Wilhelm Reich : « Peer Gynt »

L’objet de la psychanalyse était grand et émouvant. Pour la pensée de l’homme moyen, elle vint comme une gifle dans le visage. Vous imaginez que vous pouvez déterminer vos actions par votre propre libre arbitre ? Sûrement pas ! Vos actions conscientes ne sont qu’une goutte à la surface de l’océan des processus inconscients dont vous ne pouvez rien savoir, et de plus vous auriez peur de les connaître. Vous vous enorgueillissez de 1′ « originalité de votre personne » et de la « largeur de votre esprit » ? Naïf que vous êtes ! En réalité, vous n’êtes que le jouet de vos instincts, qui font de vous ce qu’ils veulent. Naturellement, votre vanité s’en offense. Mais vous étiez tout aussi offensé quand vous avez appris que vous descendiez des singes, et que la Terre sur laquelle vous rampiez n’était pas le centre de l’univers comme vous l’aviez cru autrefois. Vous croyez encore que la Terre est parmi des milliards de planètes la seule qui soit habitée. En somme, vous êtes conditionné par des processus que vous ne contrôlez pas ou même que vous ne connaissez pas, que vous redoutez et que vous interprétez de travers. Il y a une réalité psychique qui s’étend bien au-delà de votre conscience. Votre inconscient est comme la « Ding an sich » de Kant : il ne peut être appréhendé en lui-même, il ne peut être reconnu que dans ses manifestations. Le Peer Gynt d’Ibsen le sent bien lorsqu’il dit :

« Je ne suis pas plus avancé. // De quelque côté que je me tourne, // C’est toujours la même chose. // Il est ici ! et là ! et autour de moi ! // Je me crois sorti du cercle et j’y suis en plein. // Nomme-toi ! Fais-toi voir ! Qui es-tu donc ? »

C’est le Grand Courbe. Je lis et relis Peer Gynt. Je lis aussi les interprétations qu’on en a faites.

Le refus affectif de la théorie de l’inconscient de Freud ne peut s’expliquer que par la défense traditionnelle contre les pensées grandes et nouvelles. L’homme doit exister, matériellement et psychiquement, dans une société qui suit une voie prescrite. La vie quotidienne le demande. La déviation du connu, du familier, de l’habituel, peut signifier le chaos et le désastre. La peur éprouvée par l’homme devant l’incertain, devant ce qui est infiniment profond, devant le cosmos, est sinon justifiée, du moins compréhensible. Celui qui se détourne du chemin fréquenté peut facilement devenir un Peer Gynt, un rêveur, un fou. Peer Gynt semblait devoir me révéler un grand secret, sans y parvenir complètement. C’est l’histoire d’un individu insuffisamment armé qui sort du troupeau humain et dont le pas n’est pas accordé à celui de la colonne en marche. Il est incompris. Les autres se rient de lui quand il est faible. Ils tentent de le détruire quand il est fort. S’il ne saisit pas l’infini dont ses pensées et ses actes font partie, il est perdu.

Le monde était dans un état de transition et d’incertitude quand je lus et compris Peer Gynt et quand je rencontrai Freud et saisis sa pensée. Je me sentis un étranger, comme Peer Gynt. Son destin me parut le résultat le plus probable de toute tentative de quitter la ligne de la science officielle et de la pensée traditionnelle. Si la théorie de l’inconscient de Freud était exacte — ce dont je ne doutais pas — alors on pouvait approcher l’infini psychique, intérieur. On devenait un petit ver dans le flot de ses propres sentiments. Tout cela, je l’éprouvais alors très vaguement, pas du tout « scientifiquement ». La théorie scientifique, du point de vue de la vie telle qu’elle est vécue, offre comme une bouée artificielle dans le chaos des phénomènes empiriques. Cela tient lieu de protection psychique. Le risque est moindre d’être submergé dans ce chaos si l’on a nettement subdivisé, enregistré et décrit ses manifestations, et si l’on croit qu’on les a comprises. Par cette procédure, on peut même, dans une certaine mesure, maîtriser le chaos. Néanmoins, cela semblait une piètre consolation. Durant les vingt dernières années, je n’ai cessé d’être sensible à la difficulté de délimiter avec précision, de définir, en termes de l’infini de la vie, le travail scientifique. A l’arrière-plan de tout travail vraiment fouillé, se trouvait toujours le sentiment de n’être qu’un ver dans l’univers. Quand on survole en avion une grand-route, les autos semblent y ramper.

