Elliott Jaques : « Les troubles de la faculté de travail »

Sur le processus et la capacité de perlaboration en cure.

« Disturbances in the Capacity to Work. » (1960), in International Journal of Psycho-Analysis, n°41, pp. 357-367. In Revue Française de Psychanalyse, 1961, T. XXV, n° 4-5-6, pp. 711-731. Version revue et augmentée d’un exposé fait au XXIe Congrès International de Psychanalyse, Copenhague, juillet 1959.

Au sens le plus général, le travail, tel que le conçoit Freud (et je m’occupe ici du travail seulement au sens psychologique), est l’énergie mentale ou l’effort déployés dans la recherche d’un but ou d’un objectif au moyen de la mise en œuvre du principe de réalité, et en dépit des exigences du principe de plaisir. Si nous examinons de près cette activité, cependant, un certain nombre de traits importants réclament notre attention. La mise en œuvre du principe de réalité amène une satisfaction à retardement plutôt qu’immédiate. Elle demande du discernement (au sens de jugement et non point au sens social, pour déterminer quelles lignes d’action aboutiront par la suite au meilleur résultat. Il faut faire preuve de discrimination et de jugement, et prendre des décisions. La décision contient l’incertitude de la sagesse du choix, et demande la faculté de supporter l’incertitude dans l’attente d’un résultat final, et d’un échec possible.

Cette incertitude cependant, remarquons-le, possède une qualité spéciale. L’usage du discernement dépend du fonctionnement mental inconscient autant que conscient, d’une possibilité de synthétiser les idées inconscientes et les intuitions pour les rendre conscientes. Il n’est pas surprenant, donc, de trouver au cœur de cette incertitude une angoisse : l’anxiété suscitée par la dépendance du succès de la cohérence et de la valeur de la vie psychique inconsciente.

J’ai pu confirmer ces conclusions par mes travaux de psychanalyse sociale dans les usines, dont j’ai déjà parlé (6). Au cours de ces études deux composantes majeures du travail furent isolées : tout d’abord, les obligations, lois, coutumes, ressources, instructions, règles et règlements, et limites matérielles, qui ne permettent pas au discernement de s’exercer mais composent le cadre à l’intérieur duquel le discernement s’exerce, et en deuxième lieu le contenu discernant, qui comprend tous les aspects où le discernement et le choix doivent s’exercer. Je fus frappé par la force de cette distinction quand je vis clairement que ce qui est appréhendé en tant qu’effort psychique dans le travail — l’intensité ou le poids de la responsabilité — a trait entièrement au contenu discernant du travail. Se conformer à des règles et des règlements et autres aspects prescrits du travail exige certaines connaissances. Vous savez ou vous ne savez pas, mais tout cela ne demande pas d’effort psychique de discernement et de décision, avec l’apparition concomitante d’angoisse.

Je pus démontrer que ce poids ou ce niveau de responsabilité se mesure objectivement en termes de périodes maximales de temps, au cours desquelles une personne doit exercer son discernement pour elle-même. Plus cette période est longue, plus il y a de matériaux inconscients à rendre conscients et plus il faut supporter longtemps l’incertitude au sujet du résultat final et l’anxiété au sujet de son propre jugement. Bref, plus le chemin menant à la satisfaction est long, chemin choisi en accord avec le principe de réalité, plus l’expérience de l’effort psychique ou du travail est grande.

Nous en arrivons à la définition suivante du travail et à une formulation de la faculté de travail. Le travail est l’usage du discernement à l’intérieur de limites prescrites extérieurement, afin d’atteindre un objet susceptible d’être testé par la réalité, tout en maintenant une perlaboration (working through) continuelle de l’angoisse concomitante. La capacité au travail dépend de la cohérence de l’inconscient, de l’intégration et de la force du Moi, et de sa faculté, en face de l’angoisse et de l’incertitude, à soutenir ses fonctions, à maintenir le principe de réalité, et à s’efforcer de rendre l’inconscient conscient.

Composantes principales de l’activité mentale

Le travail n’est jamais un processus simple d’effort vers un objectif externe. Compris dans tout acte de travail, il existe toujours un lien avec l’objectif perçu en tant que symbole. Afin de faire avancer notre analyse, il me faudra faire un instant une digression, afin d’établir quelques conceptions et termes liés à la perception et à la formation des symboles.

La perception d’un objet est déterminée par l’effet réciproque du contenu requis de ce qui est perçu sur deux types de contenu symbolique, qui ont été désignés de façons diverses ; par exemple Segal (15) parle de symboles et d’équations symboliques, Jones, de symboles et de symboles vrais. Quels que soient les termes employés pour les deux types de contenu symbolique — et de nombreux auteurs, comme Mme Milner (12) et le Dr Rycroft (14) — ont insisté sur l’importance de la distinction, le facteur central est celui qui est souligné par Mélanie Klein (9) (et développé par Segal), à savoir, le degré de ce qui est concret dans le symbole et la proportion dans laquelle il coexiste avec l’objet ou le recouvre. À son tour, la mesure de ce qui est concret dépend de l’intensité et du caractère du processus de scission qui sous-tend la formation du symbole. Tout cela s’accorde avec l’évolution récente des concepts de Mélanie Klein au sujet de la position schizo-paranoïaque (et aussi avec des hypothèses sous-entendues dans ses travaux antérieurs), et l’on peut dire que c’est lorsqu’une violente scission suivie d’une fragmentation de l’objet et de soi prédomine que la formation concrète plutôt que plastique des symboles se produit. Je veux montrer que cette théorie est utile et nécessaire, non seulement pour étudier le problème du travail, mais aussi pour affronter tous les processus psychiques surtout le processus fondamental de la perception, et je me servirai des termes suivants.

