Pascal Blanchard : « Qu’est-ce que la puissance ? »

La puissance emporte l’idée d’une force qui s’exerce : elle a un objet, une emprise, on dit qu’elle s’exerce sur et c’est dans sa relation avec ce sur quoi elle a un empire qu’on peut la mesurer, la comparer à d’autres, lui prêter un degré. Elle n’a d’intensité que dans la mesure où elle s’étend à une certaine surface. Le travail en mécanique est le rapport d’une force et d’une étendue. L’emprise d’un pouvoir politique se mesure à l’étendue des terres contrôlées, à l’imprégnation de sa présence dans toute sorte d’échanges. Mais cet objet est-il purement passif ? Ne se fait-il que se prêter ? N’exerce-t-il pas une action en retour qu’on peut appeler résistance, inertie ? N’est-il pas lui-même le siège de puissances qui s’opposent à celle qui veut s’imposer, qui ne pourrait donc s’imposer que contre. La puissance n’irait donc pas sans la notion d’adversité au sens où une puissance ne s’exerce qu’en s’opposant, en prenant de force d’autres forces qui doivent être vaincues ou en l’emportant sur une résistance fondamentale qui serait liée à la tendance de toutes choses à rester dans un statu quo, dans une détermination préexistante. La puissance qui s’exerce serait-elle donc à penser sous la forme de l’agent isolé, sous l’aspect d’une cause qui fait advenir un événement nouveau (un mouvement initié, une opération faite, un impôt nouveau, une loi devenant effective), ne serait-elle pas mieux appréciée comme ce qui s’introduit dans un champ, champ tendu de rapports de puissance, cherchant à modifier ce qu’on appelle le « rapport des forces », que celui-ci soit de nature purement physique, ou politique ? La nature des forces en présence est moins importante dans cette appréciation de la puissance que leur caractère relationnel, que leur entre-détermination : la puissance n’est pas la cause isolée d’un effet distinct : pour qu’une puissance s’exerce il faut qu’une puissance opposée soit abaissée, qu’une passivité se crée : une interaction qui modifie un ensemble où ce qui est changé en un point change le tout, où un changement local suppose un réagencement du tout. C’est l’idée même de puissance comme principe qui serait donc à interroger. Penser la puissance comme principe c’est vouloir en faire une origine, une cause, une raison suffisante. Réintroduire la puissance dans le tissu d’un réel qui est interaction, ce serait découvrir que ce qu’on prenait pour l’origine absolue d’un changement ne fait qu’intervenir au sein de rapports toujours dynamiques, où l’activité ici suppose la passivité là, où le triomphe ici suppose une défaite relative là. Un premier moment d’interrogation travaillera donc sur cette alternative selon laquelle penser la puissance : est-elle ce qui commande et commence, est-elle un principe à lui seul suffisamment explicatif ? N’est-elle pas plutôt toujours un certain état d’un rapport total qui donne là l’avantage d’une activité mais parce qu’ailleurs quelque autre chose endure l’inconvénient d’une passivité ? Le réel n’est pas un terrain d’intervention passif où joueraient des causes faisant tout ; il serait bien plutôt -et ceci aussi bien sur un plan mécanique que polémologique : on prendra ces deux illustrations, un champ où il n’y a jamais de neutralité dynamique mais toujours la relativité d’une force qui s’impose par rapport à celles qu’elle soumet, de sorte que l’action n’est pas pensable sans réaction et que le fort n’est jamais assez fort pour l’être toujours.

En un premier sens, la puissance est une vertu qui s’exerce actuellement, qui change le réel, qui a une évidence dans la mesure où elle expose ses effets. Mais cette puissance en acte ne provient-elle pas d’ailleurs ? Elle ne s’est pas toujours montrée. Par exemple on ne voit pas tout le temps, cette puissance de voir connaît des interruptions, des éclipses. Dira-t-on qu’on a été aveugle quand on n’était pas dans l’actualité de la vision ? La puissance au premier sens, au sens de ce qui est effectif ou actuel, ne suppose-t-elle pas la puissance en un autre sens qui rend possible le passage à l’acte, le prépare, en est comme l’amont, dans l’ordre de la potentialité ? La puissance de voir ce serait alors tout autant le fait actuel de voir que sa possibilité toujours réservée qui ferait que l’actualité serait relayée par une potentialité qui la promet, la tient en réserve, en offre l’option toujours disponible. L’être se dit en plusieurs sens : et s’il y a ce qui se fait ici et maintenant, il y a aussi ce qui est latent, qui n’est pourtant pas indéterminé puisqu’il contient le sens déterminé de sa réalisation prochaine. Quand je ne vois pas, mes yeux restent capables non pas d’entendre mais de voir dès qu’ils seront à nouveau mis en contact avec le visible. La puissance en ce second sens serait ce qui ajouterait le possible au réel et cela serait déterminant pour penser que tout n’étant pas en acte dans le réel, il y a une décision pour faire passer à l’acte telle potentialité plutôt qu’une autre. Cela ne retentirait-il pas sur le premier sens distingué de la puissance ? Si le possible potentiel est plus large que le réel actuel, il y a dans la puissance qui effectue, réalise, elle-même, une indétermination : elle n’est pas capable d’un seul effet, elle est capable, et aussi bien, de ceci comme de cela. La notion aristotélicienne de puissance rationnelle des contraires enrichirait le premier sens de la puissance comme actualité d’un certain effet imprimé dans le réel en lui donnant l’ambiguïté d’une alternative (ainsi le médecin qui peut aussi bien soigner qu’empoisonner alors que le feu ne peut que chauffer) et ainsi si dans le réel même il y a de la puissance au sens de la potentialité à devenir ceci ou cela, il y a dans le principe actuel lui-même une capacité à se porter vers l’un ou l’autre de deux contraires : et la puissance devient un concept central pour penser l’action au sein de la contingence : la possibilité n’ayant de sens que pour un être qui a la puissance de choisir, le réel physique contingent allant de pair avec la puissance des contraires dans l’agent rationnel.

La puissance venant à prendre ce sens de la potentialité, il y aura à se demander si elle ne relativise pas le sens dominant de la puissance comme vertu active, pouvoir effectif, emprise évidente sous les yeux. Le soldat a sans doute dans son arme la puissance de tuer mais on sait l’effet dissuasif d’une arme chargée. La potentialité a déjà des effets par la promesse certaine de son passage à l’acte qui justement dispense de dépenser effectivement la potentialité diffuse en un acte ponctuel. En ce troisième sens, la puissance c’est cette possibilité qui agit par la seule croyance qu’elle le ferait assurément. Elle suppose un public, une assomption de ce public, non plus la seule réalité physique qui peut devenir ceci ou cela, mais le crédit qui tient d’avance pour réel tel effet qui n’est pourtant pas avéré, qui n’est que possible. La puissance de contraindre, indispensable au pouvoir politique et qui le définit même peut-être comme tel, n’a-t-elle pas tout à gagner à s’économiser, à agir par la garantie qu’elle pourra s’exercer, à frapper les imaginations de son implacabilité et de l’impossibilité supposée de l’emporter sur elle ? Le pouvoir politique ne se définirait-il pas, en tant que potestas, par cette mise en réserve de la potentia au sens de la force irrésistible de contraindre mais au lieu de la dépenser au risque de la fragiliser et de la rendre finalement impuissante, n’en multiplie-t-il pas les signes, les emblèmes convaincants pour n’avoir pas à en user actuellement, tout en agissant bel et bien à travers eux ? A travers ce troisième sens de la puissance, c’est comme une revanche de la potentialité sur l’effectivité qui advient : la puissance qui ne semblait avoir de réalité que dans l’ordre des faits avérés, des actions et réactions qui trament le réel moment après moment, est agissante par sa seule possibilité mais ce sens n’est compréhensible que si ce n’est pas l’agent rationnel, puissance des contraires, qui est ici ce qui se couple à ce sens nouveau de la puissance, mais un être de croyance tel que le définissaient un Pascal ou un Hume, un être qui tient par avance réel quelque chose, le réalise par sa croyance même, et lui confère, pour finir, par cette conduite « réalisante », les mêmes effets que la réalité présente sous les yeux.

