Joël Bernat : « La « logique du chaudron » chez Freud, ancêtre de la « logique du fantasme » ? »

Suite au texte de Jean Cournut :

Dans les écrits de Freud apparaît une histoire de chaudron qui a donné naissance à bien des développements tant analytiques que logiques ou philosophiques sous l’intitulé de « logique du chaudron ». Freud recours à cette histoire en ce qu’elle illustre bien un fonctionnement psychique défensif et le cours des opérations psychiques qui le produit.

Tout d’abord voyons les deux apparitions de cette histoire de chaudron dans les textes de Freud, histoire, car Freud n’écrit pas : logique (ce sont les commentateurs, comme Derrida, qui en feront une « logique »).

1a : en 1899, Freud commente ainsi le rêve de « l’injection faite à Irma »[1] : « Tout ce plaidoyer (…) fait penser à la défense de l’homme que son voisin accusait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu’un seulement de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l’homme devra être acquitté[2]. »

1b : en 1902 dans Le mot d’esprit et son rapport à l’inconscient[3] : « Cette même omission est le nœud d’un autre sophisme, dont on a beaucoup ri, bien que l’on puisse douter de son caractère de mot d’esprit. A. a emprunté à B. un chaudron de cuivre lorsqu’il le rend, B. se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A. « Primo, je n’ai jamais emprunté de chaudron à B. secundo, le chaudron avait un trou lorsque je l’ai emprunté à B. ; tertio, j’ai rendu le chaudron intact. » Chacune de ces objections en soi est valable, mais rassemblées en faisceau, elles s’excluent l’une l’autre. A. isole ce qui doit faire bloc, tout comme le marieur les défauts de la prétendue. On peut dire aussi que A. met un « et » là où seule l’alternative « ou – ou bien » serait de mise[4]. »

Les deux versions diffèrent un peu, les temps 1 & 3 sont simplement inversés, ce qui ne change pas grand-chose à l’affaire :

1899 : 1902 :  
Temps 1 : le chaudron est rendu intact 1 : il n’a pas été emprunté Soit une dénégation de l’acte
Temps 2 : il était déjà percé 2 : il était déjà percé Effacement du sujet par l’objet
Temps 3 : il n’a pas été emprunté 3 : le chaudron est rendu intact Renforcement « secondaire »

Le centre de la défense, le temps 2, est le plus important : ce n’est pas moi, je ne suis pas l’acteur de la situation, c’est l’autre, c’est l’objet lui-même. Cette négation est simplement renforcée par les deux autres temps qui officient comme des « justifications » renforçant le « ce n’est pas moi » et venant nier une réalité perçue, externe : il y a et un trou, et nier une action : il y a un emprunt.

Nous sommes ici dans ce que Freud pouvait nommer la croyance en la toute-puissance magique du langage : le mot est tenu pour plus fort que la réalité externe.

Pour cette raison, Jean Cournut en fait un sophisme, c’est-à-dire un raisonnement qui n’est logique qu’en apparence, et plus précisément cette apparence doit tout à une logique qui n’est que verbale.

Il va relever la trace de ce sophisme chez Freud et aussi dans son mode de pensée[5]. Cournut décompose la réponse de l’emprunteur de chaudron en trois temps :

  1. non — le chaudron n’est pas endommagé, il a été rendu en bon état : donc une dénégation de l’acte (endommager le chaudron) ;
  2. d’ailleurs — le chaudron était déjà percé : donc un dégagement de responsabilité : c’est-à-dire que ce n’est pas moi mais c’est l’objet, c’est l’autre qui est responsable de l’action, soit une projection et l’inversion qu’elle crée ;
  3. de toute façon — aucun chaudron n’a été prêté ni emprunté : soit un temps où s’établirait une loi, un principe de fonctionnement psychique, souvent un temps de renforcement par la théorisation et surtout une généralisation.

