Pierre Fédida : « Psychose et parenté » part I

Paru in Critique, 10/1968, puis in Le concept de la violence, 10/18, 1977

Ce que la psychose vient sauvagement ouvrir chez le sujet de même que le langage en lequel se dit sa vérité mettent en déroute les formes institutionnelles de la raison, du savoir et du discours et, premièrement, ce qui les réunit dans le concept de la famille ainsi que dans l’ordre culturel de la parenté. C’est pourquoi il convient de dire tout de suite que le procès intenté à la psychiatrie « moderne » vise principalement les moyens conceptuels et techniques qu’elle met en œuvre, sous le couvert d’un humanisme psychosociologique, pour comprendre et traiter les maladies mentales en fonction de perspectives psycho ou socio-dynamiques qui font du « groupe » la nouvelle loi d’intelligence et d’action humaines. L’option idéologique d’une psychiatrie sociale – pour aussi accordée qu’elle soit à l’idéologie de la société actuelle dans son ensemble – met en place pour l’avenir de nouvelles formes de répression fondée sur les critères normatifs, adaptatifs et fonctionnels de l’individuel dans son rapport psychosociologique au groupe et à la culture.

Pour une telle psychiatrie, il ne s’agit plus seulement de concevoir la famille comme milieu « moral », éthique et social de réhabilitation individuelle | du malade : la famille est plutôt perçue, dans une S conjoncture historique et culturelle donnée, comme groupe fonctionnant sur certains modèles formels électifs de communication impliquant des fonctions de rôle, lesquels permettent d’autant mieux de repérer une dynamique des rapports humains. Certains modèles sont reconnus comme pathogénique- ment pertinents et c’est ainsi que peuvent être ; conceptualisées certaines approches thérapeutiques (psycho ou socio thérapeutiques) appelant la réorganisation des cadres institutionnels. Il est clair que la psychologie sociale, qui anime de telles visées, entraîne une rationalisation d’essence conservatrice (cf. chez Parsons, l’analyse « dynamique » et « structurale » des rôles : statuts et motivations) et ainsi une élimination des formes de violence au moyen d’une domestication « conceptuelle » des rapports humains (cf. la notion de « résolution des conflits »). L’illusion d’un certain humanisme psychiatrique contemporain consiste, sous le prétexte d’un positivisme « scientifique » renouvelé, à substituer un savoir idéologique et technocratique de la maladie mentale, de la société et de la culture à la conscience historique et politique de la folie et de ses formes de répression.

La cohérence conceptuelle des théories « sociales » de quelques écoles psychiatriques américaines[1] est, de ce point de vue, tout à fait exemplaire : au nom d’un culturalisme souvent révisé, c’est tout à la fois une nosographie, un mode d’enseignement, un fonctionnement institutionnel, etc. qui se trouvent fondus et fondés (dans une conception sociale et économique de la production et de la consommation, de la hiérarchie fonctionnelle, de la sélection, de l’adaptation et de la réadaptation ; de telle sorte qu’il faut aller jusqu’aux principes politiques eux-mêmes (qui président à de telles orientations idéologiques) pour dénoncer le mensonge d’un apolitisme que revendique cette psychiatrie. Comme le faisait remarquer David Cooper lors d’un congrès récent sur les psychoses[2], la révolution dans la psychiatrie passe par la révolution politique mondiale ; -ajoutons que l’illusion entretenue par les « sciences humaines » est celle de croire que l’on peut « étudier » le racisme, la délinquance, la maladie mentale, le sous- développement, etc., afin de promouvoir des explications et des solutions « humaines » (entendons par là « psychologiques », « sociales » ou « économiques ») adaptées au secteur étudié et, par conséquent, préalablement dépolitisées. L’« anti-psychiatrie » s’inscrit donc dans un projet qui est moins polémique que politique : il s’agit moins de prendre le contrepied de la psychiatrie traditionnelle que de dénoncer le jeu subtil des compromissions idéologiques et pseudo-scientifiques qui entrent dans le projet de la psychiatrie quelle qu’elle soit. Il faut donc retrouver ce qui lie dans un même inconscient « politique » les conditions de constitution d’un savoir psychiatrique, le sens et la portée de sa casuistique socio-juridique et médicale, le rapport spécifique entre ce savoir, et Un pouvoir (passage d’une catégorisation diagnostique à une décision d’internement, par exemple), le statut normatif et rationnel de l’institution et de la pratique du soin, le seuil d’une sensibilité morale et sociale à la violence psychiatrique, etc. En liant son destin à la médecine, la psychiatrie a, jusque-là, cherché sa positivé pratique et son objectivité sous l’espèce d’un substantialisme neurologique : il en est résulté une éthique de la norme qui valait aussi bien pour la santé que pour la morale et pour l’ordre social et politique[3]. Aujourd’hui la recherche d’un statut de la psychiatrie et du psychiatre ne peut se satisfaire à bon compte d’une revendication autonomiste (par rapport à la neurologie) au nom d’un nouvel humanisme psychologique et sociologique. Parler d’anti-psychiatrie répond donc, selon nous, à plusieurs exigences fondamentales :

– Il est suspect (et peut-être infiniment dangereux) d’espérer des sciences de l’homme un renouvellement conceptuel et une « modernisation » des pratiques de la psychiatrie si cette tentative ne conduit qu’à légitimer et à consolider une forme de totalitarisme psychologique; de ce point de vue, en se donnant une large vocation sociale, la psychiatrie intervient comme principe de régulation des groupes et d’adaptation interne des individus aux rapports fonctionnels réglant l’efficacité de ces groupes (cf. notamment certaines expériences de psychiatrie de « secteur »). Il en résulte alors un pouvoir de répression accru, d’autant plus grave que le sujet n’en a pas directement conscience. L’antipsychiatrie prend ici le sens d’une véritable « mise en suspens » du projet même de constituer une science et une pratique psychiatriques. Cela revient à reconnaître le décalage existant entre l’établissement d’un discours scientifique sur la maladie mentale et le pouvoir de dénonciation et de contestation que possède en elle-même la folie à l’égard de ce discours institué ;

