Serge Lebovici et Joyce McDougall : « Considérations générales sur la psychose infantile » Part 1/2

Chapitre extrait de Serge Lebovici et Joyce McDougall, Un cas de psychose infantile étude psychanalytique, PUF 1960, coll. L’actualité psychanalytique, bibliothèque de l’institut de psychanalyse, dirigée par S. Nacht, avec la collaboration de S. Lebovici et de H. Sauguet.

Chapitre Premier : Historique

Tenter de retracer l’histoire du développement des études psychiatriques sur cette question, c’est aussi justifier l’emploi du terme de psychose qui se substitue peu à peu à celui de schizophrénie. Durant les premières phases de son développement, la psychiatrie de l’enfant a en effet dirigé ses efforts vers la description de syndromes où l’on pouvait retrouver les symptômes que l’on venait de grouper chez l’adulte en autant d’entités morbides. Cet effort nosographique aboutit à la description de la démence précocissime par Sancte de Sanctis.

La schizophrénie de Bleuler correspond à une description psychopathologique de la démence précoce de Kraepelin ; divers auteurs se préoccupèrent plus tard de la possibilité de retrouver chez l’enfant ces troubles mentaux. Kraepelin lui-même avait signalé d’ailleurs qu’au moins 5 % des adultes atteints de démence précoce semblaient avoir présenté des troubles du même ordre dans l’enfance.

Bien que nous n’ayons pas l’intention de présenter ici une analyse critique approfondie de l’évolution de la notion de schizophrénie en psychiatrie infantile, nous croyons devoir rappeler les étapes qui ont jalonné un développement qui aboutit à la description des psychoses. Il peut être utile à ce point de vue de distinguer les travaux européens et nord-américains. Lutz [55], dans une monographie restée classique, reprit l’étude de vingt observations dont six étaient personnelles. Il prit également en considération de très nombreux travaux dont il donna les références bibliographiques. Il estime que les affirmations de Kraepelin et de Bleuler sur le début précoce de la démence qui porte ce nom et de la schizophrénie sont valables et qu’après tout la démence précocissime n’est qu’un état terminal. Selon lui, il convient de distinguer les schizophrénies authentiques des états schizophréniformes qui ne sont que des états démentiels organiques et post-encéphalopathiques. Ainsi en est-il probablement de la démence décrite par Heller. La séméiologie de la schizophrénie infantile, telle que Lutz l’envisage, est plus ou moins calquée sur la séméiologie bleulérienne. Les troubles du langage ont un caractère autistique et on pourrait décrire des troubles, des affects et des associations. Les symptômes d’ordre catatonique s’observeraient fréquemment après six ans. Cet auteur distingue enfin deux grandes évolutions :

  1. les formes d’évolution insidieuse et d’allure hébéphrénique ;
  2. les formes à début brusque évoluant par poussées d’allure catatonique.

Le diagnostic que l’auteur envisage uniquement chez les enfants de moins de dix ans repose sur l’observation de longues périodes qui permet d’éliminer l’erreur avec l’évolution critique normale de certains âges et l’influence de facteurs organiques méconnus.

Toute une série de travaux ultérieurs peuvent se ranger aux côtés de la monographie de Lutz dont ils reflètent les conceptions. Tramer [81] qui avait publié le journal des parents d’un enfant schizophrène est d’ailleurs à l’origine de la description psychopathologique de Lutz selon laquelle le critère de la schizophrénie infantile est l’inflexion de la courbe qui représente le développement psychoaffectif de l’enfant. Heuyer, dès 1934, étudiait la démence précocissime [31] et plus tard eut l’occasion de revenir sur la description de la schizophrénie infantile dont il décrivit, outre la forme terminale qui aboutit à une véritable dissociation intellectuelle, trois formes [32] : la schizophrénie typique, délirante et hallucinatoire, la schizophrénie simple caractérisée par une régression intellectuelle simple à forme de dissociation et avec autisme, la schizophrénie avec activité délirante de rêverie.

Aux États-Unis, bien que la schizophrénie infantile semble avoir fait l’objet d’une véritable mode, les premières conceptions théoriques de la maladie étaient en fait très proches de celles des auteurs dont il vient d’être parlé. Le terme de schizophrénie semble parfois avoir été employé sans discernement. Mais de nombreux travaux théoriques ont finalement contribué à enrichir le contenu de la notion de schizophrénie infantile. On en trouvera une excellente analyse dans le livre de Bradley [9]. Mais il faut bien reconnaître que l’ensemble de ces travaux aboutissent à l’élargissement du cadre du concept de schizophrénie infantile. On peut même le dire de ceux de Louise Despert [10] qui fit sa première communication sur ce sujet au 1er Congrès international de Psychiatrie infantile en 1937. Cet auteur a encore parlé dans ses travaux ultérieurs de schizophrénie infantile, mais ses idées semblent avoir évolué comme celles de nombreux psychiatres d’enfants.

Il faut maintenant dire pourquoi l’on est passé de la schizophrénie à la psychose de l’enfant. Dès 1949, l’un de nous eut l’attention attirée sur l’importance de ce problème [46] et il est peut-être utile de retracer l’évolution qui nous a conduits, comme beaucoup de nos collègues français, à abandonner la notion de schizophrénie infantile pour celle d’états psychotiques ou prépsychotiques de l’enfance. Tout d’abord l’étiquette de schizophrénie entraîne chez beaucoup de psychiatres des vues très pessimistes sur le cas d’un enfant ; l’insulinothérapie, les électrochocs, voire la psychochirurgie risquent alors d’être appliqués avec quelque hâte. En tout cas ces méthodes dont nous n’avons jamais pu constater l’efficacité à cet âge devraient être appliquées dans un climat psychothérapique au sens le plus large comme le plus précis de ce terme ; sinon elles risquent de n’être que des expériences aliénantes, tant elles mettent en cause les mécanismes temporo-spatiaux de la structuration dynamique de l’image corporelle, qui sont précisément en cause dans ce type de troubles mentaux chez l’enfant.