Pendant les années qui suivirent, j’étudiai l’astronomie, l’électronique, la théorie des quanta de Planck et la théorie de la relativité d’Einstein. Heisenberg et Bohr devinrent des concepts vivants. La similitude des lois qui gouvernent l’univers des électrons et des lois qui gouvernent les systèmes planétaires commença à signifier plus que de simples théories scientifiques. Pour scientifique que tout cela soit, on n’échappe jamais au sentiment de la grandeur de l’univers. La fantaisie d’être suspendu tout seul dans l’univers est plus qu’une fantaisie du sein maternel. A ce moment-là, les voitures rampantes autant que les savants traités sur les électrons vous frappent par leur insignifiance. Je sais que les expériences des aliénés se déroulent essentiellement dans cette direction. La théorie psychanalytique observe que, dans les psychoses, l’inconscient envahit la conscience. Le patient perd alors cette barrière contre le chaos de son propre inconscient aussi bien que la faculté de distinguer le réel dans le monde extérieur à lui-même. Chez le schizophrène la cassure mentale s’inaugure par quelque fantaisie (qui peut revêtir des formes variées) sur la fin du monde.

J’ai été très ému par le sérieux avec lequel Freud essayait de comprendre les aliénés. Il planait comme un géant au-dessus des opinions vaniteuses et conventionnelles sur les maladies mentales que soutenaient les psychiatres de la vieille école. Pour eux, celui-ci ou cet autre était un « dément » et ils s’en tenaient là. Lorsqu’à l’époque où j’étais encore étudiant en médecine, je pris connaissance du questionnaire soumis aux malades mentaux, je me sentis honteux. J’écrivis une pièce où je montrai le désespoir d’un malade mental qui ne peut maîtriser les forces vitales jaillissant en lui et qui cherche aide et charité. Considérez les stéréotypes d’un catatonique, des gestes tels que celui d’appuyer fixement un doigt sur le front, comme dans un effort de réflexion, ou le regard profond, lointain, scrutateur de ces patients. Puis un psychiatre leur demande : « Quel âge avez-vous ? », « Quel est votre nom ? », « Combien font trois fois six ? », « Quelle différence y a-t-il entre un enfant et un nain ? ». Il trouve un manque d’orientation, un dédoublement de la conscience, un délire de grandeur et il s’en tient là. Le Steinhof à Vienne contenait vingt mille de ces individus. Chacun d’eux avait senti son univers tomber en ruines. Pour s’accrocher à quelque chose, il avait créé un univers imaginaire qu’il possédait en propre et où il pouvait exister. Ainsi, je pus très bien comprendre le sens attribué par Freud au délire, qui devenait une tentative de reconstruire le moi perdu. Cependant, ses vues ne me satisfaisaient pas complètement. Il me parut que sa notion de la schizophrénie s’enlisait dans la réduction de la maladie à une régression auto-érotique. Il pensait qu’une fixation dans la période du narcissisme primaire pendant l’enfance constituait une disposition à la schizophrénie. Cela me sembla exact mais incomplet. Ce n’était pas concret. Je crus discerner que ce que le bébé absorbé en lui-même et l’adulte schizophrène avaient en commun c’était leur manière d’éprouver l’univers comme une expérience vécue. Pour le nouveau-né, le monde extérieur avec ses stimuli infinis ne saurait être qu’un chaos dont les sensations de son propre corps feraient partie. Le moi et le monde extérieur sont éprouvés comme une unité. Au début, pensais-je, l’appareil psychique distingue entre les stimuli agréables et désagréables. Tout ce qui apporte du plaisir appartient à un moi dilaté. Tout ce qui contient du déplaisir est attribué au non-moi. A mesure que le temps passe, cela change. Certains éléments des sensations du moi qui étaient localisés dans le monde extérieur sont maintenant reconnus comme faisant partie du moi. De même, des éléments du monde extérieur qui apportent du plaisir, comme le mamelon maternel, sont maintenant reconnus comme appartenant au monde extérieur. De cette manière, un moi unifié se cristallise peu à peu à partir du chaos des perceptions internes et externes. Il commence à prendre conscience de la frontière entre le moi et le monde extérieur. Si maintenant l’enfant éprouve un choc violent pendant cette période où il s’oriente, les limites demeurent confuses, vagues ou incertaines[1]. Les stimuli du monde extérieur peuvent alors être perçus comme des expériences intérieures. Ou, inversement, des perceptions intérieures peuvent être éprouvées comme venant du monde extérieur. Dans le premier cas, nous pouvons avoir des auto-accusations mélancoliques qui furent vécues à un moment donné comme des remontrances reçues du dehors. Dans le deuxième cas, le patient peut se croire persécuté avec de l’électricité par un ennemi obscur, alors qu’en réalité il perçoit ses propres courants bioélectriques. Cependant, à cette époque-là, j’ignorais tout de la réalité des sensations corporelles chez les malades mentaux. Tout ce que je tentai de faire, ce fut d’établir un rapport entre ce qui est éprouvé comme moi et ce qui est éprouvé comme monde extérieur. Néanmoins, ce fut là le noyau de ma conviction ultérieure que le début de la pente du sentiment du réel dans la schizophrénie se trouve dans l’interprétation erronée du patient des sensations issues de son propre corps. Nous sommes tout « simplement » une machine électrique compliquée qui possède une structure propre et se trouve en action conjuguée avec l’énergie de l’univers. De toute façon, je devais postuler une harmonie entre le monde extérieur et le moi. Aucune autre hypothèse ne semblait possible. Aujourd’hui, je sais que les malades mentaux éprouvent cette harmonie sans aucune limite entre le moi et le monde extérieur. Les Babbits n’ont aucune idée de cette harmonie. Us ressentent leur moi bien-aimé, rigoureusement circonscrit, comme le centre de l’univers. La profondeur de certains malades mentaux les rend, du point de vue de la qualité humaine, plus valables que les Babbits avec leurs idéaux nationalistes ! Les premiers possèdent au moins un soupçon de ce qu’est l’univers. Les idées de grandeur des autres sont concentrées autour de leur constipation et de leur impuissance.

