In Revue Internationale de Psychopathologie, n° 8, 1992, pp. 589-627.
Physique et psychologie
Dans ce contexte, que signifie l’expression : transformer la métaphysique en métapsychologie ?
À n’en pas douter, l’emploi par Freud du terme de « métaphysique » n’est pas, à proprement parler technique : il ne repose pas sur une enquête historique de l’évolution philosophique de son usage depuis Aristote. Compte tenu de l’intérêt de Freud pour l’œuvre de Kant, on peut légitimement penser qu’il s’accorde avec celui-ci pour récuser comme vaine la métaphysique traditionnelle en tant que « science des choses en soi » (« Il n’y a pas et (…) il ne saurait y avoir de métaphysique », dit Kant). Cette science des choses en soi scandalise la raison et l’expérience : tout ce qu’elle avance comme affirmations sur l’âme, le monde, Dieu est, faute d’une critique préalable, purement péremptoire car énoncé comme objets inaccessibles. Seule la Critique peut servir de fondement à une métaphysique possible légitime. Nul doute, donc, que Freud fasse sienne globalement une telle position rationnelle. Il en retiendrait que la métaphysique est simplement le nom générique pour l’imagination philosophique d’une réalité suprasensible. Mais – comme nous l’avons laissé entendre, sous un certain aspect Freud ne se préoccupe pas nécessairement d’une distinction entre métaphysique et philosophie ou, plus exactement, il dénoncerait- tout comme Kant- de quelle façon la philosophie de la folle est nulle dès lors que la métaphysique est vaine. En ce sens, les philosophes de l’inconscient sont des métaphysiciens qui auraient abandonné préalablement leur imagination poétique populaire.
Nous ne pouvons traiter ici du rapport de Kant à la problématique de la folie, magistralement développée par Monique David-Ménard dans son livre récent La folie dans la raison pure – Kant lecteur de Swedenborg[i]. Et nous laissons délibérément de côté la question de la psychopathologie kantienne – psychopathologie clinique à condition qu’elle soit critique – passant par les possibilités de conditions différentielles de la perception et de l’existence d’autrui. L’influence de Kant sur la nosographie psychiatrique n’est pas négligeable: la pensée kantienne conduit, en effet, à une raison de la catégorisation touchant aux maladies de l’esprit. On lira l’Essai sur les maladies de la tête (1764) où Kant montre tout l’intérêt qu’il porte aux hallucinations et à l’hypocondrie. Et on sait que Kant a pris la paranoïa pour modèle exemplaire de la psychopathologie de la raison et de la communication avec autrui [ii].
« Transposer la métaphysique en métapsychologie », cela reviendrait pour Freud à construire une réalité interne émancipée de la Perception endopsychique, au-delà – peut-être au-dessus – de toute observation rassemblant les témoignages des sens. Encore une fois, l’expression pourrait être de facture kantienne si chez Kant il s’agissait de passer à une psychologie ; mais l’opération freudienne n’est pas de nature philosophique fiât-ce au nom de la raison. L’opération consiste, comme on le verra, à désarticuler le mot même de métaphysique puisque le nom et son préfixe doivent, d’une certaine façon, revenir dans la métapsychologie.
Abruptement, le pari freudien consiste en une objectivation rationnelle (scientifique) du plus subjectif, de ce dont le subjectif ne peut espérer prendre la mesure. Pareille objectivation serait dans le pouvoir du subjectif à condition de le porter à une fonction non pas intersubjective mais hypersubjective. Et comme il ne saurait être question ici de subjectivité à moins de réintégrer l’instanciation de la conscience, il faut que la rationalité de l’opération prenne là où elles sont – de là où elles émanent – les entités-croyances de la métaphysique, à savoir au coeur même de l’animisme de l’humanité. La transposition ne doit pas effectuer une pure et simple substitution ni une Aufhebung intellectuelle. Elle doit recueillir et conserver la source des croyances métaphysiques en les transposant en cette « mythologie » qu’est la métapsychologie.
Le jeu de formulation autour du radical méta amène alors sur le même plan des noms aussi apparemment éloignés que celui de la « physique » et celui de la « psychologie ». Or, la métapsychologie n’est pas une psychologie « méta » – c’est-à-dire plus générale – et elle n’est pas non plus une rationalité discursive portant sur la psychologie (comme le serait, par exemple, la « métalinguistique »). L’opération de transposition grâce à méta – qui est aussi trans et au-delà -, si elle conduit à la désignation de la psychologie de l’inconscient est, en effet, à la fois une physique de l’appareil psychique et littéralement une métaphysique du psychique. Non seulement parce que le modèle de la tension spéculative interne requise est bien celui de la conjecture (position théorisante à laquelle les sciences physiques ont conféré statut scientifique), mais aussi parce que la conceptualisation métapsychologique pour « mythologique » qu’elle soit, se veut en un sens matérialisme du psychique, et encore parce que la métapsychologie est une théorie d’application, de la théorie comme de la clinique psychanalytiques. Cette pensée du physique, du psychique n’ouvre pas à un physicalisme, c’est-à-dire à une modélisation mécaniciste (c’est le contresens d’un Binswanger et d’autres dans l’interprétation de la notion d’appareil psychique) : elle engage plus radicalement l’acception première d’une physis dans sa significativité « psychique ».
Certainement, l’espoir de constituer le réel par théories est-il au principe de toute spéculation, mais l’interprétation du réel ressortissant de la démarche scientifique a changé de statut au fil des progrès de l’expérimental. Aussi n’était-ce pas une mince affaire, au début du siècle, de vouloir construire une théorie de la réalité psychique visant le réel, sans trop s’éloigner de la pratique de l’expérience clinique. Chez Freud, vouloir tenir ensemble expérience et spéculation – entraîner l’une et l’autre et l’une par l’autre en un même mouvement – demeure entier. C’est ce mouvement théorie/clinique qui semble avoir engagé Freud sur des terrains métapsychologiques de plus en plus métaphysiques. A partir de 1920 – dans « Au-delà du principe de plaisir », l’article peut-être le plus exemplaire de l’indissociable mélange entre raisonnement clinique et spéculation – et jusqu’en 1938 (dans ses notes), on voit en effet la métapsychologie se rendre par éclairs de plus en plus audacieuse. Ce qu’on appellerait le « tournant de 1920 » radicalisant les propositions théoriques tout en les formulant dans une conditionnalité critique à l’abri du dogmatisme correspond aussi à la volonté de ne pas laisser la « thérapeutique tuer la science » et de tenir encore plus fermement les acquis métapsychologiques durement gagnés comme ancrés dans l’observation psychopathologique. Qu’il s’agisse du masochisme, du clivage du moi, de la culpabilité inconsciente, de la réaction thérapeutique négative, de la fécondité de l’opposition entre névrose et psychose, etc., on voit que la pensée du pathologique – la maladie humaine – est une source encore plus puissante d’inspiration et de spéculation métapsychologiques et qu’elle en accroît le souffle. L’audace « métaphysique » de la métapsychologie de Freud renforce donc, en retour, l’aspect abrupt « psychopathologique » du regard que l’analyste doit garder dans sa clinique.