Un premier sens du mot puissance en fait un « principe de changement » « en autre chose ». Cette définition aristotélicienne du livre Thêta de la Métaphysique met bien deux choses en évidence : la puissance produit une modification du réel, elle introduit la nouveauté de ce qui n’était pas là jusqu’alors, comme si elle l’emportait sur une passivité, un immobilisme du réel inapte à se changer par lui-même sans l’intervention d’un centre actif. La puissance est ainsi logée dans une cause, dans ce qui commence quelque chose qui n’était pas là auparavant, qui commande à un processus où elle se déploie, qu’elle alimente, où elle se dépense. La dualité du principe qui met en mouvement et de cet autre, passif, impuissant, incapable de s’apporter à lui-même la nouveauté d’une modification – changement de lieu, déploiement, maturation, croissance – est marquée comme dualité de l’agent et du patient. Le patient est distinct en nature de l’agent : sa seule aptitude est par défaut, il reçoit l’action de l’agent, il est cet autre qui, impuissant à faire quoi que ce soit, ne peut que recevoir ce que fait de lui la puissance. Aussi jamais le patient ne peut-il être le même que l’agent : significatif est qu’Aristote prenne bien soin d’indiquer que si le médecin par exemple se soigne et se guérit soi-même, ce n’est pas l’agent doué de science médicale, ce n’est pas l’agent qui se traite lui-même, c’est le malade qu’est par ailleurs le médecin qui subit la puissance soignante qu’il est aussi. C’est cet autre qu’est le malade dans le médecin qui est soigné par la médecine dont il a la puissance. Ce qui souligne un autre trait de la puissance qu’Aristote mettait déjà en évidence en Métaphysique Delta, le livre des différentes acceptions : un des sens majeur de la puissance c’est l’impassibilité, le fait qu’elle ne soit pas réduite à subir un effet, en somme son inaccessibilité à toute passivité. Elle ne peut être qu’agent.

Le principe se dit en grec « archè » et indique la double idée d’une initiation, d’un commencement, d’une origine, d’une part et d’autre part, d’un commandement, d’une rection. Le principe prend l’initiative d’un changement et il le contrôle, il en prend la direction. Il est cause à la fois comme moteur et comme fin, comme cause efficiente et comme cause finale. Le principe est à la fois acteur et auteur. On ne peut se défaire de l’impression que la nature d’une cause de ce genre est calquée sur celle d’une espèce de ce genre, sur l’agent comme cause, l’agent libre, qui délibère et décide : une telle cause fait advenir quelque chose qui fait nouveauté et notamment parce que les mouvements qu’elle emploie pour ce faire obéissent thématiquement à une fin dont ils sont les moyens, cette fin n’étant pas déjà dans l’état passé ou présent des choses. Un tel agent actionne, mais il est en tant que tel distinct de ce qu’il fait, comme le sujet est distinct du verbe. Aristote a pourtant bien pris soin de distinguer la puissance irrationnelle qui n’est capable que d’un seul effet, inévitable si les conditions de sa production sont réunies (comme le feu qui, en présence de combustible, ne peut que brûler), de la puissance qui a la raison de son effet et qui est capable de faire ou de ne pas faire, qui est capable des contraires : dans ce cas, qui implique le choix, la puissance n’est pas nécessitée à se porter vers un effet plutôt que vers un autre, celui-ci n’est pas déjà en elle, et c’est pourquoi on peut dire que c’est elle qui le fait advenir contre quelque chose d’autre. Mais la puissance ne va-t-elle pas prendre cet unique second sens, devenant une sorte de centre à part, indifférente à ses effets, les mettant au jour par son initiative propre sans qu’ils soient déjà impliqués en elle ? C’est non seulement, dans une telle puissance des contraires qui va monopoliser le sens du mot puissance, le libre arbitre, la liberté d’indifférence des Modernes qu’on introduira, mais la conception de la cause comme en liaison synthétique avec son effet, la cause ayant une existence à part de son effet, le promouvant pour ainsi dire sans qu’il soit d’avance dessiné en elle, sans être affecté en retour par lui. Est-ce que Nietzsche[1] revenant du libre arbitre à cette idée de puissance des contraires, n’était pas fondé à critiquer le présupposé d’une sorte d’indifférence de la cause-auteur à ses effets, y décelant les prestiges de la grammaire qui nous fait poser le sujet-substantif à part des verbes qui n’expriment que des actions dont il pourrait se dispenser sans cesser d’être lui-même, qui pourrait en produire certaines et aussi bien d’autres ? Et Nietzsche rappelant ce que c’est que la force au sens énergétique du terme, à savoir rien d’autre que l’ensemble de ses effets sans qu’il reste on ne sait quel sujet producteur indemne, ne revenait-il pas au sens de la puissance comme puissance irrationnelle qui ne peut manquer de produire son effet propre, la puissance immanquable d’un certain effet ? Le concept d’énergie qui est au cœur de la science nouvelle de la chaleur, cette thermodynamique dont Nietzsche sans doute s’inspire pour dénoncer le préjugé d’une causalité affectée de liberté d’indifférence, indiquait en effet qu’il n’y a pas une source épuisable d’effets produits résidant dans une cause-agent, dans une substance agissante, mais rien d’autre qu’une série de transformations où quantitativement il n’y a rien de plus rien de moins que ce qui était déjà là dans une autre expression de l’énergie. La puissance, ce n’est plus cette réserve d’effets que la cause agent peut sortir d’elle sans disparaître en eux, ce n’est qu’une série de manifestations équivalentes où elle est tout entière, sans reste, se transformant toute, prenant du reste par une sorte de devenir entropique des formes de plus en plus diluées, de moins en moins applicables à des points, de moins en moins utilisables techniquement. Nietzsche pointait ainsi, dans sa critique du libre-arbitre culpabilisant, un double changement de sens de la puissance par rapport au sens aristotélicien : c’est un quantum, et non plus un principe ; et ce quantum s’exprime inévitablement, sans réserve, en une suite de transformations auxquelles il se réduit.