La perception d’un objet est déterminée par l’interconnexion de :

  1. Le contenu nécessaire de la perception qui fournit une perception mentale de l’objet lui-même ;
  2. Le contenu symbolique, dans lequel l’objet est modifié par une identification projective, les parties désintégrées du Moi et les objets internes étant perçus inconsciemment comme dans l’objet extérieur ou y étant liés, et l’objet introjecté sous sa forme modifiée ;
  3. Ce que je me propose de nommer le contenu « concrétif », dans lequel l’objet est modifié par la projection explosive d’objets internes violemment éclatés et fragmentés et de parties du Moi, perd sa propre identité et devient un symbole concret (ou pour reprendre l’expression de Segal, une équation symbolique) ; il est ensuite violemment introjecté et appréhendé intérieurement sous une forme concrète, physique, dans un état morcelé fragmentaire à l’intérieur du Moi corporel.

La distinction entre la projection et l’introjection ordinaires et les processus plus concrets de projection violente et d’introjection, est constamment soutenue par Mélanie Klein dans ses communications précédentes dans lesquelles elle se sert souvent des termes « expulsion » et « incorporation » pour désigner les processus les plus violents. Bion dans ses articles sur l’hallucinose, s’arrête à cette distinction et conserve les vieux termes.

Évolutivement, une scission violente suivie de fragmentation est associée aux phases initiales de l’état paranoïdo-schizoïde, où le Moi rudimentaire demeure sous l’emprise d’impulsions destructrices intenses et de désintrication instinctuelle. À ce stade, la scission ordinaire ne peut servir au Moi de défense à cause de l’intensité de l’angoisse suscitée par l’objet primitif persécuteur et scindé, et à cause des risques de destruction du bon objet idéalisé scindé. Comme Mélanie Klein (10) l’a montré récemment, les deux aspects de l’objet primitif morcelé sont regardés comme une persécution, et renforcent la qualité impitoyable du Surmoi primitif.

La formation des symboles avec un concrétisme diminué, devient possible au stade de transition entre les états paranoïdo-schizoïdes et dépressifs. Le Moi, avec une intégration supérieure, est mieux en mesure de lutter avec l’angoisse de la persécution au moyen de morcellements moins violents et d’une fragmentation moindre. Il s’ensuit une confiance croissante en la possibilité de maintenir les bons objets scindés séparés des mauvais. La faculté conséquente de réduire l’angoisse par la formation de symboles a à son tour facilité le début de l’état dépressif. Le contact avec le réel s’en trouve renforcé, une plus grande réalité dans la perception apparaît, et toute une série de défenses devient possible, surtout la réparation et la sublimation ainsi qu’une utilisation plus développée de la formation des symboles. Davidson a donné un compte rendu graphique de ce processus dans sa description clinique du traitement d’un malade atteint d’une schizophrénie accompagnée de mutisme. En passant, j’aimerais souligner que c’est précisément parce que la formation des symboles est toujours fondée sur quelque morcellement que les symboles tendent à être de mode normatif — bon ou mauvais.

En séparant trois composantes principales dans les processus de la perception, et aussi dans toute activité mentale, le requis, le symbolique, le concret, j’agis ainsi pour la commodité de l’analyse seulement et non point pour suggérer qu’il existe des activités du Moi objectives séparées de leurs contenus concrets et symboliques et des conflits et angoisses dont elles naissent. C’est précisément la coexistence et l’interrelation de ces composantes de l’activité mentale que je désire montrer dans le travail : la quantité relative, l’équilibre et le contenu des trois composantes déterminant le degré de réalisme, la créativité, l’énergie et la direction dans le travail, ainsi que la proportion dans laquelle ce travail contribue aux progrès de l’intégration psychique. La formulation présente diffère ainsi de celle de Hartmann (4) qui, en définissant ce qu’il nomme la sphère du Moi sans conflit, parle de « cet ensemble de fonctions qui, à n’importe quel moment donné, exerce ses effets en dehors de la zone des conflits psychiques ». Au contraire de Hartmann, je pense que la voie menant de la psychanalyse à une psychologie générale ne saurait être traversée sans tenir compte du rôle fondamental du conflit dans toute fonction psychique, opinion qui sera étayée, je l’espère, par cette communication. En particulier, je crois que la compréhension des processus psychologiques normaux sera améliorée en faisant ressortir et en élaborant les divers types de processus de morcellement employés par le Moi devant les conflits et les vicissitudes des morcellements résultants, et les fragmentations du Moi, des objets et des pulsions — point fréquemment souligné par Mme Klein.

Le processus du travail

Je désire maintenant traiter du processus du travail lui-même. Il est possible de distinguer six stades principaux.

  1. La réalisation d’un objectif particulier est entreprise, et une relation s’établit avec l’objectif ;
  2. Une quantité appropriée de l’appareil psychique doit être allouée à cette tâche ;
  3. Un réseau intégratif doit être construit et développé, à l’intérieur duquel le travail s’organise ;
  4. La concentration sur cette tâche, excitant le contenu des zones de l’esprit qui y sont occupées, l’investigation et la recherche des éléments qui aideront à résoudre ce problème ; processus que je désignerai par les termes de lyse et d’examen ;
  5. Le rassemblement, la liaison et la synthèse des éléments adéquats ;
  6. La décision, c’est-à-dire le passage à l’action avec engagement significatif de ressources.

Les processus que je décrirai auront trait d’un bout à l’autre à l’interaction des faits psychiques entre les zones conscientes et inconscientes du psychisme. Bien que le foyer de force oscille continuellement entre le conscient et l’inconscient, l’un et l’autre devenant tour à tour figure et ensuite fondement, ni l’un ni l’autre n’est jamais inactif. Je retracerai les six stades dans la séquence du travail pour la clarté de la présentation. Dans la réalité les divers stades agissent les uns sur les autres. Le premier reticulum intégratif peut être expérimental, hypothèse ou bien simple soupçon ou pressentiment. Trop peu ou trop de capacité mentale peut être fournie. À mesure que la lysis et la synthèse progressent et que des connaissances sont acquises, le reticulum intégratif peut se modifier, et une capacité mentale plus ou moins grande peut être allouée ; la relation libidinale avec ce qui est objectif peut changer — l’ambivalence et l’intensité de l’investissement libidinal croissant ou décroissant à mesure que la tâche et ses difficultés surgissent et sont vécues.