Autre parallèle entre métaphysique et métapsychologie, l’une et l’autre semblent admettre autant de définitions qu’il y a de praticiens, en fonction des époques (le souci de définition n’étant en aucun cas comparable dans les deux champs, il est vrai). En un sens, Freud hérite sans doute d’une conception « barbare » de la métaphysique : la connaissance des principes généraux d’un art ou d’une science, ainsi que les encyclopédistes l’avaient réduite, opposant les sciences de l’esprit à la physique. Ce dualisme des idéologues atténuait sans doute celui de la « Logique de Port-Royal » qui plaidait pour une distinction absolue de l’âme et du corps, une séparation des idées spirituelles et des images corporelles, distinction dont Freud n’aurait certes pas voulu pour la psychanalyse, mais dont la forme dualiste atténuée permettait une disposition « technique » propice à la recherche – en particulier pour une physique de l’âme. Nombre de psychanalystes auraient d’ailleurs volontiers suivi Sully Prud’homme, ceux pour qui la métapsychologie « commence là où la clarté finit »… Il est toutefois assez remarquable de trouver chez des contemporains de Freud des repères aussi différents g – a métaphysique serait la science qui prétend se passer de symboles, une connaissance absolue par intuition directe des choses – et ceux de William James – « la métaphysique n’est qu’un effort particulièrement obstiné pour penser d’une façon claire et consistante », dans son Textbook of psychology… Cela pour illustrer la difficulté terminologique immédiate d’une proposition d’allure aussi simple que « transposer la métaphysique en métapsychologie », à une époque où beaucoup s’occupaient déjà de transposer la métaphysique… en philosophie.
La formule est devenue célèbre par facilité, alors même qu’elle indiquait justement tout l’effort obstiné qui restait à accomplir pour penser de façon consistante, pour penser l’inconcevable et conceptualiser l’impensable. Peut-être y aurait-il lieu de resituer le débat inaugural de la métapsychologie, plutôt qu’avec la métaphysique en général, par exemple avec la métalogique de Schopenhauer, cette vérité qui repose immédiatement sur la constitution de l’esprit (au moins pour les principes d’identité et de contradiction, qui sont d’un poids certain dans la théorisation freudienne). Peut-être aussi doit-on réinterpréter un certain mépris pour la métapsychologie dans deux directions de l’histoire des, idées : l’emprise de la dialectique et l’emprise du scientisme.
On sait que Hegel prenait métaphysique en mauvaise part, y voyant un dogmatisme ontologique. Le marxisme lui a emboîté le pas, n’y voyant qu’une méthode étudiant les choses en tant qu’objets fixes donnés, un matérialisme étroit, incapable de considérer le monde en tant que processus et développement historique. (Pour Lénine, admettre une essence immuable des choses n’était qu’un « matérialisme métaphysique », antidialectique.) On ne saurait oublier qu’il y a eu suffisamment de psychanalystes marxistes (avant ou pendant leur rapport à la psychanalyse), pour éviter de considérer la possibilité d’une influence de l’idéologie sur une éventuelle péjoration de la métapsychologie, reposant sur une lecture critique partielle, celle qui s’en tient aux « fixations théoriques », celle qui renie d’ailleurs le plus volontiers (encore aujourd’hui) l’idée de processus que comporte d’emblée le destin des pulsions et l’idée de développement historique que représente le point de vue phylogénétique. En bref, pour ne pas voir de dialectique dans la métapsychologie, il fallait accepter allégrement de se tromper de métaphysique…
Quant à l’emprise du scientisme, son interprétation serait curieusement liée à l’emprise de la dialectique. Critiquant le matérialisme métaphysique du xviiie siècle, tout en le ramenant au niveau qu’avaient atteint les sciences naturelles de l’époque, les nouveaux Idéologues n’ont guère tenu compte du fait que « métaphysique » était déjà largement péjoratif pour les encyclopédistes, au point que le Dictionnaire inscrivait en 1798 le verbe métaphysiquer dans un nouvel arsenal verbal contre les résurgences du sophisme. Cette péjoration s’est accentuée au fil des relations entre philosophie et science ; plus les philosophes devenaient « scientifiques » et plus la métaphysique au sens premier apparaissait dans leurs écrits comme vaine et obscure philosophie, propice à la logomachie. Peut-on tout à fait ignorer l’hypothèse d’un mouvement assez comparable aujourd’hui : plus les psychanalystes sont devenus « scientifiques » – sous la pression de la science mais plutôt du scientisme (la vulgarisation des neurosciences en particulier) – et plus la métapsychologie au sens freudien leur est apparue obscure et vaine, seulement propice à des procès verbaux, en outre quelque peu gênante pour leur frénésie de néogenèse conceptuelle et de vocabulaire importé ?
À une limite entre monde intérieur et monde extérieur, là où le principe de réalité s’exerce et contrecarre le principe de plaisir, les expressions constituent, pourrait-on dire, la partie « physique » de la psychologie. Les images corporelles et les fonctions verbales, les affects, les perceptions, les présentations et les représentations se combinent à plusieurs niveaux. La parole et le langage sont aussi des « corps » où se projettent la vie de l’esprit et l’existence du psychique, ce sont les matériaux de la métapsychologie, matériaux qui appellent un langage en construction dont la loi de déplacement n’est pas seulement la métaphore au sens de la rhétorique, car la théorie du rêve a su arracher la métaphore au style pour la restituer à la connaissance. C’est bien la métapsychologie qui exigeait le rappel, par Lacan, qu’il n’y a pas de métalangage, au moment où la linguistique retransformait la métaphore en symptôme, du fait que la métapsychologie invite au déploiement d’une langue en position méta, tant par rapport au langage que par rapport au corps. Que des concepts constituent « une langue » pour le territoire de connaissance qu’ils visent à délimiter, c’est l’affaire de l’épistémologie d’en examiner le fonctionnement, la cohérence et la validité. Afin de ne pas tomber sous l’accusation de métapsychologiser, il est utile que les psychanalystes s’interrogent sans relâche sur les relations de leurs métapsychologies avec la métapsychologie freudienne. D’où la nécessité de se demander périodiquement, comme le faisait récemment Daniel Widlöcher[iii], si la métapsychologie est devenue – ou devient – « une langue morte ».