Aristote, il est vrai, est loin de s’exposer à ce reproche de privilégier un certain sens du mot puissance, dans la mesure où répertoriant tous les sens, il met en avant un sens qui nous étonne parce qu’il revient à admettre une puissance propre à ce qui n’est pourtant que passif : ce qui reçoit l’efficience a une certaine puissance, puissance de pâtir, sans quoi la cause ne serait pas reçue, ne s’accomplirait pas comme cause : la puissance agent ne peut s’exercer comme telle que corrélativement à une puissance patient qui ne peut être quelconque mais doit être adaptée à l’effet propre de son agent. Le feu brûle mais seulement en présence de combustible, le potier modèle mais seulement en présence de glaise compressible. Autrement dit, il apparaît que loin que la puissance soit monopolisée par le seul centre actif, apportant la nouveauté d’un mouvement qui change l’aspect du réel, elle se distribue désormais entre deux pôles, inséparables l’un de l’autre : l’agent efficient se réalisant dans ce qui est capable de le recevoir, dans une passivité correspondante appropriée qui n’est donc pas de réalité nulle, qui a au contraire un statut ontologique propre, celle d’une réceptivité qui n’est pas indéterminée puisqu’elle doit se coupler avec l’agent spécifique dont elle contribue à actualiser l’efficience propre. En d’autres termes encore, à côté de la cause efficiente et de la cause finale portées par l’agent, il y a la cause matérielle, dont Aristote disait en Physique 2, qu’elle était la cause « sans quoi », la condition indispensable pour que quoi que ce soit se produise. Et Aristote distinguait ce faisant une matière première, parfaitement indéterminée, rendant raison de ce que dans la matière, il y a toujours une réceptivité résiduelle qui fait que jamais aucune causalité agente n’arrive à l’assigner définitivement à une forme (ainsi le bois de la table connaîtra un autre devenir une fois que la forme de la table sera perdue et qu’il sera du bois pour autre chose), d’une matière seconde qui est déjà qualifiée, comme le sont les quatre éléments, qui accueille non pas de façon quelconque mais sélectivement : c’est un modèle quasi sexuel de la causalité puisque la matière-femelle se couple à l’agent-mâle, mais sans domination ou despotisme, si on sait bien lire, d’un sexe sur un autre ! : les partenaires mêlent des puissances distinctes et complémentaires, la sexualité étant pour Aristote, comme on peut le voir dans son analyse de ce noyau générateur de la communauté politique qu’est le couple de l’homme et de la femme, la rencontre de deux natures différentes inhérentes à l’humanité qui se dit en deux sens au moins, qui s’accomplissent comme telles au travers de cet autre qui leur est destiné, un homme sans femme n’arrivant pas à l’excellence de sa masculinité et vice-versa. Il y a politique, en un sens élémentaire, dès lors qu’il y a échange, c’est-à-dire dès lors que des êtres différents sont en commerce et forment une communauté où ils reçoivent ce qu’ils n’ont pas en eux-mêmes, le patient, selon cette vue, n’étant pas alors ce qui a tout à recevoir, étant impuissant en lui-même, mais ce qui apporte à l’agent les conditions sine qua non de son action.

Il faut donc admettre qu’il y a une puissance de pâtir ou que la passivité relève d’une puissance dans la mesure où elle coproduit un effet avec la puissance agent, qu’elle a pour le moins un effet discriminant dans l’atteinte d’une effet déterminé : on ne peut modeler de l’eau courante, tout ne se prête pas à l’entame de la scie et l’outil lui-même montre que l’agent apprête une matière déterminée (le fer) contre une autre (le bois). La technique de ce point de vue, ce n’est pas la pure démiurgie, c’est plutôt le discernement de la bonne matière, la recension du matériau adéquat : pour faire quelque chose, il faut savoir ce qui peut le concrétiser matériellement, la matière alors se spécifie de façon très détaillée selon ses caractéristiques : l’iridium à la pointe du bec avec sa dureté qui évite l’abrasion contraste avec l’or du reste de la plume qui lui donne sa souplesse sous la pression de l’écriture. Le savoir technique, c’est peut-être moins un savoir de ce qu’il faut faire que de ce avec quoi il est possible de faire quelque chose. Le « sans quoi » ou le ce « avec quoi » de la cause matérielle pose ainsi l’indispensabilité de sa condition. Il y a souvent une bonne matière qui seule est à même de faire réussir l’actualisation de la forme.

Cette façon couplée de penser la puissance –héritage aristotélicien peut-être plus influent même que cet autre héritage déjà mentionné de la « puissance des contraires »-ouvre sur le domaine riche des concepts doubles de puissance d’agir et de puissance de pâtir : nous ne mentionnerons que ce qui en apparaît chez Spinoza dont on sait à travers la lecture qu’en a proposé Gilles Deleuze à quel point il reconsidère ce que peut le corps par sa seule nature matérielle, mais du point de vue de son caractère affectable, d’une réceptivité qui embraye sur une spontanéité, la puissance d’agir prenant la relève d’une capacité à être influencé, marqué, à s’imprégner du monde. Être affecté n’est plus à penser comme une vulnérabilité, le contraire de l’impassibilité, une perméabilité au pire, qui serait justement tout le contraire d’un des sens majeurs de la puissance ; chez Spinoza, ce n’est pas la matière qui est patient, c’est le corps, défini selon une diversité de parties, selon une pluralité d’individus composants qui ont chacun un mouvement caractéristique animant leurs parties qui doit ainsi rencontrer le mouvement convenable qui de l’extérieur doit le régénérer en le faisant persister en son sens. Le corps ne s’expose pas à tout, pour se conserver il doit ajuster sa perméabilité à une réalité qui lui convienne ; sa passivité est comme celle du crible qui laisse passer l’inopportun, l’inapproprié ; il ne retient que ce avec quoi elle peut entrer dans un rapport, vitalement utile si l’on peut dire. Il agit ainsi en sélectionnant, en se gardant de la destruction qui serait une exposition sans précaution, sans discernement à tout. « Ce qui dispose le corps humain à pouvoir être affecté de plusieurs façons, ou le rend apte à affecter les corps extérieurs de plusieurs façons, est utile à l’homme, et d’autant plus utile que le corps est rendu par là plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps de plusieurs façons ; au contraire, est nuisible ce qui diminue cette aptitude du corps[2]. » On voit que c’est dans la mesure où il est affecté par les autres corps qu’il est capable de réaction, et qu’il a une prise sur eux. C’est parce qu’il est en rapport à une variété qui convient à sa propre variété interne que ses aptitudes augmentent. On peut penser en particulier en lisant Spinoza qui en somme, dans la quatrième partie de l’Éthique, parle d’une humanité coopérante, à ces aptitudes du corps technique, à l’habileté, à un savoir intégré qui est plus un « savoir-comment », qu’un « savoir-que », c’est-à-dire une compétence qu’on a sous la main, prête à servir à l’occasion, plutôt qu’une connaissance thématisée et capable de se dire. Mais une telle compétence suppose un commerce avec des matières spéciales, des lieux d’opération, des outils, et d’autres opérateurs qui montrent l’exemple, secondent l’activité, c’est-à-dire une exposition du corps finement choisie à des manières de faire, à des manières de placer son corps, comme en situation d’apprentissage, qui peuvent installer dans le corps la capacité à refaire ces bons gestes, à comprendre ces matières, à intégrer mentalement les démarches opératoires. S’agissant de cette vie du corps, Spinoza a prétendu ne retraduire que philosophiquement des manières communes de rendre la vie active, la vie abandonnant la servitude, la vie joyeuse. «Aucune divinité, ni personne d’autre que l’envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d’une âme impuissante. Au contraire, plus nous sommes affectés d’une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C’est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut (non certes jusqu’au dégoût, car ce n’est plus y prendre plaisir) est d’un homme sage. C’est d’un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user dans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l’esprit soit également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C’est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d’accord et avec nos principes et avec la pratique commune[3]. »

Ce qui constitue avant tout l’essence de l’esprit, selon Spinoza, c’est l’idée de notre corps existant en acte. La conséquence en est que : « L’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de façons. Démonstration : Le corps humain, en effet, est affecté d’un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et lui-même est disposé de manière à affecter les corps extérieurs d’un très grand nombre de façons. Or tout ce qui arrive dans le corps humain, l’esprit humain doit le percevoir. Donc l’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte, etc.[4] ». En termes plus empiristes, on pressent que l’envergure d’une expérience est corrélative à l’extension de la sensibilité, que le magasin des idées est d’autant plus fourni que l’exposition aux impressions a été large et variée.

Marx dans l’Idéologie allemande ajoutait ainsi que la richesse d’idées d’un homme était corrélative à la variété de ses relations avec d’autres hommes.

La dualité dynamique telle que nous l’avons vue chez Aristote, celle de l’agent et du patient, change totalement de sens dans la physique newtonienne, où la dualité devient celle de l’action et de la réaction et où la matière cesse d’être déterminée comme chez les Anciens à la façon d’un réceptacle qui accueille, même sélectivement, pour devenir une masse qui résiste au changement de mouvement : selon la troisième loi de Newton, pour chaque action, il existe une réaction égale et opposée : l’action est toujours égale à la réaction ; c’est-à-dire que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales, et dans des directions contraires.