Ensuite, Jean Cournut nous propose le relevé de ce sophisme, de cette « logique », dans d’autres situations :

: dans le rêve de « l’injection faite à Irma[6] » :

  1. Non, je ne suis pas responsable de ce qui arrive à Irma ;
  2. D’ailleurs, ce n’est pas moi mais c’est Otto, ou bien la seringue, etc. ;
  3. De toute façon, le rêve est la réalisation d’un désir[7] – sous entendu ici : donc il n’y a rien de mal ou de fait dans la réalité.

b : Dora[8] :

  1. Non, je n’ai pas été incorrect avec cette jeune fille ; je n’ai pas pris la place de son père ou de M. K… ;
  2. D’ailleurs, son père ou M. K… auraient-ils mieux réussi ?;
  3. De toute façon, la névrose est caractérisée par l’impossibilité d’aimer.

c : 1922 (« Le Moi et le Ça[9] ») :

  1. Non, le psychanalyste ne joue pas au prophète, au sauveur des âmes ;
  2. D’ailleurs;

– soit cela ne marcherait pas ;

– soit les règles de l’analyse s’y opposent.

d : 1937 (« Analyse avec fin et analyse sans fin[10] ») :

  1. Non, je ne suis pas responsable de la rechute de Ferenczi, la psychanalyse non plus ;
  2. D’ailleurs, toutes les relations entre analystes et analysés ne sont pas des transferts ;

Dans les deux cas (1923 & 1937), le 3e terme est le même :

  1. De toute façon, tout dépend de la force de la pulsion, des quantités de forces en jeu, du facteur quantitatif « que nous aimons ne pas voir » (1937).

Nous voyons, dans ces sortes de sophismes, le travail progressif du refoulement qui va du plus intime ou du plus proche, pour aller vers le plus impersonnel et le plus lointain (temps 3).

La logique du fantasme

Cette logique chaudronne nous fait penser à ce que plus tard Freud, en 1915, a formulé en termes de logique du fantasme en rapport avec des couples d’opposés (sadisme / masochisem, voyeurisme / exhibitionnisme, etc.)

En effet, le fantasme est lui aussi composé de trois termes :

  1. une action représentée par un verbe, sorte de pivot autour duquel se distribuent deux places,
  2. la place de l’objet, soit une position passive subissant l’action d’un sujet,
  3. et donc celle d’un sujet, acteur ou actant (dans une décharge motrice).

Le fantasme constitue un Wunsch, c’est-à-dire un désir organisé selon un scénario, celui d’un verbe articulant un sujet et un objet[11].

Il est le résultat de mécanismes de défense du moi contre les pulsions[12], notamment trois processus :

  • le renversement dans le contraire, qui porte sur le verbe d’action, sur l’agir ; soit le renversement du contenu des buts par exemple, d’aimer à haïr ; ou ici, de percé à non percé ;
  • le retournement sur la personne propre, qui porte sur les places de sujet et d’objet : ce n’est pas moi ; c’est-à-dire le retournement de la pulsion d’activité en passivité. Ainsi :
    • Le plaisir de « regarder » devient celui de s’exhiber (« être vu ») ; l’exhibitionnisme inclut aussi « regarder le corps propre, se regarder » et la jouissance de la dénudation ;
    • Le but actif, « tourmenter » devient un but passif, « être tourmenté » ; le masochisme est l’exemple du retournement du sadisme sur la personne propre ; le masochiste partage aussi la jouissance de la fureur exercée sur lui.

Donc le but pulsionnel de satisfaction reste, seul l’objet change. Cela signifie aussi que la pulsion inconsciente (au niveau du ça – sauf à être refoulée) est toujours active, et que ce n’est que par et dans le moi qu’elle est passive (c’est-à-dire que sa forme, sa représentation est transformée), c’est-à-dire éprouvée, vécue sur ce mode.

  • le refoulement et la sublimation.

De là avons-nous trois positions simultanées ou successives du sujet avec l’objet, dans le fantasme, qui permettent ainsi la satisfaction :

  • position active (regarder, tourmenter) ;
  • position passive (renversement sur la personne propre : être regardé, être tourmenté) ;
  • position « moyenne réfléchie », c’est-à-dire narcissique: se regarder, s’infliger de la douleur – se masturber.
Sujet actif[13] : Je, faire

 

Verbe d’action, (forme)

 

retournement sur la personne propre

De « je » à « moi »

renversement dans le contraire :

d’« aimer » à « haïr »

Objet passif[14] : Tu, toi, autre, on, (je), me fais, être

 

 

Notons que a & b coïncident souvent et que renversement et retournement n’opèrent jamais sur la totalité de la pulsion et qu’ainsi la direction pulsionnelle active, la plus ancienne, subsiste à côté de la plus jeune, passive. On peut alors décomposer la vie de toute pulsion en vagues isolées, séparées dans le temps (image des irruptions successives d’un volcan). Ce qui vient éclairer la notion d’ambivalence.