D’autre part, s’il est bien certain que la schizophrénie de l’adulte, bien qu’elle puisse éclater à un âge tardif, a dans certains cas des bases infantiles que Kraepelin et Bleuler avaient eux-mêmes signalées, deux faits doivent pourtant être pris en considération.

1° Les antécédents infantiles des schizophrènes adultes, lorsqu’ils existent, sont toujours difficiles à reconstituer, mais semblent plutôt s’apparenter à des modes d’adaptation insuffisante qu’on pourrait classer sous le nom de schizoïdie mineure.

2° L’avenir des enfants qu’on appelle schizophrènes n’est pas automatiquement la schizophrénie, au moins dans ses aspects classiques et majeurs : sans doute le journal d’un enfant schizophrène de Tramer nous permet-il de suivre l’évolution classique qui conduit de la schizophrénie infantile à celle de l’adolescent. Mais nous avons maintenant un recul suffisant pour certaines de nos observations où les enfants ont atteint l’âge adulte pour affirmer que des états étiquetés schizophréniques avant dix ans ont évolué en fait vers des structurations très pathologiques, mais qui n’affectent que le caractère, faisant parler de névrose de caractère ou de caractère psychotique : ce sont des sujets bizarres qu’on qualifie volontiers d’originaux. Leur réussite scolaire a été valable, parfois bonne, même brillante, tant que les efforts se sont limités aux exigences de la culture générale. Un autodidactisme puéril, souvent stérile, peut achever d’impressionner le médecin qui les examine. La décompensation peut se produire au moment de l’apprentissage professionnel ou des études plus pratiques. Les investissements sociaux sont particulièrement pauvres et ces malades vivent parfois comme de véritables clochards, se contentant de peu d’argent et de peu de plaisirs. L’étude structurale de leur personnalité montre en regard de conflits clairement ressentis une organisation rigide, infiltrant le Moi de mécanismes obsessionnels assez particuliers, car les rites sont vécus sans angoisse. Nous reviendrons plus longuement sur le pronostic des psychoses infantiles, mais le tableau que nous venons d’ébaucher montre qu’il y a loin de cette structure psychopathologique particulière aux schizophrénies sous leurs diverses formes.

La description de la démence précocissime de Sancte de Sanctis est beaucoup plus précise que le tableau de la schizophrénie infantile, tel qu’il ressort de la monographie que Lutz a consacrée à cette question. En fait si, au voisinage de la puberté, la schizophrénie peut se présenter sous des formes réellement psychiatriques qui rappellent les états hébéphréno-catatoniques ou héboïdophréniques de l’adolescent, si elle peut s’annoncer sous la forme d’états confusionnels aigus ou subaigus qu’on se contente parfois de classer sous le nom de bouffées délirantes à répétition, à l’âge qui nous occupe, c’est-à-dire avant dix ans, de tels tableaux sont réellement exceptionnels. D’ailleurs la compréhension génétique des structures du Moi, à cette période de la vie, explique aisément ce fait : l’existence d’un délire, au sens de la clinique psychiatrique traditionnelle, est difficilement concevable à cet âge ; on admet souvent que les bases de l’image corporelle sont assurées à la fin de la troisième année ; s’il est bien vrai que l’enfant sensiblement normal domine les assises dynamiques de son schéma corporel dès ce moment, il faut reconnaître que de nombreuses agressions sont susceptibles de les mettre en cause jusqu’à un âge beaucoup plus avancé. Délirer et surtout halluciner, c’est sans aucun doute, sur le plan psycho-dynamique, projeter sur l’autre les conflits internalisés ; cela suppose l’établissement de bases pathologiques, mais solidement assurées à la relation objectale. Ici nous sommes bien plutôt en face d’une organisation du Moi insuffisante pour que soit contrôlée la vie fantasmatique qui infiltre et investit les fonctions cognitives d’une façon qui ne peut manquer de frapper l’observateur : ceux qui parlent de délire de rêverie chez l’enfant traduisent dans les termes de la psychiatrie classique cette organisation structurale particulière.

La description de la démence précocissime, puis celle de la schizophrénie infantile, individualisée par rapport à la démence globale et massive de Heller, avait amené Lutz ainsi que des auteurs nord-américains à tenter de distinguer les états schizophréniques vrais, plus ou moins clairement considérés comme processuels, sinon fonctionnels, des états schizophréniformes où l’on voyait la conséquence relativement tardive d’une encéphalopathie ou d’une encéphalite (la démence de Heller apparaît comme post-encéphalitique à ces auteurs). Aucune base solide n’a pu être finalement retenue pour une telle distinction, bien qu’on ait voulu s’appuyer sur des examens psychologiques (étude du Rorschach par Piotrowski [67] ; étude des dysharmonies du quotient intellectuel par Heuyer et ses collaborateurs [33]), sur les examens électroencéphalographiques et les conditionnements étudiés sur ce type de tracés (Lelord [33]). À vrai dire le problème nous paraît mal posé de tenter de distinguer entre schizophrénie infantile et ce qu’on a récemment appelé les encéphalopathies évolutives. On peut déceler ici les conséquences lointaines d’une distinction un peu naïve entre troubles d’origine fonctionnelle et lésionnelle, entre psychogenèse et organogenèse. En fait les conceptions psychopathologiques de ces états dont la psychanalyse permet une meilleure compréhension ne doivent pas être remaniées, sous le prétexte qu’on constate souvent l’existence de lésions encéphalo- pathiques (Diatkine [11]) : les perturbations de la relation objectale sont bien au contraire favorisées par les difficultés d’évolution dont les bases sont organiques et conduisent à une « dysmaturation ». Elles sont en tout cas revécues comme les conséquences d’une frustration précoce. Ainsi acceptons-nous comme un fait incontestable que de nombreux états psychotiques de l’enfance ont une base encéphalopathique.

Cette constatation est certainement à la base des conceptions théoriques de certains auteurs comme Lauretta Bender [5] qui donnent la dysmaturation comme phénomène primaire de la psychose infantile dont les manifestations cliniques d’ordre névrotique seraient secondaires. C’est revenir par ce biais à des conceptions plus ou moins constitutionnalistes.