De plus, à mesure que la lysis et le lien progressent, des essais peuvent être faits dans la réalité extérieure mais sans engagement excessif de ressources, les intuitions et les connaissances s’acquérant au contact de ces expériences qui resurgissent au milieu des éléments disponibles pour la liaison.

Relation avec l’objectif

L’objectif est un objet futur, qui doit être suscité et créé. L’objectif peut être un but de travail par besoin intérieur et compulsion, par plaisir personnel sans autre gain. Il peut être une tâche fixée faisant partie de l’emploi d’une personne.

La somme d’énergie employée pour l’accomplissement d’une tâche dépend à la fois du désir d’atteindre l’objectif et d’obtenir la récompense conséquente, et aussi du sens symbolique de l’objectif et du plaisir psychique qui s’ensuit. Le travail est le plus satisfaisant lorsque ces deux éléments sont liés, et relativement indifférents au côté matériel.

Si l’état dépressif est suffisamment avancé, le contenu symbolique du travail sera surtout lié à la réparation. Les travaux de psychanalyse contiennent assez d’exemples où l’objectif représente la création d’un bébé et sa naissance. À un niveau plus profond la réparation, la restauration et la reconstruction du bon objet primitif sont symbolisées, ainsi qu’une reprise de bonnes pulsions et de bonnes parties de soi. L’objectif dans le travail est bien adapté à un tel symbole, puisqu’il n’existe que comme schéma partiel demandant à être complété et ranimé par des soins attentifs et du travail. De même, comme l’objectif s’identifie symboliquement au bon objet subissant une réparation et une restauration, les mauvais objets et les mauvaises pulsions ainsi que certaines parties du Moi s’identifient symboliquement aux obstacles empêchant le travail. Plus le contenu réel du travail est lié aux activités réparatrices inconscientes et symboliques plus l’amour de la tâche sera grand.

Si la disproportion entre la réalité et les aspects symboliques est trop grande, un manque d’intérêt ou de la haine apparaissent, et une perte de stimulation s’ensuit. Cette haine peut se trouver renforcée par de violents morcellements et fragmentations, l’objectif incomplet étant concrètement introjecté et identifié avec des objets internes, détruits et persécuteurs. Puis l’objectif lui-même devient de plus en plus persécuteur par sa projection violente et la formation concrète de symboles. De plus, l’intensité du concrétisme détermine la proportion dans laquelle « se donner à son travail » devient la cause d’une forte motivation positive et d’un réel effort ou bien alors de confusion et d’inhibition. L’effet négatif est produit par l’expérience inconsciente d’avoir perdu certaines parties du Moi et des objets internes au cours de la tâche perçue concrètement, combinée avec le fait de voir des parties du travail perdues dans soi, de la même façon par exemple, que lorsque la sexualité génitale est inhibée par le sadisme urétral et anal. La peur de l’échec est alors intensifiée par une peur inconsciente de pulsions destructives incontrôlées.

La répartition de la capacité mentale

La somme de capacité mentale allouée (c’est-à-dire la somme d’attention à la tâche), sera déterminée par l’appréciation de l’importance de la tâche, et dotée de plus ou moins d’effet par l’intensité de l’implication libidinale et la somme d’ambivalence. La juste appréciation de l’importance de la tâche sera influencée par une connaissance du genre de travail. Elle sera menacée en cas de fragmentation et de morcellement violents. Plus l’amour de l’objectif réel et symbolique est grand plus l’énergie psychique disponible pour cette tâche sera importante.

La répartition de capacité mentale demande un acte véritable de dépense mentale. De plus, elle demande une ségrégation de toute interférence par d’autres activités mentales dans la zone investie. C’est une répartition temporelle tout autant que quantitative. L’intensité de l’intérêt à l’égard de la tâche est en jeu. Ce n’est là qu’une opinion, susceptible d’être révisée par la suite. Plus le cadre temporel est large plus est large, en général, la zone de l’appareil mental en action. Être préoccupé par d’autres choses signifie tout à fait ce qu’implique le mot : l’appareil mental est déjà si absorbé qu’il n’en reste plus assez pour la tâche à réaliser. La ségrégation disparaît et la concentration sur la tâche est troublée. La faculté de travail est mise en danger dans la névrose par l’absorption de la capacité mentale dans le conflit intérieur, ce qui laisse relativement peu de capacité disponible pour tout autre travail.

Le « reticulum » intégratif

Le reticulum intégratif est le schéma mental de l’objet complet et les moyens de le créer, organisé de telle façon que les lacunes à la fois dans l’image mentale de l’objet et dans les méthodes de le créer sont établies. Consciemment, c’est une combinaison de n’importe quel, ou de tous les concepts, théories, hypothèses, idées ou pressentiments. Inconsciemment c’est une constellation d’idées sensibles, de souvenirs sensibles, de fantasmes et d’objets internes, amalgamés et synthétisés dans la proportion nécessaire au comportement direct, même si ce n’est pas assez pour devenir conscient[s].

La création d’un reticulum adéquat demande une force du Moi suffisante pour atteindre l’intensité nécessaire à la concentration sur la tâche. Si l’ambivalence à l’égard de cette tâche est restreinte et s’il n’y a pas de fractionnement excessif entre les parties conscientes et inconscientes du psychisme, alors plus la force du Moi est grande et plus la concentration mentale consciente et l’effort sont grands, plus la concentration sur la tâche dans le psychisme inconscient sera grande. Ce qui revient à dire que l’effort mental conscient a un effet continu sur la mobilisation de l’activité mentale inconsciente, et sur le contenu et la direction de cette activité.