Un tel principe invalide complètement l’idée d’un agent isolé qui serait en effet seul à agir, à produire des effets qu’on lui imputerait. Toute force rencontrant une force de sens contraire, l’action est plutôt à penser de façon immanente à des rapports dynamiques qui sont seulement reconfigurés mais qui ne peuvent être présentés comme l’intervention sur un pôle neutre d’un pôle ayant le monopole de l’activité. On ne peut pas dire que la terre attire la lune sans dire que la lune attire la terre comme en témoignent les marées. L’idée de passivité pure, par exemple d’une matière qui ne serait rien d’autre que ce qu’on la fait devenir, est contredite par un des concepts majeurs de la mécanique moderne, celui d’inertie. La matière est elle-même redéfinie comme une masse qui résiste à la force qui la meut, c’est-à-dire qu’elle est dynamiquement liée à une persistance indéfinie dans son actuelle détermination de vitesse et de direction de mouvement, telle qu’elle offre une résistance, proportionnelle à sa quantité, à toute accélération destinée à changer cette détermination. Cette réaction toujours égale à l’action semble à nouveau interdire qu’on puisse parler d’une puissance qui aurait le privilège de modifier le réel en se le soumettant et c’est à nouveau l’idée d’agent indépendant et souverain qui est remise en cause : il y a réaction, compensation ; celui qui rame sur l’eau ne peut appuyer sur l’eau qu’en étant repoussé par elle dans le sens inverse de sa poussée au point qu’on peut aussi bien dire que c’est l’eau qui agit sur le système rameur-bateau-rame que l’inverse ; celui qui martèle ne porte pas des coups sur le clou qui s’enfonce sans en recevoir l’équivalent par des vibrations transmises par le manche du marteau à sa main (en somme qui donne des coups s’en donne à lui-même et l’on comprend que la fatigue de l’agent n’est pas due seulement à la dépense de sa force, à une sorte d’épuisante indifférence du réel qui se prête à tout mais n’étant capable de rien, doit tout à l’agent transformateur mais à l’action d’une force inverse, double de vecteur contraire de la force qui prétend être la seule à faire quelque chose). On doit donc cesser de prétendre que seule l’une de ces deux forces qui se manifestent dans le coup et contrecoup de l’action et de la réaction aurait l’initiative, aurait une emprise sur le réel pour le changer. Si on peut parler encore d’action ou de puissance de changement au sens intuitif du terme, notamment comme modification utile du réel, dans un sens souhaité, c’est peut-être dans le seul registre technique où en effet l’on ne parle plus de forces comme en physique pure où aucun point de vue ne doit être privilégié, où la compensation calculée se doit d’être à avantage nul si l’on peut dire, mais de puissance pour montrer que se réintroduit de la finalité et le sens de l’exploitation d’un effet privilégié.

La technique doit faire avec l’impossibilité de créer de la puissance à partir de rien, avec cette équivalence des forces de sens opposé. Les machines simples, comme le levier, la poulie, le coin, sont un bon exemple d’une simple ruse de la technique qui dépense une force facilement disponible pour en obtenir une autre d’une qualité plus rare, ou plus utile : dans le levier, on peut s’étonner de pouvoir lever une lourde charge qu’on n’aurait pu ébranler à mains nues. Mais c’est que le segment de plus court du levier (le bras de résistance) qui lève directement la charge se déplace beaucoup moins que l’autre segment (le bras de puissance) animé par la force musculaire : on échange ce qu’on peut dépenser facilement (une force musculaire qu’on peut appliquer dans un long déplacement) contre ce qui manque, même appliqué sur une faible distance, une force d’un certain degré qui peut l’emporter sur une résistance qui excède le capacité du corps non outillé. « Mais comment remuer un fardeau avec le minimum de moyens physiques ? Le levier rend possible cette sorte de levage ou de transport (magique). Archimède en usa ainsi que du palan, afin de réussir ces fantastiques déplacements. Nous n’ignorons pas qu’une barre rigide, qui pivote autour d’un point d’appui, demeure en équilibre lorsque des poids égaux sont placés à égale distance du milieu (le point d’appui), mais si les bras sont inégaux, afin de maintenir cet état, au plus long doit correspondre le poids le plus faible (s’il est quatre fois plus grand, le poids sera alors quatre fois moindre). Il n’est pas nécessaire de transcrire par une formule cette égalité qui se maintient, mais nous en voyons aussitôt l’application ; si l’on doit élever une pierre de cent kilogrammes à une hauteur de cinq centimètres, avec un levier dont le bras (celui de puissance) sera dix fois plus grand que celui de la résistance (la pierre), il suffira d’appuyer à l’extrémité du bras le plus long avec une force égale à dix kilogrammes. La main qui travaille s’abaissera de 5×10 centimètres. Quel est le secret de cette opération ? Nous gagnons en puissance ce que nous perdons en déplacement. Mais ce dernier ne nous coûte rien (mis à part la manipulation), alors que la force physique suffisante nous manque. Comment ne triompherions-nous pas ? Nous avons en quelque sorte échangé une mauvaise monnaie contre une bonne[5]. »

