Bruno Goetz: Souvenirs sur Sigmund Freud (1952)

“Erinnerungen an Sigmund Freud”.Neue Schweitzer Rundschau, mai 1952, Zürich.

(Traduction de Paul Duquenne parue in La psychanalyse, n° 5, PUF 1959).

Lorsqu’un jeune poète affamé rencontre Freud….

Chaque fois que j’entends parler du soi-disant intellectualisme de Sigmund Freud, de ses méthodes unilatérales et de sa pensée réductrice, j’en viens à me dire : «Tout de même, vous dites cela, mais ce n’est pas exact ; ou, si c’est vrai, ce n’est vrai qu’à moitié, car vous négligez l’essentiel l’homme Freud, que j’ai connu, et avec qui les entretiens que j’ai eus à Vienne, pendant mes années d’études, ont gardé pour moi une très grande signification. Cet homme était plus vaste, plus riche et, Dieu merci, plus contradictoire en lui-même que ses doctrines.»

Quand, récemment, je parlais à quelques amis de ma rencontre personnelle avec Freud, ils me pressèrent d’écrire les souvenirs que j’avais de lui et me firent presque une obligation de faire connaître à des cercles plus vastes, mes remarques qui, jetant un jour inaccoutumé sur cette personnalité géniale et si diversement critiquée, étaient de nature à rectifier nombre d’opinions erronées répandues sur elle.

J’hésitai tout d’abord. Depuis cette rencontre, en effet, un demi-siècle à peu près s’est écoulé. Autant que je puisse m’en souvenir, je n’avais pris aucune note et me demandais, méfiant, si le temps n’avait pas changé quoi que ce soit qui fût décisif à cette image conservée si longtemps par devers moi, de sorte qu’elle ne correspondît plus à la réalité. Mais, je m’avisai ensuite qu’une telle image a, de toute façon, quelque chose à dire. Et, lorsque l’on me pria, peu après, de me faire entendre d’un cercle de médecins sur mes rencontres avec Freud, je décidai d’accepter l’invitation, et de rendre témoignage de cet homme extraordinaire -au risque même que beaucoup de choses aient échappé à ma mémoire, et que tant d’autres puissent se présenter autrement aujourd’hui que lors de mes jeunes années.

Pendant que je m’efforçais de me rappeler des détails sur les entretiens de jadis, tout ce dont je me souvins m apparut extrêmement fragmentaire. Mais, comme si souvent dans ma vie, le hasard, ce qu’on dit tel, m’aida. Je m’étais mis, pour de tout autres motifs, à fouiller dans une caisse de vieux papiers, lorsque je tombai sur une enveloppe à moitié déchirée, qui portait : «Extraits de mes lettres sur Freud». Ces lettres, complètement oubliées, avaient été écrites aussitôt après ces conversations, à un ami de jeunesse et, comme cela me revenait à présent, j’avais noté et conservé pour moi les passages qui se rapportaient à Freud. Ces feuilles jaunies des années 1904-1905 contiennent, quoique par fragments, des propos de Freud textuellement prononcés. Je n’en suis donc pas réduit à me fier seulement à des souvenirs de jeunesse appauvris et qui déformeraient les choses, je peux m’appuyer sur d’authentiques paroles de Freud.

Je veux essayer d’être aussi précis que possible, je me vois donc obligé de parler aussi de moi-même, dans la mesure où la compréhension des propos de Freud l’exige.

Cela se passait durant mes premiers semestres à l’Université de Vienne, au temps ou j’écoutais, entre autres, des conférences sur la psychologie et l’hindouisme. Au séminaire de psychologie, j’entrai en relation plus intime avec mon professeur. À cette époque, j’écrivais aussi mes premiers poèmes de quelque importance, auxquels le professeur portait un bienveillant intérêt. Circonstance fâcheuse, j’étais frappé de temps à autres de violentes névralgies faciales, contre lesquelles les remèdes ordinaires aux maux de tête n’apportaient rien, de sorte que je devais parfois m’enfermer pendant des jours et des semaines dans la chambre obscurcie, car le moindre rayon lumineux me causait des douleurs intolérables. Le professeur, qui remarquait mes fréquentes absences et ma mauvaise mine, s’informa de mon état et me dit alors que, puisque aucun remède ne me soulageait, il supposait que mes souffrances n’avaient, en fin de compte, d’autre cause que psychique ; qu’il me conseillait donc d’aller quand même trouver Freud, et qu’il allait lui annoncer ma visite.

