Max Graf : « Souvenirs du Professeur Freud » (1942)

NOTE LIMINAIRE. Nous présentons ici la traduction d’un texte de Max Graf qui accompagnait la première publication, en 1942, d’un manuscrit de Freud qui était en sa possession. Nous présentons une traduction de traduction : en effet, Max Graf écrivait en allemand mais seule la traduction américaine du texte allemand nous est parvenue[1]. Il nous a paru cependant préférable de prendre le risque d’une certaine marge d’incertitude dans le passage d’une langue à l’autre, plutôt que de ne pas rendre accessible en français ce document de l’histoire de la psychanalyse qui concerne un écrit de Freud. Notons le destin de ce manuscrit de Freud : il est rendu public pour la première fois en 1942 dans une traduction américaine : en 1953 Je Strachey fait une traduction pour la Standard Edition à partir de photocopies du manuscrit original ; en 1980 paraît une première traduction en français à partir du texte allemand. Le texte allemand, qui ne se trouve pas dans les Gesammelte Werke, ne sera publié qu’en 1962, dans une revue : die neue Rundschau, entre des articles sur Proust , Ste Beuve et Balzac. Nous avons souhaité, en 1984, que le texte de Max Graf soit accompagné du texte allemand que Freud lui avait donné, laissant à chaque lecteur la tâche de s’orienter dans les différentes traductions qui en ont été faites jusqu’à maintenant[2].

Max Graf :

L’article de Freud, « Personnages psychopathiques sur la scène », que je rends public aujourd’hui et qui est publié ici pour la première fois, a été écrit en 1904[3]. Quatre ans avant, Freud avait publié son Interprétation des rêves dans laquelle il a établi les fondements de sa nouvelle technique : la psychanalyse. Il est descendu avec courage dans les profondeurs obscures de « l’inconscient ». Pour la première fois il frayait son propre chemin, sans peur, parmi les affects, les stimuli psychologiques affectifs, et les pulsions érotiques. Dans un domaine où l’on ne voyait jusqu’ici qu’arbitraire, obscurité et absence de lois, Freud a découvert des lois et un agencement de structure. Les images dans le rêve n’étaient plus dès lors le jeu arbitraire de l’imagination qui, une fois les lumières éteintes, commençaient à rêver de choses sans inhibition. Au contraire, ces images se disposaient selon des lois déterminées : elles avaient une signification qui pouvait être établie avec précision au moyen d’une technique scientifique. Acheronta movebo, « j’ébranlerai le monde des enfers », écrivit le chercheur acharné avec fierté et conscience de soi. Il choisit cette phrase comme devise de son livre. Et il a vraiment fait bouger ce monde souterrain, d’une main sûre, sans crainte des conventions ou des conséquences pénibles. Les mécanismes de ces profondeurs furent décrits et expliqués scientifiquement.

Dès le tout début, Freud appliqua sa méthode d’investigation de l’inconscient à tous les différents domaines de la vie psychique ? Il étudia d’abord, le trait d’esprit ; puis il porta son attention sur les produits de l’imagination artistique, et ensuite sur les religions et sur les mythes, sur le développement humain, le microcosme et le macrocosme, le monde et l’homme. Tout cela formait pour Freud une unité. Partout il reconnaissait l’organisation réglée de l’inconscient et de conscient, inhibition et refoulement, les affects et leur influence interne, la transformation des pulsions et des passions en symptômes et en représentations, le pouvoir fondamental des pulsions érotiques dans la vie humaine. La figuration dans le rêve, dans le mythe, les symboles de la religion, tout était étroitement lié. Selon Freud, les cérémonials du service religieux ont le même contenu que les actes obsessionnels des névrosés et que les actes apparemment sans signification, normaux, des gens bien portant. Il y avait de la signification et du sens en toute chose. L’inconscient de l’homme s’était développé et fonctionnait exactement de la même manière que l’inconscient dans le cours du développement de l’humanité prise comme un tout. C’était une part du passé que les nouveaux dieux avaient lancés dans les profondeurs et qui, à travers le mouvement de la surface de la terre, à travers des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, essayait de se libérer.

