Joël Bernat : « Les trois phases du processus psychique selon Sigmund Freud »

Dans l’esprit des Lumières anglaises (Francis Bacon) et allemandes (Kant) Freud décrit un mouvement évolutif de la pensée que l’on retrouve dans l’ontogenèse humaine.

« Parallèlement à la domination progressive du monde par l’homme, a lieu une évolution de sa conception du monde, qui s’écarte de plus en plus de sa croyance primitive en la toute-puissance et s’élève de la phase animiste à la phase scientifique par l’intermédiaire de la phase religieuse[1]. »

Affirmation qui s’appuie bien évidemment sur les travaux anthropologiques de l’époque[2] – qui prolongeaient une pensée importante des Lumières – ainsi que sur certains travaux philosophiques, (nous l’avons vu avec Auguste Comte), l’ensemble restant au service des adhésions de Freud à Lamarck et Haeckel. Jusqu’à un certain moment.

S’il y a une certaine insistance de Freud dans le rappel, de 1905 à 1913, des trois phases d’évolution de la pensée de l’humanité, cela tient peut-être au fait que, peu à peu, il va les relier à trois formes cliniques. Ainsi, par exemple : « on pourrait se risquer à dire qu’une hystérie est une image distordue d’une création artistique, une névrose de compulsion celle d’une religion, un délire paranoïaque celle d’un système philosophique. »[3]

Freud remarquait dès 1897 que, dans l’hystérie, les fantasmes sont indépendants ou contradictoires[4], alors que dans la paranoïa, ils sont systématiques et concordants (de là la possibilité de produire des systèmes où prime la synthèse du Un). Rappelons que de façon générale les fantasmes combinent des choses vécues et entendues, et relèvent de déplacements lors des élaborations secondaires :

– par voie associative dans l’hystérie ;

– par similarité conceptuelle dans la névrose obsessionnelle ;

– par déplacement d’ordre causal dans la paranoïa, où l’élaboration secondaire occupe la première place comme fausse perception[5] ; c’est cet effet concordant des fantasmes qui est source de principe universel et de systèmes, et c’est à cela que Freud a pu échapper (« j’ai réussi là où le paranoïaque échoue »). Et n’oublions pas la centralité de la problématique narcissique de cette affection.

Freud s’explique, sur ce lien des trois phases avec la clinique, quelques années plus tard :

« L’hystérique est un indubitable poète, bien qu’il présente ses fantaisies essentiellement sur un mode mimique et sans prendre en considération la compréhension des autres[6] ; le cérémonial et les interdits du névrosé de contrainte nous obligent à juger qu’il s’est créé une religion privée, et même les formations délirantes des paranoïaques montrent une ressemblance externe et une parenté interne qu’on ne souhaitait pas avec les systèmes de nos philosophes. On ne peut se défendre de l’impression qu’ici les malades entreprennent pourtant, d’une manière asociale, les mêmes tentatives pour résoudre leurs conflits et apaiser leurs pressants besoins que celles qui s’appellent poésie, religion et philosophie quand elles sont effectuées d’une manière acceptable pour une majorité. »[7]

Auparavant, il avait inscrit ces constats cliniques dans une explication phylogénétique lamarckienne, qui fut « poussée » à un certain terme dans un texte de 1915 non publié, Vue d’ensemble des névroses de transfert, théorisant le lien entre le type de pathologie et une phase de l’humanité que cette problématique répéterait.

La thèse freudienne, lamarckienne à cette époque, est la suivante : l’histoire du développement de la libido répète un développement phylogénétique. Le lien pathologie – phase de l’humanité fut d’abord évident pour Freud dans l’association névrose obsessionnelle – religion :

« On pourrait se risquer à concevoir la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions, et à qualifier la névrose de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle universelle[8]« .

« Le premier, j’avais essayé en 1910 d’aborder les problèmes liés à la psychologie religieuse, en établissant une analogie entre le cérémonial religieux et celui des névrosés. (…) Le Dr Pfister (…) a tenté de rattacher la rêverie religieuse à l’érotisme pervers[9]« .

En 1928, la religion est conçue comme répétition de la situation œdipienne[10], prolongeant ainsi l’étude amorcée dans le Vinci. Et l’adoption d’une religion, c’est-à-dire d’une névrose de contrainte collective, dispense de la tâche de former une névrose personnelle.[11]

Ainsi,

« Dans la phase animiste, c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s’est réservé le pouvoir d’influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n’y a plus place pour la toute-puissance de l’homme, qui a reconnu sa petitesse et s’est résigné à la mort, comme il s’est soumis à toutes les nécessités naturelles. »[12]

Mais, la référence aux trois phases, que Freud répète de nombreuses fois, disparaît après les travaux sur la métapsychologie en 1915. Une élaboration a eu lieu et les trois phases sont devenues un modèle technique : remémoration (en défaisant les réfutations), répétition (en mettant en scène pour une épreuve de la réalité), perlaboration (Bejahung). Ce qui reprend le titre d’un article de 1914, article qui relie les trois phases à la pratique.

De même, Freud va lier cette conception de l’évolution de l’humanité au trajet que se doit de parcourir la pensée individuelle, comme au trajet de l’analyse (illustré par l’analyse de l’Homme aux Loups) et au progrès dans le travail scientifique – qui s’accomplit de façon tout à fait similaire à celui de l’analyse. Car l’on peut lire dans les textes freudiens à partir de 1915, une insistance là aussi à rappeler les trois phases évolutives de la pratique analytique :

– le temps de la Katharsis et de la croyance en la toute-puissance du sens (et de la parole) que l’interprète délivre, devant susciter une abréaction du souvenir (sur le modèle de l’hypnose) : « je croyais alors (…) que ma tâche devait se borner à communiquer aux malades la signification cachée de leurs symptômes morbides[13]« , temps de la croyance en la toute-puissance magique d’une parole révélatrice ;

– puis la méthode des associations libres qui devaient permette de deviner le refoulé pensé comme rébus, et l’interprétation devait permettre la remémoration, la levée de l’amnésie infantile ; mais il y avait les formations écrans et les résistances (en un mot, il y avait du sujet) ;

– enfin le temps de la scène transférentielle et l’analyse des résistances qui, une fois surmontées, permettent la remémoration et l’élaboration, les affirmations ou les renoncements.