Une butée critique, un roc de la métapsychologie, réside sans doute dans la difficulté à maintenir l’idée directrice aux côtés d’une considération de la prématurité biologique de l’humain – de la prématurité du psychique à l’égard du langage et, aussi, à l’égard de la pensée. Toute théorisation, une fois constituée en théorie, s’expose sans cesse au risque de vouloir imposer son langage et jusqu’aux points où ce langage donnerait représentation du fait que les pensées qui lui correspondent préexistent à l’activité de penser.
Le « schibboleth. » de la métapsychologie ne se laisserait pas expliquer sans cesser aussitôt d’être un schibboleth ! La communauté supposée d’un esperanto – ou d’un logiciel lexical de la métapsychologie fait illusion quant à l’Identité des enjeux. « Inconscient », « refoulement », « pulsion », « transfert », « Œdipe », « castration », etc., semblent pouvoir obéir à des définitions univoques et même convenir à axiomatique du cadre, de la technique et de la formation standard psychanalytique. Mais comment ne pas se rendre à l’évidence que le schibboleth est souvent perdu ? Alors – la vulgarisation aidant – on peut toujours prétendre que la métapsychologie est « un système conceptuel ». Ou encore on peut jouer la tolérance historique et soutenir qu’il existe des métapsychologies – kleinienne, lacanienne, bionienne – en faisant chaque fois de la métapsychologie l’équivalent d’une théorie constituée mais en ne s’interrogeant pas pour savoir si on peut, dans tel ou tel cas, parler de métapsychologie.
Enfin il n’est pas du tout certain qu’il soit possible d’avancer que tout concept est « métapsychologisable » – si toutefois une telle formulation a un sens.
Paralangues
Il se trouve – et cela n’est pas non plus simple anecdote – que les psychanalystes français ont longtemps vécu sur une erreur de traduction de la formule freudienne invitant à « traduire [au lieu de « transposer »] la métaphysique en métapsychologie ». Ce détail, très anodin, ouvre pour tant la possibilité d’imaginer quelques conséquences historiques – notamment celle d’une forte ambivalence par rapport à la traduction accompagnée d’une activité intense de l’attitude traductrice.
Sous l’impulsion de la position première (lecteur-traducteur) de Lacan, et parce qu’il enrôlait le « linguistique » en l’annexant, un certain nombre de débats français ont abouti à la parution du Vocabulaire de psychanalyse, qui répondait à un besoin en l’état de la traduction, mais constituait aussi une « machine de guerre » sur le territoire déjà divisé, des freudiens. De nos jours – à en juger par maintes citations du Vocabulaire les définitions en caractères gras sont surestimées par rapport à la tentative novatrice de théorisation qui fait le corps des articles et un tel prélèvement est propre à inverser chez le nouveau lecteur le sens du projet des auteurs : si la lecture accorde une primauté à la définition des vocables au détriment de la connaissance des textes, alors est annulé l’essentiel, soit ce que Hegel aurait appelé l’ « automouvement du concept ». À l’époque, salué par Nicolas Abraham dans son concept d’anasémie, le Vocabulaire de psychanalyse visait, en un sens, un établissement du texte freudien dans la langue française et faisait donc de leurs auteurs les traducteurs-éditeurs en puissance des œuvres complètes. Mais il n’est pas indifférent de rappeler que l’entreprise – de traduction et d’édition – était d’abord tournée contre Lacan bien qu’elle n’ignorât point ce qu’elle devait à celui-ci. Du point de vue où nous nous plaçons ici, on ne saurait négliger d’une part le choix qui en résulta chez Lacan d’un discours se voulant exclusivement réservé à ses seuls adeptes (et non plus aux adeptes de la psychanalyse) et d’autre part d’autres choix effectués par les auteurs du Vocabulaire visant, différemment il est vrai, à en poursuivre sa tâche. Ce simple rappel – qu’il n’y a pas lieu de développer ici – est pourtant celui de l’histoire du mouvement psychanalytique. La responsabilité de parole chez l’analyste exige, en effet, de sa part la conscience de cette histoire dans laquelle il est engagé. Un texte psychanalytique, quelles que soient ses approximations théoriques – et fût-il exempt de toute « illustration » clinique laisse entendre les mots de la pratique de son auteur. On serait tenté de dire qu’un texte est métapsychologique à cette condition que son écriture ouvre à sa clinique – c’est-à-dire que ses mots sont responsables de la parole du patient. Et il y a peu de chances de pouvoir travailler avec un concept métapsychologique si ce concept, en se pensant, ne reçoit pas la réflectivité de son histoire. S’agissant du Vocabulaire de la psychanalyse, il conviendrait en effet de savoir si la métapsychologie y trouve son propre ressort ou s’il n’engage pas de par sa conception et son projet une logique contradictoire à celle de la métapsychologie. Mais c’est là une discussion critique que nous ne pouvons entreprendre ici et qui sera amenée dans un travail ultérieur.
La tentation poétique, mallarméenne, de Lacan n’est guère un secret, elle a joué dans ses lectures traductrices comme dans la poïèsis de son discours. Cette affaire est venue complexifier la saisie possible du rapport des analystes, de leurs groupes, à l’idiolecte, à la formulation idiomatique – et certainement aussi parce qu’ils y sont plongés dans leur pratique voire à l’hermétisme et à la jargonophasie. Il en est du destin des formules inspirées comme des ondes d’un pavé dans la mare, la diffusion la plus large est au plus loin du point d’impact et la perception persistant en surface refoule la perception de l’enfoui ; la machinerie langagière qui peut protéger un groupe à la fois « militant » et menace, peut toujours se retourner en avançant – à ceux qu’elle ne convertit ou n’évangélise pas, elle apparaîtra volontiers comme machination.