Ces lueurs me firent étudier Peer Gyntavec beaucoup de soin. A travers lui, un grand poète exprimait ses sentiments sur le monde et sur la vie. Beaucoup plus tard, je me rendis compte qu’Ibsen avait simplement dépeint la misère de l’individu non conventionnel. Au début, on est plein de fantaisies, on a un grand sentiment de force. On est exceptionnel dans la vie quotidienne. On est rêveur. On est oisif. Les autres vont à l’école ou au travail comme de bons petits garçons et se rient du rêveur. Us sont Peer Gynt dans le négatif. Peer Gynt sent les pulsations de la vie dans leur forme forte et indisciplinée. La vie quotidienne est étroite et exige une discipline sévère. Ici, la fantaisie de Peer Gynt, là le monde pratique. L’homme pratique, par crainte de l’infini, s’isole sur un bout de territoire et cherche la sécurité. C’est un problème modestesur lequel le savant travaille toute sa vie. C’est un métier modestedans lequel le savetier persévère. On ne réfléchit pas sur la vie. On va au bureau, aux champs, à l’usine, au cabinet plein de patients, à l’école. On fait son devoir et on garde bouche close. On a depuis longtemps liquidé le Peer Gynt en soi-même. Sinon la vie serait trop difficile et trop dangereuse. Les Peer Gynt représentent un péril pour la paix de l’esprit. Il y aurait trop de tentations. On devient stérile, il est vrai. Mais, bien qu’elle soit improductive, l’intelligence qu’on possède est « critique ». On a quelque idéologie et une assurance de l’espèce fasciste. On est un esclave et un ver moyen, mais on appartient à une nation de « race pure », ou « nordique ». L’ « Esprit » est maître du corps. Les généraux défendent 1′ « honneur ».

Peer Gynt éclate de force et de joie de vivre[2]. Les autres rappellent le bébé éléphant dans le conte de Kipling : L’enfant d’éléphant. En ce temps-là, les éléphants n’avaient pas encore de trompe, mais seulement un nez bombé grand comme un soulier. Cependant, il y avait un bébé éléphant plein d’une insatiable curiosité, ce qui signifiait qu’il posait toujours beaucoup de questions sur tout ce qu’il voyait, entendait, sentait, flairait, touchait. Quoique ses oncles et tantes lui donnassent la fessée, il n’en restait pas moins atteint d’une insatiable curiosité. Il voulait savoir ce que le crocodile avait pour dîner. Finalement, il alla vers la rivière pour le découvrir par lui-même. Le crocodile l’attrapa par son petit nez. Le bébé éléphant s’assit sur son derrière et se mit à tirer, à tirer, et son nez se tendit et devint plus long, toujours plus long. Enfin, le petit éléphant sentit ses jambes glisser, et il dit à travers son nez, qui mesurait maintenant cinq pieds de long : « C’est trop pour moi ! ». « Mais, dit le serpent, il y a des gens qui ne savent pas ce qui est bon pour eux. »