Ceci n’est donc pas qu’une théorie chez Freud, puisque nous pouvons aussi observer sa mise en actes dans sa vie même comme dans son parcours de la question de l’occulte et la transmission de pensées :

– un premier temps où Freud est dans la croyance et les angoisses superstitieuses, temps repéré par Jones, celui de la remémoration de la pensée animiste ;

– puis, vers 1910, le temps de la répétition, de la mise au travail, en scène, pour l’étude scientifique de cette transmission de pensées, avec Ferenczi par exemple, encourant le risque de la mystique ;

– à partir des années 1920, l’élaboration scientifique avec ses affirmations ou renoncements suite à l’épreuve de réalité.

Ces processus ne sont pas aussi linéaires et tranchés (c’est un effet de présentation), leurs temps coexistent en fait souvent, car il s’agit d’un cycle incessant du processus psychique. Ainsi pouvons-nous observer chez Freud que ses angoisses superstitieuses seront ainsi sans cesse traitées : mises sur le métier, en scène (psychique) puis perlaborées avec l’épreuve de la réalité.

Donc, les phases animiste, religieuse et scientifique révèlent, sous ces dénominations, un cours du processus psychique – lorsqu’il n’est pas entravé ou fixé – cours incessant en ce sens où il prend en charge chaque objet psychique et qu’ainsi, selon nos objets psychiques, nous observons des degrés d’élaborations fort différents. Ainsi, à côté de représentations scientifiques, peuvent exister des croyances animistes ou religieuses. Ceci signifie que ces trois phases du processus psychique ne concernent pas la psyché dans sa globalité (comme si elle était « une »), et qu’il ne s’agit pas de phases au sens d’une représentation génétique, même si l’on observe des prédominances de l’une ou de l’autre dans le développement de l’être humain. C’est ce que nous allons voir en résumant brièvement ces trois étapes du processus psychique.

La phase animiste

Ce terme d’animisme fut avancé par Edward B. Taylor (1832-1917) qui en fit l’élément de base d’une théorisation du phénomène religieux, étude prolongée par Frazer. Freud la reprendra pour l’introduire dans la clinique psychanalytique.

L’animisme décrit la croyance aux âmes et aux esprits, c’est-à-dire l’invisible, ce qui constitue la première phase de la religion. L’invisible est le signe de la projection endopsychique, tentative de figurer un processus ou un état psychique. Cette croyance aux esprits se nourrit d’auto-observations d’états et de phénomènes psychiques particuliers tels que le sommeil et ses rêves, la maladie, l’extase et ses visions, la mort : autant de phénomènes énigmatiques. Cet énigmatique reçut pour « explication » l’existence d’une âme ; et par extension, en ces temps sans science, tout fut doté d’une âme ayant une existence autonome (ce que Socrate décrivit lors de son procès avec son démon[14]).

La projection et figuration (matérialisation) des processus psychiques internes sur des objets externes, ne défait pas la dimension énigmatique de ces processus psychiques. Alors, l’énigmatique fut déplacé, remplacé (vertreten) par la notion d’autonomie (l’autonomie du rêve par exemple, puisqu’on ne peut le commander, devint par projection l’autonomie de l’esprit, ou par synecdoque, l’autonomie de l’âme). Ainsi fut traité tout ce qui fut obscure autoperception des processus psychiques inconscients.

Donc, les esprits furent pensés autonomes, leur qualité énigmatique résistant à toute interprétation. Dès lors, ces esprits pouvaient faire retour en l’homme, retour suscitant et expliquant les états de possession, ou bien s’incarnaient en un objet qui devenait ainsi fétiche. Le déplacement suivant produisit des espèces entières dotées d’esprits : cela donne un mouvement qui part de l’arbre du village et son esprit propre, à toute la forêt dont chaque élément est doté d’un esprit particulier, et par projection de l’organisation humaine du village, il fut pensé un chef, c’est-à-dire un dieu-arbre pour la forêt. La multiplication des dieux pour chaque espèce amena la nécessité d’un chef suprême, à l’image de l’extension des groupes humains et de leur besoin d’un roi, et ainsi apparut un Dieu, roi de tous les dieux des esprits du monde. L’on remarquera le trajet élaboratif qui va du fragmentaire vers une totalisation, un système, celui d’une synthèse du Tout dans du Un.

Notons au passage qu’il fut imaginé toute une variété d’âmes dont nous retrouvons toujours la trace de nos jours :

– L’âme-vie ou âme-corps, qui se sépare du corps à la mort, ce qui permet le déni de la mort (base de toute religion) ;

– L’âme-libre ou ombre, image, qui quitte le corps lors du sommeil, de la maladie ou de la transe (source de l’inquiétante étrangeté ou des mystiques, par exemples soufis ou tibétaines) ;

– L’âme spirituelle qui a son origine dans la divinité (qui s’auto-engendre comme émanation du néant, comme dans tous les mythes de création, par exemple Gaïa) et préexiste à l’homme : cette âme s’incarne en lui à la naissance (ce qui répète la naissance du Dieu) et le quitte à sa mort pour retourner à sa source surnaturelle (nous retrouvons ce mouvement dans toutes religions, mais aussi dans certaines théorisations de la langue comme cosmos).

Il est bien évident que c’est en ce temps mythique que le mot a pris une valeur de toute-puissance magique, c’est lui et lui seul qui peut donner l’illusion de recouvrir la chose, puis de la remplacer, la tuer. Le mot recouvre l’énigme de la chose, la refoule, ce qui permet l’illusion qu’en manipulant dès lors les mots écrans, on manipulerait les choses, illusion renforcée en ce que le mot écran se présente en lieu et place de la chose, comme si c’était le perçu. Ainsi, la formule classique : « le mot est le meurtre de la chose » est à la base de la parole magique, autorisant une toute-puissance narcissique du langage et toutes les opérations de réfutation. Mais le refoulé, ici l’énigme, ne cesse de faire bien évidemment retour.