Pour notre part, nous avons préféré mettre en évidence dans l’histoire clinique des psychoses de l’enfant, la notion de dysharmonie évolutive. Avec René Diatkine, l’un de nous a montré qu’elle s’extériorisait en particulier dans la non-intégration des fantasmes [48], telle qu’elle se manifeste chez ce type d’enfants.

En tout cas la précocité des premiers troubles qu’on peut observer chez ces enfants a fait parler d’autisme infantile précoce (Léo Kanner [37]), d’enfant atypique (Beata Rank [69] et Marian Putnam [68]).

Finalement on en revient au terme très général de psychose infantile qu’on tend de plus en plus à employer. Margaret Mahler [59] distingue dans ces cas les psychoses autistiques et symbiotiques, en se basant sur les modalités de la relation objectale ; elle préconise pour ces deux formes différentes deux méthodes d’approche thérapeutique.

Nous parlons d’états psychotiques et d’états prépsychotiques : cette distinction ne repose pas tellement sur l’âge que sur les tentatives d’une approche diagnostique à tendances structurales ; en effet à côté des cas où dès les premières années semble s’annoncer une structure psychotique, on a parfois l’occasion d’observer des enfants chez lesquels sont en jeu certains mécanismes psychotiques que nous rappellerons plus loin et qui laissent pourtant libres certains secteurs cognitifs du Moi : ce sont dans ces cas où le pronostic semble spécialement difficile à préciser que nous parlons plus volontiers de prépsychoses (On ne saurait terminer cette rapide revue historique de l’évolution des conceptions psychiatriques sur la schizophrénie et les psychoses de l’enfant sans se référer au remarquable travail de R. Diatkine et C. Stein [12], admirablement complété par le mémoire de P. Mâle et A. Green [57] ; ces deux articles constituent la mise au point la plus complète et la plus valable, à notre sens, sur les psychoses de l’enfant et les états pré-schizophréniques de l’adolescent.)

Chapitre II : Les principaux aspects cliniques des psychoses chez l’enfant

Il n’est pas dans notre intention de présenter ici une description détaillée des formes cliniques des diverses psychoses de l’enfant. L’histoire de ce chapitre de la psychiatrie infantile a conduit les auteurs, comme on vient de le voir, à s’intéresser à des formes de plus en plus larvées, tandis que leurs conceptions de la psychose les amenaient à étudier les diverses structures qui s’élaboraient dans de tels états, ainsi que leurs remaniements évolutifs.

Pour la commodité de la description, nous individualiserons les formes cliniques en fonction de l’âge, étant entendu que nous ne décrirons pas les schizophrénies de la puberté qui constituent autant de voies d’entrée dans la maladie chronique.

1.       Chez l’enfant jeune

Il est facile d’opposer deux aspects des psychoses, qui peuvent se traduire par des états d’inhibition ou des états d’excitation. Dans le premier cas, on est en présence d’un enfant dont l’inhibition est manifestement grave : elle existait déjà dans les premières années de la vie familiale que l’enfant avait traversées dans un état d’isolement et d’autisme qui n’avait pu manquer de frapper la famille : il s’agit d’enfants aux réactions motrices pauvres et amorties, sans contact vrai avec leurs familles, parents, frères et sœurs. Toujours immobiles, sans appétit, au sens strict du mot, mais aussi pour les réalisations instinctuelles diverses, ils ne s’intéressent pas aux jouets et vivent repliés sur eux-mêmes et leur propre corps. Leur langage est pauvre ; les réalisations sémantiques et syntaxiques sont retardées et instables, alors que le vocabulaire est souvent normal. Le mutisme extrafamilial est souvent un signe d’alarme. On comprend d’ailleurs que de tels états conduisent souvent à un refus scolaire total qui apparaît comme une phobie scolaire. Ces enfants se présentent à l’examinateur comme muets, opposants et passifs, immobiles et rigides, d’aspect pseudo-catatonique. Le contact est difficile à trouver avec eux. Beaucoup de temps et de patience sont nécessaires pour pénétrer dans leur monde grâce à un contact corporel prolongé et rassurant.

Les autres formes de psychoses infantiles donnent lieu à cet âge à de véritables états d’excitation dont la notion d’instabilité psychomotrice ne rend que très imparfaitement compte. Ces enfants agités et tourbillonnants racontent à qui veut les entendre et dans n’importe quelles conditions leurs fantaisies. Les relations ambivalentes les plus primitives avec l’objet maternel s’y expriment à livre ouvert ; il en est ainsi dans le cas dont un fragment d’analyse fait l’objet de ce livre.

Tous les auteurs qui se sont occupés des psychoses de l’enfant ont finalement retenu cette dichotomie des formes précoces. Ceux qui se réfèrent à une séméiologie traditionnelle parlent de délire de rêverie pour les formes à type d’excitation. En fait la projection fantasmatique constante sur le monde réel, dont nous verrons qu’elle constitue un mécanisme défensif contre l’angoisse psychotique, devrait plutôt faire parler d’états pré-délirants ; en effet la structuration du délire sur un mode projectif ou hallucinatoire repose, du point de vue psychopathologique du moins, sur des états de dépersonnalisation ; or ceux-ci ne peuvent s’organiser que sur la base de l’achèvement des structures neuro-dynamiques qui ne sont intégrées que beaucoup plus tard qu’on ne le dit généralement.

Les psychiatres qui décrivent les observations cliniques en termes de structures, de relations et de mécanismes opposent également, comme on l’a vu, ces deux variétés cliniques. Margaret Schonberger Mahler [58] parle en particulier de leurs formes autistique et symbiotique. L’autisme infantile précoce de Léo Kanner [37] rentrerait facilement dans la première.