Freud était particulièrement préoccupé de soumettre la tragédie à l’investigation psychanalytique. Le point de départ de Freud dans l’étude de la psyché était Œdipe. Freud considérait comme typique pour les fonctions de l’inconscient le comportement du grec Œdipe. Il analysa l’amour pour la mère et la haine pour le père et les considérait comme les pulsions primaires dans le développement sexuel de l’humanité. Dans son Interprétation des rêves, Freud passa de l’analyse d’Œdipe à celle d’ Hamlet de Shakespeare. Là il découvrit les mêmes motivations psychiques qu’il avait trouvées dans la tragédie de Sophocle. Là aussi, l’amour pour la mère et la haine pour le père (le complexe d’Oedipe) avaient été transformées en une forme de névrose par les moyens psychologiques modernes de résistances et d’inhibition. Il ne restait plus qu’un pas à faire pour passer de l’interprétation psychanalytique de personnages individuels du drame à l’étude psychanalytique du drame et de la tragédie. Le profond article sur les« Personnages psychopathiques sur la scène » est logiquement articulé avec les études et les idées que Freud a ouvertes dans son Interprétation des rêves.

J’ai rencontré Freud cette même année où il publia l’Interprétation des rêves (1900), en d’autres termes, dans l’année la plus importante et la plus décisive de sa vie. Freud avait, à cette époque là, eu en traitement une femme que je connaissais. Cette femme me parlait, après ses séances avec Freud, de ce traitement remarquable au moyen de questions et de réponses. Sur la base de ces comptes-rendus de séances je me familiarisais avec le nouveau mode de considérer les Phénomènes psychologiques, avec le dénouage artistique de la texture de l’inconscient, et avec la technique de l’analyse du rêve. Ces nouvelles idées, qui m’atteignaient à la manière d’une fermentation psychologique, éveillèrent mon intérêt pour ce nouvel investigateur. Je voulus le connaître personnellement. Je fus invité à lui rendre visite dans son bureau.

Freud avait alors 44 ans. Ses cheveux et sa barbe très noirs avaient commencé à grisonner. La chose la plus frappante chez cet homme était son expression. Ses yeux magnifiques étaient graves et semblaient regarder l’homme depuis les profondeurs. Il y avait cependant quelque chose de méfiant dans ce regard ; plus tard, de l’amertume apparut également. La tête de Freud avait quelque chose d’artistique : c’était la tète d’une homme d’imagination. Je ne me souviens plus de ce dont nous avons parlé lors de ce premier rendez-vous. C’était amical et simple comme toujours. Je suppose que mon intérêt pour ses théories était la raison pour laquelle je fus réinvité, et bientôt je me suis trouvé dans le cercle de ses premiers élèves bien que je n’étais pas un médecin, mais un écrivain, un critique musical.

Les théories de Freud étaient alors entrain de susciter leur première opposition dure. La science officielle de ce temps-là ne voulait rien de Freud. Le chef des médecins viennois était Wagner-Jauregg, professeur à l’université, un homme constitutionnellement et par sa manière de penser incapable de comprendre les idées de Freud. Pour Wagner-Jauregg la souffrance psychologique signifiait seulement une souffrance physique, quelque chose qui doit être traité Par des moyens physiques. Freud de son côté, essayait de trouver une voie pour traiter les états névrotiques par des moyens psychologiques. Il apprenait au patient à analyser sa propre vie psychologique et à assembler les fils embrouillés de la trame. Wagner-Jauregg cherchait à améliorer les fonctions du corps pour quérir le malade.