– s’il s’agit donc bien d’une remise en question des fondements de la psychiatrie, la réflexion critique qui l’engage participe d’une nouvelle épistémologie. Pour en indiquer sommairement les axes (qui renvoient nécessairement à un nouveau statut de l’épistèmê), c’est, une fois encore, à Marx, à Nietzsche et à Freud qu’il convient de se référer. Le seul concept d’aliénation ne peut trouver son efficacité analytique et son pouvoir de dénonciation que s’il est, chaque fois, remis en perspective et réfléchi dans une interprétation économique, politique, philosophique et psychanalytique. De même, le statut de l’interprétation, dans son double rapport au signe et au sens, transforme la nature de la praxis et l’implique comme dimension essentielle à toute compréhension de l’homme par l’homme. Une épistémologie de la psychiatrie s’engage donc, de fait, par une critique des pratiques empiriques ou scientifiques produites et sous-tendues par des institutions ; en retour, il est vrai que vouloir réformer exclusivement les pratiques sans remettre en question radicalement les institutions ne peut que confirmer à l’avance un nouvel échec de la psychiatrie. En d’autres termes : la référence exclusive à la psychanalyse comme moyen d’améliorer les conditions institutionnelles du soin (plus de psychanalystes dans les hôpitaux !) cache un conservatisme social et fait ainsi l’économie d’une véritable critique politique de l’organisation sociale et économique qui a rendu possibles de telles institutions. Ces remarques trouvent encore leur justification pratique s’il s’agit de penser le rapport de la communauté thérapeutique avec la communauté de travail, de même que s’il s’agit de définir une productivité thérapeutique en fonction d’une prise en charge des soins de santé mentale par la société dans son ensemble ;

– il faudrait ajouter que le projet d’une « antipsychiatrie » vise plus profondément encore le sens de ce rapport de l’homme à la folie et la forme singulière que prend ce rapport lorsque les parents accompagnent un des leurs à l’hôpital psychiatrique et lorsque le psychiatre se trouve lui-même dans ce dialogue original avec la folie de l’autre dont il ne peut être dit qu’elle soit extérieure ou indépendante d’un certain regard posé sur elle. Car il faut convenir que, pour être rigoureusement lisible, toute expression de la folie comporte sa distance propre à des regards, des écoutes, des gestes et des mots qui sont ceux des « autres » et qui définissent des formes élémentaires de la menacé ou de l’exclusion Le problème de la folie, s’il gagne ici à être maintenu dans ces termes, ne peut se résoudre, chez le psychiatre, dans l’assurance rationnelle d’un savoir qui le garantirait dans sa « normalité ». Le dialogue psychiatrique ne doit point échapper aux exigences d’authenticité de tout dialogue : il y va d’une vérité qui ne peut commencer à exister que si elle interroge l’un et l’autre partenaires. Il n’y a donc de vérité aliénée que pour une psychiatrie réprimant la folie au nom de l’erreur, du mensonge ou de la faute. Tel usage de la chimiothérapie rejoint, sur ce point, les formes les plus sauvages de la répression de la vérité. Toute approche de la folie rappelle que celle- ci ne peut être un problème déjà résolu dès lors qu’il serait constitué sur le modèle d’une objectivité naturelle et rationnelle des phénomènes. Procéder ainsi serait croire dans le pouvoir conceptuel et pragmatique du seul langage sémiologique qui, tout en rassurant la santé de la raison, lie et ordonne les expressions de la maladie et dessine ainsi, dans le discours psychiatrique, la première frontière de l’aliénation. Comme dit Kierkegaard,

« le médecin qui, dans un asile de fous, est assez stupide pour croire qu’il serait intelligent de toute éternité et qu’ainsi sa portion de – raison en serait assurée v contre vents et marées, ce médecin est, en un sens, plus intelligent que les fous mais il ne manque pas aussi d’être plus stupide qu’eux et il y a fort à parier qu’il n’en guérira pas beaucoup »[4].

Il devient clair, dans ces conditions, que la référence à l’anti-psychiatrie ne peut plus être appel à une contestation formelle des structures et des institutions psychiatriques traditionnelles : elle renvoie, plus essentiellement, au fondement de l’intersubjectivité humaine et de la communication dans la signification existentielle qu’elle trouve brutalement là où il ne cesse d’être question de la mort, de l’angoisse, de la liberté, de l’amour et de la haine – autant de choses qui sont, comme dit encore Kierkegaard, « notre lot commun »[5]. L’anti-psychiatrie n’est-elle pas alors le lieu d’une interrogation par laquelle se trouvent déracinées des habitudes de penser et de comprendre les « maladies mentales », ces habitudes étant inhérentes à un statut d’objectivité de la science naturaliste, à une conception « rationnelle » (de Descartes à Hegel) de la subjectivité ou enfin (et de façon complémentaire) à une idéologie bourgeoise d’autrui et de la réalité ?

Ainsi que le rappelle David Cooper en exergue à l’introduction de son livre sur Psychiatry and Anti-psychiatry,

« on est toujours libre de ne rien comprendre à rien »[6].