Mais ces deux grandes variétés ne recouvrent pas toutes les formes des atypies évolutives qu’on doit ranger finalement dans le cadre des psychoses : il faut en particulier mentionner ce qu’on a pu appeler les encéphalopathies évolutives. De fait, si l’on renonce à la distinction entre la démence précocissime, assimilée à la schizophrénie, et la démence de Heller, rapidement évolutive et d’origine encéphalitique ou organique, on est en présence d’un groupe d’observations réunies sous le signe de l’atteinte encéphalopathique et de l’évolutivité. L’avenir de ces cas est difficile à prévoir et l’on ne doit pas oublier que certaines observations classées dans le cadre des psychoses ont évolué vers des tableaux terminaux à propos desquels le diagnostic de leuco-encéphalite ne faisait aucun doute. De même certaines démences, précoces dans leur apparition, rapides dans la déchéance qu’elles entraînent, rappellent la description de Heller et ont une base manifestement organique.

En fait c’est souvent à propos de retards ou d’atypies du développement intellectuel ou psychomoteur qu’est évoqué le diagnostic de psychose chez l’enfant jeune. Dans un premier cas, il s’agit d’enfants qui présentent un retard apparemment global, mais chez lesquels l’examen attentif montre qu’on ne saurait se contenter de la référence à l’oligophrénie. Tantôt c’est l’examen psychologique qui attire l’attention : on est frappé par le contraste entre un retard global grossièrement mesuré par les écarts entre les résultats aux épreuves dites d’intelligence verbale et d’autre part les possibilités d’efficience qui apparaissent soit aux épreuves non verbales, soit dans certaines conduites pratiques de jeu. On a remarqué que chez les enfants psychotiques la dissociation entre épreuves dites verbales et les épreuves dites non verbales se fait dans un grand nombre de cas dans un sens opposé à celui qu’on observe dans les états schizophréniques de l’adulte : dans ce dernier cas, il existe un déficit dans les épreuves non verbales que l’on peut comparer à un indice de détérioration dont de nombreux psychologues contestent la valeur ; on a remarqué dans de nombreux états psychotiques de l’enfance qu’eu égard aux apparentes difficultés intellectuelles dont rendent compte les tests habituellement pratiqués en psychiatrie infantile (Binet-Simon, Terman, etc.), les épreuves non verbales sont souvent beaucoup plus satisfaisantes. Les remarques précédentes expliquent aisément cette constatation quelque peu paradoxale.

Tantôt l’examen clinique conduit directement à envisager le problème sous l’angle de la dysharmonie évolutive. Lorsqu’on examine ces enfants, même très jeunes, leurs conduites de jeu très élaborées montrent à l’évidence que l’oligophrénie ne rend pas compte de l’ensemble du tableau clinique. On doit insister ici sur les fréquentes altérations du langage ; il ne s’agit pas seulement du mutisme simple dont le diagnostic est si difficile, ni non plus de retards dits simples du langage. Mais bien des auteurs ont insisté sur les dysharmonies dans l’évolution du langage. L’importance de ce chapitre est telle que nous aurons à revenir sur les troubles du langage chez les enfants psychotiques. Mais nous pouvons insister dès maintenant sur un trouble qui a frappé beaucoup d’auteurs qui se sont occupés de cette question : il s’agit de l’opposition entre une évolution très normale, voire même précoce dans le domaine du vocabulaire, et un retard électif dans l’évolution de la syntaxe. Ce trouble donne un aspect tragique à ces enfants qui sont capables d’employer un vocabulaire approprié, ou même hautement technifié et abstrait, tandis que leur phrase est maladroite, pauvre. L’emploi du pronom personnel est particulièrement confus et longtemps les enfants se désignent par leur nom, ou par le pronom de la troisième personne, voire celui de la deuxième personne. Lorsqu’ils sont en présence de leur angoisse, ils peuvent régresser à ce type d’indétermination syntaxique qui n’est que la traduction et de leur recherche et de leur défense par la confusion anaclitique avec l’objet (une publication récente d’Heuyer et Laroche [34] décrit un tel cas sous le nom de transitivisme.

Il est d’ailleurs nécessaire d’insister sur ce fait que l’existence d’une encéphalopathie infantile n’est pas un argument contre le diagnostic de psychose. Bien au contraire des bases lésionnelles aident à comprendre et le processus et l’organisation psychotiques. Les perturbations des relations objectales primitives où nous voyons la base psychopathologique de l’organisation de la psychose infantile peuvent avoir une double origine qui peut d’ailleurs coïncider dans un même cas ; elles peuvent être la conséquence de l’impossibilité où se trouve une mère d’assurer de façon valable les relations pré- objectales, puis objectales ; mais les retards et les dysharmonies d’évolution sont aussi, on le comprend, à l’origine de frustrations de fait, revécues ultérieurement comme des frustrations projetées sur le mauvais objet maternel.

2.      Chez l’enfant plus âgé

À la période de latence ou au moment de la prépuberté, le psychiatre peut poser le diagnostic de psychose infantile à l’occasion de troubles qui rappellent ceux qui viennent d’être décrits : inhibition grave avec mutisme et impossibilité de scolarisation, état de subexcitation chronique, pseudo-stupidité. Mais les formes pseudo-névrotiques de la psychose doivent être ici également décrites.

On doit en effet parfois porter le diagnostic de psychose à l’occasion d’un examen conduit pour des troubles d’allure névrotique. Les manifestations phobiques et obsessionnelles qui s’observent à cette période de la vie, c’est-à-dire pendant la phase dite de latence et au voisinage de la prépuberté, s’intègrent rarement dans la structuration d’une psychonévrose obsessionnelle authentique. Dans un travail récent que l’un de nous a consacré avec R. Diatkine [49] à l’étude des obsessions de l’enfant, on tente de préciser la signification et les devenirs de ces manifestations d’allure obsessionnelle, telles qu’elles se présentent à cet âge. Il semble que les enfants chez lesquels surviendra au moment de l’adolescence ou à l’âge adulte une névrose obsessionnelle vraie sont avant tout des anxieux : la structuration d’une névrose obsessionnelle est en fait plus tardive. A cette période par contre on n’observe guère que des manifestations non encore élaborées, à type d’angoisse vespérale, plus ou moins systématisées (peur de faire des mauvais rêves, etc.). L’anxiété peut avoir une traduction somatique et s’exprimer sous la forme de troubles psychomoteurs (énurésie et surtout tics). L’examen approfondi peut révéler de petits signes de la série obsessionnelle (marottes, maniaqueries, vérifications incessantes, scrupules exagérés, etc.). Il faut évidemment en discuter la valeur qui doit être jugée d’après la chronologie évolutive de ces diverses manifestations.