Ainsi, comme Freud le rapporte, citant Frazer, lorsque les Dayak vont à la chasse, ceux qui restent au village ne doivent pas toucher à l’huile ou à l’eau, car cela rendrait mous les doigts des chasseurs. « Les hommes prirent par erreur l’ordre de leurs idées pour l’ordre de la nature, et c’est pourquoi ils s’imaginèrent que le contrôle qu’ils exercent, ou semblent exercer, sur leurs pensées, leur permettait d’exercer un contrôle analogue sur les choses.[15] » Ce que nous avons vu avec Aristote quant aux catégories de l’être, ou avec Hegel et sa théorie des planètes, ou encore Spinoza qui posait que l’ordre des idées est celui des choses.

L’animisme permettrait de croire assimiler le milieu, vécu comme hostile puisque énigmatique, en l’assimilant à des nominations écrans, c’est-à-dire en le recouvrant : si je ne peux maîtriser la chose, je peux en maîtriser sa nomination. Donc : toute-puissance de la pensée, de la réalité psychique par défaut de perlaboration ou d’épreuve de la réalité. « On distingue encore, ajoute Freud, un animatisme qui est la doctrine de la vivification de la nature que nous trouvons inanimée et auquel se rattachent l’animalisme et le monisme”, “conditions préalables de toutes les religions”. Il correspondrait au stade narcissique, si l’on tient compte de “la grande valeur (…) que le primitif et le névrosé attribuent aux actions psychiques.[16]« 

L’animisme est une production théorique, nous dit Freud, « poussée » par l’élaboration secondaire du moi dans un triple « souci » : unification, cohérence, intelligibilité (notons que c’est la définition du fétichique comme nous l’avons vue avec Victor Smirnoff). Le résultat est alors l’appréhension, depuis un seul point, de l’univers entier comme un seul ensemble, sur le mode d’une identité de perception inconsciente. Ce qui est ici visé est la maîtrise de l’objet (humains, animaux, objets, esprits ou noms), par des techniques opératoires reposant sur la loi magique telle que Caillois[17] l’a définie. Les choses qui ont été une fois en contact restent unies, selon :

– la magie de l’acte (sorcellerie) par similitude d’action (imitation et mimétisme), ou contact au sens figuré : association par ressemblance, qui fait que le semblable produit le semblable. On retrouve le principe de la satisfaction hallucinatoire des processus primaires : le geste qui fut source de plaisir est répété, sa voie est frayée, dans l’espoir de la répétition du plaisir ; ou encore le mécanisme de l’identification hystérique ;

– la magie de la parole (les formules magiques, etc.) par contiguïté, affinité, connexion spatiale, contact au sens propre, comme dans la névrose obsessionnelle. L’exemple le plus évident est celui des prières qui « se réduisent aisément à la simple mention d’un nom divin ou démoniaque, ou d’un mot religieux presque vide (…) Les noms eux-mêmes se décomposent ; on les remplace par des lettres : le Trisagion par sa lettre initiale (…) on en arrive ainsi aux énigmes que sont les Ephesia grammata ou aux fausses formules algébriques, auxquelles ont abouti les résumés d’opérations alchimiques. (…) La magie a parlé sanscrit dans l’Inde des pracrits, égyptien et hébreux dans le monde grec, grec dans le monde latin et latin chez nous. Partout elle recherche l’archaïsme, les termes étranges, incompréhensibles. »[18] Et parfois, des termes allemands dans le discours analytique français…

Dans notre évolution, nous retrouvons les restes de cette phase : par exemple, l’inquiétante étrangeté répond à cette condition. Dans Totem et tabou, Freud écrivait : « Le caractère de l’inquiétant est lié aux impressions qui confirment la toute-puissance des pensées et le mode de pensée animiste en général, alors que dans le jugement [celui de la Bejahung] nous nous en sommes déjà détournés. Les relations entre représentations sont appliquées aux choses, au-delà des espaces. » « L’image en miroir du monde interne ne peut, à l’époque animiste, que rendre invisible cette autre image du monde par ressemblance et contiguïté que nous croyons connaître. »[19] La croyance en l’invisible a pour visée première l’effacement de la réalité externe, et ne perdons pas « de vue » que bien des concepts ont cette fonction de représentation de remplacement.

« L’analyse des cas d’inquiétant nous a ramenés à cette ancienne conception du monde qu’est l’animisme, qui se caractérisait par le peuplement du monde avec des esprits humains, par les surestimations narcissiques des processus animiques propres, la toute-puissance des pensées et la technique de la magie fondée sur elle, l’attribution à des personnes et à des choses étrangères de forces d’enchantement aux gradations soigneusement établies (mana) ainsi que par toutes les créations grâce auxquelles le narcissisme illimité de cette période de l’évolution se défendait contre l’objection irrécusable de la réalité. Il semble qu’au cours de notre développement individuel nous avons tous traversé une phase correspondant à cet animisme des primitifs, qu’elle ne se soit déroulée chez aucun d’entre nous sans laisser de traces et des traces encore capables de s’exprimer, et que tout ce qui nous paraît aujourd’hui « inquiétant » remplisse la condition qui est de toucher à ces restes d’une activité d’âme animique et de les inciter à s’exprimer. »[20]

L’inquiétant et son autre face, l’invisible, sont les signes de cette activité narcissique.

Le penser primitif est la projection de l’être interne sur le monde externe, puis la considération des manifestations extérieures comme semblable aux siennes. Ce que l’on retrouve chez l’enfant qui personnifie pour comprendre et maîtriser[21]. Nous attribuons à l’autre nos propres conscience et constitution par identification (identification projective), ce qui est le présupposé de notre compréhension et une source animiste ; de même, l’incompris en soi est jugé comme s’il appartenait à une autre personne en soi, une seconde conscience (un Autre, celui de l’altérité interne réfutée), ce qui fait que l’on refuse la reconnaissance psychique mais on l’interprète chez l’autre : c’est une inférence retournée.[22]

Le « stade animiste » est une phase première, narcissique. Le langage en porte le témoignage avec des tropes (le trope comme dépôt, témoin de cette opération et qui offre la possibilité de répéter ce procédé) telle la synecdoque ou encore la prosopée : mettre en scène les absents, les morts et les êtres surnaturels ou inanimés, en les faisant agir ou parler en s’efforçant de présenter comme énonciation directe ce qui n’est que récit, ce qui installe l’absent dans le présent. Nous avons vu cela avec le cas du Pr. Staudermaier.

