Joël Bernat : « Lectures de Freud, transferts à Freud »

Qu’autorise notre réalité psychique quand on lit ? Paru dans Dédale, avril 1988, n° 21.

Lire Freud, c’est une situation de transfert, mais non plus à Freud, l’homme étant réellement mort, mais transfert sur son œuvre, sa pensée, son écrit : soit sa trace symbolique, bien plus que le transfert de son œuvre. Et transfert depuis une place qui est celle de lecteur. Position sans doute plus confortable que ne serait celle d’une rencontre réelle…

Il s’agit d’interroger ce qui est en jeu de cette place de lecteur-de-Freud, ceci au fil de quelques ébauches de questions. Et ce en 1988.

Année particulière, puisque s’annonce la publication des œuvres complètes, dans une traduction nouvelle. Si la France fut particulièrement résistante, tant pour les premières traductions en français, tant pour l’introduction de la psychanalyse (une œuvre germanique selon Pichon), tant pour qu’existe une œuvre complète, cette résistance prend aujourd’hui, me semble-t-il, un autre visage, qui se dessine dans le sillage de la publication : le débat, et à la limite, la querelle, sur la traduction. Émergence qui a de quoi étonner, et ce à plusieurs titres : ce travail de (re)traduction fut entrepris il y a plus de vingt ans, sous l’égide de Jean Laplanche et à la suite des relectures que Lacan faisait dans ses séminaires. Alors, que des critiques foisonnent aujourd’hui, signe là quelque déplacement : de la traduction à la publication, ce qui est fort différent. D’autant que ces critiques proviennent majoritairement du groupe d’appartenance de Laplanche, les autres groupes et écoles restant silencieux.

Dès lors, est-il aisé de penser que ce n’est pas tant sur la traduction que porte la critique, mais sur la publication, c’est-à-dire, la difficulté d’accorder à Laplanche une paternité – ou maternité – dont le fruit, de surcroît, est un Freud francisé… Laissons-là ce débat, cette lutte « intestine », jeu intéressant, sinon à dévoiler une compétition : qui détient, qui est au plus près d’un « vrai » Freud ?

Soit, encore et toujours, la question de la Vérité, dont le deuil est si difficile à faire…

En revanche, se demander en quoi consisterait une difficulté à traduire, me semble être une ouverture vers d’autres questions.

Quand traduire a le souci de ne point trahir, cet acte mène à la quête, mot à mot, de la représentation de mot (qui serait espérée Idéale) contenant au mieux la représentation de chose – freudienne ici.

Un mot qui serait au plus près de l’éprouvé de l’homme Freud. Seulement, ce travail semble peu satisfaire, et il est sans cesse remis sur le métier, nos traducteurs étant pris, apparemment, du « syndrome de Pénélope ». Au-delà de leur souhait, louable, de nous livrer un texte « au plus près » de la pensée freudienne, quelques remarques sont à faire, quant au travail sur le mot :

– une certaine négation de ce qui doit se perdre dans le creux des différences culturelles et linguistiques : chaque langue découpe le monde de façon différente. Comment en rendre compte, dans l’acte de traduire ?

– autre négation préliminaire : tout mot trahit, d’une certaine façon, la chose qu’il vise à contenir. Il y a une inadéquation fondamentale entre le mot et la chose ! Ce qui peut s’articuler avec le fameux : « le mot est le meurtre de la chose ». Cela semble rendre vaine toute tentative de trouver le « bon mot » ;

– sinon en construisant des néologismes, forgés dans l’intervalle allemand – français : ce qui donne, par exemple, « désaide ». Mais dès lors, si ce néologisme a pouvoir évocateur pour celui qui le forge, qu’en est-il pour les lecteurs ? Le néologisme, systématisé, mènerait à créer, au pire, une nouvelle langue : le freudo-germano-français, véritable néo-Schibboleth ;

– l’acte de traduire ne peut se faire sans l’analyse, au préalable, du souci de coller à ce qui serait une Vérité gisant dans le texte, de la découvrir et de la transmettre. Nous sommes là, à l’orée de cette contrée mythique du TOUT (-dire, -savoir, -expliquer, etc.) ;

