Verwerfung : rejet ou forclusion : (Joël Bernat)

1a – Thèse de Freud :  quelque chose a eu lieu et n’a pas trouvé de lieu…

1 – Refus

Ce terme de rejet est employé très tôt par Freud (1894) du fait de son emprunt, en fait, à la philosophie et notamment aux cours de Franz Brentano[1] auxquels il assistait assidûment ; le rejet est celui d’une perception et de son affect, non attribuées (voir le jugement d’attribution), dont il ne peut ainsi y avoir de re-présentation ou de symbolisation.

Le rejet est un refus majeur, car la perception est rejetée dans un « extérieur », mais attention, une « extériorité psychique », comme si elle n’avait jamais existée ; il n’y a pas de jugement d’attribution possible (au niveau du moi), et cette perception (stimuli externes ou internes) ainsi manquante, est éprouvée comme si c’était du « réel » (seule une attribution en ferait une réalité – psychique).

2 – Retour

Le rejeté ne cessera de faire retour par exemple sur le mode de l’hallucination, c’est-à-dire dans et par les processus primaires uniquement : la non-attribution empêche le travail des processus secondaires de symbolisation. C’est donc une expulsion « primaire » au sens où il n’y a que du processus primaire.

C’est ainsi que le psychotique ne dit pas : « j’ai rêvé », mais : « il y a eu des présences cette nuit » ; le rejet fait l’impossibilité du « je » (ce qui serait une attribution) et crée le « on », celui de la persécution par exemple, un « on » non identifiable ou impersonnel, du fait, et rendant compte, de l’ « extériorité psychique ».

Si ce mécanisme spécifie particulièrement le fonctionnement psychotique, Winnicott[2] a pu décrire le moment où, chez le petit enfant, l’intégration du moi n’est pas capable d’englober quelque chose ; le rejet est ce qui lui permet de ne pas éprouver une « agonie primitive », l’effroi ou la détresse, et ce moment restera dès lors comme non éprouvé. Ce qui ferait du rejet une défense première et non systématiquement psychotique chez l’enfant, ou encore, organisant le noyau psychotique de toute personnalité, et pouvant indiquer quelque chose quant aux affirmations de Freud sur la présence possible de délires comme d’hallucinations dans les structures névrotiques.

1907 : Lettre à Jung : Quelques opinions théoriques sur la paranoïa[3]

Donnée fondamentale à peu près celle-ci : chez une personne féminine

– surgit le désir du commerce avec l’homme.

– Il subit le refoulement

– et réapparaît sous la forme suivante : on dit au-dehors qu’elle a le désir, chose qu’elle nie.

(Ou bien : ce commerce a eu lieu nuitamment contre son gré. Mais cette forme n’est pas la forme primaire.)

Qu’est-il arrivé dans cette espèce de refoulement et de retour caractéristique de la paranoïa ?

– Une idée – le contenu du désir – a surgi et est restée,

– est devenue consciente,

– mais cette idée née à l’intérieur a été projetée à l’extérieur,

– elle revient comme une réalité perçue,

– contre laquelle le refoulement peut à présent de nouveau s’exercer comme opposition.

– Le crédit a été refusé à l’affect du désir,

– et lors de son retour apparaît un affect contraire, hostile.

– Ce qui nous parvient à l’extrémité P rencontre immédiatement la croyance,

– ce qui est produit endopsychiquement soumis

– à l’épreuve de réalité, qui consiste en une réduction aux P,

– et à la tendance au refoulement, qui est directement dirigée contre les qualités de déplaisir des sentiments.

– Le simple retrait des investissements d’objet dans le moi – dans l’auto-érotique – existe [aussi], sous forme d’un processus organique avec transformation des affects (en déplaisir), dans ce qu’on appelle l’hypochondrie. Ce n’est que l’utilisation de ce mécanisme à des fins de refoulement qui donne la paranoïa.