Mais il ne faudrait pas réduire l’animisme à une seule pensée dite « primitive » ou « infantile ». La pensée animiste peut recevoir des élaborations du moi cogitatif très poussées au point de devenir des théories d’apparence scientifique ou des systèmes : les métaphysiques en sont un bel exemple. Ces élaborations animistes oscillent entre animisme pseudo scientifique et paranoïa. Jean Beaufret, avec Heidegger, l’indiquait, comme bien d’autres : « C’est donc bien en climat de magie, c’est-à-dire de désir de toute-puissance, que se produit en Occident l’avènement de la science comme projet mathématique de la nature. Même la science de Descartes ne cesse de roder autour de la magie dont elle dénonce l’imposture, mais non pas l’ambition, dans la mesure où son but est de faire de « l’homme purement humain » le « maître et possesseur de la nature »[23]« .

L’animisme et la toute-puissance magique de la pensée, sert donc au moins deux intérêts :

– la nostalgie du narcissisme primaire représentée par le moi idéal, ou bien les idéaux du moi qui en sont une forme plus élaborée ; la suppression de l’écart moi – monde, que ce soit dans une fusion ou une maîtrise (supprimant la différence, l’altérité de l’autre), comme fin utopique des angoisses et des énigmes du monde externe de la réalité ;

– le vœu de maîtrise du moi qui se manifeste par sa tendance à l’unification, à la synthèse, échappant ainsi à tout éprouvé de castration et de clivage internes. Il est à noter que la toute-puissance de la pensée trouve un matériau pour se développer avec les contes de fées, par exemple, que les adultes donnent aux enfants.

Mais la réalisation – toujours hallucinatoire – de ces vœux équivaudrait en même temps, de façon ambivalente, à une dissolution du moi, ce à quoi il résiste : d’où les éprouvés d’angoisse et d’inquiétante étrangeté par exemple.

La toute-puissance est, dans de tels cas, accordée au signe, que ce soit celui du verbe ou celui du chiffre, qui fait encore plus vrai du fait de son abstraction. En cette fin de millénaire, le seul fait du chiffre 2.000 dans l’ère chrétienne suscite des idées de fin du monde, de plus en plus déguisées avec des oripeaux de science : la chute d’une station spatiale ou d’une sonde, un krach boursier ou une guerre nucléaire, le tout appuyé de rationalisations et de preuves, et bien sûr, s’appuyant en amont sur les traditionnels « Apocalypse de saint Jean », Nostradamus, etc. Il reste que les musulmans sont en 2622, les Chinois en 4698 et les juifs en 5759, et seraient donc actuellement à l’abri… des chiffres ronds ! Quel que soit le signe, celui-ci peut être le réceptacle des pensées animistes.

L’animisme en clinique est indissociable de la question narcissique et de la toute-puissance de la pensée, ce dont témoignent les systèmes, les visions-du-monde et les pathologies narcissiques comme la paranoïa, mais aussi les angoisses, rituels, culpabilité, etc. Il y a pathologie parce que le cours psychique est fixé à ce mode premier d’élaboration. Et il y a aussi souffrance car le magique est une menace qui vient terrifier le moi sur un autre versant.

L’occulte et la transmission de pensée sont des manifestations de cet animisme. D’ailleurs, quelque chose est renforcé en français à ce sujet, par le simple fait d’avoir traduit Gedankenübertragung par transmission de pensée, qui est une expression du langage occultiste et non pas par transfert de pensée. Quelque chose de métaphysique est ainsi conservé, et l’on arrive à une situation paradoxale : si les transferts d’affects, par exemple amoureux, n’ont rien de mystérieux dans le dire analytique, dès que l’on aborde le chapitre du transfert de pensée, il y aurait là de l’obscur et du surnaturel…

La phase religieuse

Du fait de la difficile maîtrise des motions pulsionnelles et des affects, ceux-ci sont projetés dans le monde extérieur, puis transformés en croyance en des forces supraterrestres ou suprahumaines (par l’attribution de la toute-puissance) : c’est-à-dire en entités invisibles, puisque ce sont des phénomènes psychiques. La projection apporte un autre bénéfice : celui de réduire l’éprouvé de l’origine interne des affects, voire d’en extérioriser la source (par exemple, avec le principe de la tentation qui est attribuée à un autre, à un diable ou à une épreuve divine).

Le souci et le vœu de maîtrise des pulsions n’étant pas – évidemment – réalisé, une élaboration secondaire vient alors créer un maître de ces forces (pulsions et affects) : un Dieu (le texte même des prières répète la visée de cette création d’un Dieu), une puissance occulte, une Institution, etc., par reprojection de l’image des parents de l’enfance, accordant ainsi la croyance en une maîtrise toute-puissante à des figures des plus externes. Ceci entraîne la répétition de la dépendance infantile, déplacée de l’imago parentale vers celle de forces divines ou occultes : le gain est l’illusion d’un dégagement de la dépendance aux parents et de l’histoire œdipienne ; elles ne sont en fait que déplacées et répétées (transférées) telles quelles le plus souvent. L’œdipe est déplacé sur une autre scène, dans l’illusion d’une extériorité ; cette autre scène étant collective, cela renforce le déplacement et vient banaliser la question œdipienne et en bloquer toute possibilité d’élaboration.

Cela produit une croyance narcissique, car le monde n’est plus que le miroir de la psyché. Le croyant croit en ce monde projeté en répétant le rapport de son propre moi à son narcissisme sur son versant d’idéal. Mais l’acte projectif reste inconscient (il n’y pas eu de jugement d’existence), et c’est pour cela que la croyance en des dieux est frappée d’un oubli, celui qui fait que leur existence n’est qu’un phénomène psychique. De même, mettre en question leur existence équivaut à mettre en doute le narcissisme du croyant et surtout, sa tentative de maîtriser ses pulsions et affects.