– « comment parler freudien » est le déplacement d’une question : comment être freudien, ou parfois : comment être Freud ? Au pire, être un clone… Or, parler ses mots, penser ses pensées, être un écho, ne me transformera jamais en lui ! Concomitant à cela, nous pouvons voir le souci de certains d’être analystes et germanistes (une décennie précédente mettait le bon ton à être analyste et helléniste…). Après la quête du bon mythe grec, comme meilleur contenant et expression de la réalité psychique humaine, la mode tient à manipuler le concept freudien dans la langue originelle pour en proposer son mot à soi. Souci qui omet, et c’est de taille, que Freud écrivait en un allemand-autrichien (et parfois un argot viennois) très particulier, ancien, qui est déjà obscur pour les Allemands eux-mêmes : au point qu’il y a eu le projet d’une traduction de Freud en Allemand…

– les désaccords de traduction sont du même fait que les désaccords de lecture en français : chacun a son Freud = chacun a sa langue = chacun a sa mère, fondatrice, et en tant que telle, voilée d’une certaine opacité : le refoulement.

De tout cela, il ressort un rapport au Texte, un mode de lecture.

Ainsi certains approchent le texte dans un mot à mot, donc en quête de savoir, instaurant – et réduisant du même coup – l’écrit freudien en un objet du savoir sur l’inconscient : ce qui permet d’écarter son propre inconscient et ce qu’il entend ! Chacun y va dès lors de ses mots, c’est-à-dire de ses projections, omissions, inhibitions, etc. Lecture studieuse, universitaire, procédant d’une demande (hystérique ?) de savoir. Lecteurs laborieux, lectures de laboratoire, long apprentissage : qu’a-t-il voulu dire, nous dire, puisqu’il (nous) écrit ? Lecture qui omet le jeu du refoulement, combien il est si difficile d’atteindre, en français déjà, à la mise en mot de la sexualité, de la mort, de l’inconscient, etc.

Pourtant Freud a bien souvent pointé sa quête permanente de meilleures représentations (élaborations).

Tout ceci amène une autre fameuse question : la transmission. Autre scène, mais non autre problématique. Comment dire, à d’autres, mon expérience ? Tous nos « maîtres » (du seul fait qu’ils ont commencé avant nous) se posent cette question. Mais en termes de transmission, c’est-à-dire de mise en mots. Pour se faire entendre, faut-il parler en langage commun ? Mais dès lors, ma mise en mots, atteignant un certain sentiment d’adéquation avec mes choses, que devient-elle dans un langage commun ? Qu’est-ce qui se perd, s’efface ? Pas tant question de transmission que de transmetteur, de plus en plus opaque lorsque son discours se théorise, « s’universitarise », se « magistralise ».

Écrire, traduire, transmettre, ont une communauté de questions, de souhaits : comment faire passer un sens exact, non déformable ?

Mais je préfère poser la question côté lecteur, souvent abrité, immobile, derrière les questions d’auteurs. Finalement la question du lecteur serait celle-ci : lire, est-ce pour comprendre (savoir) ou entendre ? ou encore : se comprendre ou s’entendre ?

Soit deux façons radicalement différentes de lire, de relation au texte, façons qui à leur tour éclairent le pourquoi des questions soulevées plus haut.

Façons de lire dont la ligne de partage est, encore et toujours, le refoulement…

Le mode de lecture dévoile, dans le transfert à Freud, la place qu’occupe celui-ci dans notre économie psychique – sa fonction d’objet-, et bien plus, notre sconstruction même. Il est possible de jouer (et ce n’est que jeu) aux classifications des lectures : hystérique, obsessionnelle, fétichiste, etc. Lectures marquées du sceau du refoulement, du souci de comprendre des mots articulés en théorie.

Par exemple, peut se pointer un rapport fétichiste à Freud, à l’œuvre-mère : voir les collections de bouts de Freud (photos, attitudes, attributs) autant de pénis imaginaires. Oui, Freud-mort nous castre, symboliquement : il ne nous a pas transmis tout son savoir !

