Margarethe Walter rencontre Freud en 1936

In der Standard, 6 mai 2006

Q : Qu’est ce qui vous a conduit chez Freud ?

MW : La solitude. J’étais la jeune fille la plus seule de Vienne. J’étais enfant unique et ma naissance en 1918 a coûté la vie à ma mère. Après un mariage d’amour, qu’elle m’ait fait cadeau de la vie a rendu mon père incapable d’aimer.

Q : Votre père a-t-il cherché une seconde épouse ?

MW : C’est ma grand-mère qui s’en est occupée, elle qui l’avait eu hors mariage : mon grand-père fut l’amant de ma grand-mère pendant 30 ans. Un amour clandestin non seulement parce qu’il était un bourgeois, mais aussi parce qu’il était marié. Ils ont trouvé ma belle-mère par annonce dans le journal. Ma grand-mère l’a rencontrée au préalable et ils se sont mis d’accord sur le choix de cette femme d’origine noble qui aimait les enfants. Ce qu’elle a aimé, en fait, ce n’est pas moi, mais l’argent de mon père.

Q : Il était riche ?

MW : Mon père était un entrepreneur qui avait réussi avec une fabrique de bouchons pour munitions; il exportait jusqu’en Russie. Nous vivions dans un premier étage à Vienne, avions une villa dans la forêt viennoise, un immense bassin à poissons, des domestiques, un chauffeur et possédions la seule voiture de la rue.

Q : Comment avez vous pu vous sentir seule et isolée à Vienne dans un milieu si aisé ?

MW : Personne ne m’a jamais parlé, ni touchée, ni embrassée, et bien sûr jamais donné de baiser.

Q : Quel a été le motif de votre venue au 19 Berggasse ?

MW : Jeune fille solitaire, je me jouais mon théâtre privé et j’attendais Tristan, debout à la fenêtre, déguisée en Iseut. Juste en face, le marchand de charbon chargeait du coke et je le pris pour figurant. Je lui fis des gestes gracieux de la main. « Cette fille est complètement toquée » cria-t-il au concierge qui le répéta aux domestiques. Mon père fit appeler le médecin de famille qui diagnostiqua une bronchite et, ce que je ne voulais pas savoir, une « souffrance psychique ». Il écrivit une lettre pour un Dr Freud, qui devait être une « lumière » dans cette spécialité, mais très cher. C’est ainsi que le chauffeur a conduit mon père et sa « fille folle » au 19 Berggasse.

Q : Freud n’était-il pas alors une célébrité de Vienne ?

MW : Croyez-vous qu’aujourd’hui, les vrais Viennois l’accepteraient ?

Q : Quel souvenir gardez- vous de lui et de cette rencontre ?

MW : C’était un vieux monsieur, un peu voûté portant barbe blanche et costume gris. Et malgré cette fragilité, il a empli l’espace dès son entrée. Il m’a considérée avec beaucoup d’attention. En revanche, il est resté distant avec mon père. Il m’a demandé mon nom; mon père a répondu. Il m’a questionné sur mon école ; mon père a répondu. Alors la réponse quant à mon désir professionnel n’est pas sortie de ma bouche. J’étais là comme une pièce rapportée. Tout d’abord, Freud s’est tu. Et puis ce fut pour moi la révolution ! Il fit partir mon père de la pièce. Incroyable ! On ne fait pas partir un père comme ça. Jamais ! Père était un monument de père, mais le visage plein de rage après cette demande. Subitement je n’ai plus éprouvé cette angoisse infernale devant son despotisme. La tension est partie quand mon père a obéi à la franche détermination de Freud : « S’il vous plait, allez dans la salle d’attente. Je voudrais parler seul avec votre fille ». Freud s’est détourné tout de suite de mon père. Il m’a regardé bien en face, a tourné son siège vers moi, l’a approché et s’est tourné de tout son corps vers moi. Par-dessus tout, ses yeux ! comme pour dire : « Maintenant, nous sommes entre nous. »

Q : Comment qualifier sa présence ?

MW : Freud était incroyablement amical, calme, affable, bienveillant, pas du tout comme un médecin qui effraie.

Q: Il avait aussi le même âge que votre grand-mère.

MW : Ça ne m’était jamais venu à l’esprit. Car il était si différent de tous ceux que je connaissais. Il s’est intéressé à moi, à moi seule. Ainsi, il a ouvert quelque chose en moi que personne auparavant n’avait voulu ouvrir : Sigmund Freud était le premier être humain dans ma vie qui ait montré à mon égard une réelle empathie, qui m’ait donné de l’importance, qui ait voulu apprendre quelque chose de moi, qui m’ait vraiment écoutée.

