Daniel Widlöcher : « Entre la pensée et l’acte. De Freud à Wallon »

Un antique débat fondamental sur ce qui est premier dans la vie psychique : au début était l’acte (Freud) ou le verbe (Lacan) ?

In Enfance, Tome 47, n° 1/1993, pp. 87 à 92.

En 1979, dans un numéro de cette même revue qui commémorait le centenaire d’Henri Wallon, j’avais présenté un travail sur les convergences et les divergences que l’on pouvait trouver entre lui et Freud. Cette confrontation n’avait en soi rien d’original. De nombreux travaux avaient en effet été consacrés, au cours des deux décennies précédentes, à cette confrontation. Il est vrai que la plupart d’entre eux s’inscrivaient dans la perspective du développement de l’enfant et dans la comparaison des stades proposés par ces deux auteurs, bref plus en termes de psychologie de l’enfant que du point de vue de la psychopathologie. Dans mon article, au contraire, l’accent était mis sur les perspectives psychopathologiques, et trois axes de convergence étaient retenus : l’intérêt commun pour une psychopathologie du développement, le rôle de la pensée symbolique et les connexions entre les changements observés au cours des psychothérapies et ceux qui surviennent spontanément au cours de la vie. Sur ces trois points, il n’y avait pas seulement une certaine convergence, mais on pouvait remarquer que la place tout à fait éminente que leur consacrait Wallon dans sa théorie psychopathologique pouvait constituer un thème de réflexion particulièrement utile pour les développements à venir de la psychanalyse. Que peut-on en dire quinze ans plus tard ? Tel sera le propos de la présente contribution.

Pour Wallon comme pour Freud, la place du conflit dans le développement joue un rôle essentiel en psychopathologie. Il s’agit là d’un des apports fondamentaux de la pensée wallonienne, tel qu’il est présenté dès les premières pages de « L’évolution psychologique de l’enfant ». Le développement de la personnalité ne se fait pas en effet sur un mode linéaire. À chaque étape de l’évolution, de nouvelles attitudes, de nouvelles formations de pensée se développent en se heurtant aux attitudes plus anciennes. Elles prennent successivement leur place, non par simple mutation mais la plupart du temps dans un processus de conflit dont les fixations et les régressions marquent les stades. Ainsi, la succession apparaît comme discontinue : des activités prépondérantes à une phase du développement ne sont que réduites ou supprimées en apparence à la phase suivante. C’est souvent par une crise que ces remaniements s’effectuent : « Des conflits ponctuent donc la croissance, comme s’il y avait à choisir entre un ancien et un nouveau type d’activité. » Les conséquences de ce point de vue en psychopathologie sont évidentes. La plupart des troubles observés au cours de l’enfance et de l’adolescence expriment en effet les irrégularités et les exagérations de ce processus dialectique. Si le développement normal donne déjà à voir cette conflictualité, celle-ci est d’autant plus visible dans les dysharmonies, les reculs, les anomalies du développement : « Les anachronismes, les discordances sont à l’origine de complexes qui vont se répercuter tout au long de l’existence… Ils deviennent ainsi le prototype de réactions mal adaptées aux conditions actuelles et réelles de la vie. »

II est vrai que cette conception si essentielle à la pensée de Wallon n’était pas pour lui clairement perceptible dans l’œuvre de Freud. Certes, il constatait l’importance chez ce dernier des concepts de fixation et de régression, mais il lui semblait que la conception du dualisme pulsionnel, le rôle attribué à la vie libidinale appauvrissaient la théorie freudienne du développement et ne faisaient pas justice à toute la complexité des interactions sensorielles, motrices, comportementales, observables au cours du développement. Pour Wallon, Freud, en recherchant dans une étape du passé de l’enfant les racines du conflit, fixait en définitive la psychopathologie dans une perspective étiologique, au détriment de celle du développement. J’avais, à l’époque, montré que si ce reproche pouvait en effet s’adresser à Freud, il ne pouvait pas être généralisé à l’ensemble du mouvement psychanalytique. L’œuvre d’Anna Freud est, à cet égard, exemplaire. Par exemple, dans son ouvrage Le normal et le pathologique chez l’enfant publié en 1965, elle écrit : « Par définition, en raison des processus de maturation, la tendance à achever le développement est infiniment plus forte chez le sujet immature que, plus tard, chez le sujet plus âgé… La personnalité inachevée de l’enfant est dans un état de fluidité. Des symptômes qui assurent la solution d’un conflit à un certain niveau de développement s’avèrent inutiles au suivant et se voient alors écartés. » On reconnaîtra la grande convergence entre cette perspective et celle de Wallon.