Car, paradoxalement, c’est bien au nom d’une compréhension améliorée et diversifiée, toujours plus rationnelle et plus objective, que se sont signalés à l’histoire les progrès de La psychiatrie : Copper a raison de faire porter ses premières réflexions, sur les structures épistémologiques de l’observation, de l’expérimentation et de la compréhension rationnelle dans les sciences de la nature; L’étude de la schizophrénie comme «situation de crise au niveau microsocial[7] où les actes et expériences d’une certaine personne sont invalidés par les autres pour des raisons culturelles et micro-culturelles (habituellement familiales) compréhensibles jusqu’à être élu et identifié comme étant « malade mental » et jusqu’à être confirmé dans son identité de « patient schizophrène » par les agents médicaux et quasi-médicaux (ceci, au moyen d’un processus spécifique de catégorisation pour le moins excessif et arbitraire) ». Ce qui menace donc toutes les recherches en psychiatrie c’est, sans doute, le désir de parvenir à des modes de conceptualisation formelle qui impliquent le double présupposé méthodologique de la répétitivité des si- tuât ions et de la stabilité des modèles théoriques. Afin d’éviter cette erreur, dont l’idéologie scientiste n’est que trop évidente, Cooper propose de suivre les voies inaugurées par Sartre dans sa Critique de la raison dialectique : la nécessité d’une interprétation dialectique et historique entre dans le projet d’une anthropologie conçue comme « métathéorie d’un grand nombre de disciplines – psychologie, microsociologie, sociologie… »[8]. La méthode peut donc se laisser articuler de la façon suivante :

« Il y a tout d’abord les actes par lesquels une personne se présente à nous : à travers ces actes, nous repérons une intention ou des intentions qui se rapportent à un choix premier et plus fondamental de soi : cette présentation de soi, passages et flux débordant perpétuellement l’objectivation perpétuelle de soi-même dans le monde, est la dialectique constituée »[9].

À partir d’une description phénoménologique de ce moment constitué, nous procédons, au moyen d’un mouvement régressif, à une dialectique constitutive : nous entendons, par cette dernière expression, tous les facteurs conditionnels d’environnement social (intra familial, extra-familial, économique et de classe, socio-historiques) dans leur pleine complexité et dans leur interpénétration …

« Dans un mouvement progressif, nous devons atteindre la synthèse personnelle, la totalisation totale – la totalisation unitaire et spécifique de la personne… » [10].

En nous réservant pour l’instant, de critiquer le schématisme auquel ne saurait échapper l’expression de cette méthode, nous retiendrons cependant le sens de la démarche « historico-dialectique » développée par Sartre et réfléchie ici par Cooper dans la recherche psychiatrique. La référence à certains travaux américains (dont nous parlerons plus loin), centrés sur « la famille du schizophrène et inspirés par un gestaltisme sociologique et un behaviourisme révisé, justifie en partie la critique fondamentale développée par Sartre contre Lewin. Soit :

« Chez Lewin, par exemple (comme chez tous les gestaltistes), il y a un fétichisme de la totalisation : au lieu d’y voir le mouvement réel de l’histoire, il l’hypostase et la réalise en totalités déjà faites… Il s’agit, d’autre part, d’une synthèse d’extériorité : à cette totalité donnée, le sociologue demeure extérieur. On veut garder les bénéfices de la téléologie en restant positif… »[11].

L’autonomisation de l’objet d’étude (par exemple, les interactions dynamiques du groupe familial et la position formelle de l’individu dans le groupe définissent une « situation » de la schizophrénie) conduit à une substantialisation de l’expérience psychosociologique et, sous l’argument de la positivé et de l’objectivité formelles, annule totalement la dimension historique et dialectique de la totalité considérée. Comme l’a encore montré Sartre dans son étude sur Flaubert, le rapport de l’enfant à sa famille est traversé par de multiples et complexes contradictions qui s’expriment en événements singuliers dont les significations sont inépuisables et à travers lesquels l’enfant recherche à tâtons les rôles et les pouvoirs propres à résoudre temporairement les contradictions de son histoire[12]. De ce point de vue, l’erreur de bien des psychiatres et psycho-sociologues est de croire que les totalités pathogéniquement pertinentes sont déjà là, structurellement constituées et que l’individu désigné comme schizophrène est rationnellement déductible d’un système de relations, d’interactions, de rôles, ou encore d’un modèle de communication. Ceci, à la limite, ne pourrait être admis pour vrai que si l’on considère une telle méthodologie psychiatrique comme production idéologique symptomatique d’un processus global de schizophrénisation auquel la société, dans son ensemble, et la famille moderne, en particulier, participeraient. Nous sommes donc renvoyés à ce jeu d’implications réciproques entre le psychiatre et son objet d’étude, cet « objet » et le sens de sa constitution dans l’inconscient idéologique d’une certaine recherche psychiatrique, inaptitude » historique et culturelle de la famille à se concevoir comme système d’interrelations et champ de communication, la conceptualisation des signes pathologiques dans une nouvelle sémiologie de l’individu psycho-social, etc. Dans ce contexte de pensée, il ne faudrait pas manquer d’interroger le sens d’une déshistoricisation de la méthode qui a pour pendant l’hétérogénéité de disciplines multiples (psychologie, psychopathologie, psychologie génétique, sociologie, psychiatrie, etc.), l’opposition entre la théorie et la pratique, la prétendue exigence scientifique du passage pat l’expérience, le statut hiérarchique du savoir, etc.[13]. N’est-il pas vrai que les concepts mis en œuvre ceux de « relations inter personnelles », de rôles psycho-sociaux, de motivations, d’interactions, etc. -, sous le prétexte d’une compréhension plus différentielle et plus fonctionnelle de l’individu, ne visent qu’à bloquer des structures en leur ôtant la possibilité de s’effectuer historiquement et de se transformer dialectiquement. Le préjugé idéologique de « totalités dynamiques » et la justification pragmatique d’opérations (par exemple, certaines psychothérapies de groupe et sociothérapies) sur l’individu au moyen d’interventions sur les groupes confirment l’esprit de totalitarisme dont fait preuve une psychiatrie «moderne».

C’est pourquoi David Cooper a raison de vouloir démonter le « mécanisme » qui conduit de façon homogène, cohérente et continue, l’individu « schizophrène » de sa position dans sa famille à sa situation dans la psychiatrie. Ceci exprime de fait une fonction de violence froide et abstraite déjà impliquée – pourtant apparemment absente – dans la famille.

