Henri Wallon : « Pour une encyclopédie dialectique. Sciences de la nature et sciences humaines »

La première Encyclopédie, celle de Diderot et d’Alembert, n’a pas été seulement un inventaire de connaissances scientifiques. Elle a aussi donné une large place aux applications de la science, aux métiers, aux procédés de l’artisan, aux techniques manufacturières. Elle était ainsi le miroir de la classe montante, de la bourgeoisie qui devait son émancipation progressive vis-à-vis du monde féodal à son activité de fabrication et qui était à la veille de la parachever par la conquête du pouvoir politique.

L’importance donnée au travail, d’où résultent les conditions de la vie, établissait comme un lien matériel entre l’activité spéculative de l’homme et la société dont il fait partie. L’action de l’esprit sur la matière par l’intermédiaire de la connaissance, que Descartes avait déjà si audacieusement annoncée, était en même temps l’action de  la matière transformée par l’esprit sur la société. Ce dernier terme, la société, que Descartes avait à peu près méconnu, passe au premier plan avec l’Encyclopédie et avec les philosophes du xviiie siècle. En même temps que Voltaire s’enthousiasmait pour les découvertes de Newton, il écrit l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, ainsi que d’autres ouvrages où s’annonçaient ce qu’on appellera plus tard les sciences humaines — en continuité complète avec les sciences de la nature physique. Non seulement c’est Condorcet montrant dans son Discours sur les progrès de l’esprit humain que, chez l’homme, la main a été l’initiatrice de l’intelligence, mais c’est Volney écrivant ses Ruines, ou méditations sur les révolutions des empires et, de façon plus précise encore, c’est Champollion associé à Monge dans la mission de savants que Bonaparte emmena avec lui en Égypte, Champollion qui a ouvert l’ère des grandes découvertes sur le monde antique en déchiffrant l’alphabet des monuments et des papyrus égyptiens.

D’emblée, les sciences humaines semblaient étroitement soudées aux sciences du monde physique. Et d’ailleurs commet ces sciences de la nature auraient-elles pu se développer sans la société, et chaque niveau de la science sans un certain type de société. Inversement, un société quelconque dépend des techniciens qui la font vivre comme ces techniques dépendent de la société. Par conséquent, la société doit être explicable comme la nature et, comme la nature, elle devrait être scientifiquement transformable. L’homme en qui s’unissent la nature et la société est donc intégralement un objet de connaissance, comme tout ce qui existe dans l’univers.

Cependant M. Langevin vient de nous montrer que ces rapports pressentis et voulus par les penseurs du xviiie siècle ne pouvaient être expliqués par leur matérialisme mécaniste ; bien plus, que ce mécanisme leur opposait d’insurmontables difficultés. Aussi cette vérité souhaitée d’une science universellement rénovatrice risquait-elle de s’obscurcir dès qu’elle ne semblerait plus désirable. Et c’est ce qui arriva. Installée au pouvoir par une révolution, la bourgeoisie trouve soudain cette vérité trop révolutionnaire. Elle y voit la promesse de nouvelles révolutions, qui ne seraient plus sa révolution, et dont elle ne veut pas.

Une régression se produit. Reparaissent, en même temps que le pouvoir personnel avec Napoléon, des philosophes spiritualistes avec Maine de Biran. En même temps que la restauration, des philosophes catholiques comme Joseph de Maistre ou Bonald. En même temps que la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe, le positivisme d’A. Comte. Le synchronisme est exact entre ces régimes politiques et ces régimes de pensée. Lui aussi, le positivisme est le miroir de la bourgeoisie, mais d’une bourgeoisie devenue prudente et méfiante. Ce qui lui donne de l’importance, c’est qu’il est encore l’attitude habituelle de nos intellectuels et de nos savants. Pourtant il est lié davantage à notre régime social qu’aux exigences de leurs méthodes scientifiques. Avec le positivisme se sont émoussés singulièrement les ambitions de la science, et en même temps s’est creusé un abîme entre les sciences de la nature et celles de l’homme. D’un côté agnosticisme, de l’autre, mysticisme.

Agnosticisme scientifique, parce qu’avec le positivisme il n’est plus question de connaître la structure de l’univers, mais seulement de saisir des relations et d’en faire des lois, chaque fois qu’elles se montrent constantes dans certaines conditions bien déterminées. Les idées de cause et de substance s’effacent, sous prétexte qu’elles sont métaphysiques. Il faut leur substituer de simples « conditions d’existence ». Conditions d’existence de quoi ? C’est précisément ce qu’il est interdit de spécifier. L’homme en serait ainsi réduit à constater de simples retours, sans pouvoir pénétrer jusqu’à la réalité, source de ces retours. Il ne pourrait dépasser les rapports que lui donne sa perception, pour aller au cœur de la chose elle-même.