Quand Lacan a été « excommunié », il a fondé une école, « seul »… Et ses anciens élèves, pour une part, ont fait de même, « ensemble »… De part et d’autre, pendant des années, a eu lieu un changement de langue, dans la même langue. D’un côté, l’évitement des conceptions lacaniennes antérieures a provoqué une néogenèse du vocabulaire, la recherche d’autres références, puis, est venu le temps des « œuvres », avec le temps, et toujours la marque d’un détour, d’une gigantesque paraphrase pour éviter, contourner, le nom, les mots, de Lacan. Lacan, de l’autre côté, a produit un silence tout aussi épais, tout en poursuivant l’invention d’un discours ; on ne peut exclure que la tentation mallarméenne ait été alors enrôlée, au moins au début, contre les anciens élèves : les nouveaux ne parleront plus la même langue, les ingrats, ceux qui ont su profiter d’un enseignement et « jeter » le maître, ne seront plus « dans le coup », ils ne s’y retrouveront pas… Ainsi, la psychanalyse en France, en un temps historique très court, s’est « babélisée » en français, et les façons de parler se sont quelque peu fixées, marquées dans leurs différences, en devenant des signes d’appartenance.
D’un côté, évidemment, on a beaucoup encouragé chacun à trouver ses propres mots, de l’autre, chacun s’appropriait les mots du maître ; la démocratie absolue régnait partout. Et puis, Lacan a refait le coup de Babel, non par scission mais par dissolution. Il est mort, sa langue a crû et s’est multipliée. Vingt ans après, il y avait toujours eu quelques polyglottes, mais il n’y avait plus guère de mousquetaires, il y avait eu des gardes rouges, et des gardiens de musée ; vingt ans après, la question d’une « langue morte », la métapsychologie freudienne cette fois, a ressurgi.
La littérature française est comme ça y a eu Mallarmé, et il y a eu Paul Valéry qui, malgré son œuvre et son travail acharné, ne s’est peut être jamais guéri de son grand prédécesseur, son maître, son ami. Mais Lacan n’était pas exactement Mallarmé, malgré quelques inanités sonores et ses abolis bibelots vendus aux enchères, et ses contemporains, ses successeurs ne fréquentent plus du tout les mêmes académies… De plus, les enjeux – pour autant que la psychanalyse en connaisse encore – sont très loin d’être littéraires. Autre coïncidence, c’est au moment même où l’édition des Séminaires de Lacan – ses œuvres complètes – est en débat jusque devant les tribunaux, que la question des oeuvres complètes de Freud en français revient à l’ordre du jour (et les procès, pour être d’un autre genre, ne sont pas moins violents). A moins que la coïncidence ne se lise en sens inverse. Notons aussi que les particularités de la langue traduite et du discours transcrit sont au centre du débat. Questions de succession, de fidélité de « patrimoine »…
Et si d’aventure les postulants traducteurs qui assimilent l’interprétation et la traduction étaient au principe d’un nouveau coup de Babel ? Un changement de langue dans la même langue, un nouveau lexique délimitant un nouveau territoire français ? Le problème n’est pas au niveau des intentions, bonnes ou mauvaises, mais au niveau des perspectives d’utilisation, en fonction des répétitions dans l’histoire récente. La question ne serait plus que ce lexique soit « juste » ou non, dès le moment où il fait disparaître tout spécialement les mots qui étaient devenus les principaux mots d’usage, les mots d’une communauté – aussi instable fût-elle – la question serait que cette affaire n’a peut-être rien à voir avec les problèmes de traduction qui se résument sous le titre « Freud et la langue allemande », mais tout à voir avec la problématique générale : « Les psychanalystes français et Freud », justement.
À l’extrême : qu’est-ce que traduire pour une nouvelle génération de lecteurs en sorte que cette nouvelle génération ne parle plus la même langue (dans la même langue), qu’une grande part de la génération précédente – traducteurs exceptés ? En outre, cette nouvelle génération de lecteurs se trouvera là où lire est encore une obligation, non pas dans les « écoles » &analystes mais dans les -universités. Il y a déjà longtemps que les élèves de Lacan ne se parlent donc plus, d’une génération à l’autre, même par citations ; quant à la traduction de Freud, ce qui paraît encore l’attitude la plus « freudienne », c’est que les freudiens puissent continuer d’en discuter, ne serait-ce que pour continuer la psychanalyse, théorie de la parole, sans qu’il y ait à réglementer la parole entre eux, qu’ils soient d’accord ou non. L’harmonie, d’un texte, d’un groupe (d’une cure ?), l’harmonie peut être la meilleure et la pire des choses, et l’on sait que le meilleur peut faire surface, même quand le pire est au fond. Peut-on, en même temps, plaider pour la référence à l’usage langagier et pour l’abandon d’un usage langagier, selon que l’on en appelle à la technique ou à la conceptualisation ?
Reste la meilleure hypothèse : tout ayant démontré que le rapport à la langue freudienne, en France, est d’une grande constance, d’un parfait scrupule et fait l’objet d’un travail acharné – chaque psychanalyste ayant été formé dans l’esprit que connaître Freud est bien la moindre des choses – et il est évident que la relation d’étrangeté promise par une traduction nouvelle va provoquer une réaction d’enthousiasme et une intensité de réflexion comme on en avait encore jamais vu…
« C’est la difficulté d’expression même qui conduit les hommes de l’enfance vers la métaphysique[iv]. »
Giambattista Vico n’était pas un spécialiste du langage enfantin mais il tenta de fonder la science nouvelle, une voie vers l’origine des lois passant par l’étude des bercements langagiers, une théorie de et pour l’histoire. Qu’est-ce qui conduit les psychanalystes, de l’infantile d’une langue, d’un langage ou d’une âme, vers la métapsychologie, sinon une théorie qui ne renonce pas à sa propre histoire ? Difficultés, libertés d’expression, coprésence des histoires et d’une parole obstinée, soumise au langage, insoumise en pensée.
Une méthode « utraquistique »
S’intéresser à la pensée primaire, aux premières théories magiques du monde, ne va pas sans quelque sauvagerie.
« Il nous incombe à nous de replacer dans l’âme humaine ce que l’animisme nous enseigne concernant la nature des choses[v]. »
Voilà l’axe de transposition de la métaphysique tel que Freud en précise l’intention dans Totem et tabou, tout en rappelant que la première théorie complète du monde est l’animisme, qu’il faut concevoir en tant que « système intellectuel ».