« Dans la mesure où la psychiatrie représente les intérêts ou les prétendus intérêts de gens sains, il faut nous rendre à l’évidence que, en fait, la violence dans la psychiatrie est, tout d’abord, la violence de la psychiatrie »[14].

Cette violence que Cooper appelle « subtile » existe à l’intérieur d’une volonté de mieux comprendre le malade et de le mieux aider à se « ré adapter » : le fonctionnement de l’équipe psychiatrique, revalorisé par la conscience des rôles différentiels et complémentaires que chacun peut prendre à l’égard du malade, introduit dans l’institution une structure en réseau qui tisse cette prison abstraite dans laquelle le malade est l’objet d’attentions multiples et permanentes. Ce que l’on appelle l’équipe soignante donne la dimension libérale d’une domestication formelle de la folie : on a l’exemple d’une répression sournoise qui refuse de se reconnaître comme violence permanente agissant comme mystification de la liberté[15]. De telle sorte que l’institution psychiatrique se trouve ainsi reproduire le modèle formel sous lequel l’individu a vécu à l’intérieur de sa famille : dans le souci d’une plus grande ouverture et d’une meilleure cohérence pratique, les rôles s’y distribuent et reçoivent leur statut dans une explication intellectualisée.

« Dans un hôpital psychiatrique, la société a… produit une structure qui, à maints égards, reproduit les particularités pathogènes de la famille du patient. Dans l’hôpital psychiatrique, il trouve des psychiatres, des administrateurs, des nurses qui sont ses véritables parents, frères et sœurs, qui jouent un jeu interpersonnel – lequel ressemble trop souvent, quant à ses règles intriquées, au jeu qui, chez lui, le fit un jour sombrer[16] ».

Ainsi l’étrange rationalité dans laquelle se conçoivent les relations inter personnelles et les rôles qui leur sont corrélatifs permet de mieux saisir le sens et la forme de l’opposition que leur manifeste le malade : ce que l’on appelle « manifestations irrationnelles » du malade est, en fait, une « anti-logique nécessaire » de même que sa violence est « une contre-violence nécessaire ». Il en ressort que

« la maladie (illness) ou illogisme schizophrène a son origine dans la maladie de la logique (Unes s of the logic) des autres gens. »[17].

L’analyse développée par Cooper nous conduit à recenser quelques-unes des perspectives engagées dans les pays anglo-saxons, par la recherche psychiatrique sur le schizophrène et son groupe familial.

En 1926, au Congrès de Genève, Eugène Bleuler déclarait que

« la schizophrénie est… non seulement une entité clinique, mais en même temps une entité anatomo-pathologique » ;

et il poursuivait ainsi :

« Dans tous les cas prononcés de schizophrénie, on constate des modifications anatomo-pathologiques dans le cerveau, modifications d’un caractère suffisamment déterminé et qu’on ne trouve pas dans les autres psychoses. »[18].

Si la conception bleulérienne de la schizophrénie admet de multiples nuances, son orientation spécifique reste très significative d’une volonté de maintenir la psychiatrie à l’intérieur d’une doctrine biologique qui, comme l’a fait remarquer Binswanger, ne peut elle-même se comprendre qu’en fonction de visées éthiques et morales[19]. Les articulations conceptuelles de cette pensée ordonnent toute la clinique psychiatrique autour d’une étiologie, d’une nosologie et d’une thérapeutique très systématisées : constitutionnalité et hérédité, organicité (avec une origine toxique) et manifestations psycho-pathologiques qui sont des expressions secondaires du trouble reconnu à la base (notion de tuméfaction cérébrale), spécificité constitutionnelle de la schizophrénie ; du point de vue symptomatologique, les manifestations, telles que l’autisme, les hallucinations, le délire, représentent une « superstructure » du trouble physiopathologique.

Il ne faut pas manquer de voir que le bouleversement idéologique de la psychiatrie depuis quelques décennies conduit aujourd’hui à un constat d’échec qui représente une condamnation décisive de la psychiatrie bleulérienne. Suivons ici ce que disent R.D. Laing et A. Esterson dans leurs ouvrages et notamment Sanity, Madness and the family[20] :

« Les psychiatres ont bataillé depuis des années pour découvrir ce que ces gens – diagnostiqués comme schizophrènes – avaient de commun ou non entre eux. Les résultats ne permettent en rien de conclure. »

C’est ainsi qu’« aucun critère clinique objectif accepté par tous », permettant le diagnostic de la schizophrénie, n’a été découvert ; il n’a pas été plus possible d’établir en toute validité une nature d’une personnalité pré-psychotique, son évolution, sa durée ainsi que son issue; la notion de «maladie» reste ici incertaine et rien ne peut être légitimement conclu de l’existence ou de la non-existence d’une étiologie organique ; aucune corrélation significative ne peut être établie quant au rapport entre des modifications physiopathologiques parfois constatées et une spécificité morbide quelconque; du point de vue thérapeutique, on en reste – il faut le reconnaître – à un empirisme décevant : les tranquillisants et la resocialisation par amélioration des relations interpersonnelles. Et enfin, il faut se rendre à l’évidence qu’aucune loi génétique non plus que constitutionnelle ou biotypologique ne permet rigoureusement de découvrir des lignées pathologiques dans certaines généalogies. Laing et Esterson disent clairement :

« La « schizophrénie » court dans les familles, mais n’observe aucune loi génétiquement claire[21] ».

