes en petit format, doré sur tranche, ornés de vignettes & d’estampes ; ils ne ressemblaient pas mal aux Élégants qui portent leur mérite sur leurs habits. –Prenez-les toujours, me disait mon Sage qui m’aidait à choisir ; leurs belles couvertures & leurs images amuseront les enfants de vos neveux –. Les Savants m’apportèrent de volumineux in-quatro, de lourds in-folio. – Ceux-ci, me dit-il, vous seront d’une grande utilité en route ; leur pesanteur spécifique, vous servira de lest.

Je pris le parti de m’envoler incognito, quoique on m’eut averti que su quelque événement me forçait de descendre, les Curieux ne manqueraient pas de me témoigner leur satisfaction par des extravagances inouïes[14] ; mais je craignais d’être assailli à l’instant de mon départ par quelques étourdis qui, les armes à la main, auraient pu déranger l’ordre de mon voyage en voulant en partager la gloire.[15]

Je quittai, les larmes aux yeux, le Sage observateur, l’Hôte bienfaisant qui m’avait été d’un si grand secours. Je ne regrettais que lui dans ce pays ; pour Oë, qui était si méprisable à mes yeux, je n’en entendis plus parler.

Je traversai sans accident, à la faveur de la nuit, les vastes campagnes des airs, et j’arrivai dans ma maison par la lucarne. J’embrassai mon cher Neveux & ma chère Nièce, qui n’attendaient guère leur pauvre Oncle. Je fis en route des observations bien intéressantes aux Savants de la terre, dont je me propose de bientôt faire part à mes Compatriotes, ainsi que d’une carte aérographique où seront représentées les différentes couches de l’atmosphère. Je prouverai géométriquement que chacune de ces couches est composée des différentes espèces d’esprits exhalés des Habitants de la terre. J’indiquerai dans un article particulier, les dangers que l’on court en traversant ces régions de l’air, ainsi que les remèdes qu’il est bon d’y apporter. Par exemple, en parcourant la région qui est composée par les exhalaisons des froids Critiques, des Moralités austères, des Poètes glacés, on aura soin de se couvrir d’en épais manteau & d’un bonnet fourré, & de se garnir les oreilles de coton. Pour la région des Orateurs, des Érudits, des Chronologistes, on se munira d’alkali volatil & des plus violents sternutatoires. Pour celle des jolis Abbés, des Élégants, des Petites-Maîtresses, on fera provision de cornichons, de piment & de tous les acides & sels dont on a coutume d’assaisonner les mets fades & doucereux, &c. &c. &c. Je ne tarderai pas à répandre un Prospectus raisonné de cet ouvrage curieux, que je proposerai au Public par souscription, comme c’est l’usage dans la Lune. Je promettrai d’abord les plus belles choses du monde ; & quand j’aurai l’argent de mes Souscripteurs, l’Ouvrage ira comme je pourrai.

F I N.

 



[1] Plusieurs Gravures, une Comédie toute entière sur ce sujet, attestent l’enthousiasme des Parisiens pour les événements de cette importance.

[2] Mon pauvre Oncle n’a pas été le seul Voyageur aérien qui ait été sensible à cette vaniteuse pensée. Voyez la lettre de M. Charles, après son ascension aux Tuileries.

[3] Mon Oncle prépare un volumineux Ouvrage sur les vapeurs qui composent les différentes couches ou régions de l’atmosphère, comme on le verra à la fin de ce Livre.

[4] Le lendemain de son expérience au Champ de Mars, M. Blanchard écrivit qu’il avait éprouvé une très violente envie de dormir ; cela prouve que mon pauvre Oncle est digne de foi, & que M. Blanchard se trouvait dans la même région où s’endormit mon pauvre Oncle.

[5] Les Savants ne manqueront pas de m’objecter que la différence qui se trouve entre la grandeur des Habitants de la Lune& ceux de la Terre, n’est point en analogie avec la différence des diamètres de ces deux planètes : tant pis pour ceux qui trouvent des rapports géométriques partout. Mais mon Oncle a vu ; on ne peut rien répliquer à cela.

[6] Le premier Ballon qui s’est élevé à Paris est tombé à Gonesse. On s’est moqué de l’alarme que la chute occasionna à ce peuple de Boulangers : mais on peut bien excuser des Boulangers de Gonesse de déraisonner sur la Physique, puisqu’on voit des Physiciens de Paris qui déraisonnent si savamment sur la Boulangerie. C’est ce qu’à démontré mon bon ami César Buquet, ancien Meunier de l’Hôtel-Dieu, dans ses Observations sur cet Art.