Q : Et que lui avez-vous raconté ?

MW : Tout d’un coup, je pouvais parler à mots découverts et laisser venir toute ma haine envers ma belle-mère, sur les promenades du dimanche, sur l’école. Mes soucis à cause de mes mauvaises notes avant le baccalauréat. Dire que je n’avais pas le droit d’avoir des amies ; que je ne pouvais porter ni les chaussures de mon choix, ni la garde robe de mes goûts ; et que j’étais si seule que même le Dr Freud ne pouvait se le représenter.

Q : Comment a-t-il réagi à cela ?

MW : Il m’a regardé sans interruption. Il avait des yeux très chaleureux. Son attention m’a enveloppée. Il avait 80 ans et moi 18. Étonnant, qu’il se soit intéressé à une jeune fille incapable, totalement dépendante, tenue pour immature, irréfléchie.

Q : C’était pourtant son rôle ?

MW : Ce que je ne savais naturellement pas. Il a seulement écouté, rien de plus. A l’occasion il a posé une ou deux questions.

Q : Comment Freud vous a-t-il transformée ?

MW : Contre l’avis de mon père, je n’ai pas repris son entreprise. Contre l’avis de mon père et celui de mon mari, j’ai étudié la sculpture à l’académie des arts de Vienne, où j’enseigne encore aujourd’hui. J’ai osé poser des questions et, si besoin, j’ai su résister.

Q : Y eut-il quelque chose de particulièrement difficile à raconter.

MW : Mes lectures nocturnes, en cachette sous la couverture ! J’avais essayé toutes les clés et découvert que celle de l’horloge était la même que celle de la bibliothèque paternelle. Ainsi ai-je éventé son secret et celui de ma belle-mère : Derrière Grillparzer et Goethe, étaient cachés des livres coquins que j’ai dévorés la nuit à côté de ma belle-mère qui ronflait. Et aussi que je n’avais pas le droit de voir les scènes d’amour jusqu’à la fin quand j’allais au cinéma avec mon père.

Q : Cela a dû sûrement intéresser Freud.

MW : Il fut étonné. A chaque fois qu’un baiser s’annonçait, mon père m’ordonnait de quitter la rangée et de sortir: « Ce n’est pas pour toi. »

Q : Vous acceptiez ça ?

MW : Freud m’a aussi posé la question. Mais protester n’était pas pensable. Mon père ne connaissait pas le mot « contradiction ».

Q : Ce premier entretien devait lentement toucher à sa fin, non ?

MW : Avant d’aller chercher mon père toujours mécontent, de lui donner un courrier pour le médecin de famille et de rédiger la note d’honoraires pour Monsieur Walter, il m’a regardé droit dans les yeux, et m’a rappelé cela : J’avais 18 ans, j’étais adulte et comme adulte, la plainte seule ne saurait suffire. Ce qui m’importerait, je devrais en venir à bout toute seule. Mettre en oeuvre de connaître ses désirs et pour eux oser la contradiction. « N’acceptez pas tout sans rien dire. » et il a prononcé une prescription stricte: « A la prochaine scène de baiser de cinéma, restez assise. Je répète: Restez assise. » Enfin il dit avec conviction : « Pensez à moi. »

Q : Avez-vous pensé à Freud au baiser de cinéma suivant?

MW : J’ai pensé à Freud toute ma vie. Quoique je n’ai rien lu de lui. Pourquoi donc ? En fait, il m’avait donné la main deux fois, alors je n’avais plus besoin de mots écrits. D’autant plus que Jung avec ses livres a accompagné mes rêves ma vie durant.

Surtout, juste après la visite à Freud, je suis restée assise à « l’Admiral-Kino ». Malgré l’ordre répété de mon père « on se lève et on part », au moment où Conrad Veith se préparait à baiser les épaules nues de Lilian Harvey, dans son profond décolleté. Cela m’a coûté toute la force du monde pour rester assise et voir ce baiser de cinéma ; encore que, étant en nage à cause de la résistance, je ne suis pas sûre que les lèvres ont touché la peau.

Q : Êtes-vous retournée au 19 Berggasse depuis 70 ans?

MW : Tout récemment selon le souhait de mes meilleurs amis. Hélas ! Le commerce sur Freud est horrible. Briquets, chemisettes, crayons, tout un bazar ; tout cela est vexatoire pour cette noble personne. Du kitsch comme à Lourdes.

Q : N’avez-vous pas eu la permission de poursuivre les entretiens avec Freud ?

MW : Sigmund Freud savait sûrement que quarante-cinq minutes suffisaient pour ma vie.

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