De là à conclure que la notion de schizophrénie forgée par Bleuler entre, comme d’autres notions du même genre, dans un mythe scientifique cohérent, rationnel et pragmatique, il n’y a alors qu’un pas et celui-ci est pratiquement accompli par Thomas Szasz, auquel se réfère d’ailleurs Laing pour dénoncer l’erreur épistémologique d’un positivisme psychiatrique : à savoir que la « schizophrénie » soit considérée comme un fait intervenant chez une personne constitutionnellement (c’est-à-dire physiquement) préparée à le recevoir et se développant comme un phénomène de la nature[22]. C’est donc la cohérence interne de la notion, sa substantialité « clinique » et son indexation nosographique qu’il convient de « mettre en suspens » et de réduire. Une phénoménologie psychiatrique se donne donc pour tâche préalable de « revenir aux choses mêmes » au moyen d’une analyse réductive (ou régressive) remettant en question les fondements d’un savoir de « schizophrénie ». Chez Cooper comme chez Laing et Esterson, l’usage des guillemets répond au souci de laisser se ré-informer sous le regard et dans le langage lui-même une texture de la « chose » psychiatrique sans préjuger des concepts, jugements et catégories qui permettront ultérieurement de la saisir.

« Par « schizophrène », nous entendons ici une personne qui a été diagnostiquée comme telle et que l’on a traitée conformément à ce diagnostic. Nous avons ainsi engagé chaque présentation de cas par une description, — libellée en termes cliniques – de l’expérience et du comportement de la personne à qui une « schizophrénie » a été attribuée. Nous rappelons encore que nous-mêmes refusons d’user du terme de « schizophrénie » pour dénoter quelque condition remarquable comme si nous croyions qu’elle pouvait exister « chez » une personne. Cependant, dans la mesure où le terme rassemble un jeu d’attributs cliniques produits par certaines personnes et portant sur l’expérience et le comportement de certaines autres personnes, nous conservons le terme pour ce jeu d’attributs. Nous réservons entre parenthèses tout jugement quant à la validité et aux implications de ce jeu d’attributs » … « … le lecteur devra garder présentes à l’esprit la parenthèse ou mise en suspens du jugement qui concerne tous ces termes ou expressions »[23].

Il faudrait tirer toutes les conséquences de cet acte phénoménologique. Disons seulement qu’il n’est pire aliénation que celle de nos catégories, de nos concepts et de nos jugements lorsqu’ils identifient l’être du sujet à une ou plusieurs de ses expressions (Il est un schizophrène …). La fonction attributive du jugement repose sur une reconnaissance conceptuelle préalable d’une expression (rêverie obstinée, retranchement, comportement guindé ou figé, etc.) en une ou plusieurs qualités objectives substantifiées dans une catégorie (« le schizophrène »). Du même coup, c’est bien le sujet (pris jusque dans son sens grammatical) qui se voit « réduit » à la catégorie chargée de le comprendre. Nous dirions volontiers qu’une telle attitude – de nature répressive – a un pouvoir institutionnel défini qui répond tout à fait à une certaine fonction de l’établissement psychiatrique (mettre à l’écart, protéger, guérir l’individu). Mais surtout la valeur objectivante du jugement prédicatif permet de concevoir la schizophrénie comme quelque chose (entendons ici, un fait) qui intervient chez un individu et qui peut évoluer à l’intérieur de cet individu de façon autonome (par exemple, sur un mode organo-génique). L’interrogatoire du malade et son examen détaillé sous forme de ce qu’il est convenu d’appeler « l’observation » majorent les oppositions entre la santé et la maladie, le normal et le pathologique, le savoir et l’ignorance, la vérité et l’erreur, la raison et la folie. La mystification psychiatrique réside précisément dans le refus (défensif) de laisser exister une communication et dans la certitude que la subjectivité d’autrui peut être objectivement donnée. L’indigence conceptuelle de ces présupposés philosophiques à usage psychiatrique cache, il est vrai, bien des privilèges d’autorité ; mais le plus important est sans doute de repérer les significations que prendront pour le malade le concept qui tente de le saisir. La psychose donne ce pouvoir immense et terrifiant de pressentir des pensées, des attitudes ou des intentions bien avant qu’elles ne soient exprimées. La schizophrénie ne peut donc, en aucun cas, exister indépendamment de celui qui la pense : ou, pour mieux dire, toute aptitude à se représenter directement la schizophrénie d’une personne amenée dans y un hôpital psychiatrique renvoie immédiatement aux significations conscientes et inconscientes que rendent possible, chez le psychiatre, une telle aptitude. Ainsi, au moment même où le psychiatre s’affirme dans une attention « neutre » et dans un savoir « objectif », au moment où il s’« abstrait » d’une relation concrète et d’un contact humain spontané, il s’identifie à un rôle qui réalise de fait une situation dans laquelle la « schizophrénie » vient à exister. Pas plus Laing que Cooper ne cherchent à réduire les expressions psycho-pathologiques à de pures et simples manifestations occasionnelles et passagères de rôles dans des situations de crise : la mise entre guillemets de l’expression « schizophrénie » vise essentiellement à libérer le langage et le geste du patient, leur laisser trouver le lieu de leur vérité, à reporter tout pouvoir d’unification du jugement dans une catégorie diagnostique et ainsi à redonner sens à une communication intersubjective.

L’insistance de Cooper ainsi que de Laing et Esterson à faire sortir la « schizophrénie » d’un autonomisme subjectif revient donc à dénoncer l’erreur d’une certaine conception psycho-physique de l’individu et, en même temps, à dégager d’autres voies de recherche où il serait prêté attention au processus historique et dialectique qui se développe à travers le jeu complexe des relations interpersonnelles et le champ concret des interactions :

« Notre intérêt concerne les personnes toujours en relation soit avec nous, soit entre elles, et toujours à la lumière de la référence à leur groupe qui, dans ce travail, est premièrement la famille, mais qui peut aussi inclure le réseau personnel extra-familial des membres de la famille… » [24].

La famille est donc définie comme une texture relationnelle, un champ d’interactions concrètes où les affrontements et les influences réciproques se trouvent majorés en fonction de la proximité des êtres dans un face-à-face permanent. Laing n’hésite pas à parler du « nexus familial » qui désigne la structure nodale privilégiée par laquelle l’individu peut se comprendre.

