Roseline Bonnellier : « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon »

 « [Trait d’esprit cynique] propos attribués à un mari :
Si l’un de nous meurt, j’irai m’établir à Paris »
Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, 1915
 
« […] ce n’est pas la femme qui a tué le père »
Lou Andreas-Salomé, 1928

C’est un b.a.-ba  de la théorie psychanalytique : l’Œdipe freudien a son point d’impact dans le narcissisme au moment du « complexe de castration », la pièce « la plus importante » quoique lacunaire et « encore à travailler » de la formation de l’Idéal-du-moi.

En fait, tout se passe en théorie comme si l’Œdipe freudien devait servir à ne pas répondre à la première question sexuelle infantile sur « l’origine des enfants » en la contournant par une réponse à la seconde sur « la différence des sexes » qui s’autorise d’un « primat du phallus » : sur lequel, au  « niveau de preuve » de la réalité psychique, il convient de s’interroger « scientifiquement ».

Le « complexe » dit d’Œdipe descend du « mythe » héroïque qui sert à faire la preuve d’un « père » de l’homme uniquement phallophore dans son identification sexuelle de « genre » masculin. On ne naît pas homme, on le devient, et c’est la raison de la culture, d’une très vieille culture. Freud et la psychanalyse retrouvent cet héritage du mythe fondateur de notre culture avec toute sa problématique dans la sexualité infantile. L’enfant « mythique » de la psychanalyse est le nouveau héros de la nouvelle science découverte par Freud, mais d’abord apportée par les hystériques femmes.

I. « FAITES L’AMOUR, PAS LA GUERRE » (SLOGAN DES ANNÉES 1960)

Le passage obligé par le narcissisme est à la source du conflit psychique œdipien sur lequel s’articule le mythe scientifique freudien d’un « meurtre du père » par les frères du contrat social. Ces derniers défléchissent après coup la rivalité de l’enfant mâle avec le père sur le rapport « duel » avec le « prochain » ou Nebenmensch dans la conquête du pouvoir de « l’un » sur « l’autre » : c’est la guerre. Le commandement chrétien : « Aime ton prochain comme toi-même », écrit Freud dans « Pourquoi la guerre ? » (1932), « est facile à exiger, mais difficile à accomplir ».

Freud se résout au final à laisser le dernier mot en réponse à la question « Pourquoi la guerre ? » à la culture en espérant que « tout ce qui promeut le développement culturel travaille du même coup contre la guerre ». Mais il n’omet pas de demander « pardon » à Einstein au cas où son exposé aurait « déçu » le physicien.

Avec la progression du refoulement dans la culture chez les névrosés modernes, la déflexion du rapport narcissique « duel » et meurtrier entre l’homme et son rival sur  la femme « castré(e) » au nom du « complexe de castration » se répercute sur la détermination d’une « différence des sexes » par « primat du phallus » dans la théorie moniste d’une libido uniquement phallique : « La femme n’existe pas » (dans le Symbolique chez Lacan). Dès lors, « L’amour est un crime parfait » : est-ce folie d’aimer (J.-C. Lavie, 1996) ?

Le mort idéal

Le « meurtre du père » oblitère l’amour à mort / amor d’un père. Dans sa conférence de 1952 sur Le mythe individuel du névrosé, Lacan aurait qualifié ce « mort idéal » de « père idéal ». Cette remarquable conférence où l’on assiste à la naissance du « père symbolique » chez le psychanalyste français un an avant le « Discours de Rome » (1953) où celui-ci  fait appel « en masse » à un « retour à Freud », le père idéal cache aussi son « mort idéal », à savoir « le père de la psychanalyse » Sigmund Freud : sous l’avatar d’un Goethe qui « fait le mort » pour la figuration sur son illustre lit de mort avec le « plus de lumière » qu’on lui impute et qui en fait n’est pas si sûr, surtout au sens que veut bien lui prêter la grande « culture générale » à la française de Lacan.