Quinze ans plus tard, cette convergence ne s’applique plus à deux auteurs, mais définit un mouvement très important de la pensée psychopathologique inspirée de la psychanalyse. Le champ de ce que l’on peut désormais appeler une psychopathologie évolutive permet en effet de lier de plus en plus étroitement la psychanalyse à la psychologie du développement. De nombreux travaux sont désormais consacrés à cette psychopathologie « développementale », si l’on s’en tient à ce néologisme inspiré du franglais et que je propose, pour ma part, d’appeler « psychopathologie évolutive ». Tous ceux qui travaillent dans ce domaine reconnaissent à Anna Freud le mérite d’avoir fondé cette perspective. La plupart des troubles sont d’autant mieux compris qu’ils sont étudiés dans le cadre du processus évolutif dans lequel ils surviennent, se transforment ou disparaissent. C’est dans la continuité du développement vue dans une perspective de conflictualité normale et de crise que les troubles révèlent les échecs, les écueils ou les accidents de parcours de ce développement. C’est dans la continuité du développement que l’on peut comprendre que des comportements différents puissent, d’un âge à l’autre, exprimer le même désordre, ou à l’inverse qu’un même comportement revête des significations distinctes selon les étapes du développement.

Ce mouvement n’aurait sans doute pas connu les progrès considérables que l’on observe actuellement s’il n’y avait pas eu l’œuvre de Bowlby. Et on ne peut, à cet égard, que souligner, après coup, la clairvoyance de R. Zazzo lorsqu’il invitait psychanalystes, éthologues et psychologues à découvrir la théorie de l’attachement dans l’ouvrage collectif qu’il publiait sous ce titre chez Delachaux & Niestlé en 1974. À l’époque, j’avais souligné l’intérêt de ce que Zazzo appelait « un fait nouveau » en psychologie. Je ne peux aujourd’hui que regretter de ne pas l’avoir mentionné dans mon article sur Wallon et Freud, cinq ans plus tard. En renonçant à la théorie freudienne de l’étayage, et à partir de ses travaux sur l’angoisse de séparation en développant la théorie de l’attachement, Bowlby en effet rejoignait la perspective de Wallon, comme l’a bien montré T,2œlo : « L’attachement psychologique est d’une nature foncièrement différente de la dépendance de satisfaction de besoins physiologiques. Ces vues indiquent que l’attachement et le détachement psychologique sont des notions qui ont un statut propre, indépendant du besoin de l’enfant de voir ses besoins satisfaits par un objet. Nous ne pouvons donc plus nous satisfaire de poser l’équivalence entre sein et mère, ou de parler d’une relation orale et de la première relation comme anaclitique. » Ces propos tenus par Bowlby en 1958, et cités par S. Lebovici dans un article récent sur « La théorie de l’attachement et la psychanalyse contemporaine », auraient en effet certainement satisfait Wallon.

Les recherches qui se sont multipliées dans le domaine de la psychopathologie évolutive ont mis l’accent sur les multiples chemins empruntés par les représentations intérieures que l’enfant construit à partir de ses expériences, et sur leur impact à tous les stades ultérieurs de son développement. Un grand nombre de programmes de recherche portant sur les observations longitudinales ont, certes, montré que les difficultés de la relation du jeune enfant avec sa mère jouaient un rôle déterminant dans de nombreux aspects de la psychopathologie de l’enfant, et même de l’adulte. Mais, cette convergence entre la psychanalyse et la perspective évolutive a surtout mis l’accent sur des patterns ou chaînes de représentations qui marquent chaque étape de ce développement. Utilisant la notion de internal working models, proposée par Bowlby, les recherches sur le développement et les chaînes d’attachement ont assuré une fructueuse collaboration entre les psychanalystes et les psychologues du développement. Ces recherches se fondent sur l’idée que les enfants développent des modèles internes de représentation par lesquels ils donnent forme aux interactions entre eux-mêmes et l’environnement adulte. C’est, à chaque étape du développement, l’intégration de nouveaux modèles avec ceux laissés par les expériences du passé qui doivent être pris en considération pour expliquer la pathologie ultérieure.