Peer Gynt est sûr qu’il aura le cou tordu à cause de sa curiosité. « Nous vous l’avions prédit ». Cordonnier, pas plus haut que ton soulier ! Le monde est plein de malice. Sans cela il n’y aurait pas de Peer Gynt. Et le monde veille à ce qu’il se torde le cou ! Il démarre impétueusement, mais il est tiré en arrière, comme un chien en laisse qui veut courir après une chienne qui passe. Il quitte sa mère et la jeune fille qu’il entendait épouser. Il est lié affectivement à toutes les deux et il est incapable de couper ces liens. Il a mauvaise conscience et il est tenté par le diable. Il se transforme en animal. Une queue lui pousse. Il s’arrache une fois de plus et échappe à ce danger. Il s’accroche à ses idéaux. Mais le monde ne connaît que les affaires. Tout le reste n’est tenu que pour un bizarre caprice. Peer Gynt veut gagner le monde. Mais le monde ne veut pas se laisser gagner. Il doit être pris d’assaut. Mais c’est trop compliqué, trop brutal. Les idéaux sont entretenus seulement pour les imbéciles. Prendre le monde d’assaut exige de la connaissance, une connaissance rigoureuse et étendue. Mais Peer Gynt est un rêveur. Il n’a rien appris de ce qu’il faut savoir. Il veut changer le monde et il ne se rend pas compte qu’il porte le monde en lui-même. Il rêve d’un grand amour pour sa femme, son amie, qui est pour lui sa mère, son amante et sa compagne, et porte ses enfants. Mais Solveig est intouchable en tant que femme, et sa mère le réprimande, quoique gentiment. Pour elle, il ressemble trop au père fou. Et l’autre, Anitra, n’est qu’une prostituée vulgaire ! Où est la femme qu’on peut vraiment aimer, la femme rêvée ? Il faut être comme Brand pour réaliser ce que veut Peer Gynt. Mais Brand, lui, n’a pas assez d’imagination. Brand a la force. Peer Gynt sent la vie elle-même. Ainsi, des choses trop mauvaises se trouvent brisées. Il débarque parmi les capitalistes. Il perd son argent d’une manière conforme. Les autres agissent en capitalistes pratiques, et non en rêveurs. Us connaissent leurs affaires. Us ne sont pas aussi idiots que Peer Gynt. Brisé, épuisé, celui-ci, dans son vieil âge, retrouve sa cabane de paysan, et Solveig, qui prend pour lui la place de sa mère. Il est guéri de son illusion. Il a compris ce que donne la vie à celui qui ose la sonder. C’est le destin de ceux qui ne se tiennent pas tranquilles. Les autres ne prennent même pas le risque de jouer aux idiots. Us sont intelligents et supérieurs dès le début.

C’était là Ibsen et son Peer Gynt. Un drame qui ne se démodera pas tant qu’on ne montrera pas que les Peer Gynt ont raison après tout. Jusque-là, c’est celui qui est « d’aplomb » et « bien élevé » qui rira le dernier.

J’écrivis une longue et savante communication sur Le conflit de la libido et le délire chez Peer Gynt, et pendant l’été 1920, je devins membre adhérent de la Société psychanalytique de Vienne. Peu de temps après, eut lieu le Congrès international de La Haye. Freud présidait. La majorité des communications portaient sur des sujets cliniques. Les discussions étaient intéressantes et objectives. Comme d’habitude, Freud donnait un bref résumé fort pertinent. Puis, en quelques phrases, il formulait sa propre opinion. C’était vraiment un régal de l’entendre. Il était un excellent orateur, sans émotion, mais intelligent, mordant, ironique. Enfin, il récoltait un succès, après beaucoup d’années de vaches maigres. A cette époque, il n’y avait pas encore de psychiatres orthodoxes dans la Société. Le seul psychiatre actif, Tausk, une personnalité très douée, venait de mettre fin à ses jours. Son article, Sur l’appareil d’influencement dans la schizophrénie, était hautement significatif. Il y montrait que « l’appareil d’influencement » était la projection du propre corps du patient et plus particulièrement des organes génitaux. Je ne le compris pas très bien avant le jour où je découvris que les sensations neuro-végétatives sont fondées sur des courants bio-électriques. Tausk avait raison : ce que le schizophrène prend pour le persécuteur est en vérité lui-même. Je puis ajouter maintenant : parce qu’il ne peut tenir tête à ses propres courants végétatifs, qui envahissent sa conscience. Il faut qu’il les sente comme » étrangers, comme faisant partie du monde extérieur, et comme ayant un but hostile. La schizophrénie montre seulement, à un degré caricatural, une condition qui caractérise l’homme d’aujourd’hui d’une manière tout à fait générale. L’homme moyen d’aujourd’hui a perdu contact avec sa nature réelle, avec son fond biologique. Il l’éprouve comme un élément hostile et étranger. Il doit nécessairement haïr quiconque tente de le remettre en contact avec lui.