En allemand, « la mort » est du genre masculin : der Tod est un personnage qui renvoie aux mystères du Moyen-Âge, à la statue du commandeur dans Dom Juan ou Le Festin de pierre de Molière et Don Giovanni de Mozart, le seul opéra apprécié d’un Freud qui « n’aimait pas la musique ». Si la langue allemande, contrairement à la langue française, est très peu encline à l’homonymie, il lui arrive quand même de tomber sur une homophonie, ainsi celle du substantif masculin Tod (avec durcissement de la dentale d finale prononcée « t ») et de l’adjectif tot, « mort ». Le surréalisme étant « passé par là », Lacan, dans son « faire l’amour avec les mots »,  joue « à mort » / amor sur les mêmes mots, auxquels « mots », dirais-je en français, il ne manque qu’une lettre, la lettre r, pour qu’ils  soient « morts » : car, répète l’analyste clinicien à son patient névrosé, « les mots ne sont pas des choses ». L’analyste en question aura à s’y reprendre plusieurs fois pour enfoncer cette « vérité » dans le crâne de l’autre analysant(e) si celui-ci ou celle-ci est en plus poète.

Je lance maintenant un défi revisité en hommage aux Femmes savantes de Molière à l’époque classique chez nous, un siècle avant le « classicisme » allemand dans la langue de Goethe qui est celle de Freud. Toujours en français, en tant que poète-écrivain, créateur d’une œuvre, « l’auteur » est l’anagramme de « l’autre » avec une « lettre en plus » : « u » comme pense l’auteur français(e) en disant hue à son cheval pour le faire avancer dans son travail. Pour Lacan, la lettre en plus serait i, celle de « i-a » ou « moi idéal », qui rappelle le braiement de « l’âne » en allemand, appliqué dans « l’imaginaire » au cas du président  Schre[i]ber, le scribe délirant en train d’écrire (schreiben) à même son « Moi-Peau » (D. Anzieu, fils de l’« Aimée » de Lacan) quelque chose de l’inconscient « à ciel ouvert ». Peut-être est-ce un effet de l’héritage du surréalisme qui convie le psychanalyste « français » Jacques Lacan à mettre l’accent sur les « psychoses » que Freud avait d’abord désignées de « névroses narcissiques ». On sait que le rêve très prisé des surréalistes est une « psychose passagère ». Lacan adore les jeux de mots, non pas seulement les idiomatiques mais il est également invasif et ramène de la langue de l’autre son butin pour former des jeux de mots interlinguaux inspirés du Witz freudien presque aussi difficile à traduire en français que la Traumdeutung ; ainsi, et c’est grave, assimile-t-il implicitement et en théorie le Es freudien à son S à lui, le « sujet »… Le sujet (barré par la Castration) de son « inconscient structuré comme un langage » : c’est là où sa « linguistique » tournerait à la « linguisterie »  en une idiosyncrasie dont lui-même « n’est pas dupe ». Il aime à faire « L’Âne ». Certes, Lacan est réceptif à la « psychose », mais en bon médecin psychiatre devenu psychanalyste, il l’enferme dans une nouvelle « camisole de force », la « structure ». Le Hölderlin de Jean Laplanche paru en 1961 en sait quelque chose.

Le mythe et le narcissisme

Le mythe est un « rêve diurne » ou « rêve éveillé » ; comme tel, il ne peut pas se confondre avec l’inconscient auquel il donne seulement accès. Le mythe peut-il être « individuel » ? Lacan parle d’un mythe « individuel » du névrosé qui recouvre en réalité le « quaternaire » à la limite pathogène de l’Œdipe freudien qu’il n’entend pas « ce soir »-là remettre en question. Et il vaut mieux pour l’Œdipe. Une mise en question de l’Œdipe peut mettre en péril tout l’édifice théorique de la psychanalyse depuis Freud, par conséquent le système de pensée lacanien reparti d’une « Métaphore du Nom-du-père » dans la « représentation-but » de « retraduire » l’Œdipe freudien phallocentrique en recourant à la « linguistique ». Il s’agit tout de même bien de remplacer le mythe « naturaliste » d’un Freud avec Goethe en ce qui concerne la Bildung (« formation ») classique dans sa Kultur « allemande » du premier écrivain de la psychanalyse. Dans les douleurs imitées de l’enfantement, le « père symbolique » lacanien travaille à s’extraire d’un père « idéalement » mort en se prenant un peu – « N’est pas fou qui veut » ! – pour Dieu le père en train de prélever Ève de la côte d’Adam. Et la naissance d’« Ève », à peu près située au point équidistant entre celle d’Athéna / Minerve née du cerveau de Zeus / Jupiter et  celle de Dionysos / Bacchus, le dieu de la tragédie né de la cuisse du même « père », équivaut dans le « genre » où l’on voit « trouble » de nos jours, au Phallus signifiant la « Castration » symbolique extraite du « complexe ».