Pourtant a-t-il pris la peine de répéter que nous avions à refaire son parcours (parcours de Freud, ce qui n’est pas retour à Freud), que nous avions à ré-inventer la psychanalyse à chaque fois, à trouver nos propres représentations, etc. Ceci à seule fin d’éviter l’écueil de la doctrine et du dogme : religions, idéologies et un certain discours psychanalytique, par leur autoconservation (narcissique) développent, sécrètent un interdit de penser et de penser le lien même qui lie un sujet au dogme. Ne s’agit-il pas de cela lorsque s’entend : Il y a une crise – des sciences humaines, de la psychanalyse – rien de neuf ne paraît, on fait de la théologie, etc.

Alors, cet autre mode de lire, qu’en est-il ? Une lecture qui se donne la place pour associer, où le lecteur est un sujet que le texte éveille, emporte dans sa propre histoire de sujet, sur le fil associatif, vers les méandres d’un parcours où le refoulement fonctionne. Le texte est « embrayeur », pousse à l’analyse. Nous ne sommes plus dans une dialectique sujet (lecteur) – objet (texte) ou inverse, mais dans un rapport d’échange, de dialogue sujet – sujet (comme dans un miroir). C’est ce mode de travail (au sens où un texte me travaille – et non pas : je travaille un texte) qui permet le retour de Freud, et non retour à Freud. Ou autrement dit, l’accès au savoir inconscient, et non au savoir sur l’inconscient. Au-delà du mot à mot, accéder au monde fuyant des représentations de choses.

C’est ainsi que souvent, lorsque je reprends des textes lus lorsque j’étais étudiant, patiemment soulignés, je suis saisi : que de lignes non-soulignées, évitées (car trop me parlant), pour des soulignements de lignes plus abstraites, où je ne risquais pas de m’y trouver !

De même, lectures et re-lectures produisent cet étonnement d’un texte toujours nouveau, toujours opérant, toujours ouvert et éveil, et non plus la lassitude d’une lettre morte, fruit d’un (com)-prendre du savoir.

Non plus lecture, mais écoute. Mais j’ai à y être tout entier… Lecture analytique, bien au-delà du souci du bon mot, du bien traduit, du transmissible. Saisir que l’œuvre de Freud (comme toute œuvre) est une perlaboration : c’est à entendre et à suivre. Faire parcours, ce qui me fonde et m’éprouve comme analyste. Il s’agit de traverser une œuvre, tout comme la cure est une traversée du fantasme, afin de ne pas tomber dans les errances imaginaires du rapport à l’œuvre – objet d’un autre.

Comme le pointait Pierre Fédida, il n’existe pas de théories qui seraient non œdipiennes, sans refoulement. Aussi ne peut-on lire, traduire, transmettre en contournant le refoulement. Sinon nous chutons dans le discours névrotique de la maîtrise, de l’illusion d’emprise théoricienne.

Freud est le père de la horde psy… Notre rapport à lui, comme précisément à tout maître mort, est une scène où se répète un lien à un autre (en position de parent), à son savoir supposé.

Aussi, lecteur comme auteur, y a-t-il deuil à faire, perte à éprouver : du parent à l’enfant, tout ne se transmet pas, et du manque ainsi tracé, peut émerger quelque chose que j’ai à produire pour devenir parent (géniteur/transmetteur), laissant à mon tour une place pour les (pour)-suivants.

Un texte n’est pas une gelée de mots à incorporer, mais un mouvement. Ne le figeons pas !

 

© Les textes édités sur ce site sont la propriété de leur auteur. Le code de la propriété intellectuelle n’autorise, aux termes de l’article L122-5, que les reproductions strictement destinées à l’usage privé. Tout autre usage impose d’obtenir l’autorisation de l’auteur.

Ce contenu a été publié dans Sur Freud, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Merci de taper les caractères de l'image Captcha dans le champ

Please type the characters of this captcha image in the input box

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.