La Société psychanalytique était comme une communauté d’individus obligés de présenter un front uni contre un monde d’ennemis. On ne pouvait qu’éprouver un profond respect pour une telle science. J’étais le seul jeune médecin parmi tous ces « adultes », plus âgés que moi de dix à vingt ans. Le 13 octobre 1920, je lus ma communication en qualité de candidat au titre de membre de la Société. Freud n’aimait pas qu’on lût son manuscrit. Il disait que cela donnait à l’auditeur comme l’impression de courir derrière une voiture rapide où le conférencier se trouvait assis confortablement. Freud avait raison. Aussi me préparai-je avec soin à parler sans manuscrit. Mais, sagement, je gardai celui-ci à portée de la main. A peine eus-je dit trois phrases que je perdis complètement le fil de mon propos. Heureusement, je trouvai immédiatement la suite dans mon manuscrit. Et cela marcha à merveille. Il est vrai que je n’avais pas obéi aux désirs de Freud. Ces détails sont importants. Beaucoup plus de gens auraient quelque chose d’intelligent à dire, et beaucoup moins d’absurdités seraient exprimées, si la peur tyrannique de parler sans manuscrit ne servait de frein. Il devrait être possible, pour tout homme qui possède suffisamment son matériel, de parler spontanément. Mais on veut eue impressionnant, on veut être sûr de ne pas se rendre ridicule, on sent tous les regards fixés sur soi, — et on préfère regarder le manuscrit. Plus tard, j’ai fait des centaines de discours spontanés et j’ai même gagné une certaine réputation d’orateur. Cela, je le dois à cette résolution ancienne de ne plus jamais emporter de manuscrit avec moi, mais plutôt de me mettre à « nager »… Ma communication fut très bien accueillie, et à la réunion suivante, je fus nommé membre de la Société.

Freud savait très bien comment tenir ses distances et se faire respecter. Mais il n’était pas arrogant. Au contraire, il était très aimable. Derrière cette gentillesse, cependant, on sentait une certaine froideur. Elle fondait rarement. Il était grand lorsqu’il prenait à partie avec mordant quelque demi-savant prétentieux, ou lorsqu’il s’adressait aux psychiatres qui le traitaient abominablement. Lorsqu’il touchait à quelque question brûlante de la théorie psychanalytique, il ne transigeait jamais. Il y avait rarement des discussions sur la technique psychanalytique. Je sentais vivement cette lacune dans mon travail avec mes patients. Il n’y avait ni institut de formation, ni curriculum organisé. Le conseil des vieux collègues était maigre : « Continuez toujours à analyser avec patience, disaient-ils ; ça viendra ». Ce qui devait venir, et comment, on ne le savait pas tout à fait. Un des points les plus difficiles consistait à traiter des patients qui étaient affreusement inhibés ou qui demeuraient même silencieux. Les psychanalystes de la génération suivante n’ont jamais éprouvé cette impression navrante d’être comme perdus en mer, relativement à la technique. Lorsqu’un patient ne donnait pas d’associations, s’il « ne voulait pas » avoir de rêves, ou s’il ne pouvait rien dire à leur sujet, on restait là, assis, impuissant, pendant des heures. La technique de «’ l’analyse des résistances », bien que formulée théoriquement, n’était pas encore mise en pratique. On savait naturellement que les inhibitions étaient des résistances contre le fait de dévoiler des contenus sexuels inconscients. On savait aussi qu’il fallait éliminer ces résistances. Mais comment ? Si on disait au patient : « Vous avez une résistance », il vous regardait sans comprendre. Si on lui disait qu’ « il se défendait contre son propre inconscient », il ne comprenait pas mieux. Tâcher de le convaincre que son silence ou que sa résistance étaient absurdes, qu’ils indiquaient une méfiance ou une angoisse, était un peu plus intelligent, mais guère plus fécond. Et pourtant : « Continuez toujours à analyser », ne cessaient de répéter les vieux collègues.