La retransformation projective de la métapsychologie repose sur une élaboration de l’élaboration secondaire qui donnerait accès à des représentations du primaire dans la pensée. C’est bien dans Totem et tabou que la métapsychologie ressurgit, cette fois quelque peu distanciée de l’analogie avec la paranoïa (comme grande construction de système) par le soulignement, commandé par l’approche de l’animisme, d’une difficulté qui situe le théoricien dans la descendance de l’homme primitif s’exerçant à « remplacer les lois naturelles par des lois psychologiques ». Ce soulignement est une mise en garde surveillant l’étude de la projection :
« Une fonction intellectuelle nous est inhérente, qui exige, de tous les matériaux qui se présentent à notre perception ou à notre pensée, unification, cohérence et intelligibilité ; et elle ne craint pas d’établir des rapports inexacts lorsque, par suite de certaines circonstances, elle est incapable de saisir les rapports corrects […]. Dans les affections délirantes (la paranoïa), le système est ce qu’il y a de plus manifeste, il domine le tableau morbide, mais il ne doit pas être négligé non plus dans les autres formes de psychonévroses. Dans tous ces cas [avant d’aborder la paranoïa, Freud rappelait les « systèmes » du rêve et du symptôme], on peut montrer que s’est effectué un remaniement du matériel psychique en fonction d’un nouveau but, remaniement qui est souvent fondamentalement forcé, bien que compréhensible si l’on se place au point de vue du système[vi]. »
Cette mise en garde fonderait à elle seule les principes d’une clinique de la théorisation, d’une psychopathologie du théoricien : attention aux remaniements forcés, tout est affaire de circonstances psychiques… dans la systématisation représentative de l’appareil psychique, tout particulièrement.
La vie intellectuelle de Freud est ainsi jalonnée d’échanges transférentiels l’ayant contraint à discerner systématisation et théorisation. Fliess était un champion de l’unification intellectuelle ; ce sont toujours, peu ou prou, des points d’unification théorique qui supporteront la pathologie relationnelle et les différends allant jusqu’à la dissidence : différences de point de vue, remaniements en fonction de nouveaux buts conceptuels, avec Adler et Steckel, puis avec Jung, et encore avec Rank. Dans les années qui précèdent immédiatement la décision d’entreprendre vraiment les écrits métapsychologiques (1915), ce sont précisément l’étude de la langue fondamentale du président Schreber d’une part, et, d’autre part, l’étude de l’animisme et de la toute-puissance des pensées qui auront principalement occupé Freud. La lutte permanente de la théorie contre la systématisation aura culminé entre 1910 et 1912, exactement autour du projet de réflexion sur la paranoïa avec Ferenczi, travail commun qui s’avéra impossible du fait de sursauts transférentiels – sursauts qui amèneront Freud à tenter d’analyser plus avant les fonctions (pulsionnelles) de la sublimation dans l’activité théorisante. On peut constater, dans la correspondance avec Ferenczi, comment l’intention métapsychologique s’est dégagée de la systématisation paranoïaque. Après l’incident du voyage en Sicile, centré autour du refus symptomatique de Ferenczi à travailler ensemble sur le « cas » du président Schreber, et pour inaugurer un travail interprétatif qui ne durera pas moins de deux ans, Freud écrit : « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue »[vii], voulant indiquer la voie de la sublimation nécessaire à la théorie, entre homosexualité et paranoïa.
L’ensemble de cette question serai t à retracer précisément, à l’aide de la correspondance Freud-Ferenczi, plus spécialement par une lecture attentive des lettres échangées en un temps où comprendre les mécanismes de la paranoïa était la grande affaire du moment, mobilisant la plupart des réflexions théoriques (point de départ, notamment, de celle qui, sous le titre éphémère : Métamorphoses et symboles de la libido, mènera Jung à la rupture …). Contexte conflictuel et guerrier, pour un thème de réflexion qui deviendra incidemment le plus grand diviseur, dans un temps où s’avérera la nécessité de fonder un bastion : l’Association Psychanalytique Internationale. Guerre des fantasmes en 1911, réalité de la guerre en 1915, on peut comprendre une certaine urgence à fixer les concepts en une métapsychologie « solide ».
Autre résumé possible du problème, cette phrase de Ferenczi à Freud : « Vous m’avez dit un jour que la psychanalyse était une science de faits, de constats à l’indicatif quine doivent pas être traduits à l’impératif, ce qui serait paranoïaque »[viii].
De tels échanges sont à mettre en relation avec le programme de transposition de la métapsychologie, car ils scandent le dégagement de la théorie freudienne a partir d’une psychopathologie des transferts sur la théorisation. De même, ils permettent de constater comment Ferenczi est peut-être le seul psychanalyste du premier cercle à avoir saisi l’enjeu, pour les destins de la psychanalyse, d’une position métapsychologique, à l’indicatif et non à l’impératif.
Quant aux transferts sur la théorie et sur la théorisation, Ferenczi ne fut pas le dernier à repérer l’incidence de l’érotisation de l’activité de penser – jusque dans J’exercice de la recherche’ scientifique – et à attirer l’attention sur les bénéfices que l’on peut en escompter comme sur les possibles déficits. Il est remarquable que ses aventures cliniques, techniques et théoriques l’ont conduit à mener de front – il est vrai différemment de la démarche de Freud mais de façon après tout concourante – la réflexion sur la paranoïa et sur la métapsychologie. À propos de la paranoïa, on lui doit cette remarquable formulation :
« Le paranoïaque projette sur la base de l’exigence étiologique minimale. [Il] relie manifestement ses passions et ses idées de persécution pleines de déplaisir au fait qu’effectivement son regard aiguisé reconnaît, avec justesse, cet infime degré d’intérêt sexuel permanent inconscient que les êtres humains laissent apparaître pour tous les êtres vivants et que l’on pourrait appeler le tonus sexuel des névroses, et qu’il exagère seulement la quantité, avec ses moyens à lui[ix]. »
Comment fonctionne donc « la base de l’exigence étiologique minimale » dans le mouvement projectif de la pensée théorisante – de l’activité métapsychologique – vers les pensées ? Comment l’érotisation de l’activité de penser, de la simple réflexion à l’invention de la théorie (on devrait oser parler d’une fabulation conceptuelle, dans un sens positif), s’inscrit-elle dans la ligne énergétique d’un « intérêt sexuel permanent » (assurant la liaison entre curiosité sexuelle et curiosité intellectuelle) ? Comment interfère-t-elle dans le « tonus sexuel »… du théoricien ? De telles questions en appellent à certains critères de scientificité, éminemment réfutables ou bien peu partageables dans la communauté scientifique, spécifiques de la psychanalyse.