Je connaissais personnellement ce grand homme qui « jouait contre » Freud. Il était de souche paysanne, large d’épaules, lourd, très fort, il était plutôt taciturne. Quand il examinait ses malades, il était fréquemment plutôt dur et hargneux. Cependant, je le connaissais aussi comme un homme gentil bien qu’il cachait volontiers ce côté de sa personnalité sous des dehors grossiers. Il est difficile d’imaginer un contraste plus grand entre Freud et Wagner-Jauregg. Freud était un esprit avec une grande imagination; il voyait dans l’âme d’un homme malade les mêmes forces au travail que celles d’un homme en bonne santé, pas seulement l’âme, les énergies psychiques et les mécanismes psychologiques. Wagner-Jauregg était un médecin pour lequel le corps et le corporel occupaient la place principale, et pour lequel le psychologique n’était qu’une expression du corporel. Sur la base de ce point de vue Wagner-Jauregg découvrit le traitement de la paralysie générale par la malaria, une des très grandes découvertes créatrices de la médecine moderne. Il traitait les malades atteints de paralysie générale en provoquant une fièvre artificielle et ainsi guérissait l’âme malade. Freud ne voulait entendre parler d’aucun traitement physique d’une maladie psychologique. Quand l’opinion fut une fois émise que la relation intime entre le corps et l’âme permettrait à quelqu’un, théoriquement, de croire que les maladies mentales pourraient être guéries avec des médicaments, c’est-à-dire au moyen d’une approche corporelle, Freud fit remarquer que théoriquement c’était possible mais pas pratiquement, qu’il n’y avait aucune voie pour appréhender le psychique par le corps, que l’on devait aborder le psychique seulement psychologiquement.

Ainsi se dressaient Freud et Wagner-Jauregg, chacun avec son propre éclairage sur le monde, chacun produisant des actions importantes. Beaucoup plus tard, Wagner-Jauregg reconnut que les idées de Freud contenaient, pour une part, quelque chose de valable. Au moment où je rencontrais Freud, les deux hommes étaient des adversaires, et Freud dut attendre encore vingt ans avant que – célèbre dans le monde entier et âgé de soixante ans – il devint professeur de l’Université de Vienne, dans laquelle Wagner-Jauregg était l’homme le plus éminent.

Les neurologues étaient des ennemis de Freud. La société viennoise se moquait de lui. Dans ce temps-là quand quelqu’un mentionnait le nom de Freud dans une réunion à Vienne, chacun commençait à rire comme si on avait fait une plaisanterie. Freud était le confrère bizarre qui avait écrit un livre sur les rêves et qui se prenait lui-même pour un interprète des rêves. Plus que cela, il était l’homme qui voyait du sexe partout. Il était considéré comme de mauvais goût de prononcer le nom de Freud en présence des dames. Elles rougissaient quand son nom était prononcé. Celles qui étaient moins sensibles parlaient de Freud en riant comme si elles étaient entrain de raconter une histoire grossière. Freud était parfaitement averti de cette opposition de cette partie du monde. C’était une partie du tableau psychologique tel qu’il le voyait. C’était les manifestations de la même force qui attiraient de nombreux stimuli psychologiques dans l’inconscient ; en conséquence, cela se dressait maintenant contre toute tentative de les mettre à jour.

Avec conviction et détermination, Freud poursuivit son propre chemin. Il travaillait du matin jusqu’à la nuit ; il donnait ses conférences à l’université ; il s’asseyait a son bureau, écrivait ses livres, laissait ses patients lui raconter leurs histoires. Il fumait ses cigares et écoutait les associations libres de ses patients, leurs rêves, leurs fantasmes. La vie inconsciente ne présentait pas plus de mystère pour lui que la forêt sombre pour un bon chasseur ; il connaissait chaque coin et recoin. La somme d’énergie mentale dont Freud avait besoin pour écouter tous les jours les histoires de ses patients et pour l’interprétation de leur tension psychologique était immense.