Reconnaissons qu’une telle position de principe ne va pas sans difficultés. En effet, si Laing et Esterson refusent le concept de pathologie familiale, ils ne conservent pas moins l’idée qu’il existe, dans le réseau relationnel du sujet, une organisation nodale familiale capable de constituer l’unité structurelle nouvelle de la recherche psychiatrique. D’autre part, s’ils ont raison de rejeter à la fois le culturalisme sommaire d’une certaine anthropologie sociale et le naturalisme naïf des enquêtes « sur le terrain », ils sont loin de renoncer à un certain behaviourisme psychosociologique qui, sous l’apparence d’une attention prêtée au discours des entretiens, positivise les notions de « relations interpersonnelles », de « communication », de « rôles », etc. Au point que l’on retire parfois l’impression que la dialectique et l’histoire sont appelées – comme «de l’extérieur » – à remettre en mouvement, remobiliser ou résoudre ce qui a été initialement figé par la représentation psychosociologique.

Une évolution semble avoir été marquée, depuis plusieurs années, dans les perspectives psychiatriques anglo-saxonnes à la fois de recherche et de soin : cette évolution est particulièrement nette dans la mesure où elle concerne les travaux sur la famille du schizophrène.

Le souci de dégager dans quelle mesure des traits spécifiques de la vie familiale peuvent être associés à l’étiologie et au développement de la schizophrénie a conduit d’abord certaines recherches à se centrer sur l’étude psychologique et psycho-pathologique des parents ainsi que sur les conditions sociales et culturelles de leur image, de leur comportement éducatif, etc. L’inspiration psychanalytique de ces travaux est presque partout présente quels que soient les modèles interprétatifs élaborés ; d’un côté, les considérations éthiques et sociales justifient une mise à l’épreuve « expérimentale » des concepts psychanalytiques sur les relations primitives mère-enfant et sur le développement de la personnalité (cf. les études de Spitz, Bowlby, par exemple) ; d’un autre côté, la confrontation avec les résultats de l’observation en ethnologie permet de mieux discerner les erreurs de telle organisation de la vie familiale, de tel type de comportement éducatif, de tel modèle parental[25]. L’attention particulière prêtée à la relation mère-enfant est, de ce point de vue, l’un des reflets idéologiques de cette pensée psychiatrique qui, pour s’affirmer pragmatique et concrète, revient à s’exprimer en termes de béhaviourisme psychosociologique : la relations mère- enfant étant isolée comme imité d’étude, elle peut se conceptualiser selon différents modèles et certains de ces modèles, au niveau d’une probabilité statistique, seront reconnus comme pathogéniquement pertinents. La notion de « mère schizophrénogène » apparaît, de ce point de vue, comme une notion caractérologique différentielle engageant des comportements spécifiques dont la valeur symptomatique est repérable tant chez l’enfant que chez la mère. Il va sans dire que les notions psychanalytiques, en recevant un contenu comportemental, perdent leur fonction interprétative et opératoire qu’elles ont dans la cure classique: on en vient donc très vite à des catégorisations déterminantes qui cherchent leur légitimité scientifique dans l’expérience quotidienne, les comportements observables, la « réalité » manifeste (cf. sur ce point l’usage particulièrement aberrant fait par certains des notions de carence, de frustration, d’agressivité ou encore de mère castratrice, de mère œdipienne, etc.). Confondant, de plus, histoire personnelle et évolution, relations interpersonnelles et conditionnement réciproque, ces recherches se donnent une vocation psychoprophylactique et, pour ce faire, reconstruisent abstraitement des schémas évolutifs qui sont censés produire telle ou telle structure de personnalité[26].

Depuis une dizaine d’années environ, ces recherches psychiatriques ont sensiblement déplacé le centre de leur intérêt pour se porter sur le problème de la famille dans son unité et dans sa totalité : les progrès de la psychologie sociale ont donné alors à la psychiatrie les moyens de décrire des modèles d’interaction et de communication entre les membres d’une même famille. Selon les expressions de Mishler et de Waxler[27], il en est ressorti

« de nouveaux concepts et de nouvelles hypothèses sur la schizophrénie, aptes à promouvoir de nouvelles techniques de traitement et de produire une croissance du corps des recherches ».

Dans leur étude sur Les processus d’interaction familiale et la schizophrénie, ces auteurs délimitent quatre champs de questions :

  1. « Quels sont les modèles d’interaction familiale qui puissent être référés au développement de la schizophrénie ? »
  2. « Qu’est-ce que la schizophrénie et quels sont les mécanismes psychologiques à travers lesquels les modèles familiaux d’interaction participent au développement du processus schizophrénique ? »
  3. « Comment ces modèles d’interaction peuvent-ils persister, c’est-à-dire quelles fonctions individuelles et familiales sont assurées de telle sorte qu’elles maintiennent les formes schizo- géniques d’interaction ? »
  4. « Quelles sont les conditions favorables préalables à de tels modèles d’interaction ? Soit donc, quels sont les attributs sociaux et personnels des membres de la famille qui se trouvent de la sorte associés au développement de ces processus ? »

La mise en place plus précise de ces questions ainsi que les réponses qui leur sont apportées doivent donner lieu à l’examen de trois théories – celles de Grégory Bateson, Théodore Lidz et Lymann Wynne – qui sont l’aboutissement de recherches conduites par des groupes de psychiatres et psychologues, se réclamant individuellement d’influences diverses.

Le « groupe de Bateson » est surtout célèbre par sa théorie du double bind – notion définie comme recouvrant certaines conditions typiques d’apprentissage caractérisées, d’abord, par le fait que l’enfant ne peut, au cours de son développement, y échapper. Ces conditions sont telles qu’il se trouve assujetti à « une incongruence des messages » qui l’appelle à renoncer à des aspects importants de lui- même et de son expérience. Le sujet reçoit des injonctions ou des ordres, verbalisés ou non dans l’expérience quotidienne, qui comportent, dans leur forme comme dans leur contenu, le motif de leur propre transgression. De l’extérieur, l’enfant semble donc placé dans des conditions d’éducation « intelligente » et libérale ; mais en réalité, la possibilité qui lui est donnée de transgresser les cadres de l’autorité mystifie sa propre liberté : il est lié à une situation de conflit qui repose sur une permissivité permanente comportant l’inévitable « faute » rendant, à son tour, la punition nécessaire et rationnelle.

