L’effet d’une rencontre « formatrice » et ses répercussions, comme un roulement de tonnerre (Benjamin) : transmission
« Roue de Rencontre » :
roue dont les dents engrènent
sur le pivot qui fait
mouvoir le balancier.
(Terme d’horloger)
Neuilly et je, un soir en juin, lourds d’attentes orageuses…
Une demi-heure d’entretien et l’homme dans la pénombre change de position sur son fauteuil, fauteuil collé au divan et divan collé au mur, et mon œil collé à cette disposition… toute distance suspendue…
Affichant un regard rieur irrésistible, l’homme me lança : « Bon, on s’arrête là, c’est suffisant. Maintenant, on discute ! » Ainsi, durant plus d’une heure, nous discutâmes, je, toujours lourd et désormais confus, lui, clair et d’une légèreté profonde… Subite fraîcheur, îlot en ces temps si lourds… Quelque chose est mis en mouvement.
Évidemment, je me suis perdu sur le chemin de retour, évidemment, me suis ainsi réveillé de l’envoûtement – attendu…
Par bribes, au fil des ans, cette parole revient et m’indique à chaque fois combien ce moment fut fort, bien au-delà de la séduction – ce fut une Rencontre, et la réduire à une séduction, qui, certes, eût lieu, serait en faire une formation-écran. Tout l’instant s’est condensé en ce mot, mon mot : Rencontre – fondation et migration, donc.
J’aurais aimé en traduire quelque chose, en belles et fortes phrases, me hisser vers un Rilke ou un Celan qui surent si bien, mieux que moi, nous dire quelque chose de la Rencontre – des poètes, oui, car nous parlâmes poésie et poètes aussi, ce soir-là. Et c’est cette couleur, cet affect, qui me revient toujours en premier.
« … c’est parole là d’une langue en usage ici, le vert avec le blanc dedans, une langue, pas pour toi et pas pour moi– car, je le demande, pour qui donc elle est conçue, la terre, ça n’est pas pour toi, dis-je, qu’elle est conçue, et pas pour moi– une langue, de toujours, sans Je et sans Toi (…) et qui parle, cousin, ne converse avec personne, il parle, il parle car personne ne l’entend, personne et Personne, et alors il parle, lui et pas sa bouche, pas sa langue, lui-même et lui seul : tu m’entends ? « [1]
Je ne suis jamais revenu à Neuilly.
Nous ne nous sommes jamais plus parlé ni revu.
La Rencontre – physique – restera donc : unique… d’autant plus.
Mais suffisante : la parole, ces paroles vivent, aux étages que l’on dit inférieurs. C’est pour cela que ce mot – Rencontre – garde sa force, c’est pour cela qu’il est actif. Il est le gardien toujours vif de cette scène, de cette tension, cela en est le reste habité de ce quelque chose qui est, qui fait, une transmission, sans cesse. Rencontre physique unique, prise dans un temps et un lieu précis. Mais cette Rencontre se perpétue, désormais interne, et s’est répétée, sous d’autres formes, avec des séminaires sur le séminaire Filiations, bien sûr, mais aussi et surtout celui qui est si évidemment peu cité, La pensée et le féminin : autant de répétitions et retrouvailles de la Rencontre, tout aussi fortes. La transmission n’est pas forcément celles de connaissances, des contenus de représentations, ou ne passe pas forcément par et dans ce vecteur. Elle peut être le résultat d’une Rencontre, creuset où se donne bien plus la visée que des objets[2]. À ce titre, elle peut se suffire d’être unique.
À la seule condition que cette Rencontre soit pour l’un des protagonistes le lieu où surgit, s’incarne, se figure, se représente quelque chose qui était encore indéterminé mais en attente, et qui trouve alors, en une sorte d’inquiétante étrangeté, forme où se reconnaîtra, se représentera, ce qui était là en tension, en latence.
Dans cette silhouette, et donc dans ce transfert, se marque un temps fort du trajet personnel vers l’être analyste. Ce que Hegel puis Lacan indiquaient du terme de Begierde, soit la reconnaissance de son désir en l’autre, ce que sans doute d’autres nommeraient identification projective. Mais faut-il encore que cette silhouette soit au plus près de mon intime, tel le cadre du fantasme.
Dans un trajet vers l’analyse, sont repérables ainsi des temps que l’on dira forts, des temps de Rencontre, autant de jalons peu à peu révélateurs d’une exigence interne dont les contours lentement se dessinent en se révélant. Un parcours peut s’indiquer de quelques noms, ceux par exemple de René Laloue, rencontre qui m’amena à ma psychanalyse, et de Wladimir Granoff, qui incita quelque chose du devenir analyste (là, quand même, quel non-hasard de la transmission ! ) : du fait même, et du seul fait de leurs personnes, de leurs êtres. Cette condition est centrale, afin que la Rencontre soit autre chose que celle d’un fantasme ! Nous sommes, ici, loin, très loin, des Maîtres. Au-delà.
Après avoir lutté contre l’Ange, Jacob crut enfin trouver le repos et son lieu : une oliveraie. Mais il se couche et rencontre le, son rêve. Au matin, il sait qu’il doit partir, perdre ce lieu tant attendu du repos, à la seule fin que son rêve soit, devienne, transmission. À l’instar de Jacob une décision est à prendre :
– soit je reste et ne risque de connaître que les destins de la séduction,
– soit je migre, et dès lors la rencontre deviendra peu à peu, ou pas à pas, transmission, résultat d’une tension, d’une co-excitation : celle du temps et lieu de la rencontre, et celle du mouvement qui m’en éloigne. Ainsi peut se conquérir ce que mes aïeux m’ont donné.[3]
« Nous oublierons tous les deux ce que nous avons vécu aujourd’hui (…) Tu ne remarquerais même pas combien toute ta confiance serait placée en moi ; tu me surestimerais et attendrais de moi ce dont je suis incapable. Tu m’observerais et approuverais même ce qui n’est pas bien. Quand je voudrais te faire un plaisir, en trouverais-je seulement un ?«
Alors, l’idéal analytique serait, non pas un patient de plus, ni même une séance de plus, non pas une conférence, un séminaire, un article, un livre de plus, mais des Rencontres. Des êtres. Une forme de tension que je dois – ou me fais devoir, afin de maintenir la tension,vitale – à Wladimir Granoff. Mon Granoff – intime. Car, c’est une évidence, chacun a le sien, n’est-ce pas ?
« Une indescriptible nostalgie s’éveille en lui. Il s’arrête et se retourne. Mais la partie du chemin fait un coude juste derrière lui pour rentrer dans le crépuscule qui est tombé entre-temps, et personne n’est en vue. »[4]
[1] Paul Celan, Entretien dans la montagne, Fata Morgana, 1996.
[2] Wladimir Granoff en son séminaire Filiations, rappelait, qu’avec la mort de Freud disparaissait aussi et surtout la visée déterminant l’œuvre ; voir Filiations, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 34.
[3] Allusion au célèbre vers de Goethe que Freud a cité au moins trois fois dans ses écrits.
[4] Rainer Maria Rilke, « Une rencontre » in Œuvres en prose, Gallimard La Pléiade, 1993.