La vie avec sa famille et les congrès avec ses amis donnaient à Freud le repos nécessaire. Le dimanche après-midi, il avait l’habitude d’aller à la maison du B’nai B’rith où il jouait avec des amis le jeu de cartes viennois, le Tarock. Là, à cette réunion du B’nai B’rith, Freud présenta ses premières conférences sur l’interprétation des rêves. Qu’il parle devant des spécialistes ou des profanes, Freud était un brillant causeur. Les mots lui venaient tout prêt, naturellement, et avec clarté. Sur les sujets les plus difficiles il parlait comme il écrivait, avec l’imagination d’un artiste, utilisant des comparai sons venant des champs les plus variés de la connaissance. Ses conférences étaient animées avec des citations des classiques spécialement du Faust de Goethe. Freud était particulièrement porté à raconter différents épisodes de ses voyages. Il passait régulièrement ses étés dans l’Altaussee, au milieu des Alpes. Ses occupations préférées pendant ces vacances d’été étaient de chercher des champignons dans les bois.

Progressivement, Freud rassemblait autour de lui un cercle d’élèves intéressés et inspirés. Un jour, il me surprit en m’annonçant qu’il aimerait avoir une réunion dans sa maison une fois Par semaine ; il souhaitait la présence non seulement d’un nombre de ses élèves, mais aussi de quelques personnalités venant d’autres domaines de préoccupation intellectuelle. Il mentionna devant moi Herman Bahr, l’écrivain qui était alors le chef du courant moderne chez les artistes à Vienne, et qui avait une vive sensibilité pour toutes les tendances intellectuelles nouvelles. Freud voulait que ses théories soient discutées de tous les points de vue possibles. Il me demanda si j’étais intéressé par une telle entreprise. Je fus ainsi pendant plusieurs années membre de ce groupe d’amis qui se rencontraient chaque mercredi dans la maison de Freud. La majorité de ce groupe était naturellement composée des médecins qui étaient familiarisés avec la nouvelle psychologie freudienne. Il y avait quelques écrivains, moi-même qui étais critique musical, et Leher, le musicologue de l’Académie de musique d’État à Vienne. J’entrepris la tâche d’étudier la psychologie des grands musiciens et le processus de composition en musique en me servant de la psychanalyse.

Nous nous réunissions dans le bureau de Freud chaque mercredi soir. Freud était assis au bout d’une longue table, écoutant, prenant part à la discussion, fumant son cigare, et pesant chaque mot d’un regard grave et pénétrant. A sa droite était assis Alfred Adler, dont la parole emportait la conviction à cause de sa pondération, de son réel sérieux et de sa sobriété. A la gauche de Freud se tenait Wilhelm Stekel, l’homme à propos duquel Freud publia plus tard une critique acérée, mais qui, a ce moment-là, était actif et plein d’idées. Parmi les médecins du cercle de Freud je rencontrais Paul Federn, un des élèves de Freud les plus loyaux, et qui représente, avec succès, les tendances orthodoxes de l’école de Freud.

Les réunions suivaient un rituel déterminé. D’abord un des membres présentait une communication. Puis, on servait du café noir et des gâteaux ; des cigares et des cigarettes étaient sur la table et on en consommait une grande quantité. Après un quart d’heure de convivialité, la discussion commençait. Le dernier mot, décisif était toujours prononcé par Freud lui-même. Il y avait dans cette pièce l’atmosphère de la fondation d’une religion. Freud lui-même était son nouveau prophète qui faisait apparaître comme superficielles les méthodes d’étude psychologique qui avaient prévalu précédemment. Les élèves de Freud, tous inspirés et convaincus, étaient ses disciples. En dépit du fait que ‘Le contraste entre les personnalités de ce cercle d’élèves était grand, à cette première période de la recherche freudienne, tous étaient unis dans leur respect et leur inspiration avec Freud.