Ce « continuez toujours à analyser » fut le début de toute ma conception et de toute ma technique d’analyse caractérielle. Mais je n’en avais pas la moindre idée en 1920. J’allai voir Freud. Il avait la merveilleuse faculté de résoudre théoriquement des situations compliquées. Mais d’un point de vue technique ses solutions n’étaient pas satisfaisantes. Analyser, disait-il, signifie, avant tout, être patient. L’inconscient était en dehors du temps. Il ne fallait pas être trop ambitieux en thérapeutique. A d’autres moments, il conseillait une procédure plus active. J’en vins à la conclusion que l’effort thérapeutique pouvait être authentique à la seule condition de chercher patiemment à comprendrele processus de la guérison elle-même. On savait encore trop peu de choses sur la nature de la maladie mentale. Ces détails peuvent sembler sans importance lorsqu’on s’occupe de présenter le « fonctionnement de la matière vivante ». Au contraire. Ils sont très importants. Le problème du « comment » et du « d’où » des incrustations et des rigidités dans la vie affective était la lumière qui me guidait en me conduisant vers l’investigation de la bio-énergie.

Au cours d’une des réunions suivantes, Freud modifia la formule thérapeutique originelle. Au début, il était entendu que le symptôme devaitdisparaître dès que sa signification inconsciente avait été portée à la conscience. Maintenant, Freud disait : « Nous devons introduire une correction. Le symptôme peutdisparaître, mais ne disparaît pas nécessairement lorsque sa signification inconsciente est dévoilée ». Cette modification paraissait très importante. Quelles étaient les conditions qui menaient du « peut » au « doit »? Si le processus de rendre l’inconscient conscient n’éliminait pas nécessairement le symptôme, quel autre élément était nécessaire pour cela ? Personne ne connaissait la réponse. La modification apportée par Freud à sa formule thérapeutique ne fit guère impression. On continua à interpréter les rêves, les actes manques, les associations, sans prendre la peine de rechercher quels étaient les mécanismes de guérison. La question : « Pourquoi ne guérissons-nous pas certains cas ? » ne se présenta même pas aux esprits. Ce fait peut être aisément compris si on se souvient à quel stade se trouvait à cette époque la psychothérapie. Les méthodes habituelles de la thérapeutique neurologique, telles que la prescription des bromures ou le : « Vous n’avez rien, vous êtes juste un peu nerveux », étaient si pénibles aux patients qu’ils furent soulagés par le seul fait de pouvoir, pour changer, rester couchés sur un divan et laisser errer leur esprit. Mieux, on leur disait : « Racontez tout ce qui vous passe par la tête ». C’est seulement plusieurs années plus tard que Ferenczi affirma ouvertement que personne ne suivait jamais cette règle et que personne ne pouvait la suivre. Aujourd’hui, nous le savons si bien que nous ne nous y attendons plus du tout.

Aux environs de 1920, on croyait qu’on pouvait « guérir » une névrose moyenne dans un délai de trois à six mois au plus. Freud m’envoya plusieurs patients avec la note : « A psychanalyser. Impuissance. Trois mois ». Je m’y essayai de toutes mes forces. A l’extérieur, les psychothérapeutes de la suggestion et les psychiatres invectivaient contre la « dépravation » de la psychanalyse. Mais nous étions profondément convaincus de la justesse de ses vues. Chaque cas prouvait combien Freud avait incroyablement raison. Et les collègues plus âgés répétaient sans cesse : « Continuez toujours à analyser ».

Mes premiers articles traitèrent du matériel théorique et clinique, mais ils ne touchaient pas encore à la technique. Il n’était pas douteux qu’il faudrait arriver à saisir beaucoup plus de choses avant qu’on ne puisse améliorer les résultats. Cela vous incitait à travailler dur en vous efforçant de comprendre. On appartenait à une élite de combattants scientifiques qui faisait front contre le charlatanisme dans la thérapie des névroses. Ces détails historiques pourront peut-être rendre plus patients les végétothérapeutes actuels si la « puissance orgastique » ne s’obtient pas assez vite, ni assez facilement.



[1]Cf. Wilhelm Reich. Der Triebhafte Charakter.
[2] En français dans le texte original.
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