Vice versa, la force de l’activité du Moi mobilisé pour la tâche à accomplir, la faculté de concentration sur l’objectif, la cohérence et le pouvoir des synthèses du reticulum résultant dépendent pour une large part de la cohérence d’organisation des processus psychiques inconscients. Le degré de cohérence dans l’inconscient est associé à la prédominance des pulsions tendres sur la destructivité, et à l’intégrité des bons objets internes, ces conditions réduisant la dépendance du Moi d’un morcellement violent. Cependant, lorsque la cohérence est insuffisante et que le morcellement et la fragmentation se produisent violemment, un reticulum intégratif satisfaisant ne peut être établi. En fait, un schéma de l’objectif construit dans de telles conditions sera lui-même morcelé et fragmenté et ainsi facilitera d’autres scissions et d’autres fragmentations ; il agit plutôt en reticulum désintégrant qu’intégrant, amenant la confusion et la désorganisation dans le travail.

La théorie des influences inconscientes sur les processus psychiques conscients n’a pas besoin d’être développée. Les deux théories cependant, celle de la structure et de la fonction cohérentes dans les processus inconscients, et celle de l’effort conscient pour influencer l’intensité, la cohérence, la direction et le contenu de l’activité inconsciente peuvent faire l’objet d’un commentaire rapide. La validité de ces deux théories est facile à démontrer. L’accomplissement couronné de succès de toute tâche demande l’exercice de quelques-unes ou de toutes les fonctions que nous connaissons comme le toucher ou la sensation, ou sensibilité, ou l’intuition ou la perceptivité. Ces fonctions s’exercent surtout inconsciemment, et ne sont pas simplement préconscientes. Elles peuvent être mises en jeu par l’orientation consciente vers une tâche définie. Une fois mises en branle, elles peuvent agir, par exemple, pendant le sommeil, avec pour résultat quelque chose de consciemment valable, mais sans que les activités qui résolvent les problèmes deviennent conscientes. De telles activités exigent l’hypothèse de cohérence et d’organisation dynamique dans l’inconscient intimement lié aux activités conscientes.

La lyse et l’examen

Par le terme de lyse ou lysis, j’entends le processus de séparation et de vidage de contenu de ces zones du psychisme occupées à cette tâche — les produits de la connaissance consciente et des fantasmes inconscients aussi bien que des sentiments, prises de conscience de faits vécus et d’intuition. Par examen, j’entends le processus d’inspection psychique et de considération des matériaux exprimés. La lyse et l’examen ont pareillement pour objet de rendre l’inconscient conscient.

La lyse et l’examen demandent la faculté de libérer les éléments organisés à l’intérieur d’autres systèmes d’idées, de telle sorte que beaucoup d’éléments adéquats puissent être prélevés et utilisés dans un contexte nouveau (par exemple certaines idées dans un livre) ; ou bien le souvenir inconscient d’un trait particulier du comportement d’une autre personne ou de sa propre enfance. En même temps le reticulum intégratif doit être libéré et préparé au rattachement d’éléments nouveaux, le reticulum ayant parfois besoin d’être modifié dans ce processus. L’examen peut être interne aussi bien qu’externe. Lorsque des matériaux insuffisants apparaissent dans le conscient et sont perçus par le psychisme inconscient, des données nouvelles sont demandées au monde extérieur, par la quête et l’enquête. Lorsque l’investissement libidinal dans la tâche est fort, il en est de même de la curiosité, du besoin de vérité, et du désir de découvrir et d’utiliser un tel savoir, si bien que le travail d’autrui est prisé et apprécié.

Si la force du Moi est suffisante, la concentration d’effort mental sur la tâche à l’intérieur du reticulum intégratif a pour résultat la libération et la mobilisation de pensées et d’idées ayant trait à cette tâche. Ces éléments ne proviennent pas seulement du Moi conscient. Si le Moi inconscient est suffisamment orienté vers la tâche, il sera amené à projeter des éléments associés à des lacunes dans le reticulum. Plus l’organisation du Moi inconscient est cohérente, plus il est influencé par l’exercice d’une concentration et d’efforts mentaux, et plus la libération d’éléments de l’inconscient susceptibles d’être examinés et d’être utilisés pour atteindre l’objectif, sera importante.

Dans la lyse et l’examen, si le processus mental est plastique, des éléments de pensées deviennent disponibles pour la synthèse à l’intérieur d’autres processus de pensée, sans destruction de leur contexte mental. Au niveau symbolique, ce processus se déroule suivant une grande variété de scissions et de fusions possibles, mais en maintenant intacts les bons et les mauvais aspects du morcellement. Cependant dans la proportion où l’angoisse de la persécution, le morcellement violent et le concrétisme conséquent agissent, la lyse et l’examen sont inhibés ou entraînent la confusion, parce que la lyse est ressentie comme une fragmentation et une désintégration. Le processus mental est concret et inflexible, les morceaux et les particules ne se prêtent plus à la synthèse et le reticulum intégratif devient immuable.

Le rassemblement, la liaison et la synthèse

À mesure que les processus de lyse et d’examen avancent, les éléments liés entre eux et au schéma sont rassemblés. La question de savoir ce qui constitue cette possibilité de lien est de la plus grande importance et demanderait à être traitée séparément, ce qui dépasse les limites de cette communication. Les éléments libérés sont mentalement essayés pour remplir les lacunes dans le reticulum, et ceux qui conviennent sont retenus. C’est une sensation de perception d’idées qui « collent ».

Le rassemblement de ces éléments et leur lien à l’intérieur du réseau intégratif constituent l’acte de synthèse. To gather (rassembler), signifiant mettre en tas, vient de la même racine que le mot good, linguistiquement donc, il y a lieu de relier ce rassemblement créateur et les processus de synthèse au cours du travail à l’expérience inconsciente d’établir le bon objet.

Lorsque l’apposition et l’ajustage se font inconsciemment la sensation intuitive est un « sentiment » ; quelque chose « colle », mais quoi ? Ce n’est pas clair. Le sujet sent qu’il pourrait lui-même faire cela ou démontrer comment on peut le faire sans cependant être capable de l’expliquer. Il faut un effort et des recherches pour amener cette expérience dans le préconscient, en découvrant les images verbales qui y correspondent, et ainsi amener les éléments à la conscience, comme Freud le décrit dans Le Moi et le Soi (3). L’existence d’un reticulum intégratif cohérent à cheval sur le Moi conscient et le Moi inconscient sert d’agent puissant permettant à l’inconscient de devenir conscient. L’acte d’attention nécessaire à la réalisation de la tâche est appréhendé comme une tension mentale.