C’est pendant ces réunions du mercredi que j’ai présenté des exposés sur les processus psychologiques dans l’écriture musicale de Beethoven et de Richard Wagner. Il est surprenant à quel point la nouvelle psychologie de

Freud se démontra utile dans l’analyse du travail artistique. Le mécanisme du rêve et ceux de l’imagination artistique étaient semblables ; l’inconscient et le conscient agissaient ensemble conformément aux lois formulées par Freud ; le jeu et le contre-jeu des affects, des inhibitions, les transformations des affects, tout devenait intelligible. Un jour j’ai apporté à Freud un essai d’analyse du Hollandais volant de Richard Wagner ; ces figures poétiques de Wagner se rattachaient à des impressions d’enfance. Freud me dit qu’il ne retournerait pas ce travail (le premier de son genre) ; il le publia dans ses Textes de psychologie appliquée (Vienne, par Deuticke). Dans un autre livre, intitulé l’Atelier intérieur du musicien (publié par Ferdinand Enke à Stuttgart) j’ai utilisé les théories freudiennes pour l’interprétation du travail créateur musical.

J’ai comparé les réunions dans la maison de Freud avec la fondation d’une religion. Cependant, après la première période pleine de rêves et de foi inconditionnelle du premier groupe de disciples, le temps vint où l’église était fondée. Freud commença à organiser son église avec beaucoup d’énergie. Il ne plaisantait pas et il était strict dans ce qu’il demandait à ses élèves ; il ne permettait aucune déviation de son enseignement orthodoxe. Subjectivement, Freud avait raison bien sûr, ce qu’il avait élaboré avec tant de travail et dans un enchaînement et qui était tour jours à défendre contre l’opposition du monde, ne pouvait pas être rendu inepte par des hésitations, des faiblesses et des ajouts de mauvais goût. Dans sa vie privée Freud était bon et plein d’égards mais il était dur et inflexible dans la présentation de ses idées. Quand sa science était en jeu il pouvait rompre avec ses amis les plus intimes et les plus dianes de confiances. Si nous le considérons effectivement comme le fondateur d’une religion nous pouvons penser à lui comme celui que Michel Ange ramena à la vie à même la pierre, et que l’on peut voir dans l’Église Saint Pierre aux Liens à Rome. Après un voyage en Italie, Freud ne se lassait jamais de nous parler de cette statue ; il a gardé le souvenir qu il en avait pour son dernier livre.

Pendant ce temps-là, les théories de Freud se propageaient toujours davantage dans le monde entier. Elles étaient un véritable agent de fermentation pas seulement dans le domaine scientifique mais aussi en littérature, pour les problèmes de la religion et de la mythologie. Partout chacun devait venir à bout des contestations et des animosités, des rejets de l’interprétation sexuelle des affects, des résistances contre une théorie qui s’efforçait de découvrir ce qui était pauvrement refoulé. D’un autre côté, de nouveaux adhérents inspirés apparurent de partout, de nouveaux élèves, de nouveaux disciples. Un jour Freud introduisit dans notre cercle un médecin suisse, grand, bien de sa personne. Freud parlait de lui avec une grande chaleur : c’était le Professeur Junq de Zurich. Une autre fois il introduisit un« gentleman » de Budapest : le docteur Ferenczi. Des ramifications de l’église freudienne furent fondées dans toutes les parties du monde. L’Amérique montra un intérêt particulièrement grand dans cette nouvelle psychologie et ce fut un honneur exceptionnel quand Freud fut invité par l’université de Toronto [4] pour y donner plusieurs conférences. Quand Freud retourna à Vienne, il fit devant notre réunion du mercredi une description animée de l’Amérique et de ses expériences dans le nouveau monde.