Cependant, dit votre servante en continuant de parler à son bonnet de chez Molière, je persiste et signe : chez Freud, il n’y a pas de théorie du « sujet » avec synthèse ternaire dialectique par  Aufhebung de Hegel interposée comme chez Lacan. Il n’y a que Pour introduire le narcissisme, « l’enfant de l’amour » conçu à Rome l’année précédente de l’accouchement en 1914 du « moi » pris pour objet « d’amour » et confié par Freud à Karl Abraham dans sa correspondance. Le moi, objet d’amour du narcissisme, serait le résultat d’une « condensation » [comme dans le travail de rêve] d’au moins deux destins conjugués de la pulsion : l’inversion dans le contraire et le retournement sur la personne propre. Puisqu’enfin, pour aimer, il faut être au moins deux. Le moi, objet d’amour, est déjà une « foule » ou une « masse » ainsi que la constituent d’abord l’enfant et sa mère à la naissance, avant l’avènement d’un tiers, le père.

Père-version narcissique homologuée et perversion « polymorphe » déviante

Ce père, Freud le trouve incertus par rapport à la mère certissima. Dans le couple structuraliste nature-culture de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss par lequel Lacan, forçant le trait freudien, va compromettre épistémologiquement le destin de la psychanalyse devenue française avec les sciences sociales, la mère est côté « nature », le père  côté culture, et c’est plutôt la « culture » qui se met à devenir « certissima ». Si bien que « la femme n’existe pas » de Lacan n’est pas très loin d’une supposée « nature » qui « n’existe pas » et n’est qu’un « mythe », dans l’acception du mot « mythe » chez Lévi-Strauss. Et si « la femme n’existe pas » dans « le symbolique », c’est sûrement parce que, quelque part, ce n’est pas elle « qui a tué le père ». Du coup, mieux vaut la « voiler », comme Lacan le fait à Guitrancourt pour L’origine du monde  de Courbet d’avant son exposition impudique au Musée d’Orsay à Paris.

En quoi consiste ce père énigmatique de cette « père-version » de l’homme du seul genre sexué au masculin ? Le destin de la pulsion « déviée de son but » hésite dans le narcissisme sur la route à prendre entre la perversion et la sublimation du créateur. Pour la femme hystérique, la névrose est le « négatif » de la perversion à propos de laquelle j’ajoute qu’elle n’est pas sans lien avec la « père-version » homologuée de l’Œdipe en question dans le « genre » du garçon. La soi-disant « perversion polymorphe de l’enfant » se joue uniquement par « traduction » d’un retour du refoulé dans les « messages » compromis avec l’inconscient adulte ou parental (théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche) sur le fond de la père-version « uniforme » de l’homme, normative dans le socius de notre culture ; ses émois s’ébattent « en tous genres » autour du même représentant (Repräsentanz) en représentation (Vorstellung), le fétiche « pénis » érigé en dernier lieu en hypostase du Phallus symbolique. Lacan « classe » la question hystérique « qu’est-ce qu’une femme ? » dans son Séminaire III des années 1950 sur Les psychoses.

Et puisque le soleil, die Sonne, féminin en allemand, est peut-être à l’origine même du « mythe », dans son délire solaire de féminisation par lequel il se prend pour la femme de Dieu, il est dit que Schreber, en bon paranoïaque qui tend à « prendre les mots pour des choses », aurait « échoué » là où Freud a « réussi ». Le narcissisme secondaire est un processus « indirect » par « retour » tel qu’en témoigneraient les paraphrénies. Mais est-ce qu’il existe un narcissisme « primaire » ?

II. « CE N’EST PAS LA FEMME QUI… »

L’Œdipe freudien n’est que celui du « garçon » (le Knabe de la langue écrite administrative et poétique au « temps de Goethe »). L’enfant du « modèle » est Hans et son angoisse de castration à laquelle le complexe de castration apportera la solution théorique. Après coup de l’abandon par Freud en septembre 1897 de la première théorie de la séduction apportée par les hystériques femmes, la « fille » du genre Mädchen (mot toujours en vigueur dans la langue courante) deviendra « le petit garçon » des Trois essais à la « portion congrue » des théories sexuelles infantiles.