[7] On a vu à Londres un homme qui a fait une fortune brillante en avalant des couteaux & des rasoirs.

[8] Une Académie a proposé la découverte d’un instrument qui pût, dans l’obscurité, faire voir clair à celui qui le porterait : découverte fort utile, lorsqu’on aura perdu l’usage de la chandelle.

[9] Si le public voulait se donner la peine de voir de près dans les grandes entreprises proposées par souscriptions, il trouverait que les agents secrets de la grande machine sont, ou un jeune Physicien ardent & instruit, mais ignoré ; ou un Écrivain estimable, mais pauvre ; ou un jeune Géographe habile, mais inconnu. À la tête de ces gens, toujours mal payés, ils trouveraient ensuite un ignorant poli, mais sans pudeur & sans délicatesse.

[10] Si mon Oncle avait lu le Livre de la Vérité en deux volumes, celui du Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme & l’Univers, &c. aussi en deux volumes, il aurait remarqué que cette Science renouvelée des Grecs & des Égyptiens, commence à s’introduire en France.

[11] Afin d’être plus laconique, j’ai traduit des mots de l’idiome de la Lune par un des équivalents de la langue Française ; par exemple : Un homme qui vit aux dépens de la crédulité du Public, qui ignore tout & qui entreprend tout, qui obtient par importunité ce qui devrait être la récompense du mérite, qui ne sait point solliciter, je l’ai appelé un Homme à projet, un Intrigant. Un Prêtre qui ne remplit d’autres fonctions que celle de transporter chez toutes les Prêtresses du plaisir sa coquetterie & ses fadeurs, j’ai appelé cet être-là un Abbé, &c. Cette note est de mon pauvre Oncle.

[12] On voit que mon pauvre Oncle n’était guère au fait des mœurs de son pays ; il n’était pas même à la portée d’observer Paris. Il croyait être au centre de cette Capitale, lorsqu’il se trouvait au Luxembourg au milieu d’un Comité de Bourgeois de son étoffe, où il politiquait tous les après-midi ; il est excusable de ne pas connaître son pays, & il est bien louable d’en dire du bien : tant de gens en médisent. Par exemple, un Poète satyrique a osé dire que les Abbés élégants,

                                                                                                 Tout rayonnants de vices,

                                                                                 De boudoirs en boudoirs couraient les bénéfices.

[13] Qu’on se garde bien de rire de ce moyen de diriger les aérostates ; il n’est pas plus ridicule qu’une foule d’autres proposés. D’ailleurs, celui-ci a fait le voyage de mon Oncle, qui n’avait à la vérité ni argent ni Souscripteurs.

[14] Malgré le mauvais succès de l’aérostat de Lyon, on vit, après sa chute, toutes les extravagances que peut produire une sotte admiration. Un Particulier descend de cheval, y fait monter un des Voyageurs aériens & le conduit à pied la bride à la main. Un autre Particulier se dépouille de son manteau pour l’en couvrir. Un fossé profond & boueux se présente sur le chemin ; alors plusieurs Citoyens se courbent dans ce fossé, & font passer un autre Voyageur aérien sur leurs dos. Les exclamations accompagnent leur entrée triomphale : on recommence le Spectacle pour eux, on les chante, on les couronne de laurier, on leur donne des fêtes. Quel service ont-ils rendu à leur Patrie, ces Héros ? quelles belles actions ont-ils faites ? … Un Ballon les avait enlevés ; sitôt leur propre poids les a fait tomber à terre.

[15] Dans l’instant que l’aérostate de Lyon s’enlevait, un vigoureux aéromane s’élance, grimpe sur la galerie & force les modernes Argonautes à l’accepter pour leur Compagnon de voyage. Un autre, plus furieux, s’était présenté avec deux pistolets pour tuer ceux qui voudraient le faire descendre. À Paris, lorsque M. Blanchard était prêt à s’enlever au Champ de Mars, un jeune énergumène se précipite sur la nacelle, si attache si fortement, que plusieurs bras ne peuvent parvenir à l’en arracher ; les secousses que la machine éprouva brisèrent ses ailes, & laissèrent échapper beaucoup de gaz inflammable. Enfin, il cède à la force : on l’emporte, désespéré de n’avoir pu partager la gloire d’un de nos aérostaticiens par souscription.

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