Le cercle d’origine des disciples viennois commença de perdre sa signification pour Freud, en particulier parce que son élève le plus doué se détourna pour suivre un chemin à lui : Alfred Adler dans une série d’excellentes discussions de ses propres positions défendit calmement et fermement le point de vue suivant : Freud a crée une nouvelle technique, le produit d’un vrai génie ; cette technique était un nouvel outil pour le travail de recherche que chaque médecin devrait utiliser pour une recherche indépendante. Il comparait la technique freudienne pour explorer l’inconscient avec la technique des grands artistes que les élèves reprendraient à leur compte mais en l’adaptant à leur personnalité propre. Raphaël a utilisé la technique de Perugino mais il n’a pas copie Perugino.

Freud ne voulait rien entendre. Il insistait sur le fait qu il n’y avait qu’une théorie, et il insistait sur que fait que si l’on suivait Adler et qu’on laissait la base sexuelle de la vie psychique on n’était plus freudien. En bref, Freud en tant que chef d’une église bannit Adler, il l’exclut de l’église officielle. En l’espace de quelques années il vécut tout le développement de l’histoire d’une église depuis les premiers sermons d’un petit groupe de disciples aux luttes entre Arius et Athanasius.

Je ne me sentais pas capable de décider, de prendre partie dans la lutte entre Freud et Adler. J’admirais le génie de Freud. J’aimais sa simplicité humaine, l’absence de toute vanité dans sa personnalité scientifique. De plus, un contact personnel s’était développé entre Freud et ma famille qui rendait la chaleur humaine de Freud particulièrement précieuse. A l’occasion de certaines de ses visites la conversation tomba sur 1a question juive. Freud était fier d’appartenir au peuple juif qui donna la Bible au monde. Quand mon fils naquit, je me demandais si je ne devais pas le soustraire à la haine antisémite régnante qui, à ce moment-là, était répandue dans Vienne par un homme très populaire, le Docteur Lueger. Je n’étais pas certain qu’il n’était pas préférable que mon fils soit élevé dans la foi chrétienne. Freud me conseilla de ne pas le faire. « Si vous ne laissez pas votre fils être élevé comme un juif dit-il, vous le priverez de ces sources d’énergie qui ne peuvent être remplacées par rien d’autre. Il aura à se battre en tant que juif et vous devriez développer en lui toute l’énergie dont il aura besoin dans cette lutte. Ne le privez pas de cet avantage ».

Quand Gustav Mahler devint directeur de l’opéra de Vienne, Freud admira l’énergie et la grandeur de cet homme. Freud était un homme d’une grande sensibilité artistique mais à son grand regret il n’était absolument pas musicien. C’était l’énergie spirituelle et personnelle de G. Mahler qu’il admirait.

Freud prenait une part très chaleureuse dans tous les évènements familiaux de ma maison, ceci en dépit du fait que j’étais un homme jeune et que Freud avançait déjà en âge et que ses cheveux merveilleusement noirs commençaient à grisonner. A l’occasion du troisième anniversaire de mon fils, Freud lui apporta un cheval à bascule qu’il a lui-même porté en haut des quatre rampes d’escalier qui conduisaient à ma maison. Freud savait vivre avec les gens ; c’était quelqu’un qui avait des sentiments sociaux. Il avait pour règle fondamentale de traiter au moins un patient sans prendre d’honoraires. C’était sa façon de faire du travail social.

Freud était une des personnes les plus cultivées que j’ai jamais connues. Il connaissait tous les écrits des poètes les plus importants. Il connaissait les peintures des grands artistes qu’il étudiait dans les musées et dans les églises d’Italie et de Hollande. En dépit de ses tendances artistiques et de la nature romantique de son étude de l’inconscient, il était le type même de l’homme de science. Son analyse de l’inconscient était rationaliste. Le passage de l’inconscient dans le conscient, la méthode qu’il préconisait, la transformation des affects, il l’accomplit à travers le raisonnement et les a menés sous contrôle à travers la raison. Freud refusait la métaphysique. Il n’avait pas de sentiment pour la philosophie. Je me suis souvent étonné du fait qu’il rejetait si durement toute forme de métaphysique. Il était un positiviste achevé. Il était très surpris quand je lui faisais voir des passages de l’Anthropologie de Kant et des textes de Leibniz dans lesquels ils discutaient de l’inconscient. Leibniz était, rigoureusement parlant, le découvreur des manifestations de l’inconscient.