De façon surprenante on prendra un autre exemple de cette égalité de l’action et de la réaction où la puissance se divise, se dédouble et s’affronte elle-même selon ses deux vecteurs inverses. Kant pensait son insociable sociabilité selon cette analogie mécanique et elle lui permettait de penser la conflictualité au sein même de sociétés civiles qui sont dans un précaire équilibre dynamique. Mais la conflictualité manifeste, c’est celle de la guerre et la puissance, c’est celle, pour une nation, moins de son appareil productif que de ses armées. Et les nations s’affrontent au travers de celles-ci. La puissance prend ce sens d’une capacité d’user de la violence pour contraindre l’adversaire à faire ce qu’il ne veut pas faire, ce qu’on veut qu’il fasse. Là encore l’adversité n’est pas à penser sur le modèle d’un unique pôle actif qui s’imposerait à un autre défini par son impuissance. Toute volonté, disait Kant, qui veut tout tirer en son sens anticipe une résistance au moins égale des autres volontés. Cette réciprocité de l’action et de la réaction fait que les guerres prennent en effet, du moins théoriquement, la forme d’une montée aux extrêmes, où aux moyens toujours plus puissants mis en œuvre par un des belligérants répliquent des moyens tout aussi puissants. Ce n’est pas la rapine des guerriers d’un clan sur de pauvres paysans désarmés et qui d’ailleurs ne le restent pas, comme dans les Sept Samouraïs, c’est la bataille de Verdun ou plus encore la bataille de Koursk qui aligna face à face d’énormes quantités de puissances de destruction en qualité et quantité équivalentes, et sans que la décision puisse être emportée à cause même de cette équivalence. En somme il n’y a guerre que parce qu’il n’est justement pas gagné d’avance d’imposer sa volonté et que toute initiative bute sur une résistance. Sur ce point on pourrait faire deux remarques rapides : la ruse en guerre consiste justement à profiter d’un avantage hasardeux, imprévisible et qui ne peut se produire que par le sort des armes, indépendamment des calculs lesquels tout au plus peuvent faire prévoir s’il y a suffisamment de forces, d’hommes en armes, d’équipement, de vivres, pour « tenir » comme on le voit particulièrement dans les moments défensifs (Verdun en particulier). Il faut donc attendre que la bataille soit livrée. Le calcul des stratèges est soumis à la tournure que prennent les événements. La réaction est statistiquement égale à l’action mais il y a toujours de l’événement. Au travers des péripéties de l’engagement c’est bien l’imprévu d’un avantage qui est recherché, suffisant pour faire envisager à l’un des adversaires qu’il serait à terme détruit si cet avantage de l’ennemi se confirmait, s’il ne négocie pas la fin des combats. Clausewitz a insisté sur ce facteur moral de l’anticipation qui contraste avec le pur aspect quantitatif de la montée aux extrêmes. Peut-être que le bilan final montrera qu’il y aura eu autant de pertes dans les deux camps mais la guerre est une histoire, non un bilan énergétique des forces dépensées, et dans cette histoire la volonté est un facteur décisif, volonté comme intensité de la conviction en sa cause, volonté comme « moral », évidemment influencé par le succès et l’échec, comme espoir fluctuant en une issue victorieuse, comme anticipation redoutable du désastre à la suite de revers répétés. Autant sans doute que sa propre mort, dans la guerre, chacun redoute l’annihilation d’une puissance qui en quelque sorte « catastrophise » la mort en lui donnant les proportions d’un malheur, d’un désastre comme on le voit déjà à une moindre échelle quand un navire de guerre sombre, quand on considère la désolation du champ de bataille jonché de cadavres et de matériel détruit. Il s’agit au fond pour chaque belligérant d’agir sur ce moral. Le physique apparaît comme le biais pour agir sur lui, pour solliciter une anticipation qui convainc l’adversaire de sa destruction prochaine. La défaite est affaire de conviction « psychologique », elle est une conclusion à partir de probabilités, une inférence à partir de l’impossibilité de la victoire ou des risques de tout perdre, et non pas un fait pur. Il s’agit de décourager, -on parle par exemple de « tirs d’attrition »-, de briser le moral, de rendre les décideurs « pessimistes », de leur faire envisager le pire. On conçoit que la paix n’est pas la sanction qu’un des adversaires était le plus fort mais une façon d’arrêter le rapport mouvant des forces dans ce temps précipité de la guerre en le stabilisant en un moment où il était avantageux à une des parties qui devient ainsi sur le plan du droit, c’est-à-dire de façon stable, le vainqueur. Il s’agit par le sort des armes d’arriver à cette situation jamais dynamiquement prévisible, soumise à l’aléa de cette histoire de l’engagement, où une des parties considère que son salut ne tient que dans ce moindre mal qu’est la conclusion de la paix. L’avantage que le vainqueur a eu au combat et qui a fait envisager au vaincu sa défaite n’est décisif que dans cette anticipation qui dépasse le pur état de fait. La technique a consisté pour nous dans cet art d’aménager l’égalité de l’action et de la réaction afin d’obtenir non pas plus, ce qui est impossible, mais mieux, un effet intéressant au travers d’une dépense de ce qui est à profusion. La guerre, qu’on peut penser en analogie à ce rapport des forces physiques, comme champ dynamique, nous apparaît comme ce qui cherche également à échapper à la stricte égalité de la réaction à l’action, dans la recherche d’un avantage, même transitoire mais qui reçoit sa réalité de la conviction d’une des parties en sa future destruction. On voit que la puissance n’est pas tant liée au fait, à l’effectif, qu’au potentiel, c’est-à-dire à ce qu’elle peut ou pourrait faire. C’est ce nouveau sens qui doit être dégagée quand la puissance tient en réserve un certain effet mais qui ne se manifeste pas encore actuellement, quand la puissance devient potentielle et qu’apparaît ce sens d’être du possible, de ce qui est « en puissance ».

Il nous faut donc nous éloigner de ce qui est évident sous les yeux pour considérer ce qui est latent.

La vertu n’est plus l’évidence d’un comportement guerrier par exemple, elle est une disposition, prête à se manifester, mais qui ne se montre pas toujours, qui attend les occasions où elle devient pertinente. On n’est pas toujours en guerre. Mais comment le citoyen paisible redevient-il hoplite ? Comment le lettré qui dort redevient-il le lecteur ? Il faut donc réussir à penser le mode de conservation et de contraction d’une telle vertu qui cesse d’avoir le sens de ce qui s’atteste directement pour prendre le sens d’une aptitude, d’une capacité. Or si on retraduit puissance dans ce terme de capacité on isole trois sens : -celui d’une emprise sur un certain effet déterminé, un pouvoir de faire ceci et non autre chose, -celui d’une indifférence au moment où cette aptitude s’actualisera, puisque les intermittences de la manifestation n’entament pas la conservation de l’aptitude qui semble survoler les discontinuités de son passage à l’acte, -celui d’une certaine tendance à faire ceci plutôt que cela, une certaine maîtrise par avance sur un effet comme l’oeil qui même fermé, a une prise anticipée sur le visible. La notion de puissance, ou le sens de l’être comme étant en puissance, réintroduit de la continuité dans les violents changements à vue du réel. Ce qui se passe n’est pas cela seul qui est car pour se passer il faut qu’il soit possible ; or le possible est bien plus que ce qui s’énonce sans contradiction ; son sens véritable n’est pas logique mais physique ; il est ce qui est au pouvoir de, ce qui ne rencontre pas d’empêchement, ce qui se tient aux lisières, prêt à entrer dans l’évidence actuelle. Est tout aussi réel que ce qui est en train de se déployer sous les yeux, ce qui est invisible encore mais prêt à se manifester, ayant une option pour un certain effet : la possibilité logique est inactive, la possibilité physique, elle, ne va pas sans une tendance comme le systématisera pour son compte Leibniz, un « nisus », un effort vers le réel, en parlant d’un « mécanisme métaphysique » qui porte les possibles vers le réel et d’autant plus qu’ils comportent ensemble une plus grande quantité de réalité, une plus grande perfection. A côté des puissances irrationnelles, on mettra celles qui s’acquièrent. Pas plus que c’est à force de brûler que le feu est apte à brûler, les sens ne deviennent sensibles à force d’être mis en contact avec leurs objets : de ce point de vue, les facultés innées se comportent comme les puissances irrationnelles ; mais il y a ce qui se contracte par exercice, ou ce qui s’apprend par l’étude. On devient bon flûtiste à force de bien jouer de la flûte ; on devient compétent à la suite d’un apprentissage théorique. Et la vertu éthique est à penser plutôt sur le modèle du « devenir-flûtiste », comme contraction d’une disposition constante qui met en mesure de se comporter d’une façon déterminée dans un contexte actif. L’« hexis », par exemple celle de l’hoplite courageux c’est une sorte de revanche théorique sur la vertu homérique, la vertu au sens ancien du terme, qui est dans l’évidence virile de ses effets : Aristote montre que dans la cité éducatrice, on n’est que ce qu’on est devenu, dans l’entourage de bons exemples qui font entrer dans la nature seconde du jeune citoyen, dans son corps habituel, les vertus des bons exemples, les hoplites aguerris, qu’il a sous les yeux. Ce n’est plus la vertu héroïque qui est de naissance ou de lignage ; c’est la vertu civique qui est une réforme et une formation. La disposition constante, c’est l’exemple même d’une aptitude qui désormais, fermement acquise, se tient à la disposition de l’agent éthique, une possibilité non pas indéterminée mais bien au contraire ayant une option très précise sur des circonstances, sur un nœud de circonstances, celles-là mêmes qui lui ont permis de s’instituer.