Les lois scientifiques se trouvent ainsi ramenées à la simple répétition, c’est-à-dire au conservatisme le plus étroit — le conservatisme bourgeois — en opposition avec le spectacle des révolutions que nous livre ce que Buffon, parlant de la géologie, appelait « les archives de la nature ». Comte était expressément antiévolutionniste. Sans doute l’idée d’évolution n’a pu faire autrement que de s’introduire dans la science, et d’abord avec l’étude des espèces vivantes qui se sont succédé sur notre planète. Mais aujourd’hui encore avec combien de restrictions ou de contestations, dont la source profonde n’est pas d’ordre intellectuel, mais d’ordre politique !

Ayant ainsi réduit la portée de leurs recherches dans le domaine de la physique et de la biologie, les savants ont pris comme une sorte de revanche,  en rejetant hors des limites de la science authentique ces connaissances qui portent sur ce qu’il y a de spécifiquement humain, histoire des sociétés humaines, histoire de l’esprit humain pourtant artisan de la science,  histoire même de l’individu, dans la mesure où il n’est pas simplement un organisme. Mais à ce mépris il y a une raison plus profonde : le désir de soustraire à l’action malgré tout révolutionnaire de la science, l’étude de l’homme et des civilisations.

À l’étude du monde physique, Comte opposait le culte de l’humanité, d’une humanité mystique où les vivants comptaient moins que les morts. Il a bien été appelé le père de la sociologie pour avoir indiqué par quelles étapes idéologiques il lui semblait que l’humanité devait passer et pour avoir calqué sur l’anatomie et sur la physiologie son opposition de la statique et de la dynamique sociales. Mais finalement c’est dans une entité sentimentale qu’il résorbait les générations comme les individus réels.

Sans doute Comte n’a pas été suivi comme fondateur d’une religion humaniste par les purs scientistes du positivisme. Mais leur agnosticisme scientifique ne pouvait donner satisfaction aux besoins de l’esprit. Plusieurs d’entre eux, tout en s’y référant officiellement, croyaient beaucoup plus qu’ils ne voulaient l’avouer à la pleine réalité des structures que leur livraient leurs recherches. Pourtant, la conséquence fréquente de cette attitude agnostique a été favoriser les croyances mystiques sous leurs formes les plus traditionnelles.

Chez les uns, elles ont miné graduellement la valeur reconnue à la science, puis celle de la raison. Et elles ont abouti à cet antirationalisme qui, détruisant de proche en proche le prestige de l’intelligence, a libéré des motifs d’agir, où les pires instincts pourront être utilisés au profit d’intérêts qui opposent entre eux les peuples et les sectes, ainsi que nous venons d’en faire la tragique expérience. Chez les autres elles ont abouti à une juxtaposition de principes souvent contradictoires, à un assemblage d’éléments disparates. L’éclectisme a été la maladie du xixe siècle. Bien qu’aujourd’hui plus ou moins dénoncé, il continue de corrompre les intelligences.

Si paradoxal que soit le fait, l’éclectisme a été érigé en doctrine. Cela au temps d’une bourgeoisie qui perdait son élan créateur et se tournait vers les profits de toute provenance. Au lieu de créer sa vérité par un travail personnel d’investigation et de réflexion, on la pliait aux dépens des systèmes élaborés par d’autres. Le résultat de ces assemblages disparates a été si misérable que l’éclectisme philosophique s’est vu rapidement condamné. Mais la pratique de l’éclectisme a subsisté dans le privé et combien croient encore aujourd’hui se faire honneur en parlant de leur éclectisme !

Sous le couvert d’un faux libéralisme, l’éclectisme est confusion, inconstance et crédulité. a force d’admettre des principes ou des notions inconciliables comme simultanément valables, les esprits perdent tout pouvoir critique, ils tiennent la réalité pour un amas sans cohésion, sur lequel toute opinion peut être également valable et où des actes quelconques peuvent être essayés. Notre politique en particulier a été infestée de cet empirisme informe, comme si la société n’était qu’une collection sans structure de caprices individuels.

Il faut choisir entre l’éclectisme et la dialectique. Au lieu de juxtaposer, de contaminer, de brouiller entre elles les contradictions qui peuvent être dans les idées ou dans les choses, il convient de les reconnaître, de les pousser à leur dernier degré de précision ; de chercher comment la vérité s’en accommode, comment elles se résolvent dans la réalité Car c’est un fait que la réalité existe et c’est un fait qu’elle est le résultat de forces qui s’affrontent et dont elle traduit l’équilibre du moment.