Freud avait un intérêt spécial pour l’histoire des peuples et des cultures anciennes. Dans sa pièce de travail il y avait une vitrine pleine d’objets; grecs et égyptiens, quelques uns qu’il avait achetés et d’autres qu’il avait reçus en cadeaux. Lui-même laissait voir cet intérêt pour les fouilles dans celles qu’il faisait dans sa propre psyché. Son métier était de déterrer le passé dans la psyché de ses patients. Il fit la lumière sur de nombreuses choses quand il étudia les êtres humains par la psychanalyse, des choses qui seraient restées inexplorées et cachées dans les plus anciennes couches de la psyché. Il a trouvé les mêmes symboles représentés par le scarabée sacré égyptien, ou Par un phallus en bronze, ce qui, pour cet interprète des symboles érotiques, avait un intérêt particulier.

Un des traits les plus sympathiques de la personnalité de Freud était son attirance -pour les plaisanteries. Il aimait égayer sa conversation et même ses conférences avec des plaisanteries variées et des anecdotes. Il appréciait particulièrement les plaisanteries dans le jargon de l’humour populaire juif. Ceux-ci l’intéressaient, pas seulement à cause de la causticité du dialecte, mais aussi pour leur gravité interne et leur sagesse de la vie. Comme l’on sait, après la découverte de la signification de la figuration dans les rêves qui semblait sans signification, Freud consacra un livre à l’analyse du rapport du trait d’esprit avec l’inconscient.

Il n’y avait aucun domaine de l’esprit humain et de l’histoire que Freud n’ait abordé avec le regard de l’investigateur. Aucun qui n’ait été enrichi par cette nouvelle méthode d’approche. Il était né découvreur, chercheur, et son imagination était celle d’un artiste. Le meilleur élève de Freud ne peut être comparé à cette imagination créatrice et à ce vrai génie. Adler avait de la clarté, de la pondération et une finesse de sentiment psychologique ; il continua son chemin à pas lents, expérimentant sans cesse. Il resta à la surface de la terre. A la différence de Freud il ne s’éleva jamais dans l’air dans un éclair d’imagination, mas plus qu’il ne creusa de profonds sillons dans les entrailles de la terre. Mais il ne m’était pas possible et je ne voulais pas me rendre au « faites » ou « ne faites pas » de Freud à quoi il me confronta une fois et il n’y avait plus rien à faire pour moi que me retirer de son cercle.

J’ai bien sûr exprimé mon admiration pour Freud, plus tard, dans un article à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire[5]. Dans cet article, tandis que les destructeurs de la culture allemande brûlaient à Berlin de nombreux grands livres et parmi eux les écrits de Freud, j’essayais de montrer que les idées de Freud n’étaient pas seulement liées avec celles de Leibniz mais aussi avec celles du romantisme allemand que les médecins et les écrivains abordèrent par le somnambulisme et l’hypnose. Il est tout à fait naturel qu’une si grande demeure telle que celle que Freud a construite ait de si grandes fondations.

A ce moment-là j’ai eu la chance de parler encore une fois avec Freud, et je le trouvais méfiant, amer et irrité. Son enseignement s’était étendu au monde entier. Partout il était devenu un élément important de la recherche psychologique moderne. Conscient, inconscient, refoulement, inhibition, étaient devenus des mots de ralliement. Même le cinéma enjolivait sa camelote avec les idées de Freud. Un jour nous avions lu dans les journaux qu’une compagnie de films américaine voulait engager les services de Freud, si grande était sa renommée qu’ils avaient souhaité avoir la valeur publicitaire de sa présence à hollywood. Une grande somme d’argent fut offerte, mais Freud refusa. Comme le monde avait changé depuis les jours. Où un petit groupe d’élèves se rassemblait dans la maison de Freud chaque mercredi soirs Le monde scientifique et spirituel appartenait à Freud. Seul Albert Einstein, en tant que savant, exerçait une influence semblable.