L’Œdipe du garçon, un descendant de l’antique « mythe du héros » des origines de « l’Homme », fait le « complexe » : il est problématique dans sa « père-version » qui doit servir à l’homme d’identification sexuelle, laquelle  vaut pour une « filiation » mythique du genre humain dans son ensemble. C’est par le mythe de l’homme / l’Homme, sexe unique et genre(s) confondus au niveau du refoulement secondaire ou après coup dans l’identification narcissique de l’enfant mâle au « père » phallophore, que la théorie moniste de la libido chez Freud croise le même mythe de l’Homme qui recouvre le Dieu de la religion monothéiste. Ce Dieu déguisé, recouvert d’un « meurtre du père » à l’adresse du mythe d’un « fils de l’homme » permet de mêler indûment le « politique » et le « religieux ». Le « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » de Jésus-Christ est annulé dans cette organisation de nos sociétés par des pouvoirs qui sont « politico-religieux » (M. Godelier).

Quel « genre » d’[interdit de l’]inceste ?

La fine analyse de Lou Andreas-Salomé dans son écrit intitulé « Ce qui découle du fait que ce n’est pas la femme qui a tué le père » commence de débusquer quelque chose d’important du conflit psychique œdipien qui se joue en relation avec le « meurtre du père » structurel du complexe nucléaire des névroses de transfert dans le genre « trouble », à identifier sexuellement,  d’une « nature » de l’homme : le sexe féminin, dit-elle, « ne quitte pour ainsi dire pas tout à fait l’amour du père, auquel le sexe masculin doit d’abord se réadapter ; pour utiliser la terminologie de Freud : chez la femme, le désir d’inceste ne doit pas être aussi totalement surmonté que chez l’homme, tout comme d’ailleurs la menace de castration devient absurde chez elle ».

En remettant sur le métier le complexe d’Œdipe dans son ensemble, j’entreprendrais de compléter le dire de Lou Andreas-Salomé comme suit : le complexe paternel de filiation de l’homme requiert sa contremarque d’un désir d’inceste non surmonté chez la femme qu’il « voile » à cet effet en refoulant derrière lui cette autre « lui-même » castré de son ombre (« tombée sur le moi »). Pourquoi ? La raison en serait « naturelle » au revers de la médaille d’un « primat du phallus » qui arrive avec la fameuse déclaration de Freud où celui-ci paraphrase Napoléon sur sa « politique » : « Le destin, c’est l’anatomie ». Le rapport « hétérosexuel » de l’homme au père est  impossible « par nature » dans le fantasme incestueux de séduction par un père incertus auquel le petit garçon « doit » s’identifier sexuellement dans son Idéal-du-moi pour « être » un homme comme lui. Le rapport de l’homme au père ne peut être qu’indirect au travers d’un complexe maternel quant à « l’objet » possédé par le père de l’identification sexuelle infantile : le seul [interdit de l’]inceste « direct » reconnu comme « invariant » culturel par l’ethnologue structuraliste [Claude Lévi-Strauss, avec la nuance forte qu’y ajoute Françoise Héritier sur l’impossibilité pour les hommes de mettre au monde des enfants à leur image comme le peuvent les femmes] sera d’ordre fondateur pour notre culture ; ce sera celui de l’homme couchant avec sa mère ou plus exactement sa sœur comme femme, « objet » du refoulement secondaire ou après coup, « proprement dit » par l’homme d’une soi-disant « féminité » de fait impossible à atteindre pour lui dans la réalité (Realität). Donc pour être un « homme » comme son père  (Freud, Le moi et le ça, chapitre V) à l’âge adulte, il devra « prendre femme ». À une condition : que la mère du fantasme incestueux – mère qui est une femme par nature – soit prise pour « objet » dont il n’aura pas à changer en raison de son « identification primaire au père de la histoire personnelle », cette « matrice » [j’emprunte le mot à Jean Laplanche] de l’Idéal-du-moi.