Mais nous voulons parler ici de manifestations d’allure plus phobique qu’obsessionnelle. On sait en effet que la clinique psychanalytique a conduit dans le principe à différencier ces deux ordres de symptômes, le premier étant caractérisé par l’évitement d’une situation, idéative ou réelle, qui provoque la panique, et qui est constamment annulée par le mécanisme essentiel du déplacement sur l’objet phobogène, alors que l’obsession élabore une série de mécanismes extrêmement complexes pour tenir à distance l’objet qui cause l’angoisse et qui est finalement perdu de vue par celui qui souffre de ces troubles.

On est donc en présence d’enfants qui ont des phobies caractérisées et à vrai dire étranges. Alors que les enfants plus jeunes présentent souvent des phobies mineures dont le caractère névrotique doit être discuté (essentiellement des terreurs nocturnes avec peur des animaux, puis des images humaines), il s’agit ici de phobies très élaborées ; le recours à quelques exemples donnera une illustration de ce que nous voulons dire en usant du qualificatif d’étrange ; tel garçon de neuf ans avait peur d’être sodomisé par un noir et pour l’éviter portait une série compliquée de sous-vêtements qu’il revêtait dans un ordre ritualisé ; il parlait de ses craintes avec un certain détachement. Il est devenu un schizophrène avéré, dix ans après qu’on l’ait examiné à l’occasion de cette phobie bizarre. Un autre enfant de neuf ans fut examiné et traité parce qu’il avait deux phobies très particulières : il avait peur d’approcher d’un escalier mécanique du métropolitain ; il redoutait également de penser aux chutes de neige qui le terrorisaient. Il parlait d’une voix atone et détachée de ce qu’il appelait lui-même ses phobies. En somme, le diagnostic de psychose que l’on est amené à porter dans de tels cas est orienté dès l’abord par l’existence de phobies élaborées à cet âge. L’anxiété y a une tonalité particulière ; elle est en quelque sorte refroidie, évoquée par des descriptions précises qui étonnent souvent par leur maturité. Il n’est pas difficile de sentir que de tels enfants se raccrochent à leurs symptômes. L’utilisation qui en est faite ne peut pas manquer de rappeler les bénéfices secondaires que l’enfant plus jeune et anxieux tire de ses phobies nocturnes, lorsque par exemple il sort sa mère du lit et se fait consoler par elle, tout déculpabilisé qu’il est alors par son anxiété même et sa souffrance qui lui permettent de jouir de sa présence. Ici aussi l’enfant se raccroche à sa phobie qui devient en quelque sorte sa seule manière d’entrer en contact avec le monde. Dans une certaine mesure, le visage magique de Sammy dont il sera souvent question dans la relation de son cas, s’apparente aux phobies dont nous parlons maintenant. Par ailleurs, l’examen mettra en évidence des signes plus ou moins nets de la structure psychotique sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir longuement : qu’on retienne seulement les troubles graves et réciproques dans l’institution des premières relations objectales.

Plus rare est la forme pseudo-hystérique de la psychose de l’enfant. Nous ne voulons pas parler ici des manifestations d’allure pithiatique de l’enfance qui s’apparentent en fait à la simulation et qui sont utilisées, même si elles témoignent d’une organisation particulière, à des fins manifestement conscientes. Il s’agit au contraire de troubles très apparentés à l’hystérie de l’adulte : mythomanie peu utilitaire se traduisant par des fabulations extraordinaires, théâtralisme qui n’échappe pas à l’observateur le moins attentif, hypersexualisme très différent de l’évolution sexuelle normale qui reste généralement à cet âge très culpabilisée. Là encore l’ensemble de ces troubles donne une impression de bizarrerie, sinon de discordance, qui intrigue et conduit à l’approfondissement de la recherche clinique (S. Lebovici, « Hystérie et psychose infantile », à paraître dans la Revue de Neuro-Psychiatrie infantile.).

Nous venons de rappeler très brièvement le tableau de ce qu’on peut appeler les formes pseudo-névrotiques des psychoses de l’enfance, en nous référant d’une manière qui nous paraît légitime aux schizophrénies pseudo-névrotiques de l’adulte (Pour la description de ces états, consulter l’article de Soccaras [77]). Nous ne voulons pas dire par là — et c’est là un point important sur lequel il convient dès maintenant d’insister — que les formes pseudo-névrotiques de la psychose infantile conduisent inévitablement à l’installation progressive d’une psychose caractérisée. Tout au contraire, de nombreuses études catamnestiques nous ont montré que cette éventualité est loin d’être la règle. Le problème essentiel auquel doit faire face le psychiatre d’enfants est de prévoir dans la mesure du possible les remaniements évolutifs et les néo-structurations qui peuvent s’établir dans un avenir plus ou moins lointain. Encore faut-il tenir compte du fait que ces manifestations névrotiques surviennent sur un fond particulier, celui que nous décrirons sous le nom de structure psychotique. Dans une large mesure, l’apparition de manifestations phobiques témoigne de l’institution d’une relation objectale, fait hautement favorable au regard de l’indistinction confusionnante dans laquelle vit l’enfant psychotique par rapport à son environnement et aux objets internalisés, comme c’était le cas chez Sammy. Les psychanalystes d’adultes ont insisté avant les psychiatres d’enfants, sur la valeur cicatrisante de cette obsessionnalisation (Bouvet [7]).

Dans le même ordre d’idées, il est possible de décrire des formes pseudo-caractérielles de la psychose infantile. Disons seulement que certains enfants sont conduits au psychiatre pour des troubles du comportement simples, alors que l’investigation approfondie conduit au diagnostic d’état psychotique.