En souvenir de ces jours où j’ai eu l’honneur d’accompagner Freud pendant la grande partie du chemin où il apprenait, j’ai gardé le manuscrit que j’offre maintenant ; Freud me le donna et maintenant je le présente devant un monde où les idées de Freud font partie de l’air que nous respirons. Le manuscrit original se compose de quatre pages de grand format, écrit de la main de Freud et qui laisse voir, énergie, décision, liberté artistique. Manifestement le manuscrit a été écrit en une fois. Les pensées viennent spontanément à la plume et malgré leur intensité et leur développement, il n’y a pas de trace d’arrêt, pratiquement pas de corrections. L’article est écrit de la même façon que lorsque Freud parlait, avec facilité, avec une grande vivacité, avec le plaisir d’improviser et d’exprimer des idées qui étaient indépendantes et vives.

Dans la mesure où Freud n’a jamais repris ce sujet l’article est d’une importance particulière.

J’ai été fréquemment intimidé au musée archéologique d’Athènes et je me suis étonné de ce que même un morceau de marbre d’une statue grecque pouvait refléter la totalité de la grandeur de l’art grec. Pareillement on peut voir dans cet article manifestement esquissé à la hâte qui représente sans aucun doute une première ébauche toute la grandeur de Freud.

[1] Traduction de Gregory Zilboorg.« Reminiscences of Professor Sigmund Freud » by Max Graf. Psychoanalytic Quarterly, 1942, 11 (4), p. 465 à 476.

[2] S. Freud – « Psychopathische Personen auf der Bühne ».

– Trad. de H. Bunker (publié avec « Reminiscences of Professeur Sigmund Freud » by Max Graf), dans Psychoanalytic Quarterly, 1942, 11 (4) , p. 459 – 464.

– Trad. de J. Strachey, Standard Edition, VII, p. 304-310.

– Trad. française in Revue française de Psychanalyse, 1/1980.- Texte allemand dans die Neue Rundschau, 1962, 73, p.53 à 57.

J. Strachey argumente l’erreur probable de date : Freud n’aurait pas pu écrire ce texte en 1904 mais plutôt en 1905 : c’est la date de la pièce d’Herman Bahr, jouée le 25 novembre 1905 et publiée en 1906 qui infirme la date de 1904 donnée par Max Graf.

[3] Ceci est le commentaire accompagnant le texte de Freud, « Personnages psychopathiques sur la scène », publié ici sur le désir du Dr Graf auquel Freud donna le manuscrit il y a bien des années. Le temps ne semble pas avoir atténué la vivacité des affects qu’éveilla l’avancée scientifique continue de Freud, et de l’adhésion à sa méthode scientifique qui suivit. C’est pourquoi les commentaires du Dr Graf sont d’un intérêt historique. Ils sont publiés ici tels qu’ils ont été présentés, rien n’a été supprime ni corrigé. La référence à l’Université de Toronto est un lapsus de mémoire évident ; il s’agit de la Clark University bien entendu, qui avait invité Freud en 1909 pour son 20e anniversaire. Freud, bien sûr, avait 80 ans et non pas 70 quand Hitler ordonna de brûler ses Livres. (Les Éditeurs).

[4] Erreur de mémoire signalé par les éditeurs. C’est Jones qui était alors professeur à l’Université de Toronto. Freud fut invité à la Clark University de Winchester. (N.d.T.)

[5] Autre trouble de mémoire signalé par les éditeurs : Freud avait alors quatre vingt ans. (N.d.T.)

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