Je n’avais jamais encore entendu parler de Freud ; me renseignant auprès de connaissances, j’appris qu’il avait écrit un livre très remarquable sur l’interprétation des rêves. La curiosité me prenant, je me procurai cet ouvrage à la bibliothèque de l’Université -et fus tout d’abord profondément effrayé. Cette façon d’interpréter les rêves me parut impie : elle détruisait l’image même du rêve (ce qui contredisait à toute ma sensibilité d’artiste, surtout quand je me représentais cette méthode appliquée à des poèmes) et laissait se lever, de ses débris épars, un nouvel ensemble de significations qui, tout à la fois, me consternait et m’attirait secrètement. Déjà, j’étais décidé à ne pas me soumettre à de pareils procédés, car je ne pouvais m’imaginer qu’ils allaient faire disparaître mes névralgies, que le professeur me faisait savoir le soir du séminaire, qu’il s’était entretenu avec Freud à mon sujet, et que celui-ci m’attendait pour le prochain après-midi. «Ne craignez rien, dit-il en souriant, il ne vous mangera pas, il veut vous aider. Pour le reste, je me suis permis de lui donner à lire quelques-uns de vos poèmes.»

C’est dans des sentiments très mêlés que je me rendis chez Freud le jour suivant. Le matin même, une violente attaque de névralgie m’avait tourmenté. Je doutais fort de l’art thérapeutique de Freud. Pourtant, les choses tournèrent singulièrement. Dans la lettre à mon ami de jeunesse, je décrivis l’événement par ces mots:

Freud vint au-devant de moi, me serra la main, me pria de m’installer et m’examina attentivement. Je regardais ses yeux merveilleusement bienveillants, chaleureux, ils reflétaient une mélancolie qui donnait à penser qu’il en savait long. En même temps, j’eus l’impression, comme si une main effleurait rapidement mon front -et les douleurs en furent comme effacées. «Oh, me dis-je, que voilà donc un homme-médecine comme on en rencontre aux Indes. Il n’a nul besoin de sa méthode, il pourrait aussi bien dire abracadabra que déjà on se sentirait le cœur plus léger et presque bien portant.» Ça mon cher, c’est un médecin ou je ne m’y connais pas ! Je n’avais jamais vu pareil homme. Au même instant je conçus pour lui une confiance sans réserve. Il demeura quelques instants silencieux, souriant devant lui. Il dit alors amicalement:

«Permettez-moi de faire un peu votre connaissance. J’ai ici quelques poèmes de vous. Très beau -mais renfermé. Car vous vous cachez derrière vos mots au lieu de vous laisser porter par eux. Tête haute ! Vous n’avez aucune raison d’avoir peur de vous-même… À présent racontez-moi quelque chose de vous. Dans vos vers, c’est la mer qui survient sans cesse. Voulez-vous indiquer par là quelque chose d’une façon symbolique, ou avez-vous réellement eu affaire avec la mer? Au fait, d’où êtes-vous?»

C’était comme si des écluses s’étaient ouvertes en moi. Et, avant que je m’en fusse aperçu, je lui racontai toute ma vie, je lui racontai sans aucune retenue des choses dont sauf à toi je n’ai jamais parlé à personne. Quel sens y aurait-il donc eu à lui cacher quoi que ce soit ? Tout en effet lui était déjà connu d’avance.»

Il m’écouta pendant près d’une heure sans m’interrompre et sans me regarder. Souvent il riait doucement. Il dit enfin:

«Récapitulons brièvement. Votre père était capitaine de navire et plus tard professeur de navigation à l’école navale de Riga, et vous avez passé votre jeunesse parmi des matelots et des hommes de barre. La mer est donc pour vous quelque chose comme un symbole réel. Mais d’où vient cette rigueur, cette raideur dans vos vues.

-Je m’y suis astreint moi-même et me suis même quelque peu rudoyé, répliquai-je, je craignais de me dissoudre et de m’égarer tout à fait.

-A ha, dit-il seulement ; après un temps il continua: votre père n’était-il donc pas sévère avec vous?

-Non, répondis-je, il était mon meilleur ami et nous nous comprenions aux plus légères allusions. Seulement, je ne lui avais jamais rien dit de mes ridicules et malheureuses histoires d’amour avec une jeune fille et avec une dame plus âgée, ni de ce que, une fois ou l’autre, je m’étais follement entiché d’un matelot que j’aurais bien dévoré de baisers. Je craignais qu’il ne le prît peut-être pas au sérieux et qu’il allât rire de moi en cachette. Il ne m’aurait certainement fait aucun reproche. Moi-même n’avais certes absolument rien à me reprocher -sauf que je n’avais pas osé, et plus tard, quand j’étais au lit… enfin, vous comprenez…

-Bien sûr, bien sûr, grommela Freud. Et cette affaire de matelot ne vous a pas troublé davantage?