3.      Au moment de la puberté

Le diagnostic de psychose incipiens n’est pas beaucoup plus aisé. Mais il faut reconnaître que la séméiologie se rapproche ici beaucoup plus de celle de l’adulte. Les difficultés restent grandes pour l’approfondissement des perspectives structurales ; il convient comme toujours de pénétrer les valeurs de l’organisation du Moi, ses qualités et ses lacunes, sans se contenter d’un effort nosographique qui risquerait de rester stérile et de conduire à des solutions thérapeutiques automatiques et simplistes. De nombreux travaux ont été consacrés à cette question et nous renvoyons les lecteurs à la synthèse qui en a été faite par P. Mâle et A. Green [57]. De toute façon, notre travail s’est délibérément écarté de l’étude de l’évolution psychotique à cette période de la vie.

4.      Les états prépsychotiques de l’enfance

On a pris l’habitude non seulement dans les ouvrages des psychiatres et des psychanalystes d’enfants de l’école française, mais aussi à l’étranger, de parler d’états prépsychotiques. L’expression est également très utilisée dans la clinique des adultes où l’on parle volontiers de psychoses, sans préciser de quel type clinique il s’agit, et d’états prépsychotiques, de cas « borderline », etc.

L’étude historique de la notion de psychose infantile permet de comprendre l’utilité concrète de ce terme. On a vu en effet que les études psychiatriques consacrées à l’enfant se sont tout d’abord bornées à essayer de retrouver chez l’enfant les symptômes et les groupements symptomatiques qui avaient permis la description, encore relativement récente, de syndromes caractéristiques des diverses maladies mentales. C’est ainsi que sur le modèle de la démence précoce kraepelinienne, Sancte de Sanctis fut amené à parler de la démence précocissime. Actuellement ce cadre clinique est extrêmement discuté et même démembré. Après la description de la schizophrénie par Bleuler, les auteurs de langue allemande, puis de langue française, crurent pouvoir décrire la schizophrénie de l’enfant.

Pour autant que de telles descriptions correspondent à des réalités cliniques, il ne s’agit pas moins de faits relativement exceptionnels, au regard de la masse des observations qui, dans les travaux anglosaxons et français, ont justifié plus ou moins légitimement l’appellation de psychose infantile.

Historiquement, il est certain que pour ceux qui ont eu l’attention attirée sur ces tableaux cliniques, porter le diagnostic de psychose chez l’enfant, c’était non seulement tenter de préciser les contours d’une réalité clinique nouvelle, mais aussi porter un pronostic grave. La démarche clinique était ici conduite à partir de la distinction classique entre névrose et psychose. Bien qu’elle repose sur une réalité clinique grossièrement valable, elle est pourtant difficile à cerner en théorie. D’une manière générale, on admet que les névroses correspondent à des troubles essentiellement affectifs où les conflits jouent un rôle important ; la psychogenèse y est particulièrement valorisée. Dans les psychoses, au contraire, les désorganisations sont infiniment plus profondes. Les altérations de la réalité sont beaucoup plus significatives. On admet implicitement que le retour à des conceptions organo-génétiques est ici nécessaire.

On pouvait se contenter de cette distinction, tant que la psychiatrie s’était organisée plus ou moins clairement en deux champs d’études radicalement différents dans la pratique quotidienne, celui des hôpitaux psychiatriques où l’on plaçait les malades mentaux que l’on essayait de traiter par des moyens biologiques plus ou moins spécifiques, et celui de la pratique libre où la psychothérapie et nommément la psychanalyse jouaient le rôle essentiel. Fort heureusement la formation psychanalytique de nombreux psychiatres d’enfants et l’intérêt grandissant des psychanalystes d’adultes pour le domaine de la psychose ont rompu cette barrière que les modifications de l’assistance psychiatrique avaient rendue particulièrement fragile. Ainsi a-t-on pu assister à ce qu’on a appelé parfois la « névrotisation » de la psychiatrie (H. Ey [13]).

Devant cette évolution, les réactions ont été diverses. Les unes et les autres sont aisément compréhensibles et, nous osons le dire, éminemment fécondes. Les uns, ne pouvant pas ne pas tenir compte de l’abord psychanalytique en psychiatrie, ont quand même réagi et rappelé les devoirs d’une psychiatrie saine qui repose inévitablement sur une séméiologie aussi stricte que possible : à n’envisager que le vécu individuel, que les monographies concernant des observations isolées, on perd de vue, disent-ils, les vues les plus globales et les plus valables, les seules qui comportent finalement des sanctions cliniques, pronostiques et statistiques. Les autres, et singulièrement les psychiatres d’enfants, se rendant compte de l’importance des remaniements incessants des personnalités infantiles en voie de structuration, insistent sur la nécessité d’observer chaque cas dans son aspect le plus concret, en saisissant constamment la part respective du donné et du vécu, de l’historicité et des inter-réactions du sujet étudié dans son environnement global.

À vrai dire cette double perspective peut et doit aboutir à une synthèse que nous croyons féconde. Ceci n’est évidemment possible que si ceux qui s’intéressent au domaine de la psychose chez l’enfant répudient toute position d’école et s’attachent à l’observation des faits, en acceptant de revenir sur les hypothèses successives qui conduisent leur travail quotidien. Dans de telles conditions, l’opposition entre névrose et psychose, si elle correspond à une certaine réalité clinique qui n’a de réelle valeur que pour les cas les plus tranchés et que pour ceux qui sont déjà structurés, ne mérite guère d’être conservée chez l’enfant. La seule description des formes pseudo-névrotiques des psychoses infantiles en rend déjà bien compte. Surtout dans la mesure où elle repose sur une opposition simpliste entre psychogenèse et organogenèse, la distinction entre névrose et psychose n’a désormais qu’une valeur très secondaire. Le psychiatre de l’enfant ne peut avoir qu’une tâche, celle de définir d’une manière globale qui doit être appliquée à l’étude de chaque cas, les qualités particulières de l’organisation, d’ailleurs provisoire du Moi, dans les divers tableaux cliniques.