Toutefois lorsque le concrétisme est fort, les objets liés sont ressentis comme persécutoires, l’acte de synthèse – comme le montre Bion dans un autre contexte (1 a) – représentant la reprise inconsciente et intérieure de la scène primitive. Les processus mentaux dans le travail sont donc attaqués et le reticulum intégratif soumis à l’anéantissement complet. L’effet de l’érotisation du travail est ainsi influencé par la force du concrétisme : si le concrétisme est faible, l’érotisation symbolique de l’objectif dans le travail peut faciliter le travail et renforcer la sublimation ; s’il est fort, le travail est troublé et la sublimation se trouve inhibée à cause du caractère concret de l’érotisation.

La décision et l’action

Lorsque le processus mental est assez avancé, où lorsque le temps vient à manquer, le moment de la décision et de l’engagement est atteint. Par le terme décision, j’entends, la prise d’action pour créer l’objet complet ou partiel, avec un engagement significatif de ressources, de telle sorte que si le bon sens et le jugement mis en œuvre ont été adéquats le succès sera assuré, mais si tous les deux ont été inadéquats, l’échec sera encouru avec la perte des ressources engagées.

Par « décision » donc, j’entends ce qu’implique le terme – decaedere scinder (acte irréversible). C’est le point où la confiance d’une personne en sa capacité mentale est mise à l’épreuve, car la conséquence d’un acte de décision est une épreuve de la réalité. Il faut faire face aux résultats de la décision. C’est le moment où les angoisses suscitées par la tâche sont mobilisées à leur maximum.

Si donc il existe une forte scission suivie de fragmentation, inconsciemment on prévoit une catastrophe. Cette peur de la catastrophe est du type paranoïdo-schizoïde. C’est la peur de l’échec infligé à soi-même par stupidité et décision personnelles qui se produisent toutes les fois qu’un morcellement, une fragmentation violente et la confusion qui s’ensuit, sont à l’œuvre. Tout cela aboutit après l’échec véritable à des reproches personnels du genre suivant : « Si seulement j’avais fait telle ou telle chose. » Et la défense contre cette autocritique en projetant le blâme ne fait qu’accroître l’angoisse de persécution et ne répare aucunement les dégâts. La puissance des pulsions destructives est ressentie comme étant immédiatement présente. En conséquence, il se produit un repli vers l’irréel et le principe du plaisir. La dérobade devant le réel peut se produire par indécision obsessionnelle et paralysie d’action, ou tout aussi bien, par des décisions hâtives et grandioses, fondées sur des fantasmes d’omnipotence magique et un mépris désinvolte pour le résultat.

Si cependant l’objectif dans le travail est bien atteint en réalité, alors la réparation est renforcée, les mauvais objets et les mauvaises pulsions sont diminués par identification avec les obstacles qui ont été surmontés et le morcellement diminue. L’intégration dans le Moi progresse et le fonctionnement du principe de réalité se trouve renforcé.

Mais ce qu’il y a peut-être de plus important, c’est le sort des composantes concrètes des processus psychiques impliqués dans ce travail. Le fait même de décider demande qu’une partie de l’énergie utilisée à maintenir la fragmentation soit déchargée et, avec elle, une partie de l’angoisse qui était mêlée au symbolisme fixe et concret. Mais le succès du travail objectif combiné aux processus de formation de symboles pour créer un objet dans la réalité extérieure et la réparation intérieure adoucit l’impact de la haine et diminue l’angoisse de persécution, tout en augmentant la faculté de supporter l’angoisse dépressive et la perte. Ainsi donc le besoin de morcellement violent et de fragmentation se trouve amoindri ; une formation additionnelle de symbole se produit. Et avec la décharge et l’expérience de l’angoisse, il se produit aussi un soulagement par suite de l’expérience, même restreinte de la faculté de supporter cette angoisse sans désintégration et d’être créatif malgré elle. Je ne développerai pas cependant ce point. Car Mme Klein (8) a montré en détail dans sa communication sur Le deuil et sa relation avec les états maniaco-dépressifs que toute expérience faite pour surmonter les obstacles et l’angoisse – et ceci s’applique parfaitement au travail – amène une perlaboration de la position dépressive infantile, et un pas en avant dans la maturité et la faculté de sublimation.

Note sur le rôle du surmoi dans le travail

Mon omission de toute référence au rôle du Surmoi dans le travail n’est pas une mesure de son importance, par exemple, si le Surmoi n’est pas excessivement persécutoire, il joue un rôle constructif en facilitant la sublimation et en avançant le travail. Mais c’est un sujet que je ne saurais traiter maintenant si ce n’est pour dire quelques mots sur un seul point.

Lorsque le Surmoi se développe dans un cadre de morcellement et de fragmentation poussés, il devient âpre et persécutoire dans sa relation au Moi, et est appréhendé comme étant sévèrement restrictif48. Cette circonstance réapparaît dans le travail lorsque le concrétisme est important. Les limites prescrites, c’est-à-dire les règles et règlements à l’intérieur desquels le travail doit s’effectuer, sont appréhendés comme étant persécuteurs. Et, chose tout aussi sérieuse, la connaissance elle-même est considérée comme persécutrice parce que l’un des effets importants de la connaissance est de restreindre et de limiter le champ du choix d’action du Moi, de la même façon que le Surmoi. Inconsciemment donc, la connaissance est détestée et rejetée d’ordinaire parce que fragmentée et refoulée. Le ressentiment conséquent contre le travail s’illustre facilement par le comportement des délinquants et des psychosés à la limite, qui réagissent en refusant de se conformer au contenu prescrit du travail et à la connaissance dont il faut témoigner, par l’omnipotence, l’insouciance et la négligence hostile. Tout aussi commune est la formation réactionnelle d’une acceptation concrète du savoir possédé et une trop grande confiance en lui, accompagnée d’hostilité à l’égard de connaissances nouvelles qui menacent les conceptions, les théories, et les cadres de référence existants.