Alors, ces forces ainsi illusoirement maîtrisées (par un autre, voire un Autre) peuvent faire retour en soi par identification et introjection, ce qui fait que le mortel participe à, devient une part de la divinité, et croit donc recevoir ainsi un fragment de la maîtrise divine via cette nouvelle éducation ou post-éducation que porte les textes dits sacrés. Cette opération psychique est défendue, protégée par un renversement en son contraire : l’affirmation que c’est le Dieu qui crée le mortel à son image réfute le fait (psychique) que c’est bien le mortel qui a créé un Dieu à son image idéale. C’est la fonction du sacré : interdit de toucher, de penser à ces opérations psychiques. Nous retrouvons ici le signe de la constitution d’un fantasme narcissique, cette phase du déni et du déplacement causal propre à la fantasmatique paranoïaque : « ce n’est pas moi, c’est lui ».

Avec cette création d’un Dieu de la maîtrise, le résultat est la constitution d’un idéal religieux, c’est-à-dire un idéal du moi, narcissique, qui reprend et propose la réalisation du voeu du moi idéal en un temps à venir. La domestication des pulsions réduit la possibilité de jouissance individuelle, la remplace par une jouissance psychique collective : faire un avec le tout. C’est à la fois une promesse différée, et réalisée hallucinatoirement dans l’idéal collectif. La substitution du principe de plaisir par le principe de réalité cause une impression endopsychique très puissante, qui se reflète dans le mythe religieux d’être récompensé (satiété et jouissance), dans un au-delà, du renoncement aux plaisirs terrestres. C’est la projection mythique de cette révolution psychique (celle de la soumission du principe de plaisir au principe de réalité). Les religions y prennent appui dans leur visée de renoncer au plaisir sans pour autant y réussir, car il y a, par exemple, le péché : lieu de la résistance de l’individu.

Mais notons ceci : la « civilisation » (au sens de Freud) oblige l’individu à tant de renoncements, surtout celui au principe de plaisir, que, dans la création d’un Dieu par projection, l’on retrouve ce principe de plaisir associé au Dieu qui est ainsi doté de la toute-puissance magique, notamment du verbe, toute-puissance qui est à l’origine liée au principe de plaisir[24].

Alors, face aux démentis qu’impose la réalité, il faut de nouvelles élaborations (des refoulements secondaires). Le temps suivant consiste à « scientificiser » l’animisme et le fantasme, ce qui crée un système et sa vision-du-monde ou, si l’on préfère, un fantasme scientifique, ou encore, une théorie sexuelle infantile adulte. Ce qui nous donne dogmes et doctrines religieuses, les sciences spirites et occultes, avec une protection : l’impossibilité d’expliquer le phénomène (par exemple, l’origine des dieux ou du mot même de religion[25]) doit être maintenue pour défendre la projection endopsychique d’origine et le fantasme narcissique ainsi que la satisfaction hallucinée de la fusion originaire que porte le moi idéal. Ainsi le sujet croit-il se retrouver de nouveau uni en ce Un de la toute-puissance, Un-dans-le Tout ou Tout-dans-le-Un. Ce Un peut être celui du ventre maternel, d’un bain lumineux, Dieu, océan ou cosmos (Jung), langage (Lacan), structure, en tant que bain unique posé comme primat absolu. C’est ce Un du Tout qui nous ferait, et seulement lui : soit l’âme du Un qui échoit à l’être lors de sa naissance et retourne dans l’Un avec la mort …

Cet ensemble d’opérations psychiques relève, selon le schéma perception – conscience, de la réfutation de l’attribution de ce qui est perçu, et de ses élaborations fantasmatiques. La représentation est remplacée par une autre qui vient la nier, occultation qui est source de la croyance imaginaire en l’occulte : et la lacune créée est compensée par l’animisme, seul a même de satisfaire aux exigences narcissiques de fusion ou effacement des frontières moi – monde, et de la toute-puissance magique.

En 1933, dans Les nouvelles conférences, Freud définissait la religion comme tentative de contrôler le monde sensoriel par le monde des désirs en une doctrine qui masque son temps d’origine, l’ignorance infantile. Dans « Moi et ça », il avait indiqué que le moi idéal était la source de toute religion. Elle est ce que tout être doit traverser pour aller de l’enfance à la maturité, et il en est de même pour la névrose. En d’autres termes, sous couvert de la reprojection des thématiques de la dépendance infantile et œdipienne, c’est bien de l’analyse de la dimension narcissique dont il s’agit. Le narcissisme primaire – et le moi idéal -, souvent tenu pour une hypothèse théorique, navigue en fait au grand jour dans ces croyances et ces systèmes, fussent-ils hautement théorisés.

Tout ceci repose sur la force du mot et du langage quand ils sont investis de puissance magique, ce qui fait que le mot (ou la théorie) vient en lieu et place de la perception interne ou externe au lieu, dans ce cas, de la re-présenter. Ce processus de défense permet ainsi la croyance aux esprits, et de maintenir l’idéal d’une toute-puissance qu’il n’y aurait qu’à conquérir, en totalité ou en fragments.