Le deuxième axe de convergence concernait le rôle du symbolisme dans la pensée de l’enfant. En 1954, dans son introduction aux Journées internationales de psychologie de l’enfant, Wallon soulignait : « … Supprimer l’œuvre de Freud, ce serait amputer de ses origines l’étude de notions qui ont pris une importance capitale dans l’étude psychologique de l’enfant. Par exemple, la pensée analogique, ambivalente, syncrétique ou surdéterminée, d’où ne se dégage que graduellement la pensée discursive. » En réalité, la conception que Wallon avait de la pensée symbolique est particulièrement complexe. Pour ma part, je dégagerais deux directions. La première met l’accent sur le lien génétique qui va du simulacre au symbole, la seconde sur la fonction symbolique comme structure. Selon la première direction, le symbole n’est pas conçu à proprement comme un signe, mais plutôt comme l’expression d’une pratique. Dans De l’acte à la pensée, Wallon précise bien ce point : « (Le simulacre) … n’est déjà plus en effet l’objet lui-même. Il en est le doublage, tantôt plus semblable et tantôt plus stylisé, d’intention tantôt plus pratique et tantôt plus ludique ou esthétique. Mais il s’y rattache encore de façon très concrète par l’action qui rend comme concret l’objet vers lequel il tend. » Certes, le symbole n’est plus le simulacre, mais ce dernier en est le précurseur immédiat : « Le simulacre se mêle d’ailleurs très intimement au symbole dans les mythes des primitifs, dans l’évolution mentale de l’enfant il tient aussi une grande place avec tant de jeux qui s’inspirent uniquement de lui. »

Mais le symbole est plus que le simulacre. Il faut ici tenir compte d’une autre dimension de la théorie de Wallon. Si les fonctions symboliques jouent un rôle déterminant dans le développement intellectuel, c’est dans la mesure où elles constituent une structure organisatrice de la pensée. De ce point de vue, on ne peut étudier la pensée symbolique sans se référer au déterminisme social et au rôle du langage. C’est dans cette perspective qu’il faut précisément entendre la place du symbole dans l’intelligence discursive. D’où l’accent mis par Wallon dans ses derniers travaux sur ce qu’il appelle « l’ordre symbolique » : « Les mêmes causes qui ont fait de l’homme l’animal social qu’il est lui ont donné son aptitude à former des représentations. Il n’en importe pas moins de définir entre elles les fonctions qui mènent ou qui contribuent à la représentation. Elles s’insèrent dans tout un ensemble qui a pu être dénommé la fonction symbolique au sens large. » Certes, le langage sous toutes ses formes joue un rôle décisif dans le développement de cette fonction, mais il ne faudrait pas déduire que la fonction symbolique est de nature langagière. Pour Wallon comme pour les cognitivistes contemporains, le lien est inverse. « La représentation ne fait pas qu’utiliser la fonction symbolique du langage, elle est elle-même un certain niveau du langage et de la fonction symbolique… Le langage proprement dit est l’exemple que des discussions devenues classiques ont rendu le plus démonstratif pour rendre compte de la fonction symbolique. » Ainsi, le symbole naît du simulacre, mais s’organise dans une structure fondamentale de la connaissance humaine.

Le lien entre le symbole et le simulacre connaît depuis une dizaine d’années un remarquable développement. La théorie de l’esprit, telle qu’elle nous est actuellement proposée à partir des travaux de Premack et Woodruff, constitue un domaine de convergence entre les chercheurs en psychologie cognitive du développement et les psychanalystes. Le concept de métacommunication occupe désormais une place centrale dans ce champ interdisciplinaire. La connaissance qu’a l’enfant de l’existence de sa propre pensée et la découverte qu’il fait de la pensée d’autrui jouent un rôle désormais aussi important en psychopathologie évolutive que la théorie de l’attachement. Le terme « théorie de l’esprit » se réfère à la capacité de prendre en compte les états mentaux d’autrui. Or, une étape importante dans l’acquisition de cette capacité s’exprime dans la faculté de « faire semblant ». « Faire comme si » introduit chez l’enfant la fonction de simuler. Pour qu’il y ait simulation, il faut que le sujet puisse énoncer la différence entre ce qui est et ce qui est simulé au moment même où il simule : « Pour qu’il y ait simulation, il faut qu’existent deux représentations simultanées de la situation. » C’est dans un contexte d’échange social que l’enfant apprend à simuler. Les très nombreux travaux consacrés actuellement au développement d’une théorie de l’esprit chez l’enfant, les débats très vifs qui opposent l’interprétation strictement cognitive de cette acquisition et une conception plus biologique et innéiste sont en droite ligne l’amplification des profondes intuitions de Wallon sur le rôle du simulacre.