La psychanalyse en tant que travail

Il est possible d’illustrer ces processus et les effets du concrétisme dans les conditions ordinaires, en se reportant brièvement à un travail que nous connaissons tous bien — la psychanalyse d’un patient. La passion et l’énergie avec lesquelles nous poursuivons le traitement dépendent de la relation entre l’objectif conscient de guérison mentale, et le contenu et la force de notre besoin instinctuel et symbolique de réparation. Il nous a fallu subir assez de psychanalyse personnelle pour que nous puissions impartir la capacité mentale requise par notre tâche sans interférences d’autres préoccupations, surtout d’angoisses inconscientes susceptibles de troubler notre attention et d’affaiblir notre concentration, sur l’inconscient du malade. En écoutant nos patients, chacun de nous utilise un reticulum intégratif, édifié à partir d’un amalgame de matériaux déjà connus livrés par le patient, et aussi à partir des théories particulières, concepts et idées que nous utilisons. Ce reticulum intégratif détermine notre position psychique ou notre attitude, et par là influence à la fois la direction de notre attention et la valeur que nous accordons aux divers aspects des matériaux qui apparaissent pendant l’analyse. Ainsi, il influence fortement ce que nous observons en fait chez nos patients.

Une claire compréhension de nos patients dépend en plus, de l’interaction de notre perception objective du malade et de l’exploration de celui-ci par identification projective et introjective, grâce à quoi nous arrivons à saisir symboliquement ce qu’il en serait si nous étions à la place du sujet et si lui était à la nôtre. Il y a de fortes chances cependant pour que le contenu concret de l’expérience vécue gêne toujours, dans une certaine mesure, ce processus symbolique avec la conséquence suivante : on se sent inconsciemment perdu dans le patient, et le patient est confusément en vous. Ce genre d’identification projective et introjective apparaît dans le contre-transfert. Si le concrétisme est fort, notre relation avec le patient peut s’en trouver faussée et perturbée. L’état d’esprit au cours de la lyse et de l’examen peut s’illustrer par l’attention libre et flottante nécessaire à l’interprétation analytique. Elle est libre et flottante seulement en un sens limité, c’est-à-dire libre à l’intérieur d’un reticulum intégratif préétabli – reticulum de théorie analytique et de connaissance du sujet. La lyse et l’examen apparaissent à l’intérieur de ce schéma, des éléments des associations et du comportement du patient étant examinés et choisis au cours de notre recherche de ce qu’il faut interpréter et le reticulum intégratif servant pour ainsi dire de tamis. Ensuite, de par notre propre activité psychique consciente et inconsciente, divers éléments s’enchaînent dans notre esprit, et petit à petit une interprétation possible s’ébauche et se forme consciemment. En même temps, notre sens de l’opportunité, notre ton, et notre formulation verbale, restent en grande partie inconscients.

Le moment décisif est celui où, après avoir rassemblé les renseignements que nous pensons être utiles à l’interprétation, nous sentons non seulement que l’heure est venue d’interpréter mais nous le faisons. Nous donnons cette interprétation au patient — nous nous engageons. Après avoir agi ainsi, il nous faut ensuite faire face dans la réalité aux effets et aux conséquences de notre interprétation.

Il est probable que le travail analytique demande plus de concentration continue et de travail mental qu’aucun autre. Ce fait, et en plus le fait que nos propres angoisses sont toujours à même d’être réveillées par celles du patient, nous rendent en tant que psychanalystes plus facilement vulnérables aux troubles du travail dus au concrétisme. Par exemple, la concentration peut se relâcher, et l’attention vagabonder ou l’attention continue nécessaire pour suivre en détail les associations du patient peut provoquer une certaine confusion. Plus gravement, le lien peut être relâché et l’interprétation s’appréhender comme dangereuse. La faculté de décision dans l’interprétation s’en trouve parfois amoindrie.

Illustration clinique

Je voudrais maintenant présenter quelques données cliniques provenant de l’analyse d’un malade souffrant d’une dépression schizophrénique, et qui, dans sa cinquième année d’analyse, venait de se remettre au travail. J’ai choisi ce cas parce qu’il grossit et éclaire les effets du concrétisme en montrant ses répercussions dans le cadre d’un morcellement et d’une fragmentation très poussés.

Le patient, âgé de 28 ans, avait travaillé comme auteur de scénarii.

L’interaction des diverses phases agissantes que j’ai décrites peuvent s’illustrer par des renseignements provenant d’un certain nombre de séances à un moment où il essayait de faire un scénario pour la télévision. Un jour il vint à la séance à moitié triomphant, à moitié désespéré. Il croyait avoir écrit d’excellentes paroles mais était convaincu que personne ne voudrait acheter son travail. « S’ils l’achetaient, disait-il orgueilleusement, je leur ferais voir, je captiverais les téléspectateurs. »

Son attitude me sembla tout à fait semblable à celle de la veille lorsque (comme en des occasions précédentes) nous avions analysé la façon dont il avait essayé de s’emparer totalement de moi par ses propos, afin de m’amener à faire exactement ce qu’il voulait, à l’analyser, à le traiter par l’insuline, à le faire rester avec moi chez moi, coucher avec ma femme et s’emparer de mes amis et de ma vie sociale. J’interprétai tout cela de la façon suivante : il désirait se servir de la télévision pour pénétrer chez les autres et les subjuguer par ses propos.

Il éclata de rire à ces mots et son triomphe faillit bien le faire étouffer. « Je leur parlerai ! Je pénétrerai chez des millions de personnes en même temps. Les salauds je leur chierai dessus ! »

À la lumière de ses associations et de matériaux antérieurs, je pus lui interpréter cela ; pour lui les téléspectateurs représentaient sa propre famille émiettée qu’il projetait sur les familles de téléspectateurs. Ensuite il lui était possible de les subjuguer en s’emparant totalement de la télévision, et en pénétrant chez eux. Il entrait de force, avec ses selles et, sans retenue, possédait et subjuguait tout : la nourriture, le confort, et la sexualité parentale. Plus profondément, c’était inconsciemment une pénétration de force dans le sein et le corps de sa mère.