L’homme a besoin de la religion quand il ne parvient pas à dépasser la dépendance infantile ; d’où son recours aux contes de fées de la religion, selon l’expression de Freud[26]. « Tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité que, pour tout ami sincère de l’humanité, il devient douloureux que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s’élever au-dessus de cette conception de l’existence[27]. » « Tous ceux qui attribuent la direction de ce qui arrive dans le monde à la Providence, à Dieu ou à Dieu et la Nature, éveillent le soupçon qu’ils se figurent toujours ces puissances extrêmes et lointaines comme des parents, qu’ils les conçoivent mythologiquement et se croient liés à elles par des liens libidinaux[28]. »

Cette phase religieuse est donc le prolongement de la première. Mais il y a quelques différences, notamment :

la toute-puissance est projetée (celle de la pensée infantile, de l’auto-érotisme), ou déplacée (celle attribuée aux parents). Cette projection se fait sur une entité supranaturelle, non humaine et invisible, renforcée par un clivage d’avec toute dimension humaine (clivage résultant d’un rejet, d’un déni ou d’un refoulement, ce qui produit trois modes de croyances) ;

– si l’animisme était essentiellement constitué par le mécanisme inconscient de la projection, avec la phase religieuse, cette projection est prolongée d’élaborations secondaires (œdipiennes par exemple) et de rationalisations très poussées. Cela fait de ces projections animistes un système, promulguant une synthèse expliquant le tout du monde (Weltanschauung) et représentant un idéal du moi (c’est la systématisation d’un fantasme narcissique, dont une des particularités est de proposer une voie de réunification avec le tout ou le un, en fait la réunion des instances clivées, c’est-à-dire de compenser le clivage d’origine, celui créé par la projection, de même que le délire tente de réunifier ce que le rejet a clivé) ;

– le but d’un tel système est, entre autres, le remplacement de la toute-puissance infantile par la toute-puissance divine, d’en déposséder l’individu, et de remplacer son moi idéal par un idéal du moi collectif, et transmis surmoïquement par les parents en un premier temps. C’est du fait de cette transmission parentale que le déplacement des parents vers un Dieu est opéré, suscité et préparé ;

– ce qui prédomine ne consiste plus essentiellement en une magie de l’acte (d’imitation et de mimétisme) mais en une magie de la parole, parole peu à peu déposée en des livres sacrés. Ainsi, c’est le verbe qui devint fondateur. Dès lors, prime un principe universel (Dieu ou théorie) qui ne représente ni ne repose sur un perçu mais qui promeut de l’invisible (métaphysique). La toute-puissance se trouve ainsi incarnée (faite chair, visible) mais seulement par un fait de langage, dans un Dieu ou une conception du monde, conception qui réclame, exige adhésion en cette vérité écrite en un livre dès lors dit « sacré » (soit un interdit d’y toucher), lieu de toutes les réponses a priori (soit un interdit de penser, penser remplacé par la croyance qui est un pseudo penser, un comme si) ;

– le souci n’est plus celui d’une explication du monde externe énigmatique, mais surtout celui d’une maîtrise par la pensée des forces externes du monde créées par la projection des forces psychiques internes inconscientes ;

– enfin, ce système est collectif et vise à l’universalité, en étant imposé de force (Behauptung) à l’individu, sous la forme d’un système identitaire qui doit remplacer toute représentation de lui-même (c’est donc une opération d’aliénation, opération masquée ou « compensée » par l’idéal du moi). Cette universalisation du système le dote d’une qualité de pseudo vérité de par la loi du plus grand nombre, l’effet de masse, et se pose en comme si c’était du réel. Pour ce faire est-il assortit d’un interdit de penser et de le penser, dont une des conséquences est « l’oubli » que l’existence d’un Dieu est d’abord et avant tout un phénomène mental, de même qu’il est oublié que le réel est une production psychique.

Si, dans le mouvement animiste, une organisation était nécessaire afin de se retrouver dans le foisonnement des esprits et des dieux, par l’instauration d’un chef suprême à l’image du roi des sociétés humaines, néanmoins ce dieu n’était pas entièrement tout-puissant et omniscient, ni créateur de toute chose (il n’était pas le Un absolu : Zeus en est un bel exemple). Nous avions à faire avec un polythéisme, chaque dieu avait son indépendance et donc chaque individu restait libre de choix.

Avec le monothéisme, les choses changent : une sorte de synthèse et de centralisme s’installe avec la création d’un Dieu unique, tout-puissant, omniscient et créateur, dont on sent bien qu’il est constitué par la projection et le déplacement de la représentation infantile de l’imago parentale (créateurs de l’enfant, omniscients, etc.). Mais là où dans l’animisme, c’est moi qui créais le monde à mon image, avec la phase religieuse, un renversement s’opère : c’est le Dieu qui crée le monde à son image, à l’instar des parents supposés m’avoir créé à leur image (soit le vœu narcissique que mes parents pensaient à moi lorsqu’ils me firent). Cette opération de renversement est la seconde étape de la constitution du fantasme, telle que Freud la définit avec le mécanisme du renversement en son contraire.

Mais la toute-puissance individuelle est néanmoins préservée grâce à cette notion qui apparaît ou qui est développée dans les religions : la culpabilité. En effet, le péché, le « c’est ma faute », au-delà de la souffrance morale qui est le plus souvent éprouvée en toute conscience, préserve la toute-puissance : ce qui arrive ne tenait qu’à moi, « si j’avais su », etc. C’est pour cela que la culpabilité est si tenace : en fait, je la préserve puisqu’elle est la gardienne masquée de ma pensée magique de puissance. La culpabilité est une représentation qui remplace (vertreten) cette pensée magique, représentation de remplacement qui s’offre à la conscience comme si c’était une perception.

Fueurbach avait énoncé que la religion est de la pathologie qui s’ignore. Freud a précisé : la religion est donc un délire de masse, une paranoïa collective ; une formation de souhait vient remplacer (vertreten) un aspect insupportable du monde, inscrivant ce délire dans la réalité du fait d’être partagé par une communauté. Elle se met à la place du « programme du principe de plaisir » et impose une voie unique à tous, promettant bonheur et protection magiques contre la souffrance au prix de la soumission à une névrose universelle,

– qui rabaisse la valeur de la vie du sujet (sa vie devient La Vie) ;

– déforme l’image réelle du monde de façon délirante, opérant un délire de masse ;

– par intimidation de l’intelligence et fixation dans un infantilisme psychique.

« À ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle, mais c’est à peu près tout. » Chaque chrétien aime le Christ comme son idéal et est lié aux autres par identification commune à cet idéal.

La croyance est donc une pathologie narcissique, née du narcissisme primaire, de cette nostalgie du temps de l’indifférenciation moi – monde : nous ne faisions qu’un. Le religieux, le lien religieux, n’est pas seulement celui d’une croyance en un Dieu, il peut tout aussi bien être déplacé, transféré sur une théorie, répété dans l’adhésion en une croyance scientifique : la psychanalyse par exemple, ce qui se dévoile dès lors qu’apparaissent dogmes, doctrines, fanatismes, etc.