Théorie de la séduction et fantasme incestueux            

Freud avait déjà « trouvé la pie au nid » dans le manuscrit M des Lettres à Fliess (Lettre 128/139 du 25.5.97) après s’être interrogé sur « l’architecture de l’hystérie », quelques mois avant sa renonciation aux neurotica, quand il observait au paragraphe suivant intitulé « Refoulement » (Verdrängung) : « cela laisse présumer que l’élément à proprement parler ‘refoulant’­­ ­­est toujours le féminin (das Weibliche) ». Si je m’en réfère à la nouvelle traduction des Lettres à Fliess, il semble que Freud veuille dire que « le féminin » est l’élément provocateur du refoulement [du féminin], parce qu’il poursuit : « et cela se trouve confirmé par le fait que les femmes (die Frauen) aussi bien que les hommes (die Männer) rendent plus facilement compte de leurs expériences avec des femmes qu’avec des hommes. Ce que les hommes à proprement parler refoulent, c’est l’élément pédérastique ».

Comme dans l’analyse du rêve paradigmatique de « l’injection faite à Irma » où intervient entre autres la relation à l’ami Fliess à l’arrière-plan de la relation conjugale à Martha, n’y aurait-il pas là une raison plus refoulée de l’abandon de la première « théorie de la séduction » au niveau du refoulement secondaire ou après coup, quand advient dans une « (re)naissance » du mythe antique du héros la seconde théorie dite de « l’Œdipe » dans le genre du garçon ? L’Œdipe du garçon est, dans la sexualité infantile, un « revenant » de l’antique « mythe du héros » qu’est l’homme moderne en perte de la moitié « divine » de son adresse de demi-dieu d’antan.

Le deuil du héros n’aura pas lieu

Dans « Pourquoi la guerre ? » de 1932, Freud relève comment, « dans sa configuration présente, la guerre ne donne plus l’occasion de réaliser le vieil idéal héroïque, et qu’une guerre future, par suite du perfectionnement des moyens de destruction signifierait l’extermination de l’un ou des deux adversaires. Tout cela est vrai et semble tellement incontestable qu’on s’étonne seulement que la pratique de la guerre n’ait pas encore été rejetée par un accord général entre les hommes ». Il anticipe sur « Hiroshima » (1945).  Analogiquement, cette remarque sur la perte de croyance en l’héroïsme n’est pas très éloignée de la comparaison que fait Freud en 1900 de l’effet tragique d’« Œdipe-Roi », par lequel le poète grec antique n’a pas cessé de bouleverser l’homme moderne, avec le moindre bouleversement du spectateur de « tragédies du destin » modernes. Œdipe est un héros tragique, mais, « au cours des siècles, le refoulement a progressé dans la vie d’âme (*Gemütsleben) de l’humanité »[1] : il est devenu, par déplacement de l’acte (du « meurtre du père ») dans la pensée du névrosé moderne le « complexe » nucléaire des névroses de « transfert ». Et le complexe en question, c’est d’abord le complexe de castration organisateur de la différence des sexes. Avec le « transfert », on retombe sur « l’amour » dans « l’amour de transfert ». D’une certaine façon, l’analyste a pris la place du père séducteur de l’hystérique dans le fantasme incestueux, et le transfert est devenu un outil de travail dans la cure.

La théorie, relayant le mythe du héros, d’un « primat du phallus » permet de conserver la centration narcissique d’un mythe de l’homme dans l’Idéal-du-moi, qui sert d’échappatoire à la blessure narcissique de la décentration « copernicienne » opérée par la science astronomique. À charge pour la femme de représenter « l’autre » sexe (« castré ») qui ne rentre pas en ligne de compte dans le mythe du héros, l’homme / l’Homme. Mythe de l’homme dont en tant que « servante » (du « Seigneur » au stade demeuré « féodal » d’un Moyen-Âge de l’Occident chrétien) elle entretient la flamme telle une vestale au foyer. L’homme identifié sexuellement comme premier dans le genre humain que son mythe héroïque s’arroge le droit exclusif de représenter en « totalité », a repris à son compte, au moment de la formation de l’Idéal-du-moi, l’héritage de l’antique mythe solaire des origines (cf. le Moïse « égyptien » de Freud et le mythe solaire d’Akhenaton d’abord étudié par Karl Abraham en 1912). Le mythe du héros qui travaille à l’identification du sexe masculin comme « premier » a remplacé « le soleil » dans la course héroïque d’Hélios « au-dessus » dans le ciel et « en bas » la nuit chez Hadès quand il disparaît dans sa coupelle grecque aux abords de l’Océan. De cette personnalisation « solaire » unique d’un mythe ouranien des origines  nait « après coup » l’idée de paternité qui fait « l’homme » de son mythe dans l’unique « père-version » d’un genre masculin dont le « statut » sera  « ho(m)mosexuel »[2] au niveau du refoulement secondaire ou après coup.