Réfléchissant sur la genèse des vertus éthiques dans son Ethique à Nicomaque, Aristote est allé vers un autre sens du mot puissance en relation avec l’habitude : comment est-il même possible d’acquérir la vertu, sinon parce qu’il existe une puissance à être modifié par un contexte de circonstances, par une répétition d’actions ? Une puissance apte à acquérir de nouvelles puissances. Au livre II, Aristote montre que le propre des puissances irrationnelles c’est que le temps ne fait rien sur elles ou qu’elles ne sont pas aptes à faire quelque chose du temps. Elles sont indifférentes à leurs occurrences. On a beau porter un millier de fois une pierre vers le haut, ce n’est pas pour autant qu’elle enregistrera cette répétition pour s’y porter par la suite spontanément. Or c’est au contraire à force de se comporter de façon courageuse dans un contexte de danger qu’on devient courageux, tout de même que c’est à force de répéter sous la conduite du bon flûtiste qu’on le devient à son tour, mettant en soi dans une spontanéité acquise la répétition d’abord passive. Pour expliquer la contraction de la vertu éthique, il faut donc penser qu’à côté des puissances acquises par exercice, des dispositions devenues constantes par la consolidation de la répétition, il y a une puissance capable de les acquérir, capable de faire quelque chose du temps ou de la répétition : les occurrences sont repérées comme semblables, elles forment une expérience qui se renforce, il y a une sensibilité à cette reprise ; l’habitude en général, c’est ce qui se contracte à force de temps ; il ne faut qu’un nombre fini d’occurrences pour installer dans ce qui contracte l’habitude une disposition qui dorénavant sera apte à s’exercer un nombre potentiellement indéfini de fois dans le sens devenu habituel. C’est bien le miracle de l’habitude : la répétition de l’apprentissage ouvre à la carrière d’une répétition désormais assurée pour tout le reste du temps ; la puissance fermement acquise crée cette continuité de la vertu au-delà des moments discrets de son actualisation ; s’il y a un caractère éthique, c’est bien grâce à cette assurance sur les occurrences futures qui recevront toute cette même orientation éthique due à la vertu qui s’y révèle à nouveau d’une fois sur l’autre ; c’est aussi sa fragilité puisque les habitudes éthiquement mauvaises sont tout aussi constantes que les bonnes et qu’il y a dans le domaine éthique une irréversibilité du devenir qui fait qu’on est devenu aussi constamment vicieux que vertueux. On peut se détromper, on peut réformer l’entendement, on peut reprendre à nouveaux frais les études théoriques ; on ne peut pas aussi facilement reprendre sa formation éthique puisqu’elle vicie jusqu’à l’affectivité (la manière de ressentir plaisir et peine) et jusqu’au raisonnement (la façon de conclure le syllogisme pratique). L’exemple de la disposition éthique nous amène à penser qu’il y a plusieurs niveaux de puissance, ou de potentialité : la puissance première comme faculté prête à l’exercice peut s’engendrer dans la mesure où il existe une puissance seconde qui est une aptitude à acquérir cette faculté. Le lettré endormi peut à nouveau se mettre à lire s’il se réveille mais avant de devenir lettré, il y avait en lui une aptitude à monter en lui cette faculté de lire. C’est sans doute Rousseau qui dans son Second Discours a systématisé à l’ensemble des facultés humaines cette perméabilité aux circonstances et aux sollicitations de la répétition. Aucune faculté n’est innée dit Rousseau, seule l’est celle qui permet de les acquérir selon les circonstances. Ce qui est distinctivement humain, ce ne sont pas des perfections qui mettraient l’espèce humaine à part des autres espèces animales, ce n’est pas la raison, le langage ou la sociabilité : ce n’est que l’aptitude indéterminée à contracter des facultés qui permettent d’exploiter des circonstances dont la contingence rejaillit sur l’homme qui en fait quelque chose (par exemple que l’homme devienne capable de langage ressortit à cet hasard d’un rapprochement entre des individus initialement solitaires et autarciques, la constance d’une proximité engendrant de nouveaux sentiments, des passions et des idées chez cet animal initialement stupide et borné) ; c’est en effet la perfectibilité qui suppose pour produire quelque chose le long temps du devenir individuel contrastant avec la quasi instantanéité de la compétence instinctive et le long temps du devenir de l’espèce qui met dans l’humanité dans la transmission culturelle des aptitudes développées par certains individus des générations passées et qui doivent être reprises par les nouvelles.

Ce sens de puissance comme potentialité prédisposée à un certain effet, et spécialement parmi les choses à faire, les agibilia, cette puissance dans la praxis, c’est à nouveau à travers la notion de puissance des contraires qu’on peut l’apprécier : la vertu éthique, même si elle est habituelle, même si elle est habitude qui porte à faire ceci plutôt que cela, n’a de sens que dans un réel lui-même contingent où des effets sont en suspens et demandent à être actualisées par l’action humaine. Les futurs singuliers sont contingents. L’action se déploie dans un horizon de singularités qui échappent à la nécessité de l’universel. Autrement dit la puissance de faire a son horizon propre dans ce qui a la puissance d’être autrement qu’il est, ce qu’Aristote appelle « to endechomenon », qu’on peut traduire par « le contingent ». Le réel de l’action c’est celui du sublunaire, où tout ne se produit pas toujours de même, nécessairement, où il n’y a que de la fréquence c’est-à-dire aussi, résiduellement, de l’indéterminé, comme le montre cette forme erratique de causalité qu’est le hasard. La puissance du côté du réel c’est le possible au sens physique du terme, c’est-à-dire ce qui n’est pas mais peut être, ce qui est mais peut ne pas être, ce qui comporte une certaine indifférence qui laisse carrière à ce que la puissance éthique ou poétique des hommes peut produire : l’homme fabrique ou agit dans les marges d’une absence d’empêchement : la puissance pratique ou poétique détermine ainsi ce qui est en puissance dans le réel ; certes cette indifférence n’est sans doute pas absolue, cette possibilité est sans doute toujours à évaluer, ce que savent faire l’habile et le prudent qui ont notamment ce sens du bon moment pour agir. En tout cas, cette possibilité d’un monde contingent n’est pas la pure possibilité logique de la non-contradiction ou une possibilité seulement en pensée (comme lorsqu’on dit que la diagonale est commensurable aux côtés du carré) car une possibilité qui ne pourrait pas être exploitée, qui ne verrait jamais son temps venir n’en serait pas une : la possibilité physique n’a de sens qu’en tant qu’elle rencontre le pouvoir d’effectuer de ce qu’il faut bien appeler une liberté, un pouvoir de faire ce qui n’est pas encore. La puissance du réel à devenir ceci aussi bien que cela, comme possibilité concrète, rencontre ainsi la puissance de la faculté humaine, puissance des contraires, qui fait advenir ceci plutôt que cela.

Appuyant sur ce sens de la puissance comme potentialité, nous nous demanderons s’il n’y a pas un pas de plus à faire qui éloignerait encore davantage du sens de la puissance comme effectivité, manifestation perpétuellement en acte. En un troisième sens la puissance ce ne serait plus la possibilité concrète comme précédemment, ce serait la possibilité qui aurait des effets réels par la seule considération de sa réalisation possible ; elle n’aurait pas même besoin de s’effectuer : son éventualité modifierait le réel de sorte qu’elle aurait des effets réels, toute potentielle ou même imaginaire qu’elle puisse être en elle-même. Les analyses d’un Pascal sur le pouvoir politique sont précieuses pour nous sur ce point : elles renseignent sur la façon dont la puissance étatique de contrainte économise son exercice, devance son épuisement possible dans sa dépense, qui lui serait fatal. Le pouvoir politique est inséparable d’une puissance de contraindre. Sa légitimité serait pour le coup impuissante si elle ne s’adossait pas sur des moyens de coercition tels qu’à la rigueur tout le monde serait dans son corps même dans la nécessité de se plier à la volonté souveraine. Cette puissance assez efficace pour contraindre tous doit toujours être sous-entendue. Mais est-il nécessaire qu’elle agisse tout le temps ? N’a-t-elle pas intérêt à se montrer plutôt qu’à se déployer effectivement ? Ne s’épargne-t-elle pas en distribuant des signes de sa disponibilité permanente et de son invincibilité ?