La théorie du « groupe de Lidz » se veut le prolongement et l’application des concepts psychanalytiques sur la triade familiale. Les origines de la schizophrénie se trouveraient dans un décalage profond entre l’organisation et la différenciation inconscientes des rôles parentaux (compte tenu de l’âge et du sexe des parents) et la recherche par l’enfant, au cours de son développement, de sa propre identité. Les analyses de Lidz, s’aidant en partie des concepts de Talcott Parsons sur les structures et les fonctions processuelles de rôles dans la famille, précisent le sens accordé par lui d’une part aux rôles conjugaux (et au déséquilibre qu’ils peuvent manifester) d’autre part à un jeu sans cesse mouvant des relations entre les parents et leurs enfants, de telle sorte que la reconnaissance progressive de leur propre identité subit une distorsion permanente. La mise en échec par les parents eux- mêmes de leurs rôles réciproques dans l’éducation de leurs enfants conduit à créer une situation où s’expriment plus ou moins ouvertement les désirs de meurtre et d’inceste. Du point de vue empirique, Lidz distingue deux types de familles pathogènes (schizogènes) : l’une organisée autour d’une figure pathologique centrale et dominante (habituellement la mère) ; l’autre où la relation est caractérisée par une hostilité chronique des parents entre eux, par des échanges affectifs de concession visant à neutraliser formellement l’angoisse qui pourrait découler de l’hostilité fondamentale, par l’absence de la moindre trace de satisfaction positive liée au mariage, par une revendication compétitive à s’assurer pour chacun la confiance et l’affection de l’enfant, etc.

Enfin le « groupe de Wynne » développe une théorie qui est dans la tradition de la conception psychosociologique de la socialisation et du développement de la personnalité. L’observation des familles en situation thérapeutique fut la première base de recherche ; celle-ci s’élargit par la suite en recourant à une analyse systématique des interactions familiales au moyen de protocoles de tests psychologiques (Rorschach, T.A.T., etc.). Selon la formulation de Wynne, l’intégrité du moi, le sentiment de sa parfaite identité, enfin sa résistance et sa santé requièrent non seulement un environnement socio- psychologique stable mais les conditions favorables pour que l’individu produise, choisisse et transforme ses rôles, tout au cours de son développement. La rigidité, l’ambiguïté caractérisent, au contraire, la famille du schizophrène : une « pseudo-mutualité » de façade vient masquer les contradictions affectives et la froide angoisse sous-jacente ; communication et interaction se trouvent disjointes et fragmentées ; des positions irrationnelles introduites dans le rapport concret au réel compromettent les chances de continuité pratique dans un jeu fécond d’interactions. Tous les moyens de pression sont bons pour garantir une façade d’entente et de stabilité et afin de détourner de la découverte de l’absence de relation vraiment signifiante : la conformité au système familial est donc la seule solution offerte à l’enfant.

« Les sanctions qui lui sont imposées l’isolent effectivement des autres sources de socialisation. »

À la lumière de ces différentes théories, il est donc possible de nous attarder un peu sur quelques notions dont elles font usage.

[1] Nous ferons ici l’inventaire des principaux travaux de langue anglaise, parus en Grande-Bretagne et aux États-Unis, depuis dix ans environ. Les chefs de file de ces écoles psychiatriques sont Bateson, Lidz et Wynne. La psychiatrie américaine nous est apparue assez exemplaire pour illustrer certaines orientations que nous dénonçons. Nous nous proposons de reprendre le problème de la psychose et de la parenté dans un autre article faisant droit à de multiples recherches développées en France et en Allemagne depuis quelques années. On ne s’étonnera donc pas de ne pas voir figurer ici la référence aux travaux de Jacques Lacan, Maud Mannoni, etc.

[2] A Paris, en novembre 1967. Cf. aussi le numéro spécial de « Recherches », sur L’Enfance aliénée, septembre 1967.

[3] Cf. notre article paru dans « Critique », n° 249, février 1968.

[4] Ges, Werke, Bd, V.

[5] Ibid.

[6] Phrase empruntée à Gabriel Marcel.

[7] Cooper explique, dans une note, que ce terme « concerne un groupe fini de personnes en situation de face à face et en jeu d’interactions, personnes qui regardent et se regardent les unes les autres pour s’observer ».

[8] Cooper, op. cit., p. 9.

[9] « constitued dialectique » (souligné par l’auteur).

[10] Ibid., p. 11.

[11] Sartre, Question de méthode, Gallimard (coll. « idées »), 1960, p. 97.

[12] Ibid., p 150.

[13] Nous avons, à plusieurs reprises, fait allusion à l’usage que la psychiatrie est susceptible de faire de la psychologie, en général, et de la psychologie sociale en particulier Si une réforme des études de médecine, motivée par le souci d’une meilleure compréhension du malade et de sa relation au médecin, espère trouver dans la psychologie sociale une meilleure théoricisation et une meilleure technicisation de la pratique, il y a fort à parier que la médecine «nouvelle» passera à côté des véritables problèmes qu’elle cherchera à masquer par une implication massive de la psychologie. De même, en psychiatrie, l’intérêt manifesté pour les théories psychologiques cache de très nombreuses ambiguïtés. La diversité des spécialités psychologiques et leur prétention autonomiste à la spécialisation « scientifique » théorique dessert une psychiatrie qui croit y trouver, sa légitimité scientifique. Tant que la psychiatrie ne se sera pas interrogée sur la structure de sa vérité pratique et de son « objet », la psychologie sociale entretiendra l’illusion d’un modernisme infiniment plus aliénant que les pratiques mises sur le compte de la psychiatrie « traditionnelle ». À titre d’exemple, la différence institutionnelle entre le psychiatre et le psychologue entretient cette bonne conscience de la mauvaise psychiatrie.