Que cette réalité variable ne soit pourtant pas informe, sans constance et sans loi, l’existence même de la science le démontre. Pourtant la connaissance scientifique n’a pas la rigidité qui a longtemps semblé nécessaire pour justifier ses prévisions. Comme le disait M. Langevin, la physique ne prévoit plus que des probabilités et ainsi elle devient plus humaine. L’atome et les éléments de l’atome se rapprochent de la condition humaine. L’atome et les éléments de l’atome se rapprochent de la condition humaine ; qui est tout entière dominée par de simples probabilités. Probabilités sans doute d’un niveau très inférieur à celui des éventualités atomiques, parce que soumises à des influences beaucoup plus nombreuses et diverses, mais qu’il appartient aux sciences de la société et de l’homme de déterminer chaque jour avec plus de précision.

Cependant, c’est par un autre côté aussi que la science devient plus humaine et c’est ici que les sciences humaines, longtemps laissées en marge de la science, viennent à leur tour apporter leur contribution à la science totale. Elles y apportent le point de vue de l’histoire. Elles aident à envisager dans toutes ses parties sous le point de vue de l’évolution. Bien qu’affirmant la méthode dialectique applicable à la connaissance de toute la nature, c’est à la connaissance de la société que Marx et Engels l’ont appliquée d’abord. Et il ne pouvait en être autrement, car c’est le terrain où il est le plus indispensable de l’appliquer.

Elle est même la seule méthode qui y soit applicable. Les régimes successifs par lesquels passe la société ont quelque chose d’individuel. De l’un à l’autre ce ne sont pas les mêmes forces qui continuent de s’y affronter. Avec la forme du régime se transforment ces forces. Le devenir qui gouverne l’existence des choses prend ici sa forme la plus impérieuse,  la plus exclusive. L’illusion est impossible d’une réalité qui résulterait de combinaisons invariables, d’une réalité mécaniquement déterminée par la simple structure de ses  éléments.

Il faut bien admettre entre les éléments et les formes les plus complexes de la réalité, comme est la vie des sociétés, toute une série d’intermédiaires qui se sont succédé dans le temps, et chaque intermédiaire est une étape qui s’introduit dans l’univers, avec des formes nouvelles d’organisation, des conditions nouvelles, un milieu nouveau d’existence.

L’apparition de la vie sur la planète n’est pas seulement celle de cellules organisées, mais aussi de leurs échanges avec l’extérieur, c’est-à-dire d’une élection ; d’où groupement nouveau entre réactions physicochimiques et finalement émergence de formes nouvelles d’existence. Mais si la cellule se constitue un milieu, elle tend aussi à le modifier en se multipliant. Et il en est ainsi de chaque espèce qui apparaît au cours de l’évolution. Au milieu physique s’amalgame celui des symbioses ou de la concurrence vitale.

Autre étape, nouveau bond avec l’homme, quand la parole se joint aux actes, aux simples intuitions, coule en formules verbales les représentations, les stabilise, les rend interindividuelles, détecte les relations propres au milieu social, où a se développer, non plus la série des espèces, mais celle des civilisations. L’ordre de la connaissance se superpose alors à celui de la simple existence. Chaque civilisation prend de l’univers une image qui répond aux moyens techniques qu’elle a d’agir sur lui. Car la connaissance procède de l’action sur les choses avant de la guider. Puis c’est entre les deux un perpétuel devancement réciproque.

Les sciences de la nature sont bien la réplique de la nature, mais elles ne dépendant pas moins du pouvoir que chaque forme et chaque étape de la civilisation donne à l’homme pour agir sur la nature. Chaque étape de la science est liée à une étape de la civilisation et s’explique par elle autant qu’elle est capable de l’expliquer. Ainsi s’emboîtent l’une dans l’autre les sciences de la nature et les sciences de l’homme. Elles sont complémentaires.

L’histoire des sciences et l’histoire des civilisations doivent coïncider. S’il y a succession, c’est seulement celle de leurs objets. L’évolution des espèces a précédé celle des sociétés, l’histoire du système solaire a précédé l’histoire des espèces vivantes, et ainsi de suite jusqu’à l’histoire du monde atomique. Mais c’est dans l’étude des sociétés que le point de vue historique, avant de s’étendre à l’univers entier, a pris une nette conscience de lui-même. C’est l’étude qui a donné l’exemple le plus immédiatement saisissable des révolutions qui sont nécessaires pour qu’apparaissent des formes nouvelles d’existence. C’est elle qui a donné le type des concurrences et des conflits qui expliquent le devenir, c’est-à-dire la transformation, des institutions, des être ou des choses. C’est elle qui a montré que les oppositions sont génératrices de nouveauté, qu’elles tendent non au désordre mais à la création.

Il ne faut pas les nier ou les mêler arbitrairement, mais les analyser. C’est là précisément l’objet et le but de la méthode dialectique, qui condamne radicalement le confusionnisme de l’éclectique. Et c’est pourquoi, contrairement à tant d’entreprises du même genre qui sont pétries d’éclectisme, l’Encyclopédie que nous voulons réaliser sera une Encyclopédie dialectique.

 

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