Les producteurs qui refuseraient son programme étaient inconsciemment son père qui était jaloux de sa puissance et qui s’efforcerait de l’empêcher de pénétrer de force dans sa mère et de la subjuguer. Les personnes calomniées dans ses propos et qu’il cherchait à détruire ainsi, représentaient son propre Surmoi sadique et destructeur, et ce Surmoi était fragmenté, projeté en moi et attaqué, si bien qu’il avait l’impression que j’étais de leur côté, contre lui.

Lorsqu’il essayait d’écrire donc, il n’avait ni objectif unifié, ni reticulum intégratif cohérent. Littéralement, il se répandait partout. Il avoua que les passages de sa causerie contenant ce qu’il y avait de plus dur et de plus venimeux avaient tendance à être mal écrits, confus, « dénaturés », tel fut le mot qu’il employa. En fait il utilisait un cadre désintégratif plutôt qu’intégratif pour certaines parties de son travail, essayant de mettre en pièces ses matériaux pour troubler et rendre confus les objets internes fragmentés et certaines parties de lui-même projetés dans son auditoire plutôt que de satisfaire ce dernier.

Dans ces conditions, le processus de lyse était terriblement troublé. Il m’expliqua que lorsqu’il essayait d’écrire, il n’arrivait pas à trier ses idées. Lorsqu’il essayait de trouver le mot juste, paroles et idées semblaient se désintégrer dans son esprit. Il n’arrivait pas à penser par mots. Il ne savait qu’épeler. Un chat n’était pas un chat, mais un C.H.A.T. Mais chose plus grave, il ne savait plus épeler correctement et n’arrivait plus à reformer les mots avec les lettres. Alors il croyait que les gens riaient de lui, son assistance, ses producteurs, ses amis se moquaient triomphalement de son impuissance.

Liaison et synthèse devenaient impossibles pour lui alors, parce qu’il s’appréhendait si concrètement à l’intérieur du travail représentant le corps de sa mère. Lier ne faisait qu’accroître son angoisse de la persécution, parce que, par exemple, cette action était considérée comme une réunion du pénis cruel et sadique avec le contenu déjà dangereux du corps de sa mère. De plus, s’il essayait de se documenter à l’extérieur, il était à tel point dévoré de jalousie que la rage l’aveuglait presque. Une fois, il lut quelques pages d’un auteur apprécié pour lui emprunter un bon style et s’en servir dans ses écrits. Alors il se trouva incapable d’écrire. Durant sa séance le même jour, ses associations nous amenèrent à sa destruction inconsciente, jalouse et rapace des mots imprimés ; littéralement, il les « arrachait à leur contexte » et ensuite terrifié et dominé intérieurement par eux, il craignait qu’ils n’apparussent sous une forme altérée mais reconnaissable dans son propre travail. L’idéalisation et l’intégration simultanées de l’autre auteur et de son œuvre rendaient en partie les choses pires en augmentant son sentiment d’infériorité, d’échec et de désespoir.

Dans ces conditions, toute décision le terrifiait, et il se mettait au lit quelquefois pendant des jours, et se repliait sur des fantasmes magiques pendant lesquels il croyait qu’alors il surmontait ses difficultés.

Capacité de travail et confiance

Finalement, j’aimerais faire un retour en arrière, et revenir sur un thème précédent, celui-ci : la charge ou le poids des responsabilités sont liés à la durée pendant laquelle une personne doit faire preuve de jugement pour sa propre gouverne. Plus cette période est longue, et plus il faut longtemps faire face à l’angoisse de l’incertitude, l’angoisse sans laquelle il est impossible de dire que le travail est accompli. La possibilité de maintenir un contrôle continu de cette angoisse, et de continuer à exercer son jugement et à prendre des décisions exige que le contenu requis et symbolique des processus psychiques impliqués dans le travail doit prédominer sur les processus concrets, état de choses qui demande la prédominance de l’amour sur la haine. Ce sont ces conditions qui amènent la confiance en son propre jugement et en ses facultés. Elles réduisent l’angoisse de la pensée intime et le morcellement violent. Elles fournissent un sentiment inconscient de bien-être, d’aise, et de foi en la capacité de réparer et de nourrir les bons objets internes. Ces sentiments sont les racines mêmes de la confiance en ses propres pulsions créatrices et de sublimation, aussi bien qu’en la faculté de supporter l’angoisse et l’incertitude.

Dans la mesure où ces conditions ne sont pas remplies, la confiance, en son travail, et la faculté de le faire sont diminuées. L’incertitude remplace la confiance et accroît l’angoisse et la confusion. Plus la période où le jugement doit s’exercer est longue, plus ré-accumulation d’angoisse et d’incertitude sera importante. Dans ces conditions, les processus de sublimation tendent à s’inverser. Les formations de symboles plastiques se désintègrent, se fragmentent et se concrétisent de plus en plus, afin de lier l’énergie instinctuelle diffuse et de diminuer l’angoisse de la persécution. Je pense que ce sont là les processus de base qui sous-tendent les troubles du travail.

Cette description s’applique également à la fuite névrotique dans un travail excessif.  Une telle fuite recèle généralement comme trait dominant l’éclatement et la fragmentation d’une partie du champ de travail, avec comme résultat une tendance du travail à devenir sans âme et sans humanité. Le reflet interne de ce travail est un morcellement, une fragmentation de certaines parties du psychisme, si bien que les processus psychiques susceptibles d’enrichir le processus de travail ne sont pas disponibles et que la sublimation se trouve inhibée. L’un des résultats paradoxaux de la « réussite » d’un tel travail, c’est que le concrétisme et la fragmentation sont ainsi renforcés, et qu’un appauvrissement de la personnalité s’ensuit.

Les processus de désintégration et le concrétisme sont toujours partiellement présents dans l’inconscient, et se trouvent renforcés par l’échec et l’angoisse qu’ils suscitent. Les processus demandent à être constamment inversés et le travail journalier est l’une des façons dont ce renversement se produit. Travailler, et surtout travailler pour gagner sa vie est donc une activité fondamentale dans l’examen et le renforcement de l’équilibre d’une personne.