L’introduction de la notion de prépsychose ne saurait se justifier sans le recours à l’étude statistique et surtout catamnestique de tels cas. Malheureusement, là encore, nous ne disposons que de documents surtout isolés et de très rares monographies prolongées. On se rappelle que Tramer dans Le journal d’un enfant schizophrène [81] a commenté les notes prises par les parents d’un enfant qui devint un schizophrène. Ces documents recueillis dans la période qui précéda l’éclosion de la maladie sont une contribution précieuse à l’approfondissement des faits cliniques dont il est maintenant question.

Mais il s’en faut — et de beaucoup — que les enfants chez lesquels a été porté le diagnostic d’état prépsychotique deviennent tous des schizophrènes. Un certain nombre de psychiatres d’enfants ont eu maintenant l’occasion de revoir régulièrement des enfants chez lesquels ils avaient porté un tel diagnostic et de les suivre jusqu’à l’âge adulte : si certains d’entre eux sont devenus, sinon des schizophrènes au sens habituel de la clinique médicale, du moins des sujets confinés à la vie asilaire de par la gravité de leur inadaptation, d’autres sont susceptibles de poursuivre leur vie sociale, au prix d’une infirmité certaine. Cette constatation pourrait être considérée comme un argument de poids dans la discussion sur la réalité des états prépsychotiques de l’enfance. A notre avis, l’ensemble des études catamnestiques qui concernent de tels cas amène surtout à réviser l’opinion suivant laquelle les états prépsychotiques ne sont que les prodromes annonciateurs de l’évolution ultérieure d’une psychose.

De nombreux auteurs, et Kraepelin en particulier, avaient remarqué qu’il existait dans un nombre notable de cas des troubles importants du comportement dans les antécédents des déments précoces qu’ils observaient à l’âge adulte. Mais Kraepelin estimait que ce pourcentage ne dépassait pas 5 % des cas. Très souvent — et les statistiques qui ont pu être faites à ce sujet le montrent à l’évidence — la schizophrénie éclate ou semble éclater, au regard d’une investigation clinique approfondie, dans un ciel jusque-là serein. Cette constatation correspond au fond à ce que nous savons des études catamnestiques qui ont été faites chez les enfants qu’on appelle prépsychotiques.

Ainsi est-on conduit à penser que le diagnostic d’un état prépsychotique, s’il inscrit la menace de l’éclosion ultérieure de la schizophrénie, s’établit en fait sur des bases structurales qui ne condamnent pas forcément l’enfant à ce sort. Il n’est que de tenir compte du remaniement évolutif et néo-structurant dont on connaît toute l’importance chez l’enfant. S’il est légitime de penser que la non- intégration des fantasmes les plus primitifs constitue une des réalités cliniques essentielles sur lesquelles le psychiatre d’enfants peut s’appuyer pour juger des perturbations dans la fonction du réel chez les enfants dits prépsychotiques, il faut encore savoir que l’apport de l’environnement peut modifier d’une façon relativement considérable l’évolution des fantasmes.

La constatation d’une structure prépsychotique qui s’appuie en particulier, comme il vient d’être dit, sur la non-intégration des fantasmes primitifs, repose aussi sur l’étude des modalités de la relation objectale que ces fantasmes mêmes expriment. C’est dire qu’il est nécessaire d’analyser avec soin dans chaque cas la structure et le dynamisme de ce qu’on appelle les mécanismes de défense du Moi. On sait qu’on a individualisé un certain nombre de mécanismes sur lesquels nous reviendrons et qui paraissent mériter le nom de psychotiques. Mais, même dans le cas où la fusion projective, avec toutes ses modalités, traduit la recherche d’une union indissoluble avec l’objet introjecté puis projeté, il n’en est pas moins vrai que des mécanismes beaucoup plus normaux peuvent être à l’œuvre : on verra chez Sammy avec quelle fréquence la fusion projective est recouverte par l’identification à l’agresseur qui joue un rôle si important chez les enfants les plus normaux.

Les études récentes sur la genèse des relations objectales (Ajuriaguerra, Diatkine et Garcia Badaracco [2]), celles qui concernent la genèse du Moi (Hartman, Kris et Loewenstein [20]), montrent l’importance que l’on doit reconnaître aux secteurs non conflictuels dits autonomes du Moi. Les études du langage chez les enfants prépsychotiques, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, témoignent de l’investissement par les conflits de ces secteurs dits autonomes. Les études évolutives montrent que ces investissements sont loin d’être définitifs et que bien des enfants prépsychotiques sont susceptibles de libérer certains secteurs cognitifs de leur Moi. Il est remarquable de constater que les cures psychothérapiques aboutissent précisément à ce désinvestissement au fur et à mesure des progrès de la relation avec le thérapeute.

(Une lecture récente d’un travail de Maurits Katan [38] nous a montré que d’autres auteurs tendaient à séparer radicalement tant au point de vue clinique que structural les cas de prépsychose et de psychose chez l’enfant. La phase prépsychotique qui peut débuter brusquement ou dont l’installation peut être progressive, est caractérisée, selon cet auteur, par des symptômes qui n’empêchent pas le maintien d’un certain contact avec la réalité et par des mécanismes qui cherchent à le reconstituer. La psychose, éventualité non fatale, éclate comme une tentative de solution : le malade établit avec la réalité un contact subjectif et personnel.

La phase prépsychotique est encore caractérisée par la « perte » de la situation œdipienne et par la mise en œuvre des pulsions liées à la passivité.

Mais Maurits Katan, lui aussi, émet des réserves sur la validité de la comparaison entre ces cas et la schizophrénie de l’adulte. Le terme de schizophrénie infantile ne lui paraît justifié que par d’exceptionnelles observations catamnestiques.)

Le lecteur comprendra maintenant combien la contradiction entre les psychiatres de formation classique et ceux qui se réfèrent à la pratique et à la théorie psychanalytiques nous paraît stérile.