Identification narcissique et identification hystérique plus « inconnue »

Une identification narcissique secondaire du garçon refoule l’identification hystérique « inconnue » – et « impossible » pour son « identification sexuelle » ou « genre » –  à la fille du fantasme incestueux  hétérosexuel de séduction par un « autre père » : en fait, et si l’on marche « comme à reculons » (Hölderlin, L’Ister) ainsi que dans le « travail de rêve », l’« autre père » en question est le père précédent de la femme dans le complexe maternel de l’enfant. Celui que Hölderlin traduit du mythe grec et pour Antigone comme « le père du temps » (Hölderlin, Remarques sur Antigone) que la fille d’Œdipe « doit » reconnaître a priori au niveau d’un refoulement plus originaire. La différence naturellement hétérosexuelle  de la « fille » ou de la femme vient du temps (de la physis ou « nature ») qui sépare les générations. Le « primat du phallus » est le second proton pseudos hystérique d’une seconde « théorie », celle de l’Œdipe (du garçon). Il s’agit de parer dans l’Idéal-du-moi l’angoisse de castration. La défense héroïque de l’homme suppose son enracinement dans une identification narcissique  secondaire d’un genre refoulé forcément homosexuel au « père » incertus de son mythe, ou au niveau du refoulement secondaire ou après coup dans l’Œdipe négatif ou inversé du garçon : là où l’idéal-du-moi, dans la culture et son Malaise, fait question comme étant « en partie » une « formation réactionnelle » (Freud, 1923).

III. PASSAGER CLANDESTIN DE LA CULTURE 

Ce qui réunit les deux hommes et savants, le physicien et le psychanalyste, dans leur Idéal-du-moi culturel, c’est leur pacifisme déclaré au nom de la raison. Mais l’Idéal-du-moi, introduit en double file du concept de narcissisme par Freud en 1914, est une machine de guerre à l’instar du cheval de Troie inventé par le rusé Ulysse.

Sur le mythe : un fossé épistémologique entre l’Allemagne et la France

Cette « raison » de référence est plutôt celle de l’Aufklärung allemande qui ne rompt pas avec la religion chrétienne sous sa forme culturelle protestante chez Kant.

Il existe une continuité épistémologique entre l’Einbildungskraft de Kant, « la faculté d’imagination » des philosophes, et la Phantasie attribuée un peu hâtivement (par Laplanche dans Traduire Freud) aux seuls « Romantiques » en « littérature » (allemande). Chez Freud, la Phantasie – avec la difficulté que pose sa traduction en français – emprunte surtout à la « Sorcière » de Goethe dans Faust. Et Goethe à Weimar est devenu un « classique » après sa période Sturm und Drang. La « Sorcière » de Freud a nom Métapsychologie. Lorsque Freud n’a plus d’autre recours que de faire « appel à la Sorcière » en théorie, c’est parce qu’il lui faut phantasieren.

Le récit avant-coureur du « complexe de castration » est le « mythe scientifique » du « meurtre du père » de Totem et tabou (Freud, 1913), encore présent à l’esprit de Freud dans son écrit de 1915 : Actuelles sur la guerre et la mort. Avec la seconde théorie des pulsions, il se trouve relayé en 1932 dans « Pourquoi la guerre ? » par la mythique « pulsion de mort ». Entre les deux textes où il est question de la guerre, le premier qui regarde en arrière vers la première topique mise en forme au chapitre VII de L’interprétation du rêve (1900) dans le cadre d’une théorie du refoulement et le second tardif d’après la mise en place de la seconde topique, l’Œdipe, un « schibboleth » de la psychanalyse, est ce fil rouge ou fil d’Ariane à remonter dans le temps qui sillonne tout le corpus freudien.