Nous sommes donc dans une pathologie narcissique dont on peut observer que, pour se défendre face aux démentis du monde réel, le narcissisme est en fait projeté et recouvre le monde externe (de la même façon que le sexuel peut être projeté hors de son lieu propre et recouvrir, interpréter le monde). Ainsi la dimension narcissique est sauvegardée. Cette opération est le lit de toute croyance, religieuse ou occulte, ou encore d’adhésions théoriques a priori, autant d’investissements narcissiques.

La phase scientifique

Comment réussir là où le paranoïaque, faiseur de système, échoue ? Comment se dégager des emprises narcissique et animiste, de leurs modes de penser ?

Freud y répond par l’accession à la phase scientifique, qui notons-le, n’est pas un état acquis une fois pour toute, mais un incessant processus : il n’existe pas de savant. Elle ne peut conférer de statut particulier, puisque la phase scientifique n’est plus un temps de toute-puissance mais de « petitesse », l’homme « se soumettant avec résignation aux nécessités naturelles » et aux processus constitutifs inconscients. Phase de renoncement au principe de plaisir, d’adaptation à la réalité, de la recherche de l’objet dans le monde extérieur. Et il n’existe pas d’ultime vérité, mais seulement du fragmentaire. « La science ne constitue-t-elle pas le plus parfait renoncement au principe de plaisir dont notre travail psychique soit capable ? »[29]

La phase scientifique est donc un moment conclusif du trajet Perception – Conscience ; il se produit, répétons-le, lorsqu’une représentation (au sens de vorstellen) re-présente une perception interne (celle d’un processus inconscient) ou externe (un fragment de la réalité externe), quelque chose de perçu inconsciemment par les sens et qui est retrouvé ou pas dans la réalité ou l’inconscient, suite à l’épreuve de la réalité et son jugement d’existence qui déterminent si cette représentation existe et peut être affirmée, ou si l’on doit y renoncer.

Dans l’Interprétation des rêves, Freud énonce quelques exemples de jugements d’impossibilité, de renoncements : il est impossible d’avoir le même âge que son père, que les enfants soient manufacturés, de naître deux fois, d’épouser autant de femmes que de membres de la famille, ma sœur est ma sœur, le passé ne revient pas, tu dois une mort à la nature. Jugements que les fantasmes réfutent. Ce jugement d’existence, constitutif du scientifique selon Freud, ne peut donc :

– que dépendre du perçu, c’est-à-dire de l’expérience comme première, ce qui exclut toute attente, tout a priori ou toute préconception, fusse le savoir analytique lui-même en séance qui s’oppose à la perception du transfert. De là découle la méthode ;

– et les acquis ne peuvent donc être que fragmentaires et en aucun cas amener une synthèse générale ou globale qui ne serait qu’un système, c’est-à-dire une représentation qui remplace (vertreten) et réfute le perçu.

Donner, avec insistance, cette place au perçu par les sens a, pour le psychanalyste, deux visées essentielles :

– écarter les représentations de remplacement au service de Thanatos (qui défait les investissements du perçu) et qui drainent avec elles les risques ou les répétitions de systèmes ;

– maintenir le transfert et sa perception, comme acte premier de l’analyse, par les sens et donc inconsciemment : sinon, il est réfuté, remplacé par les formations propres à l’analyste, occulté. Il n’y a plus d’autre dans l’écoute.

Freud a pratiqué cela et bien des textes en portent la trace : les renoncements à certaines théorisations, mais aussi des notations en exergue où il demande à d’autres confirmation d’une hypothèse ou sa réfutation, mais selon l’expérience de la cure, ou bien, l’expérience dont il va nous faire part peut heurter la pensée communément admise, et qu’il y a donc à suspendre tout jugement, etc.

Cette méthode est typique des Lumières : primat de la perception de l’expérience avec questionnement sur le mode de perception, primauté d’un esprit non prévenu pour une virginité de perception (c’est une visée, bien sûr) et suspension de tout jugement a priori. Or, c’est cette méthode qui deviendra la technique analytique, ce qu’indiquent clairement Les conseils aux médecins, méthode que viendra condenser la règle fondamentale, tout aussi nécessaire du côté du patient que de l’analyste :

– la neutralité bienveillante est la suspension de tout jugement a priori (pas d’esprit prévenu), qui s’opposerait au trajet de la représentation du perçu transférentiel ;

– l’écoute flottante comme mode de maintien de la virginité de l’écoute, en s’en remettant à l’inconscient perceptif et sa mémoire (les traces mnésiques) ;

– la liberté associative afin de laisser se déployer le libre jeu des liens entre la perception et les traces mnésiques, sans la censure d’une négation ou d’un remplacement.

Bien évidemment, ce mode de fonctionnement est sensé être acquis par l’analyste lors de son analyse personnelle, ce qui lui permet de mettre de côté ses conceptions qui auraient un effet contre-transférentiel car elles viendraient s’opposer et remplacer ce que porte la parole du patient. Mais l’analyse ne porte que rarement sur les modes de penser comme, elles aussi, formes cliniques.

Et cette démarche, cette visée scientifique est tout à fait en accord pour Freud avec sa conception de la clinique psychanalytique : « Dans toutes ces névroses, est déterminante pour la formation des symptômes, non la réalité de l’expérience, mais celle de la pensée[30]« . « Seul ce qui a été pensé intensément, représenté avec de l’affect, produit un effet chez eux, tandis que la concordance avec la réalité extérieure est seconde.[31] » Pour Freud, les choses sont bien claires : toute préconception de l’analyste, qui n’aurait pas pour origine la cure, son expérience et ce qui en est perçu, corroboré par d’autres observations, serait donc sous le primat d’une préconception quelle qu’elle soit, et serait le fruit de la névrose.