– Jamais, ne dis-je. J’étais devenu éperdument amoureux. Et quand on est amoureux, tout va pour le mieux, non?

-Pour ce qui est de vous, à coup sûr, répondit Freud qui tout à coup éclata, de rire. Vous vous êtes alors aussi pris en mains… Ah! pris en main, cela vient de m’échapper… et vous êtes devenu sévère à la fin envers vous-même. C’est ce qu’on appelle l’éducation de soi-même et tout est de même pour le mieux pourvu qu’on ne s’y crispe pas. Et vous n’avez pas l’air crispé… C’est bien enviable, vous avez une bonne conscience vraiment enviable. C’est ce dont vous rendrez grâce à votre père. Et votre mère?

-Oh, je m’entendais fort bien avec elle aussi. Elle était protestante, très croyante, mais cela ne m’a pas troublé davantage.»

De nouveau, Freud riait, très amusé.

«Au fait, demanda-t-il soudain, quelle était cette histoire de votre père et de Poséidon? Racontez-la donc encore une fois. Je réfléchissais juste une minute quand vous en parliez et je n’ai pas tout à fait écouté.

-J’avais alors onze, ou douze ans. Un jour mon père entra dans ma chambre et, venant vers moi, posa sur la table la Mythologie de Moritz. Sans doute s’étonnait-il que, comme ma mère m’avait poussé à le faire, je lisais beaucoup la Bible à ce moment. «Lis aussi un peu là-dedans, mon garçon, dit-il en montrant le Moritz, il y a là des histoires qui ressemblent à celles de la Bible. Elles sont peut-être encore plus belles. Tu sais, nous qui sommes de la mer, nous croyons à autre chose. Poséidon entre autres…» Jamais plus il ne m’a parlé de ce livre qu’il m’avait si discrètement recommandé, mais il est devenu décisif pour toute ma vie et ma pensée.<

-Poséidon entre autres… Merveilleux, merveilleux, fit Freud. Oui, la mer… Eh bien mon bon ami Goetz, je ne vous analyserai pas, vos complexes feront votre salut. Mais pour ce qui est de vos névralgies, je vais vous prescrire une ordonnance qui vous fera du bien.»

Il s’assit à son bureau et écrivit. Entre-temps, il demanda comme incidemment:

«On m’a dit que vous n’avez pratiquement pas d’argent et que vous vivez très à l’étroit. C’est vrai?»

Je lui expliquai que son modeste traitement de professeur ne permettait pas à mon père de payer mes études, puisque j’avais quatre autres jeunes frères et sœurs; que j’avais donc dû voler de mes propres ailes et vivais en donnant des leçons et en écrivant quelques, articles à l’occasion.

«Oui, dit-il, la rigueur envers soi-même a aussi quelque chose de bon. Vous devriez seulement veiller à ne pas dépasser la mesure. Quand donc avez-vous mangé votre dernier beefsteak?

-Il y a quatre semaines, je crois.

C’est à peu près ce que je pensais, dit-il en se levant. Voilà donc votre prescription.»

Il ajouta quelques conseils diététiques et devint tout à coup presque embarrassé.

«Veuillez ne pas le prendre en mauvaise part, je suis un médecin arrivé et vous êtes encore jeune étudiant. Veuillez donc accepter cette enveloppe et permettez-moi pour une fois de jouer aujourd’hui le rôle de votre père. De petits honoraires pour la joie que vos vers, et l’histoire de votre jeunesse m’ont apportés. Au revoir, faites-moi savoir quand vous reviendrez. Mon temps est très occupé il est vrai, mais je trouverai bien à vous consacrer une petite demi-heure ou une heure, A bientôt!»

Ainsi prit-il congé de moi. Et imagine-toi, quand dans ma chambre j’ouvris l’enveloppe, j’y trouvai deux cents couronnes. J’étais tellement bouleversé que je me suis mis à pleurer tout haut.

Telle est la lettre que j’écrivis à mon ami sur la première rencontre que j’eus avec Freud. Quatre semaines plus tard environ, j’étais à nouveau reçu par lui. Et encore, je rapportai cette visite à mon ami. Je lui écrivais:

Le remède que m’a prescrit Freud m’a fait un effet tel que deux semaines après, mes névralgies avaient déjà disparu. Je tenais à lui en faire part et désirais de toute manière le revoir. Il me donna rendez-vous chez lui à neuf heures du soir. Après qu’il se fut informé de mon état, il m’interrogea sur mes études; je lui parlai d’enthousiasme des cours de Leopold von Schroster, qui parlait justement de la Bhagavad-Gita. Tandis que je discourais, Freud vivement se leva et fit dans la pièce quelques allées et venues.