Ce qui fut sans doute la première conférence ayant pour thème « La métapsychologie de Freud » fut organisée à Vienne en 1922 à la demande d’auditeurs anglais et américains, et fut confiée à Ferenczi. Cet exposé soulevait l’essentiel des questions : l’antinomie entre données partielles, point de vue analytique et synthèse, point de vue systématique ; les modèles de la métaphysique – le projet d’établir les bases matérielles du psychisme normal ; les rapports avec la biologie. Cela tout en explorant les principaux concepts[x]. Certains points de la présentation générale valent d’être lus en détail.
Pour Ferenczi, « métaphysique » désignait l’essai d’explication de tout fait d’observation (même du psychique) au moyen de lois (physiques et physiologiques) connues. Il écrit :
« La métapsychologie par contre s’est proposée la tâche apparemment désespérée d’établir les bases matérielles des processus psychiques à partir de l’observation des processus psychiques eux-mêmes, c’est-à-dire d’édifier en quelque sorte une partie de la biologie, de la physiologie et de la physique [xi]. »
Cette tâche désespérée n’a connu de précurseur, selon lui, que dans l’ère préscientifique, et il propose d’emblée de considérer cum grano salis la métapsychologie – « sous une forme scientifiquement épurée – à l’animisme ». Il justifie l’audace de cette proposition en rappelant que les progrès de la science du cerveau n’avaient jusqu’alors donné lieu qu’à une sorte de « mythologie biologique ou moléculaire ». Donc dès 1922, la question est posée dans les termes d’une confrontation entre biologie ou neurobiologie et métapsychologie – celle-ci devant se développer en une psychologie explicative. Le projet est même là : c’est celui de parvenir, selon Ferenczi, à une biologie métapsychologique. La métapsychologie de Freud est censée offrir des « supports spéculatifs qui surgissent, bon gré mal gré, lorsqu’on étudie les processus psychiques » et dont il n’est pas douteux qu’ « ils seront également confirmés par la biologie ».
Décrivant et critiquant les points de vue topique, dynamique et économique, Ferenczi montre comment une psychopathologie a donné lieu à la psychanalyse et comment le développement de la psychanalyse vers la métapsychologie exige une élaboration supplémentaire, qui « retransforme » la psychopathologie et qui, ainsi, comprenne le « psychisme normal ». La métapsychologie – propose-t-il – est une mécanique physique de l’organe psychique.
« Dans l’état actuel de nos connaissances, la mécanique psychique correspond donc au stade de la physique où l’insuffisance des instruments de mesure empêchait la vérification mathématique des données : celles-ci s’appuyaient exclusivement sur les témoignages des sens. Cela ne suffit pas cependant pour qu’un homme lucide refuse de reconnaître l’immense progrès que représente le fait de disposer d’une mécanique psychique, même rudimentaire[xii]. »
Outre la surenchère de la référence de Freud à la physique (pour le modèle de conjecture, mai s aussi du fait que les découvertes de la physique seront le modèle scientifique exemplaire ayant détrôné l’anthropocentrisme – de même que la psychanalyse aurait bouleversé la conception préscientifique du moi comme centre de l’humain), on notera que Ferenczi s’intéressait de près aux écrits des physiciens contemporains et notamment à ceux qui, comme Ernst Mach, n’hésitaient pas à parler de « sublimation intellectuelle »[xiii] et donnaient l’impression d’aller vers la psychologie.
Voulant, pour conclure, souligner l’importance de la métapsychologie dans l’histoire de la science, Ferenczi revient sur le système précurseur – l’animisme.
L’animisme a commis l’erreur « de projeter tout simplement sur la nature les expériences psychiques de l’homme!). Les sciences de la nature « ont réagi en exaltant les mérites de l’exactitude », insistant sur le caractère mesurable des processus « et en frappant d’un véritable opprobre les expériences d’origine purement psychique ». La métapsychologie « s’efforce à nouveau d’approcher les connaissances de la nature au moyen de l’introspection : elle est, en fait, recherche animiste » mais sans négliger les découvertes des sciences. Elle mérite donc le nom de méthode utraquistique, car elle n’écarte aucune des deux grandes sources de la connaissance, ni l’intérieur, le psychique, ni l’extérieur, celle des sciences naturelles. Elle s’efforce, en donnant leur juste valeur aux deux types d’expérience, d’approcher la vérité que nous pressentons à une distance asymptomatique[xiv]. Saisi, à la fois par le problème d’une approche de la vérité et par le travail de nomination, Ferenczi forge un adjectif qui subit le retour en force de l’opposition croyance/déterminisme. Utraquistique serait, en effet, l’indice – et l’issue – d’un rapport psychopathologique à la conviction, pressentant de la sorte, devant un auditoire de « profanes » les risques de glissement de la doctrine sur le dogme ou encore du doctrinal au doctrinaire. Même si l’on sait que nommer un risque suffit souvent à le prévenir, remarquons la soudaineté d’un écart, chez le conférencier, par rapport à la rigueur de son raisonnement. Littré nous apprend que les « utraquistes » ou « calixtins » étaient membres d’une secte de Bohême, qui réclamaient une pratique de la communion sous les deux espèces (le pain et le vin, le corps et le sang). Sans doute peut-on supposer chez Ferenczi une métaphorisation des deux espèces – le corps et le psychique.
Le même moment de pensée sera résumé un an plus tard, dans l’introduction de Thalassa, où Ferenczi plaide pour la libre circulation des notions entre biologie et psychanalyse. Le descriptif permet aisément de rester chacun dans son propre domaine, mais la recherche de signification d’un processus, l’interprétation et la construction d’un appareil psychique, condamnent au recours à l’analyse. Passant aussitôt de la biologie à la physique, Ferenczi fait remarquer que les mots « forces, attractions, résistances, inertie », décrivant des phénomènes relevant de la science sont des comparaisons dont la connaissance n’est accessible que du côté de l’intellect et du psychique. Rappelant les analogies physiques du discours métapsychologique (« topique », « dynamique », « économique » étaient des qualifications substantives très marquées), il ajoute :
« J’ai fini par admettre qu’il n’y avait pas de honte à ces analogies réciproques et que nous pourrions délibérément mettre en oeuvre une application intensive de cette méthode, en la considérant comme une démarche inéluctable et extrêmement bénéfique. Aussi, dans mes travaux ultérieurs, je n’ai pas hésité à préconiser ce mode de travail que j’ai qualifié d’utraquistique… »
Ne pas mépriser l’analogie, pas de honte, pas d’hésitation… l’invite a été diversement suivie, on le sait ! Mais Ferenczi précisait encore :
« … nous sommes involontairement amenés à mesurer la matière par l’immatériel, et réciproquement. »
Encore plus concis, il poursuit :
« … tout phénomène physique et physiologique requiert aussi une explication métaphysique (ou psychologique) et […] tout phénomène psychologique demande une explication métapsychologique (donc, physique)[xv]. »
Revenir sur ces lectures, cela permet évidemment de constater à quel point la tentative de définition du point de vue métapsychologique aurait pu être féconde. D’où la nécessité d’y penser encore.