Le « complexe » descend du « mythe » antique du héros grec, l’homme de la réponse tragique à l’énigme posée par la Sphinx. Cette passerelle ou ce pont (die Brücke) du « schème », ici œdipien, qui sert à Freud de lien entre mythe et science dans la mesure où une « science de l’esprit » comme la psychanalyse n’est pas coupée des sciences de la nature eu égard au « niveau de preuve » susceptible de les rassembler, convoque la Phantasie pour se laisser représenter « psychologiquement » dans sa relation au temps de la physique.

En tant que « rêve diurne » devenu « théorie » par « élaboration secondaire » due au refoulement, le « schème » œdipien sert de passerelle régressive, donnant accès à l’inconscient en marchant à rebours de la flèche du temps.

Dans « Pourquoi la guerre ? », Freud interroge le physicien sur les « forces pulsionnelles » retournées « vers la destruction dans le monde extérieur » que signifie à grande échelle la guerre : « Il faut avouer qu’elles sont plus proches de la nature que la résistance que nous leur opposons, pour laquelle il nous faut aussi trouver encore une explication. Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie, dans le cas présent une mythologie qui n’est pas même réjouissante. Mais toute science de la nature ne revient-elle pas à une telle sorte de mythologie ? En va-t-il autrement pour vous en physique ? ».

L’idéal-du-moi et la question de la sublimation

Au moment nodal d’introduction du narcissisme en 1914 qui va décider du futur remaniement topique, l’Œdipe se cache comme le jeune héros grec et guerrier dans le ventre de son cheval de Troie, l’Idéal-du-moi, ce « double » d’un Narcisse éphémère et homme de paille dans l’incipit. Chez Sophocle, c’est Œdipe roi qui « tombe » à titre d’« idée incidente » (Einfall) comme « mythe tragique » dans la Traumdeutung au moment du « rêve typique » de la mort des personnes chères, et dont les Lettres à Fliess se font l’écho à la fin des années 1890 lorsque Freud est en train d’écrire L’interprétation du rêve. Œdipe, aveuglé dans sa mission et son acte meurtrier du père reconnu après coup, s’aveugle lui-même physiquement en expiation du crime.

Un « passager clandestin » est en allemand un blinder Passagier, un « passager aveugle », la cécité étant du côté du spectateur quant à « l’objet » à faire passer en contrebande ou « en douce », incognito ; et l’objet dont nous parlons est dans la théorie psychanalytique le « primat du phallus ». Le narcissisme condense plusieurs destins de la pulsion à l’adresse de l’Idéal-du-moi, l’inversion dans le contraire et le retournement sur la personne propre et un autre « possible ». Le destin de la pulsion « déviée de son but » qu’est la sublimation, près la perversion, passe obligatoirement par le narcissisme où l’Œdipe du garçon a le point d’impact de son unique « père-version » d’un genre humain « total » et à déviance « totalitaire » hélas possible. Dans le « pacte social » homosexuel (refoulé) de « nos frères » les hommes, la sublimation risque d’avoir toujours à en découdre avec l’Idéal-du-moi qui ne suffira pas à endiguer la pulsion « créatrice » du point de vue économique de la pulsion.

Assez comme le capitaine d’un Vaisseau fantôme de fortune qui navigue à vue dans le brouillard, Freud écrit  à son interlocuteur : « Du reste, il ne s’agit pas, comme vous-même le remarquez d’éliminer totalement le penchant à l’agression chez l’homme ; on peut tenter de le dévier suffisamment pour qu’il n’ait pas à trouver son expression dans la guerre ». Et voilà qu’arrive le destin plus particulier de la pulsion « déviée de son but » : si ce n’est pas la perversion proche de la psychose, cela pourra être la sublimation. Mais ne reste-t-il pas une inconnue ? Ulysse se laisse attacher au mât pour ne pas entendre les sirènes cherchant à le « séduire », le faire « dévier » de sa route. Œdipe, le capitaine du navire « psychanalyse », « castré » au féminin de sa « représentation-but » de l’humanité, est aveugle, et le mât auquel il est attaché est sa « père-version ». Celle de l’homme dans la relation à double contrainte qui le lie à son Idéal-du-moi : à la fois « être et ne pas être » comme le père porteur du « même » sexe anatomique.