Bref, la similarité entre la construction du fantasme et l’histoire du chaudron est évidente me semble-t-il.

Cela n’échappe pas à Didier Anzieu[15] qui ajoute ce commentaire faisant le lien avec le fonctionnement défensif et fantasmatique :

« L’histoire prend en effet tout son sel si l’on remplace le chaudron par ce que sa forme évoque, à savoir le ventre d’une femme. L’homme accusé d’avoir “emprunté” la femme ou fille de son voisin et de la lui avoir rendue “en mauvais état” se défend de trois façons : non, je l’ai rendue indemne ; elle était déjà “percée” ; je n’y ai pas touché. »

Cela vaut aussi quant à une conception générale de la sexualité humaine. Par exemple :

  • Non, il ne s’est rien passé, la mère n’est pas séductrice ;
  • D’ailleurs, c’est le deuxième temps qui compte, celui du père, c’est donc l’après-coup qui signifierait l’avant-coup… ;
  • De toute façon, c’est le biphasisme de la sexualité humaine…

Prolongements

Jean Cournut remarque que dans ce fonctionnement il y a à chaque fois un reste embarrassant, tel que :

  • Irma : on ne peut pas analyser un rêve complètement.
  • Dora : le reste, c’est la question du transfert.
  • 1923, 1937 : quid de ce mystérieux facteur quantitatif, quid de la force de la pulsion ?

Il y a ainsi toujours un après-coup de l’après-coup et un avant-coup de l’avant-coup. Mais si l’on renverse cette logique chaudronne nous dit Cournut, cela ouvre à de nouveaux constats :

  • Oui, d’autres modèles sont pensables ;
  • D’ailleurs, seulement du nouveau que l’on peut envisager de penser ;
  • De toute façon, il y a toujours un reste, et c’est ce reste qui produit du nouveau.

Ceci montre deux choses, au moins :

  • l’importance de retourner les productions psychiques, comme ici, un sophisme ou un fantasme ;
  • et que nous sommes dans un incessant mouvement qui ne peut que déprimer nos souhaits de maîtrise : non, il n’y a pas de reste dans ce que je dis, non, ma théorie n’est pas percée….

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Notes

[1] Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, P.U.F 1962.

[2] Mes italiques.

[3] Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Gallimard 1988.

[4] Mes italiques.

[5] Jean Cournut, « Le renversement de la logique chaudronne » in Revue Française de Psychanalyse, tome LIV, n°6, Psychanalyse et sciences : nouvelles métaphores, nov-déc. 1990) pp. 1549-1552. Réponse de Jean Cournut à la conférence de Georges et Sylvie Faure-Pragier : « Un siècle après l’esquisse : nouvelles métaphores ? Métaphores du nouveau ». Texte repris in L’ordinaire de la passion, col. Le fil rouge PUF, 1991, pp. 33-37. Voir sur ce site.

[6] Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, op. cit.

[7] Didier Anzieu, L’Auto-analyse de Freud, PUF, 1988.

[8] Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, P.U.F 1954.

[9] Sigmund Freud, « Le moi et le Ça », OCF-P XVI, P.U.F 1991.

[10] Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985.

[11] Cf. Laplanche J. & Pontalis J.-B., Fantasme originaire, fantasme des origines, origines des fantasmes, Hachette, collection des Textes du XXes, 1985, p.82 note 55.

[12] 1915 : « Pulsions et destin des pulsions », OCF-P XIII (p. 170 sq.) ; cela exclut une « grammaire de l’inconscient » comme certains ont pu le penser, à moins qu’il ne s’agisse de la partie inconsciente du moi, ce qui n’a jamais été précisé (les conséquences sur la conduite de la cure sont immenses…) Car la dimension sujet / objet est aussi importante que celle de l’agir.

[13] Ou « masculin » suite à la phase phallique.

[14] Ou « féminin » suite à la phase phallique.

[15] Didier Anzieu, « Le rêve de l’injection faite à Irma (24 juillet 1895) », au chapitre II « La découverte du sens des rêves » in L’auto-analyse de Freud  et la découverte de la psychanalyse, 1975, p. 187-217.

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