Quant au rôle de la structure symbolique dans le développement de l’activité intellectuelle, il n’est guère besoin d’insister sur la place que lui ont fait jouer par la suite aussi bien les tenants du structuralisme que les chercheurs en psychologie cognitive. Ici encore, la psychanalyse contemporaine a accepté le dialogue avec l’approche plus expérimentale des psychologues du développement.

Le dernier axe de convergence que je retenais en 1979 portait sur le rôle de la psychothérapie. Pour Wallon comme pour Freud, la psychothérapie ne peut obtenir que ce que la vie peut offrir. « Nous postulons, écrit Freud, que la thérapeutique psychanalytique ne peut provoquer que ce qui se serait spontanément produit dans des conditions favorables, normales. » Wallon croit également à la possibilité de changer le jeu des conflits en aidant l’enfant à s’affranchir de certaines attitudes anachroniques et à développer des conduites nouvelles. Pour lui, le milieu naturel est le mieux placé pour aider l’enfant dans cette voie. Il reconnaissait toutefois que, dans certaines circonstances, un milieu factice, un vrai milieu de laboratoire, peut rendre possible la rupture des associations fâcheuses de la vie courante. Ce lien entre le mode d’action de la psychothérapie et les changements spontanés a été parfois reconnu par des psychanalystes. Mais il faut bien ici constater que, contrairement aux axes précédents, le développement d’une réflexion dans ce domaine est demeuré extrêmement parcellaire. Sans doute faudra-t-il attendre encore des progrès dans cette psychopathologie évolutive dont j’ai dessiné les grandes lignes de recherche pour qu’elle conduise à une théorie de la thérapeutique psychanalytique. Sans doute faudra-t-il aussi que soient plus profondément reconnus par les psychanalystes les liens étroits entre la pensée inconsciente, telle qu’ils l’étudient par leurs méthodes cliniques, et le rôle de l’action dans la pensée. Relisons à ce sujet les premières lignes de l’introduction de De l’acte à la pensée : « Entre l’acte et la pensée, quels sont les rapports ? Lequel des deux a la priorité sur l’autre ? « Au commencement était le Verbe » (ou la pensée se manifestant), disaient les disciples mystiques de Platon. « Au commencement était l’Action », rétorquait Goethe. » J’ai souligné à plusieurs reprises combien l’inconscient au sens freudien du terme s’éclaire d’être compris comme un ensemble d’accomplissements hallucinatoires d’actions. A l’aphorisme célèbre de Lacan « L’inconscient est structuré comme un langage » (en quoi on retrouverait le « Au commencement était le Verbe »), il convient de substituer l’idée que l’inconscient est constitué par des expériences subjectives d’actions. Dans l’inconscient, penser c’est faire, désirer c’est accomplir. Déplacement et condensation, libre circulation de l’énergie, absence de contradiction, tous processus qui définissent le mode de pensée primaire dans la perspective de Freud, constituent une manière de décrire les règles qui gouvernent l’accomplissement des actes et qui peuvent, dans l’inconscient, gouverner celui de leur expérience subjective, détachée de toute matérialité. Ce n’est pas un hasard si on retrouve souvent sous la plume de Freud la citation de l’aphorisme faustien que Wallon introduit au début de son ouvrage.

Bibliographie

Freud A. (1968), Le normal et la pathologique chez l’enfant, trad, franc. D. Widlöcher, Paris, Gallimard.

Hardy M. C. (1990), Théorie de l’esprit, Revue internationale de psychopathologie, 1990, n° 1, p. 225-231.

Lebovici S. (1991), La théorie de l’attachement et la psychanalyse contemporaine, Psychiatrie de l’Enfant, XXXIV, 2, 1991, p. 309 à 339.

Wallon H. (1970), De l’acte à la pensée, Paris, Flammarion, 1970, p. 5-19.

Wallon H. (1975), Les origines de la pensée chez l’enfant, Paris, PUF, 1975 (4e éd.), pp. I-XVI.

Wallon H. (1979), Wallon et Freud, Enfance, 1979, n° 5.

Zazzo R. (1974), L’attachement, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, coll. « Zethos ».

 

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