Une ligne imaginaire
Emprunter à la physique afin de contribuer à la biologie : l’intention de Freud fut régulièrement et clairement affirmée, bien davantage que les espoirs de vérification qu’on lui attribue, par voie de citations le plus souvent tronquées. Sans négliger les autres champs conceptuels, la psychanalyse avait toutefois à « se faire d’elle-même » et la fonction de la métapsychologie dans cette entreprise de fondation est tout à fait centrale – au point qu’il reste à oeuvrer avec elle et en entraîner le mouvement bien plutôt que de refonder quoi que ce soit. Ferenczi, là encore, invitait à comprendre et à transmettre que « la démarche métapsychologique « Au-delà du principe de plaisir », c’est-à-dire au-delà du monde psychique pur, nous a permis [et permet toujours] de pressentir cette ligne imaginaire, cette direction dans laquelle nous pouvons espérer voir un jour faire sa jonction avec les disciplines de la biologie et de la physique » [xvi].
Ce n’est certainement pas dans la direction où, pour certains spécialistes du rêve cérébral (Michel Jouvet, en particulier), toute la théorie freudienne du rêve se réduit à la seule proposition que « le rêve est le gardien du sommeil »[xvii] – réduction qui suffit à l’exploit d’invalider, puisque la proposition est fausse, l’ensemble de la théorie psychanalytique. Ce n’est certainement pas dans cette direction que l’on peut espérer voir se réaliser une ligne imaginaire de jonction avec la biologie.
Peut-être faudrait-il aussi qu’une façon de penser la biologie puisse déjà avoir rejoint le statut de la spéculation et de la conjecture en physique (jonction que l’on trouvait chez Jacques Monod[xviii] et que l’on reconnaît de même chez François Jacob[xix], par exemple) et « rattrape », en quelque sorte, le déplacement de point de vue opéré par Freud. Sur ce point, un fragment de l’Abrégé de psychanalyse est exemplaire. Il complète d’ailleurs le schéma de « transposition ».
« Nous avons été en mesure d’établir la psychanalyse sur des bases analogues à celles de toute autre science – écrit Freud -, de la physique, par exemple. Dans notre, domaine scientifique, comme dans tous les autres, il s’agit de découvrir derrière les propriétés (les qualités) directement perçues des objets – [on voit que le modèle métaphysique se rétablit ici en toute rigueur] – quelque chose d’autre qui dépende moins de la réceptivité de nos organes sensoriels et qui se rapproche davantage de ce qu’on suppose être l’état de chose réel… »
Ici, une autre donnée de la transposition intervient, héritière de la conception de la projection paranoïaque au sein du principe de la « langue fondamentale » :
« Certes, nous n’espérons pas atteindre [le réel] puisque nous sommes évidemment obligés de traduire toutes nos déductions dans le langage de nos perceptions… »
C’est dans ce désavantage que se trouvent « la nature et la limite,) de la psychanalyse, que Freud compare à nouveau à la nature et à la limite des sciences physiques : ce que la science tire des perceptions – dont le rendement peut être augmenté par des moyens artificiels
« c’est la découverte de connexions et d’interdépendances présentes dans le monde extérieur et qui peuvent, d’une façon quelconque, se reproduire ou se refléter dans le monde intérieur de notre pensée… »
On voit que le schéma de la projection en reflet et sa retransformation vers le monde intérieur est ici intact – à plus de trente ans de distance ! – à ceci près que ce n’est pas le « regard acéré » du « paranoïaque », mais la « vue perçante » du physicien qui établit les connexions. « Comprendre », prévoir et parfois modifier, la façon de procéder est la même en toute direction, vers l’intérieur comme vers l’extérieur. Ainsi :
« Nous avons pu découvrir certains procédés techniques qui nous permettent de combler les lacunes qui subsistent dans les phénomènes de notre conscience et nous utilisons ces méthodes techniques comme les physiciens se servent de l’expérimentation. »
On constate l’insistance de l’analogie. Mais, de nouveau, la question des projections sur le langage, le problème de la conceptualisation, tels que la métapsychologie les porte à leur comble, au point d’en esquisser l’aporie, reçoivent un complément par l’inscription des particularités du raisonnement par inférence en psychanalyse.
« Nous inférons ainsi une quantité de processus en eux-mêmes « inconnaissables ». Nous insérons ensuite ceux-ci parmi les processus dont nous sommes conscients. »
Le pluriel du « nous » contient la pluralité des psychanalystes mais encore le pluriel en travail dans la situation d’une psychanalyse. « Nous sommes conscients » peut très bien signifier la conscience de l’analyste et la conscience de l’analysant.
« Quand par exemple, nous déclarons [si ce n’est pas une déclaration commune, c’est toujours une adresse, même implicite] : « ici s’est inséré un souvenir inconscient », c’est comme si nous disions : ici il est arrivé quelque chose qui nous demeure tout à fait « non concevable » (unfassbar), quelque chose qui, si c’était venu jusqu’à la conscience, n’aurait pu être décrit que de telle ou telle façon[xx]. »
Ayant averti que « le réel resterait à jamais inconnaissable », Freud se défend aussitôt de la généralisation qu’il vient de faire, pour en appeler, au cas particulier et à la fonction critique, et surtout pour limiter l’analogie avec la physique en « réhumanisant » l’objet de la recherche psychanalytique – ce n’est pas une matière indifférente. Certes, doit-on tenir compte de l’interaction de l’appareil psychique de l’observateur et de l’appareil psychique « observé », transferts et contre-transferts. Malgré cette limite, le risque d’erreur dû à l’ « équation personnelle » (expression férenczienne), Freud poursuit la ligne imaginaire en invoquant les temps futurs où la maîtrise de l’équation personnelle sera telle qu’il n’y aura plus besoin de s’en préoccuper, pas plus que de la somme des précautions jadis imposées à ceux qui se servaient du microscope alors qu’il s’agissait encore d’une technique nouvelle !
