Jacques Woda : « Déterminisme et libre arbitre »

« D’un divan l’autre a accueilli » en août 2015 « Le cri de la musaraigne ». Dans ce texte j’évoquai entre autres la question du déterminisme et du libre arbitre dans les conduites humaines.

Il se trouve que depuis j’ai lu Les affects de la politique, de Frédéric Lordon, où j’ai trouvé de nouveaux éléments d’information, qui me font poursuivre ci-dessous ma réflexion sur le déterminisme et le libre arbitre. Toutes les citations ultérieures proviennent de cet ouvrage.

 1- Je rappelle d’abord mon point de départ, tel qu’exposé dans « Le cri de la musaraigne », sous le sous- titre « Tout est déterminé. Le libre arbitre n’existe pas, mais faisons comme si. »

Il m’est impossible de concevoir un évènement sans causes. Causes multiples, innombrables, enchevêtrées, souvent inconnues, mais réelles et antérieures. Il m’est impossible d’imaginer une génération spontanée. Ainsi je crois au déterminisme, ce qui est bien le postulat de la cure. Qu’il s’agisse de trouver les fondements d’une association d’idées, d’expliquer des conduites d’échec, de dénouer des persistances en apparence incompréhensibles, de cerner la psychopathologie de la vie quotidienne, etc…, l’analyse postule qu’il existe des origines, des causes, à ces symptômes, et tente de les porter à la conscience de l’analysant. Ce qui ne veut pas dire que lorsqu’elle y parvient les problèmes sont résolus. L’analyse éclaire certains territoires du monde des causalités, pas tous malheureusement.

Ainsi, tout est déterminé, y compris la croyance au libre arbitre, et la croyance au déterminisme.

 2- Si tout est déterminé, comment s’exerce le libre arbitre, comment se déroule un « libre choix » ?

Voici deux pommes sur ma table, de même taille, également rouges, brillantes, appétissantes. Je suis seul. Je m’apprête à en manger une. J’hésite, puis j’en « choisis » une, que je saisis. Est-il imaginable que, même à bas bruit dans mon inconscient, voire plus profond dans mes systèmes de perception, ce choix soit sans cause antérieure, voire sans raison postérieure? Je ne le conçois pas.

Autre exemple de choix « libre ». Le Docteur Menguele officiait à Auschwitz pendant la seconde guerre mondiale. Outre les expériences « scientifiques » sur des déportés, il s’est attribué pendant une certaine période la « sélection » des nouveaux arrivants. A peine descendus de leurs wagons ceux-ci étaient dirigés en file vers le Docteur Menguele, debout, badine en main. Pour les vieillards, les malades, les enfants, en somme ceux qu’on ne pouvait pas exploiter, badine à droite, chambre à gaz immédiate. Pour les jeunes, les solides, les bien portants, ceux dont on pouvait encore tirer quelque énergie, badine à gauche, direction les baraques, le travail d’esclave, la mort n’étant que différée. L’appréciation immédiate d’employabilité immédiate qui servait de critère de choix était claire. Mais pour l’arrivant qui n’apparaissait pas, aux yeux de Menguele, franchement jeune ou vieux, faible ou solide, malade ou bien portant, qu’est-ce qui guidait la sélection badine du Docteur ? Vraisemblablement les plus ou moins grands besoins en esclaves à ce moment là, l’humeur du jour, le caprice… Tout à l’heure, j’ai bien sélectionné une pomme.

 3- Il se dit que dans le monde quantique il faut réussir à accepter que rien n’est déterminé. Un objet est décrit comme ayant tous les états possibles, en termes de position, de vitesse, etc. Ce n’est que lorsqu’on le mesure qu’il prend des valeurs fixes. C’est ainsi que des savants à la pointe de la physique atomique se sont résolus, ou résignés, à ne pouvoir expliquer que par le hasard certains phénomènes qu’ils observaient. Je ne conçois pas que la trajectoire, la position, la vitesse, la vie d’une particule, fut-elle quantique, puissent ne pas être déterminées par des déterminants, aujourd’hui complètement inimaginés. Je pense qu’on découvrira un jour, par hasard, que ce hasard n’existe pas. Ou bien on ne les découvrira jamais, ce qui n’empêche pas qu’ils existent.

Ainsi, je persiste à postuler que tout est déterminé.

 4- Cela étant, ne reste-t-il qu’à se laisser tomber à terre ou sur un lit moelleux en attendant que ce qui est écrit arrive ?

Ne reste-t-il, si l’on est au sol, qu’à se couvrir la tête de cendres, en attendant que l’usine licencie, que les métastases fleurissent, que la mer monte, que le climat se réchauffe ? Ne reste-t-il, si l’on est épandu sur la couette, qu’à sourire béatement en savourant d’avance sa réussite à l’examen, son succès à l’entretien d’embauche, la reconnaissance de Cunégonde conquise, les lendemains qui chantent enfin arrivés ?

Certains s’y complaisent. La plupart tentent de rester debout et de faire quelque chose pour que l’espéré survienne ou que le craint n’arrive pas. A chacun selon son pseudo choix, selon ses déterminismes. Pour ma part j’oublie tous mes déterminants, qui me font agir comme si j’étais libre. J’avoue que c’est bigrement plus simple.

 5- J’en étais resté là, et puis j’ai lu Lordon. Ma visée était de comprendre les liens entre les affects et la politique, mais j’en ai tiré non intentionnellement un avantage secondaire sur le déterminisme, et sur ma fréquentation de Spinoza.