«Prudence, jeune homme, prudence! s’exclama-t-il lorsque j’eus fini. Vous avez raison d’être enthousiaste et la bouche parle de l’abondance du cœur. Ce cœur gardera toujours ses droits, mais conservez cette tête froide que Dieu merci vous avez encore! Ne vous laissez pas surprendre! Un esprit clair et prompt comme l’éclair est l’un des dons les plus précieux. Le poète de la Bhagavad-Gita serait le premier à affirmer la même chose. Voir, toujours voir, garder les yeux toujours ouverts, se faire conscient de tout, ne reculer devant rien, toujours être ambitieux -cependant, ne pas s’aveugler, ne pas se laisser engloutir. L’émotion ne doit pas vous étourdir. «La tête en avant vers l’abîme, les pieds en haut» -ce mot de Dostoïevski est fort joli, mais l’inspiration européenne qui s’y exalte est un malentendu déplorable. La Bhagavad-Gita est un poème grandiose, très profond, et c’est un abîme terrifiant. «Et sous mes pas l’abîme ouvrait encore des ténèbres purpurines», dit le Plongeur de Schiller, qui ne revient plus de sa deuxième aventure. Car si vous vous enfoncez dans le monde de la Bhagavad-Gita sans le secours d’un esprit très pénétrant, là où rien ne paraît être ferme et où tout se dissout l’un dans l’autre, vous vous trouverez soudain devant le néant. Savez-vous ce que cela veut dire, être devant le néant ? Savez-vous ce que cela veut dire ? Et pourtant ce néant n’est qu’une méprise européenne : le Nirvana indien n’est pas le néant mais l’au-delà de tous les contraires. Ce n’est nullement un divertissement voluptueux comme on l’admet si volontiers en Europe, mais une vue dernière, surhumaine, une vue qu’on imagine à peine, glacée où tout est résumé. Or quand on ne le comprend pas, c’est le délire. Ah, ces rêveurs européens ! que savent-ils de la profondeur orientale ? Ils divaguent (delirieren), ils ne savent rien. Et ils s’étonnent alors, quand ils perdent la tête et qu’ils en deviennent fous -littéralement fous, in-sen-sis!»

Il se tut et vint se rasseoir.

«Pardonnez-moi, commençai-je après un moment, mais j’ai une question qui me reste sur le cœur. Me permettez-vous?

-Questionnez donc, questionnez, répliqua-t-il. Rien n’est si raisonnable que de questionner toujours à nouveau. Vous vous occupez aujourd’hui des Hindous. Ceux-ci déguisaient souvent leurs réponses mêmes sous les apparences d’une question. Eux savaient pourquoi.»

Je dus d’abord me rassembler et posai alors la question:

«Comment faites-vous quand vous analysez un poème? Ne le décomposez-vous pas de même en ses éléments jusqu’à ce qu’en vérité il n’en reste justement plus rien et n’est-ce pas à la frange du néant que vous vous conduisez? Pardonnez-moi la témérité de ma question, mais elle me tourmente.

-Quelle témérité? répondit-il. C’est même cette question que je n’ai cessé de me poser. C’est en poète qui se sent menacé dans son existence que vous me posez cette question. Au contraire, j’aurais été très étonné si cette question ne vous était pas venue. Quand à moi je ne suis pas poète, je suis un psychologue. Lorsque je goûte un poème comme poème, je ne l’analyse absolument pas, mais je le laisse agir sur moi et me cultive tout simplement à sa lecture. C’est là le rôle de l’art dans le monde, de nous édifier lorsque nous courons le danger de nous disperser. Mais lorsque j’aborde un poème en psychologue, il n’y a plus alors pour moi aucun poème pour le moment, mais un texte quelque peu hiéroglyphique et énigmatique psychologiquement, que j’ai à déchiffrer et que par conséquent je dois désarticuler. Le sens psychologique auquel j’arrive alors, quand j’ai de la chance, n’a assurément rien à faire avec l’œuvre d’art que j’ai devant moi. Je ne m’en sers seulement que comme d’un moyen souvent inappréciable de connaissance scientifique. Vous, artiste, vous vous en sentez naturellement mortifié et mal compris. Oh, je comprends cela fort bien. Mais aussi, je suis entre autres (vous voudrez bien m’en excuser) un homme de science qui, pour chasser et se délivrer d’un problème, comme un chasseur de son gibier, stimule et rend heureux. Et d’ailleurs ce n’est pas là non plus pour moi la chose essentielle -pour l’essentiel je suis médecin et souhaiterais aider aussi bien que je le peux ces gens si nombreux qui intérieurement vivent aujourd’hui dans un enfer. Ce n’est pas dans un quelconque au-delà que la plupart des gens vivent dans un enfer, mais ici même, sur terre. C’est ce que Schopenhauer a très justement vu. Mes connaissances, mes théories et mes méthodes ont pour but de les faire prendre conscience de cet enfer, afin qu’ils puissent s’en délivrer. C’est seulement quand les hommes ont appris à respirer librement qu’ils apprendront peut-être à nouveau ce que l’art peut être. Aujourd’hui, ils en mésusent comme d’un narcotique, pour se défaire au moins pour quelques heures de leurs tourments. L’art est pour eux une sorte d’eau-de-vie.