– L’hypocondrie est donc à la paranoïa dans un rapport analogue à celui qu’a la névrose d’angoisse, à fondement purement somatique, avec l’hystérie, qui passe par le psychique. L’hypochondrie s’approche bien souvent de la paranoïa, évolue en paranoïa, se mêle à la paranoïa.

3 – Acceptation

« Le rejet est toujours doublé d’une acceptation ; deux attitudes opposées, indépendantes l’une de l’autre, s’instaurent, ce qui aboutit à un clivage du moi. »[4] (je souligne)

qui est différent du clivage intratopique ça/moi dans la névrose. Ce clivage dans le moi, quant à lui, crée donc deux attitudes opposées qui coexistent :

            – l’une tient compte du réel et son exigence (Realforderung)

–          l’autre est sous l’influence des revendications pulsionnelles (Triebanspruch), ce qui détache le moi de la réalité.

4 – L’effet du rejet : le clivage du moi

Le clivage psychotique est cette tension incessante entre le moi du rejet et la chose rejetée en retour.

Quant au délire, nous pouvons l’entendre comme tentative d’attribution de ce qui est rejeté : c’est en ce sens qu’il contient un noyau de vérité (la perception), et c’est de cette reconnaissance dont il s’agit dans le transfert psychotique : le non attribué et donc non éprouvé y fait retour afin d’être éprouvé et attribué puis élaboré, et c’est cela qui saisit le plus souvent l’analyste dans ce et son transfert.

5 – Autres effets : aliénation et dépersonnalisation

Un autre effet du rejet et de son mode de retour est l’Entäußerung, soit devenir autre à soi-même, l’aliénation [5]. Notion qu’il y a à différencier de celle d’Entfremdung (concept que l’on trouve chez Hegel et Marx [6]) et qu’utilise Freud dès le 21 Mai 1894 dans le manuscrit E, soit un processus qui écarte deux éléments, les met en rapport d’étrangement l’un l’autre (et non d’aliénation comme cela fut traduit), pour rendre compte par exemple de ce qui sépare la sexualité physique de la sexualité psychique, dans le même temps où il sépare la réalité externe de la réalité psychique. Dans « Un trouble du souvenir sur l’Acropole », Freud définit la dépersonnalisation (une part du moi propre apparaît comme étrangère) en tant que résultat de ce mécanisme d’aliénation, comme effet du rejet et du clivage :

6 – L’hallucination du doigt coupé chez l’Homme-aux-Loups[7]

Si le destin de la Verwerfung tient aux spécificités des contenus non attribués, on ne doit pas en faire un processus massif mais garder en notre pratique « une attitude non prévenue » : ce qu’illustre évidement le cas de l’Homme aux loups où le rejet d’une perception de la castration n’a pas produit de structure psychotique, tout au plus un élément psychotique. Mais cet épisode montre le mode de retour de ce qui n’a pas été élaboré, et dans ce cas, dans une situation « transférentielle » avec sa nurse.

« Alors que j’avais cinq ans, je jouais dans le jardin à côté de ma bonne d’enfants et avec mon canif je taillais dans l’écorce d’un de ces noyers qui jouent un rôle dans mon rêve. Soudain, je remarquais avec un indicible effroi que je m’étais coupé en deux le petit doigt d la main (droite ou gauche ?). Si bien qu’il n’était plus accroché que par la peau. De douleur, je n’en ressentais aucune, mais une grande angoisse. Je n’osai rien dire à la bonne d’enfants, qui était à quelques pas de là, m’effondrai sur le banc le plus proche et y restai assis, incapable de jeter encore un regard sur le doigt. Enfin, je recouvrai le calme, regardai le doigt en face, et voilà qu’il était tout à fait indemne. »