En référence à Héraclite, Hölderlin dit juste par sa traduction du « Zeus » d’Antigone à ne pas confondre avec celui de Créon et de la cité des hommes : seul un « père du temps » peut en toute rigueur séparer l’un de l’autre. La fille d’Œdipe n’est pas folle ; elle est seulement révolutionnaire.

Roseline Bonnellier, décembre 2014

BIBLIOGRAPHIE

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FREUD, S. 1897. Briefe an Wilhelm Flieβ 1887-1904, Ungekürzte Ausgabe, hrsg. von J. Moussaieff Masson, Deutsche Fassung von M. Schröter,  Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1986, 262-263;   Lettres à Wilhelm Flieβ 1897-1904, Éd. complète, Trad. de F. Kahn et F. Robert, Paris, PUF, 2006, 312-313.

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HÖLDERLIN, F. 1803, 1804.  L’Ister ; Remarques sur les traductions de Sophocle, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 1967, 877-879 ; 951-966.

LACAN, J. 1973. « L’étourdit », dans Scilicet 4, Paris, Seuil, 22-24.

LAPLANCHE, J. ; PONTALIS, J.-B. 1967. « Complexe de castration », dans Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 75.



[1]Traduction de *Gemütsleben modifiée par moi [À l’instar des autres traductions françaises de la Traumdeutung, les OCF.P. traduisent par « la vie affective », dans un registre plus « psychologique »]. Das Gemüt est un mot très « allemand », surtout sous la forme de l’adjectif gemütlich  dans la vie courante ; il signifie « l’âme, le cœur, les sentiments » et nous renverrait en littérature et philosophie allemandes à la période « préromantique » du Sturm und Drang concomitant de l’Aufklärung.

[2] LACAN, 1973, « L’étourdit » scilicet 4, Paris, 24 : « C’est l’˝Ετερος, remarquons-le, qui, à s’y embler de discord, érige l’homme dans son statut  qui est celui de l’hommosexuel ». Dans une note en bas de page de Gender trouble, Judith Butler, qui semble ignorer le précédent lacanien, cite Luce Irigaray en 1974 : celle-ci, pour appeler un chat un chat, ajoute la parenthèse correctrice en écrivant « ho(m)mosexuel ». La théorie de Butler des années 1990, à l’encontre d’une « hétérosexualité »-couverture convenue du pacte social, repose  sur ce qu’elle considère comme le refoulé de base d’une homosexualité valable pour le(s) « genre(s) » (gender) et qu’elle retourne « positivement » dans le contraire par retour du refoulé  dans une perspective progressiste et émancipatrice des « minorités » sexuelles. Mais ne conserve-t-elle pas la référence au même genre du « modèle » d’homosexualité refoulée par, avec et dans le mythe antique du héros qui revient faire question en psychanalyse dans l’Idéal-du-moi, au point d’impact de l’Œdipe du garçon dans le narcissisme ? Lacan, par homonymie et homophonie, faisait un jeu de mots sibyllin, signifiant d’une main que ce genre d’homosexualité sous-entendue ne concerne que l’homme de sexe masculin. Tandis que de l’autre main et en ayant référé au Hölderlin  de son ancien « élève » innommé (Jean Laplanche), il entrevoyait  paradoxalement du coup d’œil dont on connaît la perspicacité que le « féminin » est du côté d’un « hétéros » plus profond, ayant de fait très peu à voir au niveau du refoulement avec l’« hétérosexualité » sociale convenue des siècles passés dénoncée par Butler : les deux auteurs, Lacan et Butler, ne sont pas au même niveau d’analyse.

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2 réponses à Roseline Bonnellier : « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon »

  1. Alain Giraud dit :

    Article introuvable, publication absente de \ » mythe de l\’homme …..\ »

    • Joel Bernat dit :

      cher monsieur « ni bonjour ni merci ni au revoir »,
      l’introuvable supposé est dans la rubrique « Questions cliniques »
      on le trouve facilement si l’on veut vraiment trouver ce que l’on cherche.
      il y a même un onglet « rechercher ».
      C’est peut-être trop compliqué.
      bonne lecture
      JB

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