Pascal a repris le concept sceptique de réalité : le réel, c’est ce qui fait réel, ce qu’on fait fonctionner comme tel, ce qui agit sur la croyance de telle sorte qu’elle lui donne le statut de réel. C’est ainsi que Pascal traite de l’incertitude qui vient des rêves. Dans le rêve, nous avons une impression de réalité ; or la réalité ne consiste-t-elle pas dans l’impression que nous avons affaire à elle ? Y a-t-il un autre critère que cette intime conviction d’un effet du réel qui vaut pour le réel même pour nous ? Est sceptique la démarche consistant à refuser un accès au réel tel qu’il est en lui-même, à un absolu, pour nous cantonner à nos représentations. Si celles du rêve en dernière instance ne peuvent pas rivaliser avec celles de la veille, c’est non pas qu’en ces dernières nous saurions être en présence de ce qui n’est pas nous, la réel, mais c’est que les premières n’ont pas cette continuité et ce suivi qui valent pour nous dans l’état de veille comme caractéristiques de ce que nous appelons le réel ou de ce que nous tenons pour tel. De sorte que la réalité n’est rien en dehors de ce à quoi nous adhérons en le prenant pour tel. La croyance a cette vertu de « réaliser ».

Pascal distingue trois cas qui illustrent des présentations différenciées de la puissance et de ses effets sur le public : le soldat, le magistrat, le roi. Le soldat n’a pas besoin de frapper l’imagination par un costume. Dans son apparence immédiate, dans son corps équipé, il y a l’évidence d’un passage prochain à l’acte. Il reste que ce passage à l’acte peut rester suspendu, et que l’imminence est déjà une forme de potentialité, comme on le voit dans la menace, l’intimidation ou le fait de tenir en respect. Mais le magistrat, par quoi Pascal désigne tous ceux qui n’ont pas de puissance effective, a absolument besoin de frapper les imaginations : la croyance les crédite d’une réalité de puissance dont ils manquent absolument. Ils ne savent rien faire, ils n’ont aucune compétence, ils ne décident de rien. A défaut de « la part essentielle » qu’ont les soldats, ils ont ce que Pascal appelle une « montre authentique ». « Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, ces palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient pas des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent pas des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’eussent dupé le monde qui ne peut résister à une montre aussi authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire des bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait assez véritable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle, ils s’établissent par la force, les autres par grimace[6]. » A côté de la réalité effective qui consiste dans la puissance de contraindre ou de transformer le réel, on pourrait dire qu’il y a la réalité du spectacle. Pour liée qu’elle soit à la présence d’un public et à cet effet de réalisation imaginaire, elle a bien une réalité et une sorte de puissance propres puisqu’elle réussit à convaincre et en cela, consistant tout entier en effet en une démonstration qui ne repose sur aucune puissance sous-jacente, elle est efficace à sa manière, comme le dit l’adjectif « authentique ». Peu importe que le juge ne sache pas où est le juste, il suffit qu’on soit persuadé unanimement qu’il le sait mieux que les autres ou qu’il est le seul à le savoir.

Du reste comme personne n’est en mesure de le savoir, mieux vaut qu’un seul soit crédité du pouvoir de le connaître puisque ainsi sa décision le fixera pour tous, arrêtant ainsi la contestation qui serait le plus périlleux encore. Il en va ici comme pour les « grandeurs d’établissement » : que le pouvoir politique et par là le pouvoir de distribuer les richesses disponibles échoie à certains plutôt qu’à d’autres, il n’y a à cela sans doute aucune raison fondatrice, cela dépend d’un tour d’imagination mais il importe que cette absence de fondement soit dissimulée par l’usage qui soumet tous à certains, usage invétéré qui fait passer pour juste ce qui n’est que traditionnel, usage qui se justifie aussi par les effets bénéfiques d’un principe de distribution incontesté, les grands étant les grands de « concupiscence » par qui se fait la répartition de ce dont tous les autres hommes ont besoin. Le juge, le médecin sont « supposés savoir » et sans doute, bien que Pascal puisse parler de vanité ou d’illusion, par ailleurs nous savons que les hommes étant dans l’impuissance de connaître les fins suprêmes, ils établissent ce qui tient lieu de cette connaissance inaccessible dans leur présent état de déchéance, en supposant que quelqu’un d’autre sait (ce qui juste, comment guérir, comment se rendre heureux), la suppléance illusoire ayant bien, par défaut, un « effet de réalité ».

Le cas des rois est encore différent : la puissance publique est à leurs ordres. Ils n’ont qu’un geste à faire pour mettre en branle leurs armées. Ils n’ont que faire de déguisements. Ils semblent être dans la réalité de la puissance tout comme les soldats qui sont à leurs ordres et davantage encore puisque sous leur volonté elle se totalise, agit en masse comme un seul homme. Mais Pascal note que les rois agissent aussi par leur seule apparence. La potentialité devenant ici immense impressionne d’autant plus l’imagination : c’est pourquoi le roi est lui aussi dans la démonstration et le spectacle, plus même que dans l’exercice effectif. C’est le sens de ces défilés, de cette exposition des moyens disponibles, de cette mise en spectacle du pouvoir : il n’a pas à mettre en œuvre sa puissance constamment ; il la monnaie en symboles qui disposent à la soumission ; il ne s’agit pas de contraindre les corps mais d’affecter l’impressionnabilité de ces corps : le grand nombre, les mises en scène, les musiques, les grondements, le vacarme, tout ce qui signifie dans un équivalent sensible l’immensité, l’irrésistibilité, la transcendance quasi sublime du pouvoir. « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers, et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites, qu’on y voit d’ordinaire jointes. Et le monde, qui ne voit pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle ; et de là viennent ces mots : « le caractère de la divinité est empreint sur son visage, etc.[7] » Ce que décrit Pascal, c’est un phénomène d’association d’idées qui ne se sait pas comme tel : on met dans la personne du roi ses suites ; la contiguïté fait que ces milliers d’homme qui lui obéissent sont comme en lui ; ce qui est à côté de lui, ce qui dépend de lui est perçu comme lui étant inhérent. Et cette transposition lui confère un caractère suprahumain. Il ne s’agit pas d’un homme comme un autre que celui qui incarne autant de puissance. Une telle conversion ressortit à une hypostase : la relation disparaît comme telle ; la puissance est rendue substantielle ; elle est dans le roi, ou elle émane de lui. Cette substantialisation a beau être imaginaire : elle a des effets frappants ; pour la croyance, l’intensité fait réalité. C’est comme si la puissance n’était plus une addition de faits concrets, comme si elle n’était plus décomptable, entrant dans un bilan, comme si elle avait une source inépuisable, procédant du corps numineux du roi. La potentialité permet d’augmenter imaginairement la réalité. Dans le réel, tout est fini, se prête au compte, avoue vite ses limites, est soumis au régime de la rareté ; mais dans cette version imaginaire, la limite, régime du réel pur, est oubliée et le pouvoir a tout intérêt à s’instituer imaginairement pour occulter ce régime de réalité finie qu’est sa puissance. Il lui faut apparaître en effet comme n’entrant pas dans un compte, à la façon de tout ce qui partage les attributs de la divinité. Ainsi la transformation de la potentia en potestas a bel et bien besoin elle aussi de l’effet réalisateur de la croyance. On sait que Hume dans son enquête sur ce qu’il en est de la force dans la réalité physique a produit une analyse du même genre dénonçant l’hypostase, l’objectivation qui revient à tout faire procéder d’un principe ayant la puissance de produire, puissance de rendre nécessaire ce qui se produit : la force, comme réalité physique, est supposée rendre nécessaire une consécution d’événements. Mais la force n’est jamais observable ; il n’y a rien qui lui corresponde dans le « matter of facts » ; ce qui se prête à l’observation, ce n’est que la consécution régulière d’événements distincts qu’on appelle cause et effet ; rien d’observable ne permet de mettre du lien entre ces événements ou de corréler ceux-ci plutôt que d’autres qui paraissent tous à égalité dans la possibilité ; mais le relevé fréquent d’une telle consécution fait naître une coutume mentale qui apparie les deux événements de façon privilégiée et au surplus, une croyance qu’à la suite de tel événement, c’est son corrélat habituel qui doit lui succéder. Or cette pure relation d’idées se transpose elle-même dans les choses et fait naître cette idée d’une connexion qui reposerait sur l’existence d’une force à l’œuvre dans les événements de la nature, rendant nécessaire que l’effet se produise à la suite de sa cause. La force comme principe sous-jacent est une supposition qu’aucune impression ne permet de valider : elle existe seulement en tant qu’on y croit, en l’occurrence par une relation d’idées qui s’attirent l’une l’autre irrésistiblement dans l’imagination du spectateur d’une nature au cours régulier. Cette aimantation mentale est subrepticement convertie en connexion objective. Le psychologique s’oubliant lui-même est cru comme réel. Naît l’idée qu’une puissance productive déterminerait nécessairement les événements, que la transmission du mouvement en particulier en serait l’effet. Et d’une manière générale, la puissance comme source d’effets, comme principe producteur, comme maîtrise toujours efficace du réel s’avérerait être une fiction, fiction qui permet de s’épargner la vue d’un réel fini, pauvre, où il n’y a jamais beaucoup, où l’avantage tient toujours à des circonstances infimes, où la réussite n’est jamais suffisamment assurée pour l’agent, où l’intelligibilité de ce qui advient n’est jamais aussi satisfaisante que celle qui proviendrait de la connexion nécessaire.