Ce qui fait ainsi retour sous forme d’hallucination et qui constituerait le « noyau de vérité », dans ce cas la perception rejetée, pourrait être – c’est bien une hypothèse – éclairé par un souvenir de la petite enfance que retrouvera l’Homme-aux-Loups dans une séance avec sa seconde analyste, Ruth Mack Brunswick :

2 février 1930 : « Un fragment du matériel analytique en lien avec les relations du patient à sa Nania (…) est peut-être l’élément le plus important qui vint au jour durant nos seize heures d’un travail analytique des plus concentrés. Ce fragment est un souvenir qui est apparu soudainement, et qui était totalement inconnu du Professeur Freud et de moi, tout comme du patient, lors de nos analyses précédentes. Le patient est très petit, moins de trois ans, presque sûrement moins de deux ans et demi. (…) Il va aux toilettes avec sa Nania. Ces toilettes semblent avoir deux sièges, quoique cela ne soit pas sûr. De toutes façons, le patient et sa Nania vont déféquer ensemble. Le patient est constipé – comme il le fut toute sa vie adulte ; il reçut quotidiennement des lavements administrés par un domestique masculin. Sa Nania essaye de l’aider à déféquer ; elle introduit un doigt dans son anus, et lui apprend qu’en pressant avec le doigt d’une certaine façon, la défécation sera plus facile.

Nous nommerons cela une masturbation anale d’un petit garçon par sa nurse. »

Il serait possible que ce doigt soit celui qui fait retour dans l’hallucination, alors que le souvenir reste masqué du fait d’un rejet de la perception (le doigt de Nania dans l’anus du petit Sergueï).

Avec « L’homme aux loups », Freud montre que le rejet n’est pas qu’un mécanisme strictement psychotique ; celui-ci fonctionne aussi bien dans l’enfance que dans la névrose. Sergueï rejette la castration au sens de la Verwerfung (mais le rejet n’est pas encore bien différencié du refoulement à ce moment de l’œuvre), ce qui constitue le courant le plus ancien chez lui et qui fait notamment retour dans l’hallucination du doigt coupé ; dès lors en reste-t-il donc à une représentation anale du coït et ne veut rien savoir de la castration « au sens du refoulement » : avec ce courant psychique, il n’y a pas d’admission, d’attribution de la perception de la castration, et ce courant restera le plus profond, inconscient, et déterminera sa position homosexuelle. Or, comme le fait remarquer Freud, et c’est là tout l’intérêt de cette observation qu’il ne cessera de reprendre jusque en 1938[8], d’autres courants coexistent : l’un, plus tardif, fait que la castration est reconnue comme fait ; s’il se rebelle en un premier temps, il y cède et cela l’amènera à se consoler avec une fantasmatique masculine de féminité comme substitut, toute inscrite en ses intestins. L’on voit ainsi qu’une même perception peut être rejetée, tenue pour non advenue, et peut coexister avec son attribution, et selon le clivage, déterminer une autre dimension du fonctionnement psychique.

Victor Tausk : Contributions à une exposition psychanalytique de la mélancolie[9]

Les idées délirantes nihilistes de la mélancolie, qui se rapportent au corps de l’individu, ont leur pendant dans le mécanisme bien visible de la démence consistant à représenter des tournures de langage par l’entremise d’un organe. Dans la mélancolie, les hallucinations relatives à l’estomac, aux intestins et à l’odorat prédominent

1b – Thèse de Lacan : La forclusion

Pour Lacan, la Verwerfung crée la non existence : il n’y a pas de symbolisation et par conséquence, cela implique le retour hallucinatoire de la perception refusée dans la « réalité » ; cette non existence par expulsion constitue le Réel (et sans doutes les résistances transférentielles de l’analyste face à ce réel) : c’est une expulsion « primaire » impliquant, par clivage, un réel extérieur au sujet. Mais en faire une forclusion, sans reprise possible, est peut-être lié à la non saisie de ce qui est en jeu, la question de l’attribution, non saisie qui en retour vient peser dans son élaboration théorique (par exemple, soutenir l’absence de transfert dans la psychose) ; ce dont témoigne le changement de termes, de rejet à forclusion, voire Forclusion.