À l’évidence, nous n’avons pas tout à fait atteint ces temps futurs… Il n’est en outre pas certain qu’on y parvienne en oubliant le passé, les définitions premières, les détours fondateurs.
Serons-nous sauvés par des spéculations provenant de là où on les attendait le moins ? John C. Eccles, éminent neurologiste et naguère collaborateur du redoutable (pour les « sciences humaines ») Karl Popper, a publié depuis peu un livre qu’il présente comme son grand oeuvre, et dans lequel – évolutionnisme et biologie du cerveau à l’appui – il soutient une thèse « dualiste-interactionniste » contre les excès du matérialisme biologique. Il pense que la conscience ne peut s’expliquer uniquement en termes neuronaux, et conçoit une passerelle « entre esprit et cerveau » : la pensée, champ de conscience dépourvu de masse et d’énergie, activerait toutefois certaines particules élémentaires présentes dans les synapses… L’immatériel interviendrait de la sorte sur la matière (qui en assure les conditions de production) et cela s’explique par la physique théorique, le champ de conscience serait analogue aux « champs de probabilité » décrits par la mécanique quantique – la pensée augmenterait la probabilité des événements neuronaux, le cerveau ne serait pas seulement émetteur, mais récepteur de la conscience… [xxi].
John C. Eccles ignore sans doute entièrement que Freud sollicite la théorie des quanta, en 1915, dans le cours de sa spéculation métapsychologique, très précisément dans l’article sur le refoulement. L’idée de quantum d’affect ne lui est alors pas nouvelle (voir « Les psychonévroses de défense », de 1894) mais elle est bien, cette fois, imaginée dans sa forme physique pour désigner cet « autre élément du représentant psychique » qui correspond à la pulsion « en tant qu’elle s’est détachée de la représentation et trouve une expression conforme à sa quantité dans des processus qui sont ressentis sous forme d’affects ». Le « rayonnement du corps noir » de Max Planck (1900) est – oserait-on le dire ! – une théorie du refoulement. Un four tiède et sombre devrait contenir une quantité infinie d’énergie lumineuse. La discontinuité introduite par Planck lui permet de faire l’hypothèse qu’un atome ne pouvait absorber que par « paquets » des quanta – en valeur infiniment petite mais finie, déterminée par une constante h, l’énergie lumineuse. La discontinuité permet de penser la constante d’une énergie « par petits paquets » détachée de la continuité du phénomène. Pour Freud, l’hypothèse du quantum d’affect intervient comme l’hypothèse nécessaire de la discontinuité rendant possible la recherche séparée de « ce qu’il advient, du fait du refoulement, à la représentation et ce qu’il advient de l’énergie pulsionnelle qui lui est attachée ». Pure spéculation quantique, dirait-on en effet. Encore une fois métaphysique pour « fantasmer métapsychologiquement ». Et si la notion de « quantum » était présente dans la science bien avant la découverte de Max Planck, elle trouve à un certain moment sa condition d’une nouvelle pertinence – en l’occurrence celle d’une théorie du discontinu qui transforme pour la pensée la matérialité des images. C’est cela, sans doute, la physique du psychique.
Le physicalisme de Eccles entraîne certainement – comme certains s’en sont loués – un nouveau « message philosophique »[xxii]. Au nom de la conscience, dirait-on. La biologie en général et la neurobiologie ne gagnent certainement rien à un tel théoricisme. Et ce n’est pas avec des modèles ainsi promus que la psychanalyse peut valablement entrer en débat.
Un peu plus d’animisme « épuré scientifiquement », un peu moins d’âme au nom de la religiosité scientifique, quelque prudence à l’égard des synthèses philosophiques ! Et la métapsychologie ne sera pas négligeable.
[i] David-Ménard M., La folie dans la raison. Kant lecteur de Swedenborg, Paris, Vrin, 1990.
[ii] Voir Fédida P., « La paranoïa comme théorie de la communication », in Le temps de la réflexion, 5, Paris, Gallimard, 1984.
[iii] Widlöcher D., Métapsychologie du sens, Paris, PUF, 1986.
[iv] Vico G., Origines de la poésie et du droit, Paris, Café-Clima, 1987.
[v] Freud S., Totem et tabou, p. 107, Paris, Payot, coll. « PBP », 1973.
[vi] Ibid. p. 133 ; cité par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, p. 132, Paris, PUF, 1967.
[vii] Lettre de Freud à Ferenczi du 6 octobre 1910, in Correspondance, p. 231, op. cit.
[viii] Ibid., p. 229, lettre de Ferenczi à Freud.
[ix] Ferenczi S., « Paranoïa », in œuvres complètes, IV, p. 220, Paris, Payot, 1982.
[x] Ferenczi S., « La métapsychologie de Freud », oeuvres complètes, IV, p. 220 à 265, op. cit.
[xi] Ibid., p. 254. Nos italiques.
[xii] Ibid, p. 260.
[xiii] Cité par Ferenczi S., « La psychogenèse de la mécanique » (1919) et « Supplément à… » (1920), p. 44 à 52 et p. 82 à 84, in Oeuvres complètes, III, Paris, Payot, 1974.
[xiv] Ferenczi S., « La métapsychologie de Freud », p. 263, op. cit.
[xv] Ferenczi S., « Thalassa », p. 252, in œuvres complètes, III, op. cit.
[xvi] « La métapsychologie de Freud », op. cit., p. 263.
[xvii] Jouvet M., Le sommeil et le rêve, Paris, Ed. Odile Jacob, 1992.
[xviii] Monod J., Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Ed. du Seuil, 1970.
[xix] Jacob F., La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, et Le jeu des possibles, Paris, Seuil, 198 1.
[xx] Freud S., Abrégé de psychanalyse, p. 72-73 (pour l’ensemble des citations). Traduction modifiée (cf. GW, XVII, p. 127) pour la dernière citation. Nos italiques.
[xxi] Eccles J.-C., Evolution du cerveau et création et de la conscience, Paris, Fayard, 1992.
[xxii] Voir le journal Le Monde (8 avril 1992), l’article de Catherine Vincent : « La pensée en quanta », dans le cahier Sciences et Médecine.