Didier Anzieu : « ECHO PSYCHOTHÉRAPEUTE »

Écho était une jeune thérapeute que le gouvernement avait envoyée Outre-Atlantide pour se former aux techniques nouvelles. Elle exhortait les malades à lui confier tout ce qui se présentait à leur esprit, la philosophie sous-jacente étant que le patient, quand il s’entend dire tout haut les âneries qu’il pense tout bas, ne peut, sous le coup de cette révélation, que les abandonner. Au cas où un tel renoncement tarderait, Écho avait appris une technique active : afin de souligner au client l’absurdité de ses pensées, elle répétait mécaniquement les dernières syllabes de ses phrases.

Son cas le plus difficile mais le plus intéressant fut sans doute un nommé Narcisse. Ce joli garçon souffrait d’un complexe mal connu des guérisseurs de l’époque : il se sentait menacé de mourir s’il se regardait. D’où sa fuite de la vie sociale et urbaine, son goût pour la chasse et la forêt, son dédain des nymphes séduites par sa beauté. Les sous-bois retentissaient de leurs pleurs déchirants. Plusieurs plaintes furent déposées auprès du juge des adolescents. Celui-ci ordonna au coupable d’entreprendre une cure de désintoxication de son indifférence affective. Il l’adressa tout naturellement à Echo.

Elle aménagea pour Narcisse un cadre particulier, car elle comprit qu’il ne supporterait pas d’être placé dans une situation ordinaire. Elle le fit s’allonger sur un épais lit de mousse, en prenant la précaution de s’asseoir elle-même en retrait, pour qu’il ne risque pas de voir le visage de la thérapeute lui renvoyer un reflet de lui-même. Elle accrocha au mur, contre lequel était adossée cette couche, une vaste tenture représentant un autre lit, celui d’un fleuve, aux rives parsemées de petites fleurs blanches et dont le symbolisme héraclitéen apparaissait clairement : Narcisse était invité à ne plus tourner en rond sur lui-même mais à descendre tranquillement le cours de la vie jusqu’à son embouchure.

Lors du premier de leurs rendez-vous quotidiens, Narcisse garda le silence, par peur de porter sur lui-même un regard intérieur qui aurait pu s’avérer mortel. Avec courage et tremblement, il constata enfin à haute voix :

– Je n’aime que moi.

Écho, impitoyable, aussitôt aboya :

– Ouah.

Sa théorie rangeait cette réponse sous la rubrique des interprétations mordantes.

Au terme de la semaine, l’ambivalence du Narcisse se précisa. Il rapporta, hésitant et cherchant ses mots, un rêve où quelqu’un urinait dans la rivière représentée sur la tenture.

– L’inconnu compissa l’eau, finit-il par articuler.

– Salaud, répéta Écho, qui se piquait de bien supporter les attaques de ses patients.

Le transfert érotomaniaque qui s’installa vers la fin du mois lui donna plus de mal. C’en était, il est vrai, une forme sournoise. Narcisse restait toujours affectivement insensible (« cible ») renvoyait Écho), mais imaginait Écho tombée amoureuse de lui. Il lui en adressa le reproche, l’accusant d’être nymphomane.

– Ane, répondit l’écho.

Narcisse se crut confirmé dans ses soupçons par de telles répliques. Écho de son côté luttait contre un malaise grandissant à l’idée que Narcisse attribuait à elle en miroir un transfert qui émanait de lui. Elle lui fit grief de rester à la surface des problèmes. Narcisse accusa Écho, telle une jumelle survivante en quête de son jumeau perdu, de s’intéresser à lui pour y chercher seulement une image d’elle-même.

Le drame se précipita. Quand Narcisse se butait, Écho devenait encourageante ; quand Narcisse répondait aux encouragements, Écho le rembarrait :

Narcisse :

– Je le voudrais bien, mais comment aller au fond choses ?

Écho : Ose.

Narcisse de se risquer alors à l’aveu du fantasme qui donnait sens et but à sa vie :

– Je voudrais vous faire une fleur.

– Leurre, coupa Écho.

– Quel bataclan, protesta Narcisse.

– Quel bath Lacan, rectifia Écho.

Un mécontentement, mutuel s’installa. Écho, pour en sortir, décida de s’écarter de sa technique de répétition syllabique. Elle proféra sa première phrase complète, mais sa parole fut d’autant plus malheureuse qu’elle était brutalement vraie :

– Vous n’arrivez pas à vous jeter à l’eau.

Narcisse, surpris et incertain de ce qu’il avait entendu, répéta, interrogatif :

– Allô ? Allô ?

Écho s’emmura dans son silence habituel. Narcisse la quitta, pensif et pâlissant.

Ce fut leur dernière entrevue. Une nymphe a relaté l’événement qui suivit. Cachée derrière un arbre où elle attend le passage de Narcisse pour tenter, selon un rituel inutile, de le séduire, elle a l’étonnement de le voir changer de chemin, se diriger vers une rivière proche, semblable au paysage de la tenture, s’y pencher, sourire un instant – expression qu’elle n’a jamais encore vue sur son visage -, basculer en avant et disparaître, aspiré par son reflet. Elle a beau se précipiter : le corps s’est évanoui. Narcisse est bel et bien mort de s’être regardé…

Écho pensa aussitôt à l’exposé qu’elle présenterait à l’automne prochain à Delphes devant le Congrès annuel des thaumaturges de langues méditerranéennes. Elle expliquerait que ce dont Narcisse éprouvait la crainte, il en avait au fond un grand désir. Elle venait de découvrir le stade du mouroir et elle jubilait.

 

 

Ce contenu a été publié dans Sur la psychanalyse et le psychanalyste, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Merci de taper les caractères de l'image Captcha dans le champ

Please type the characters of this captcha image in the input box

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.