[14] Cooper, op. cit., p. 14.

[15] Dans de nombreux services psychiatriques « modernes », l’équipe psychiatrique s’est mise à parler (réunions d’équipes, réunions de pavillon, groupes de contrôle type Balint, etc.). Le principe est de parvenir à « verbaliser » le « vécu relationnel » et, grâce au groupe, de parvenir à mieux comprendre les attitudes du malade dans le contexte de son environnement, de mieux saisir la signification de son comportement, etc. Cette « révolution » dans les mœurs de la psychiatrie est, sinon contemporaine, du moins directement corrélative d’une transformation des habitudes thérapeutiques (utilisation des neuroleptiques) et de l’architecture interne des pavillons (petites chambres individuelles ou à deux lits, suppression des barreaux aux fenêtres, etc.). Ainsi peut se tisser dans l’équipe une discursivité qui permet de « parler des malades » et de réfléchir ses propres attitudes : les motivations du personnel de soin sont, sans doute, de ce fait, réactivées et revalorisées, mais le patient se trouve pris, du même coup, dans un réseau de sensibilités et d’attentions qui représente une véritable prison abstraite, donc d’autant plus terrifiante. Dans certains groupes Balint, le malade devient une hypothèse conjecturale : quelqu’un peut parler d’un malade aux membres d’un groupe et les interprétations de ceux-ci sont appréciées selon une incidence thérapeutique, même si le malade est peu ou n’est point connu d’eux.

[16] « A necessary antilogic and not illlogic ».

[17] Cooper, op. cit., p. 24.

[18] Pour l’ensemble de ce problème, on se reportera à l’excellent article (bien que déjà ancien) de H. Steck sur La conception bleulerienne de la psychiatrie, dans « Annales médico-psycho logiques », n° 1-2-3, janvier-mars, 1943.

[19] Le dernier article de Bleuler a pour titre les Bases biologiques de l’éthique.

[20] Cf. aussi R.D. Laing and M. Cooper, Reason and Violence, Tavist. Publications, Londres, 1964.

[21] R.D. Laing and Esterson, op. cit., p. 3-4.

[22] Bien des écrits de Bleuler – quoique souvent nuancés sur ce problème – permettraient d’apporter de l’eau au moulin de cette critique. Soit, par exemple : « Toutes les formes cliniques, que nous avons réunies sous le nom de schizophrénie constituent réellement une seule et même entité et ceci aussi bien au point de vue clinique qu’hérédo-biologique, étiologique et anatomique ». Ou encore, au Congrès de Genève : « Contrairement à l’opinion courante, le concept de la schizophrénie est aussi précis que peut l’être celui d’un fait quelconque de la nature. Il ne se laisse confondre avec aucune affection mentale ».

[23] Laing and Esterson, op. cit., p. 5. La référence à la phénoménologie et l’usage qui est fait de sa méthode manquent souvent de rigueur dans les écrits de Cooper ainsi que dans ceux de Laing et Esterson. Il n’entre pas ici dans notre propos d’engager une critique de la façon dont est conduite, ici ou là, cette analyse phénoménologique. Notons seulement que L’epochè husserlienne, telle qu’on la voit à l’œuvre dans les travaux de L. Binswanger, ne se réduit pas à une « mise entre guillemets ». Elle implique, dans le mouvement qui consiste à revenir « aux choses mêmes », une révision radicale des statuts de l’objectivité. C’est donc l’acte de connaissance lui-même qui, dans ses origines et la forme de son intentionnalité, se trouve radicalement remis en question. N’oublions pas que le problème reste celui des fondements anthropologiques et phénoménologiques de la psychiatrie. S’il s’agissait donc seulement de repousser certaines connaissances acquises comme suspectes d’erreur, on gagnerait plutôt à se tourner vers Descartes à qui, par ailleurs, on sait ce que l’on doit dans l’échec fondamental des « sciences de l’homme » !

[24] Laing and Esterson, op. cit., p. 7.

[25] Une critique de ces recherches ne peut s’en tenir à des objections d’ordre académique. Cette critique prend une dimension politique dès lors qu’il s’agit de comprendre les structures socio-économiques de l’institution familiale aux Etats-Unis, de caractériser son évolution morale et de saisir l’impact des théories psychologiques et psychanalytiques sur la sociologie américaine et sur sa « morale ».

[26] Une revue de ces travaux a été faite par V. Sanua dans un article portant sur «les facteurs socio-culturels dans les familles de schizophrènes» (Socio-cultural factors in Families of Schizophrénies, «Psychiatry», 24, 1961, p. 246-265). De même VAmerican Handbook of psychiatry (Basic Books, New York, 1959) comporte une très intéressante participation de J. Spiegel and Bell : The family of the psychiatrie patient (p. 114-149). D’autres travâux récapitulatifs sont parus depuis deux ans, mais ils n’apportent pas de renseignements originaux par rapport aux études ci-dessus mentionnées.

[27] Elliot G. Mishler and Nancy E. Waxler, Family lnter- tion Process and schizophrenia : A. Review of Current Théories, « International Journal of Psychiatry », vol. 2, n° 4, juillet 1966. Cette très importante étude mérite d’être largement connue : elle fait un bilan détaillé des recherches accomplies en ce domaine et nous aurons, de nombreuses fois, l’occasion de nous y référer. Citons aussi l’ouvrage de T. Lidz, S. Fleck and A.R. Cornelison : Schizophrenia and the Family (New York, International Universities Press Inc., 1966). Nous mentionnerons enfin le livre de Thomas S. Kuhn, The structure of scientific révolution (Chicago, Illinois. The University of Chicago Press, 1962).

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