Je cite (page 184 et suivantes dans l’édition du Seuil) :

« Spinoza se tient à son affirmation intransigeante du déterminisme universel… L’enchaînement des causes et des effets s’applique à l’Homme comme à n’importe quelle autre chose de l’univers. » C’est là que je fus flatté d’avoir la caution de Spinoza, et que je grommelai entre mes dents : toutes choses, y compris les particules quantiques, dont Spinoza ne parle bien sûr pas.

 6- La question qui alors surgit inévitablement est celle de la responsabilité.

Si nous sommes tous totalement déterminés, si le libre arbitre n’existe pas, alors nul ne peut être tenu pour responsable de ses actes, qu’il a commis sans les choisir librement, et nul ne peut être puni, pour quoi que ce soit ? C’est d’ailleurs bien ce qu’admet notre droit lorsqu’il invoque le discernement, faculté dont sont dépourvus les fous et les enfants, pour cela non punissables à l’instar des discernants.

Je confesse que cette objection m’embarrassait. Je voulais bien tenir au déterminisme, mais je ne pouvais pas ne pas punir Menguele. Je m’étais un moment sorti de la difficulté en me disant que les punisseurs étaient eux aussi déterminés, et qu’ainsi nul ni personne n’échappait au déterminisme. Mais j’étais moyennement satisfait de cette contorsion de raisonnement.

Je continue ma lecture. « Spinoza enchaîne : « Qui devient enragé par la morsure d’un chien doit être excusé à la vérité, et cependant on a le droit de l’étrangler » ». On a le droit de l’étrangler. Ce qui signifie que le groupe, l’institution, eux-mêmes engagés dans leur propre effort de persévérance, dans leur propre conatus, sont eux-mêmes déterminés à s’opposer aux agents qui menacent leur existence. Agents, et non responsables. Là est le point essentiel. En substance, les bactéries du typhus ou les génocidaires sont des agents qui s’opposent au conatus d’autres agents, et ces deniers donc  les combattent.

 7- Cette vision froide, dépassionnée, permet à Spinoza d’être fidèle à sa déclaration liminaire : « J’ai tâché de ne pas rire aux actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire, mais seulement de les comprendre ». Assis à ma table, au chaud dans mon bureau, à mi chemin de mon déjeuner et de mon dîner, je comprends ce point de vue, et je le partage. Parce qu’il fait disparaitre la tension que j’éprouvais entre d’une part ma conviction de l’existence infiniment englobante du déterminisme, et d’autre part mon désir de justice.

Adopter cette position, c’est accepter de nommer libre arbitre notre ignorance des chaines de causalité. Pourquoi pas ? Mais il y a un prix à débourser. Il est de considérer qu’il n’y a pas de responsable, seulement des agents.

Ce prix est-il élevé ? C’est-à-dire : admettre que les vilenies et les héroïsmes que soi même et autrui commettent ou montrent sont entièrement déterminés, admettre que les changements que l’on voudrait apporter à soi ou au monde sont eux même inexorablement déterminés, peut-il se traduire en actes concrets? Globalement, sans aucun doute, puisqu’il est possible d’oublier le déterminisme et agir tout à fait comme si nous étions libres.

Pour ma raison, ce prix est tout à fait raisonnable. Il favorise les conduites dégagées de ce frein philosophique. Et donc je l’acquitte pour ainsi dire toujours. Pour mon cœur, cela dépend. Le prix est abordable si je trouve aux agents des circonstances atténuantes, et j’en trouve souvent dans l’histoire, le parcours, l’existence, etc….des maltraités de la vie. Mais dans d’autres cas, par exemple pour les crimes financiers, par construction commis de sang froid, avec intelligence et préméditation, en bande organisée, par des hommes instruits, éduqués, qui vivent dans le confort, l’aisance, souvent le luxe, et qui font le malheur d’innombrables pauvres gens, je ne peux pas. Pire, je me laisse alors aller à imaginer infliger de ma main mille horribles tourments aux criminels. Ce faisant, je ne suis plus, c’est vrai, sous l’emprise de ma seule raison. C’est que, et c’est bien ce que dit l’ultime réplique du vieux film Certains l’aiment chaud : « Personne n’est parfait ».

 8- Au bout du compte, que reste-t-il de cette réflexion sur déterminisme et libre arbitre qui mérite d’être retenu ?

Je pense que le déterminisme est une loi d’airain, mais qu’on ne connait qu’en en infime partie, voire parfois pas du tout, les chaines de causalité. Comment en effet chacun procède-t-il ? Nous expliquons par des causes ou anticipons par des raisons. Nous déroulons plus ou moins loin, mais inéluctablement nous nous arrêtons à un certain point. A partir duquel le croyant au libre arbitre parle de libre arbitre, et le croyant au déterminisme parle d’ignorance des chaines, ou bien peut aussi parler, mais ce n’est alors qu’une commodité de langage, de libre arbitre.

Dès lors qu’une discussion porte sur des croyances, je l’abandonne. Pour autant que les tenants du libre arbitre n’empêchent pas les croyants au déterminisme, qu’ils soient scientifiques ou psychanalystes, d’aller constamment aussi loin qu’ils le peuvent dans leur exploration des systèmes de causalité.

 Jacques WODA, Novembre 2016

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