-Mais alors, vous n’êtes pas athée! m’écriai-je.

-Pas si vite, pas si vite ! prévint-il. Je ne puis souffrir les grands mots, ils sont aujourd’hui presque bourrés de mensonges et d’ordures, ils doivent d’abord être purgés avant que l’on puisse encore s’en servir. C’est pourquoi vous, poètes, vous êtes là. Mais la plupart d’entre vous ne veulent rien en savoir et entrent dans la danse infernale. Je ne puis plus souvent entendre le mot Dieu et je ne m’en sers qu’à contre-coeur. Sans doute en est-il autrement pour vous, mais l’âge me rend davantage plus méfiant. Je ne veux d’aucune façon vous orienter, vous êtes très jeune -et le diable sait où cela vous mène encore. C’est là aussi pourquoi je ne vais pas vous analyser, vous devez tout seul trouver votre voie. Pour ma part, je demeure ce que l’on nomme un vieil et honnête athée et m’efforce d’aider les hommes grâce à leur propre discernement. C’est là ma bonne conscience. Vous, tâchez de le faire à votre façon… Aussi vous ai-je parlé sans me préoccuper du tout de science et cela m’a fait du bien de jouer un peu avec les idées et de n’être pas sans cesse sévère envers moi-même. Votre sérieux à vous est tout à fait ailleurs et votre bonne conscience aussi est d’un autre genre. Gardez votre hardiesse, cela seul importe. Et ne vous faites jamais analyser. Écrivez de bons vers si cela vous est donné, mais ne vous renfermez pas, et ne vous cachez pas, on est toujours nu quand on se trouve devant Dieu : c’est la seule prière qui nous soit encore laissée.»

Je rentrai confus, tout ébranlé à la maison et de la nuit ne pus dormir. C’est pourquoi je t’ai écrit cette lettre, et j’espère que tu pourras te faire une idée de ce grand médecin des âmes et que tu te représenteras ce qui me tourmente en ce moment.

Telles sont mes anciennes lettres. Quelques mois plus tard, j’allai m’établir à Munich afin de poursuivre mes études à l’Université de cette ville. Je fis à Freud une visite d’adieux. C’était la dernière fois que je le voyais. Je n’ai rien fait savoir à mon ami sur cette visite, ou si, néanmoins, j’avais dû le faire, je n’ai gardé aucun extrait de ma lettre, de sorte que je n’ai plus d’autre témoignage verbal à communiquer.

Je me souviens seulement que Freud, qui avait lu dans un journal quelques petits articles de moi, avait trouvé à y redire. Il m’engagea à ne pas confondre poésie et, discussion d’idées : que dans ces articles, le cœur m’était passé dans l’esprit et l’esprit dans le cœur ; et aussi, que je m’étais laissé, visiblement influencer par le cours de ses idées à lui -et que cela ne me convenait pas. Oui, il était bon que, provisoirement, nous ne nous revoyons pas, que nous ne nous parlions pas ; qu’aussi bien je ne lui écrive pas, car il ne pourrait que me troubler. Qu’une rencontre véritable comme la nôtre demeurait par-delà toute séparation. Que je n’étais nullement un théoricien et qu’il me conseillait de ne me lancer dans des discussions théoriques que si vraiment la langue me brûlait ; qu’il formait le vœu que je demeure à ma tâche et que j’écrive des poèmes et des récits : nous resterions par là liés l’un à l’autre mieux que si nous devions nous rencontrer sur le terrain de discussions abstraites.

Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. Lorsqu’au moment de nous séparer il me tendit la main, il me regarda dans les yeux et je vis, une fois encore, la bonté si affectueuse et mélancolique de son regard. De ma vie je n’ai oublié ce regard.

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