La puissance n’existe peut-être que dans son hypostase qui lui donne sa nature invincible, sa capacité à tout produire ou son caractère inépuisable ; elle jouit alors du crédit de la toute-puissance où s’accomplit sans doute la nature fictive de la notion de puissance. A la suite de Pascal et de Hume, nous pourrions convoquer un auteur qui a réfléchi sur le fétichisme et notamment sur ce fétiche de la toute-puissance qu’est l’argent : Marx à la fin du troisième de ce qui est appelé les Manuscrits de 1844 écrit : « L’argent, du fait qu’il possède la qualité de tout acheter et de s’approprier tous les objets, est l’objet dont la possession est la plus éminente de toutes. L’universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout-puissant… Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur de l’argent. Ce que je suis et ce que je puis n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est annulé par l’argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l’argent me procure vingt-quatre jambes ; je ne suis donc pas perclus. Je suis méchant, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l’argent est vénéré, donc aussi son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon ; l’argent m’évite en outre d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent est l’esprit réel de toute chose ; comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d’esprit ? De plus, il peut s’acheter des gens spirituels et celui qui possède la puissance sur les gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui par l’argent peut avoir tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de tous les pouvoirs humains ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire[8] ? »

L’argent est l’universel médiateur entre les hommes ; il permet d’acheter leurs diverses productions qui savent toutes se réduire à ce commun dénominateur ; il permet de satisfaire tous leurs besoins et donc qui en a se soumet les hommes qui doivent en passer par lui pour vendre ou acheter. Qui en possède met ainsi la main sur l’ensemble des relations d’une société marchande où tout prend cette qualité d’être aliénable, convertible, concentre en lui de multiples potentialités de transaction. La possession de cet agent universel transforme : l’individu riche s’annexe ce qui réside dans les autres ; il n’est plus ce qu’il est en lui-même ; il devient ce qu’il s’ajoute, c’est-à-dire tout ce que sont les autres hommes, en tant qu’ils sont aliénables et que leurs qualités propres se vendent, entrent dans un échange : il s’ajoute leur célérité, leur beauté, leur talent. Il est transfiguré, l’évidence sensible de son infirmité, de sa laideur, de sa stupidité disparaît sous l’effet du talisman qui produit une inversion des contraires : il cesse d’être socialement ce qu’il est naturellement dès lors qu’il met la main avec l’argent sur l’ensemble des qualités devenues marchandises, réparties dans cette humanité qui échange : il est beau par la femme vénale qui l’accompagne, il est rapide par l’attelage qu’il s’est ajouté, comme s’il était une dépendance de son corps propre, il a les qualités intellectuelles qu’un éloge journalistique publie dans une presse à sa solde. On comprend que la puissance comme toute-puissance trouve son symbole dans cet argent transfigurateur mais il faut pour cela un triple effet de concentration, de potentialisation et de transformation des relations en substance (que permet l’existence objective de l’argent) : pour parler du dernier point, l’argent est agent social, mais c’est comme s’il détenait en lui-même ce pouvoir et non pas de la valeur que les hommes dans leurs transactions lui prêtent. Il est au cœur, il détient une option sur tous les échanges, il les surplombe tous potentiellement. Il faut donc une opération de fétichisation, qui résume les trois précédentes, pour que la puissance accède à ce statut de toute-puissance. On oublie la nature relationnelle et opératoire de la puissance pour la concentrer dans une source inépuisable, dans un principe transcendant.

Nous avons pu voir que la puissance apparaissait comme l’agent par excellence, ce par quoi la nouveauté d’un changement s’introduisait dans le statu quo du réel. Mais si le changement est observable, ce qui l’initie, ce pouvoir de commencer et de régir est hors du visible : il semble alors à la façon des principes métaphysiques ne pas pouvoir se réduire à ce qui le manifeste : ce sont toujours des faits finis qui sont visibles mais lui, comme principe, paraît échapper à cette finitude ; il paraît avoir une ressource indéfinie, inépuisable ; il paraît pouvoir briser le plan régulier des causes et des conséquences en introduisant le miracle d’un acte libre, d’une initiative inédite. Nous avons pu voir qu’était ainsi privilégiée la puissance des contraires qui permet de penser la liberté d’indifférence et le libre arbitre. Mais cette puissance agent ne pouvait pas se dispenser d’un patient adapté, d’une matière qui n’est jamais quelconque mais doit être appropriée pour coopérer : la puissance se dit aussi de ce qui est passif. La réceptivité est alors un des pôles de la puissance qui se dit au double sens de ce qui agit et de ce qui réagit, comme le montre bien le concept spinoziste de puissance d’agir qui est tout autant le fait de pâtir que d’agir : la passivité est une sélection qui discerne ce sur quoi il est intéressant d’agir ; elle délimite la zone de ce qui concerne l’activité prochaine ; elle décrit le préalable d’un monde avec lequel interagir. Cette dualité change de sens dans la mécanique newtonienne où l’équivalence dynamique est parfaite entre l’agent et le patient, de sorte que l’agent subit tout autant que le patient agit. La technique négocie par ruse un avantage dans ce bilan égal. Et l’artifice humain se développe sur le plan des représentations : la puissance s’épuise mais le symbole de la puissance sauve le mythe de sa ressource indéfinie. La politique échange ainsi la potentia qui est infirme pour le potestas qui se symbolise dans l’épée de justice et le glaive de guerre. Alors le pouvoir étatique paraît s’élever au-dessus de tous les bilans et gagner une majesté divine : rien ne peut lui résister, il peut tout faire. On lui doit sa sécurité, son salut.

Intervient ici une puissance d’une autre nature, dont les productions sont tenacement convaincantes, puissance de croire, puissance d’imagination qui ajoute au réel fini, l’idole de ce qui peut tout, de ce qui est invincible. Le principe métaphysique de la puissance se réduirait alors à ce fantasme du fétiche. Il ne se justifierait que par le besoin de croire.

 

 

 

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[1] Généalogie de la Morale, I, 13.

[2] Ethique, IV, prop. 38.

[3] Éthique, IV, scolie de la prop. 55 « la haine ne peut jamais être bonne ».

[4] Éthique II, prop. 14 et sa démonstration.

[5] François Dagognet, l’essor technologique et l’idée de progrès, p. 11, A. Colin, 1997.

[6] Pascal, Pensées, 82, Br.

[7] Pascal, Pensées, 308, Br.

[8] Édition Jean Salem, GF, 1996, p.207-209.

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