Jean Cournut : « Le renversement de la logique chaudronne »

En souvenir de Jean Cournut. In Revue Française de Psychanalyse, tome LIV, n°6, Psychanalyse et sciences : nouvelles métaphores, nov-déc. 1990) pp. 1549-1552. En réponse à la conférence de Georges et Sylvie Faure-Pragier : « Un siècle après l’esquisse : nouvelles métaphores ? Métaphores du nouveau ». Repris in L’ordinaire de la passion, col. Le fil rouge, PUF 1991, pp. 33-37.

(…) je vous propose d’explorer brièvement, je n’ose pas dire après R. Perron, un modèle, mais plutôt une manière de pensée, une logique, implicite chez Freud, que vous avez vous aussi utilisée mais en la retournant dans le sens, précisément, de l’ouverture de ce qui était fermé. Il s’agit de la logique des chaudrons à partir de l’anecdote racontée par Freud dans l’Interprétation des rêves et dans le Witz. La réponse de l’emprunteur de chaudron se décompose en trois temps :

1er  temps : non (non, le chaudron n’est pas endommagé, il a été rendu en bon état);

2e  temps : d’ailleurs (d’ailleurs le chaudron était déjà percé) ;

3e  temps : de toute façon (de toute façon aucun chaudron n’a été prêté ni emprunté).

Lorsque Freud pense selon cette logique — et c’est fréquent dans son oeuvre — on s’aperçoit que le premier temps est celui d’une dénégation, le second celui d’un dégagement de responsabilité, alors que le troisième établit une loi du fonctionnement psychique.

Par exemple :

Irma :

— Non, je ne suis pas responsable…;

— D’ailleurs, c’est Otto, la seringue, etc.;

— De toute façon, le rêve est la réalisation d’un désir.

Dora :

— Non, je n’ai pas été incorrect avec cette jeune fille; je n’ai pas pris la place de son père ou de M. K…;

— D’ailleurs, son père ou M. K… auraient-ils mieux réussi…?;

—De toute façon, la névrose est caractérisée par l’impossibilité d’aimer.

 1923 (« Le Moi et le Ça ») :

— Non, le psychanalyste ne joue pas au prophète, au sauveur des âmes…;

— D’ailleurs (ici : bifurcation) ;

— Cela ne marcherait pas;

— Les règles de l’analyse s’y opposent.

 1937 (« Analyse avec fin et analyse sans fin ») :

— Non, je ne suis pas responsable de la rechute de Ferenczi, la psychanalyse non plus;

— D’ailleurs, toutes les relations entre analystes et analysés ne sont pas des transferts;

Dans les deux cas (1923-1937), le 3e terme est le même :

— De toute façon, tout dépend de la force de la pulsion, des quantités de forces en jeu, du facteur quantitatif « que nous aimons ne pas voir » (1937).

On trouverait aisément maints autres exemples de cette logique, de cette manière de pensée implicite. On remarquerait aussi sa caractéristique : à chaque fois il y a un reste, et un reste embarrassant, qui pose problème, qui donne dans l’irréductible.

Irma : on ne peut pas analyser un rêve complètement.

Dora : le reste, c’est la question du transfert.

1923, 1937 : quid de ce mystérieux facteur quantitatif, quid de la force de la pulsion?

On voit bien, par l’intermédiaire de cette logique « chaudronne », Freud tenté par le modèle de fonctionnement en circuit fermé (tout se trame dans l’intrapsychique), mais obligé de constater que, sur la marge de la monade solipsiste, il y a l’autre, l’objet à la fois intégrateur de la pulsion et excitant. A chaque fois, la logique dérape :

— Non, il ne s’est rien passé, la mère n’est pas séductrice;

— D’ailleurs, c’est le deuxième temps qui compte, c’est l’après-coup qui signifie l’avant-coup;

— De toute façon, c’est le biphasisme de la sexualité humaine…

Il y a toujours, potentiellement, un après-coup de l’après-coup et un avant-coup de l’avant-coup; ce qui d’ailleurs complique sérieusement toute recherche des origines, toute théorie d’un trauma initial, toute idéalisation d’une parole interprétative définitive.

Les Pragier ont procédé autrement. Vous avez, implicitement vous aussi, repris la logique des chaudrons mais vous l’avez renversée. Vous avez retourné la dénégation du premier terme, vous avez assumé vos responsabilités, vous avez pris en compte le « reste », fût-il indécidable et aléatoire. Votre logique chaudronne à vous, c’est :

— Oui, d’autres modèles sont pensables;

— D’ailleurs, nous n’irons pas plus loin qu’il ne le faut; pas d’incohérence, pas de mystique, seulement du nouveau que l’on peut envisager de penser;

— De toute façon, il y a toujours un reste, il en restera toujours quelque chose, et c’est ce reste qui produit du nouveau.

J’ai été personnellement très sensible à votre proposition d’ouverture dans la mesure où j’ai tenté d’explorer la clôture — sans la défendre à tout prix! — du modèle énergétique freudien, modèle fermé inspiré de la thermodynamique. Grâce à vous, on peut penser à partir d’autres modèles :

— Oui, du nouveau est possible;

— D’ailleurs, il n’y a pas d’interprétations péremptoires;

— De toute façon, la séance continue…

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2 réponses à Jean Cournut : « Le renversement de la logique chaudronne »

  1. bouquet marie dit :

    A mon tour de tenter de chaudronner en ce début d’année , à l’intention de ceux qui liront ce commentaire :
    -non, je ne vous souhaite pas une bonne année
    -d’ailleurs mes voeux sont toujours positifs
    -de toute façon cette année sera celle que vous vous ferez et vous n’avez pas besoin de moi pour cela …
    Marie B.

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