En un mot, animisme, religion et spéculation métaphysique sont des manifestations cliniques de pathologies narcissiques, en ce que ce sont les résultats de réfutations du perçu, et à ce titre, source, par exemple, d’hystérie, de névrose de contrainte ou de paranoïa.

Ce qui indique une voie thérapeutique en prenant en compte ces dimensions : l’interprétation vise à relancer le cours du processus psychique en défaisant les réfutations et les préconceptions qu’elles servent, et visant à un jugement d’existence, ce qu’illustre Freud dans son texte sur « La négation », pour une affirmation ou un renoncement. C’est en ce point que la phase scientifique rejoint et équivaut au procès de la Bejahung, l’affirmation rendue possible par l’épreuve de la réalité. C’est aussi ce que signifie l’affirmation selon laquelle la guérison vient de surcroît : une fois les processus psychiques relancés, libérés des réfutations qui les avaient fixés, les symptômes se dissolvent d’eux-mêmes.

Remarquons que, à partir du moment où est nié ou dévalorisé la fonction perceptive du moi, les théories analytiques sont dès lors orientées la plus part du temps sur deux visées : « s’habituer », vivre avec son symptôme, ou bien le « sublimer » dans le social ; c’est-à-dire que la cure mènerait à une adaptation, soit au symptôme, soit au social : c’est-à-dire à des formes posées comme idéaux du moi.

Si le patient souffre bien de ses pensées animistes (le symptôme est une théorie du sujet, selon la formulation de Pierre Fédida[32]), l’on se doit d’entendre aussi que sa problématique, et la forme même de celle-ci, est aussi une tentative d’auto-guérison. Mais ce qui s’oppose et entrave le cours des processus psychiques se résume, en fait, à la question narcissique. De même pour l’analyste, et Freud le rappelait à sa façon : la phase scientifique n’est possible qu’au prix d’un renoncement, renoncement aux exigences narcissiques et reconnaissance de sa petitesse par la soumission aux nécessités naturelles.

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[1] Freud S., « L’intérêt de la psychanalyse », (1913), Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF 1984 (p. 209) ; ou Totem et tabou, (1913), Gallimard, 1993, p. 191.

[2] Par exemple, le philosophe et anthropologue célèbre de l’époque, Léo Frobenius écrivait en 1897, dans La civilisation africaine, Ed. du Rocher 1987 : « Le mythe est déjà dans l’essence de l’émotion, mais il demeure muet dans la phase de l’action cultuelle (danses, processions, cérémonies ou imageries), il ne peut être exprimé qu’en une deuxième phase. Puis une troisième où il est condensation dynamique des éléments jadis muets ou invisibles du monde, et libère ses propres interprétations, dit métaphysiquement ce qui couvait inconsciemment chez les auteurs du mythe. »

[3] Freud S., (1913) Totem et tabou, op. cit., p. 183 ; de même, « Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité », texte de 1908, in Névrose, psychose et perversion, PUF 1973, p. 149, ou encore dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Gallimard 1987.

[4] Voir Freud S., le manuscrit 25 de mai 1897 in La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 181.

[5] Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 360.

[6] C’est en cela qu’il diffère du dramaturge : ce dernier possède l’art d’éviter les résistances du spectateur et celui de procurer un plaisir préliminaire tout en permettant de s’identifier au conflit et à ses issues que présente le personnage. Voir « Personnages psychopathiques à la scène », Résultats, Idées, Problèmes, Tome I, P.U.F. 1984, et « Le créateur littéraire et la fantaisie », in Inquiétante étrangeté, Gallimard 1985.

[7] Freud S., « Avant-propos à Théodore Reik, Problèmes de psychologie religieuse » (1919), OCF-P. XV, PUF 1996, p. 213.

[8] Freud S., « Actes obsédants et exercices religieux » (1907), in L’avenir d’une illusion, PUF 1971, pp. 93-4.

[9] Freud S., « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », in Cinq leçons de psychanalyse, Payot 1984, p. 113.

[10] Freud S., « Un événement de la vie religieuse » (1927), in Avenir d’une illusion, op. cit.

[11] Freud S., Avenir d’une illusion, op. cit., p. 185.

[12] Freud S., Totem et tabou, op. cit., p. 104.

[13] Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 101.

[14] Platon, Apologie de Socrate, Garnier-Flammarion.

[15] Frazer, cité par Freud, in Totem et tabou, op. cit., p. 200.

[16] Freud : « Le retour infantile du totémisme », Totem et tabou, op. cit.

[17] Voir Caillois Roger, « Mimétisme et psychasthénie légendaire » in Le mythe et l’homme, Gallimard 1938.

[18] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF 1950, pp. 49-51.

[19] Freud S., Totem et tabou, op. cit., & III.

[20] Freud S., « L’inquiétant » (1915), OCF-P XV, PUF 1996, pp. 174-5.

[21] Freud S., Avenir d’une illusion, op. cit., p. 162.

[22] Freud S., (1915) « L’inconscient », OCF-P XIII, P.U.F 1988, p. 208.

[23] Beaufret J., « Dialogue avec Heidegger », Le chemin de Heidegger, T. IV, Minuit 1985, p. 37.

[24] Au Moyen-Âge, par exemple, l’hébreu était tenu pour être la langue originelle, donc celle de Dieu ; peu à peu, elle est devenue la langue des savoirs secrets et de la magie (le mot est un acte) dont nous avons toujours la trace avec le fameux « Abracadabra ».

[25] L’origine du mot « religion » reste incertaine : soit religio, attention scrupuleuse, ou relegere, recueillir, ou encore religere, relier, voire, pour certains, les trois.

[26] Freud S., « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », op. cit.

[27] Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit.

[28] Freud S., « Le problème économique du masochisme » (1924), OCF-P XVII, PUF 1992.

[29] Freud S., (1910) « Un type particulier du choix d’objet chez l’homme », in La vie sexuelle, op. cit., p. 48.

[30] Freud S., Totem et tabou, op. cit., p. 205.

[31] Freud S., « L’intérêt de la psychanalyse » (1913), Résultats, idées, problèmes, T. I, op. cit.

[32] Fédida P., « Théorie des lieux », in Le site de l’étranger, P.U.F 1995.

 

 

 

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