Selon Lacan, « Défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose »[10].

L’hallucination du doigt coupé. Le terme freudien signifie « rejet ». Lacan a fini par la traduire par « forclusion ». Cette option met l’accent sur cette caractéristique : ce qui a été rejeté ne peut plus faire retour au lieu même d’où il a été exclu.

Le symbolique, où il a été admis primitivement. La forclusion porte donc sur le signifiant. [11]

Tiré du vocabulaire juridique, où il désigne la déchéance d’un droit qui n’a pas été exercé dans les délais prescrits, le terme de forclusion a été introduit dans le langage psychanalytique contemporain par Jacques Lacan pour traduire le mot freudien Verwerfung , très précisément dans le cadre d’une théorie de la psychose, la forclusion constituant même le mécanisme originaire de cette dernière.

Le troisième sens du terme chez Freud est celui que Lacan traduira par forclusion. Bien qu’il se trouve dès 1894 dans «Les Psychonévroses de défense» (Névrose, psychose et perversion , 2e éd., Paris, 1973), Lacan l’exploitera à partir d’un moment important de l’étude du cas Schreber, moment où Freud tente de définir un mécanisme propre à la psychose paranoïaque

la forclusion annule, abolit (par une Aufhebung ) telle ou telle représentation. Freud écrivait déjà dans «Les Psychonévroses de défense» : «Il existe [dans la psychose] une sorte de défense bien plus énergique et bien plus efficace qui consiste en ceci que le moi rejette [verwirft ] la représentation insupportable et son affect et se conduit comme si la représentation n’était jamais parvenue au moi.»

La forclusion est ce temps originaire où le sujet se coupe définitivement l’accès à une réalité, qui sera dès lors de l’ordre du «réel» et du non-symbolisable au sens que Lacan donne à ces termes. Cela correspond à ce que décrit Freud à propos de Schreber : «Il n’était pas juste de dire qu’un sentiment réprimé à l’intérieur ait été projeté à l’extérieur ; nous voyons toujours que ce qui a été aboli à l’intérieur revient à l’extérieur.»

Pour Lacan, la Verwerfung  est la forclusion du Nom du Père : elle coupe l’accès à l’ordre du symbolique, à la métaphore paternelle et à la fonction signifiante du phallus ; elle empêche le sujet de symboliser la castration («D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», in Écrits ).



[1] F. Brentano, Psychologie d’un point de vue empirique, 1874, Vrin, Paris, 1944 ; De la diversité de l’être d’après Aristote, Vrin 1992 ; voir aussi Gilson L., La psychologie descriptive de Franz Brentano, Méthode et métaphysique, Vrin 1955, et Assoun P. L., Freud, la philosophie et les philosophes, PUF Quadrige 1995.

[2] Voir « La crainte de l’effondrement », in Nouvelle revue de psychanalyse n° 11, Gallimard 1975.

[3] Sigmund Freud / Carl Gustav Jung, Correspondance 1906-1909, t. 1, Paris, Gallimard, 1975.

[4] Voir Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 82.

[5] OCF-P., XIX, PUF 1995. Cette traduction est celle de J. Laplanche.

[6] Marx distingue des « aliénations » (en fait, des étrangements) économique, sociale et philosophique : dans ce cas, il s’agit de la prévalence indue de l’idée sur le réel et de la théorie sur la praxis. Quant à l’étrangement au sens hégélien, voir infra.

[7] P. 83, GW 118.

[8] Voir « Le clivage du moi dans les processus de défense », in Résultats, idées, problèmes, Tome II, PUF 1985.

[9] Séance du 30 décembre 1914

[10] D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, 1957.

[11] On mesure ici tout l’écart entre Freud et Lacan, écart occulté par la formule du supposé « retour à Freud ».

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