Appendice étymologique

Un certain nombre de processus psychologiques décrits plus haut peuvent s’illustrer par le contenu métaphorique du langage du travail qui symbolise ces processus et les sensations concomitantes, en termes concrets.

Lyse (lysis : délier) est la racine de l’analyse. Cette notion de délier et de séparer les éléments psychiques à ce stade du travail se trouve dans beaucoup de mots qui y ont trait : To discern (discerner), To discriminate (distinguer), discretion (jugement) venant (tous de dis-cernere, séparer). Le mot skill (habileté) a la même origine (de skijl, diviser ou séparer), ce qui le relie à la faculté de démêler et de discerner ; de même les mots liés à la solution d’un problème solve, resolve (résoudre) solutieon (de se-luere, séparer, luere étant l’équivalent latin du grec lysis).

Il faut contraster linguistiquement cet acte de délier avec la fragmentation (frangere, fracturer ou briser), qui signifie une rupture sèche et définitive.

À l’encontre des mots ayant trait au jugement (discretion) et au choix (choice), la connaissance (knowledge) (gignoskein forme redoublée) a le sens d’une possibilité automatique de reproduire des renseignements précédemment acquis sans l’angoisse du choix.

Scanning (l’examen) (de scandere, grimper), signifie s’élever au-dessus des fragments « déliés » de l’esprit et les examiner de haut. Search (quête) et research (enquête) (de circare, faire le tour de), et concentrate (concentrer) (de concentre, centrer ensemble), expriment le parcours mental autour des éléments déliés, et le rassemblement de ceux qui sont adéquats.

Le « parcours mental autour » d’au-dessus s’accorde avec le concept d’un plan (planus, plaine ou plateau), c’est-à-dire une zone libre à la surface de l’esprit, d’où l’on peut percevoir les éléments inférieurs et sur laquelle ils peuvent être hissés. Une hypothèse (hypo-thesis endroit en dessous), est une construction située parmi les éléments dans les couches profondes de l’esprit pour aider à trier ceux qu’il faut hisser sur la surface. La conception de relevance (pertinence) (re-levare, lever de nouveau) exprime cette élévation.

To concentrate (concentrer) ajoute quelques renseignements si nous remontons à sa racine grecque (kentron, un pieu, un aiguillon, une pointe, un centre), aiguillonner et piquer s’y trouvent donc. Ce sens s’accorde avec l’acte de distinguer divers éléments (distinguere, séparer en marquant d’un trait), comme si, dans le processus de lyse, les éléments mentaux qui, libérés, semblent être importants, étaient mentalement marqués pour la synthèse. En ligne avec cette conception, il y a la racine verbale du mot disappointment (déception) (dis-ad-punctare, non marquer d’un trait) dans lequel le processus de marquage mental d’éléments est frustré et amène l’échec.

Gathering et good (rassemblement, bon) sont liés en ce sens que tous deux dérivent de la racine indo-européenne gad, qui signifie convenable ou approprié ; c’est-à-dire que ce qui est bon est ce qui comprend des parties bonnes ou convenables rassemblées pour former un tout. L’art d’amener ensemble des données (ars, convenable), est celui de l’acte d’ajuster. Cette notion d’ajuster ou de fixer des éléments ensemble apparaît dans beaucoup de termes liés à cette phase du travail, faire des connections (connectere, lier ensemble), amener dans le contexte (contexere, tisser ensemble) et synthétiser (synthesis, acte de placer ensemble). L’effort (exertion de ex-serere, lier) se rapporte à l’assemblage de façon à l’utiliser activement, c’est-à-dire consciemment, donc dans la réalité, ou le forcer à sortir (ex-fortis, effort), au moyen de l’effort.

À l’encontre des mots associés par un assemblage, un lien en une forme organisée- confusion (con-fundere, verser ensemble), a le sens d’éléments mentaux coulant de façon désorganisée, sans schème, ni plan.

Ces processus d’analyse et de synthèse (délier et amener ensemble) des contenus de la pensée, s’accompagnent de différenciation et d’intégration de l’appareil psychique lui- même. La différenciation (dis-ferre, porter çà et là) a trait à la faculté d’amener différentes parties de l’appareil psychique et différents processus psychiques à entrer en jeu sans détruire l’intégration mentale. L’intégration (in-tegrare, renouveler, guérir, réparer, venant de in-tangere, ne pas toucher, ne pas faire de mal) a le sens métaphorique d’intact ou d’être laissé intact bien que différencié ; une signification psychologique plus profonde en émerge dans le fait que intangere (racine indo- européenne dak, mordre ou déchirer d’où vient le mot grec dakos animal dont  la morsure est dangereuse), a trait aussi à quelque chose qui reste intact, non goûté, connexion étymologique inconsciente entre l’intégration mentale et l’immunité au sadisme oral.

L’usage de décision dans le sens actif d’engager à l’action est donné par sa racine (de caedere, couper en morceaux). L’essence d’une décision est la suivante : la décision une fois prise, la personne est coupée de tout autre mode d’action qu’elle aurait pu choisir.

La relation du sentiment de l’échec (failure) dans le travail, avec les mécanismes psychiques d’auto-déception s’accorde avec sa dérivation (fallere, être trompé, et deceive (tromper) venant de de-cipere, prendre en faisant tomber dans un piège) ; en fait les objets internes et les processus mentaux morcelés sont pris au piège comme défense contre les pulsions destructrices et l’angoisse de la persécution. La frustration (frustrari, décevoir et frustrus, trompeur) comporte une idée semblable : être déçu par tromperie. Ce qui revient à dire que la frustration et l’échec (failure) causés par l’incapacité d’une personne sont appréhendés en termes de sentiments paranoïaques — être traité avec tromperie — projection de la ruse et de la tromperie caractéristiques des défenses paranoïdo-schizoïdes qui amènent si fréquemment l’échec.

 

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