On reproche souvent aux psychanalystes de se référer à un ensemble d’hypothèses psychogénétiques ; on leur montre la fréquence avec laquelle existent des séquelles plus ou moins évidentes d’une encéphalopathie infantile chez les enfants qu’ils appellent prépsychotiques. Il ne s’agit pas en fait, d’essayer d’opposer les conceptions psychogénétiques et organogénétiques des états prépsychotiques de l’enfance. Nous irons même jusqu’à dire que l’existence d’une encéphalopathie infantile est un argument de poids pour comprendre la structuration de la prépsychose. La relation objectale ne se fait en effet pas dans le seul sens de la mère vers l’enfant. Généralement on y inclut seulement les effets structurants des expériences primitives que l’enfant a eues ou n’a pas eues avec sa mère. Au sein de la dyade mère-enfant, l’enfant exerce aussi sur sa mère une influence indéniable. Il est facile de montrer que l’encéphalopathie, les retards et les difficultés de développement qu’elle introduit, ne peuvent manquer d’être une cause de blessure narcissique pour la mère : en d’autres termes cette blessure est agent de frustration : l’encéphalopathie ne peut manquer de modifier les sentiments profonds de la mère et par là son comportement. L’hypothèse qui vient d’être présentée semble assez bien expliquer la fréquence des encéphalopathies frustes chez les enfants prépsychotiques. Certains psychiatres parlent à propos de ces faits d’encéphalopathie évolutive ; ce terme semble introduire la notion d’un processus dont les bases sont anatomiques et fonctionnelles : il s’agit là d’une hypothèse. Nous dirons en tout cas que la constatation d’une telle encéphalopathie est loin de représenter une contre-indication à l’abord psychothérapique de ces troubles.

L’ensemble de ces réflexions critiques montre avec quelle prudence doit être maniée la notion d’état prépsychotique de l’enfance. Historiquement, rappelons-le, le terme de prépsychose a été introduit pour éviter d’accabler un enfant par le diagnostic de psychose qui risquait de commander ou l’abstention ou les excès thérapeutiques. Mais des études plus approfondies montrèrent que le diagnostic de prépsychose n’équivalait pas à la sanction pronostique ultérieure de l’éclosion d’une psychose vraie. On ne peut parler de prépsychose qu’en termes de structure, en tenant compte du polymorphisme et des remaniements des organisations chez l’enfant.

On comprend donc qu’à travers les excès qui marquèrent certaines étapes de la clinique psychiatrique infantile, à un moment où l’on portait beaucoup trop souvent le diagnostic de schizophrénie et de psychose infantile, se soient dégagées des vues infiniment plus nuancées. Aux États-Unis en particulier, l’action psychothérapique qu’on a tenté d’exercer sur ce type d’enfants, dans de nombreux centres souvent très remarquablement organisés, a amené à préconiser, pour définir de tels états, l’emploi de termes qui en fait extériorisent plus ou moins les prises de position théoriques de ces auteurs. L’action de l’environnement est souvent soulignée, lorsqu’on parle d’enfants irréguliers.

Mais d’autres praticiens qui dirigent les services cliniques et thérapeutiques insistent davantage sur les difficultés qui ressortent de ce qu’on peut appeler les perturbations de l’équipement ou de la maturation, faisant appel ici à des notions manifestement plus constitutionnalistes. Il en est ainsi de Léo Kanner [37] quand il parle de l’autisme infantile précoce, de Beata Rank [69] et de Marianne Putnam [68] lorsqu’elles parlent d’enfants atypiques et de Lauretta Bender [5] lorsqu’elle parle de dysmaturation.

L’un d’entre nous [47] avait déjà retenu la notion de dysharmonie évolutive qui paraît sous-tendre beaucoup de cas dits prépsychotiques : elle rend bien compte des dysharmonies que l’on constate sur le plan clinique, en particulier sur le plan de l’évolution du langage et du schéma corporel. De même elle est à la base des indications de la psychothérapie pour ces cas. Enfin elle rend compte des possibilités de néo-structurations qui rendent si incertain le pronostic d’avenir chez ces enfants.

Il resterait en effet à essayer de dire ce que nous avons observé à la suite des études catamnestiques que nous avons eu la chance de pouvoir mener à bien, jusqu’à l’âge adulte. Nous l’avons dit, un certain nombre d’entre eux deviennent des schizophrènes asilaires : le diagnostic d’héboïdophrénie pourrait être porté chez eux. Ce cas est le plus rare. Dans la plupart des cas, l’évolution est plus nuancée : au moment de la puberté, après une phase relativement favorable, les rigueurs des exigences sociales rendent plus évidente l’inadaptation : bizarres et originaux, ces adolescents ne sont pas admis facilement dans les communautés scolaires. Leur intelligence qui est réelle, eu égard aux références testologiques, leur rend sensible et cruelle la déchéance que serait pour eux l’apprentissage simple d’un métier manuel. Très souvent pourtant les troubles du cours de leur pensée leur interdisent de suivre un enseignement, aussi particularisé et mis à leur portée soit-il. C’est la période où se manifestent les tendances à un autodidactisme souvent particulièrement stérile. Le refuge dans l’isolement explique pourtant certaines vocations professionnelles qui pourraient être utilisées (goût pour les animaux, la musique, la peinture, etc.).

Dans d’autres cas le point d’aboutissement des états pré-psycho- tiques de l’enfance est meilleur : l’originalité est le trait le plus frappant du comportement. De tels adolescents restent isolés, mais ont souvent une réussite scolaire relativement brillante, dans certains secteurs à vrai dire très localisés. Un diagnostic structural amènerait à parler de caractère névrotique ou mieux, psychotique. La clinique psychanalytique de l’adulte retrouve cette réalité, sous le terme de névrose de caractère, caractère névrotique, caractère psychotique (Glover [25], H. Sauguet [74], E. Kestemberg [40]). En somme, il s’agit de sujets qui à l’âge adulte réussissent à maintenir au prix de sacrifices lourds et coûteux, pour leur entourage surtout, un équilibre précaire. Les investissements sociaux sont réduits et les fonctions sexuelles souvent sans aucune expression socialisée.

Il ne faut pas se dissimuler que les psychothérapies les plus prolongées et les mieux menées risquent de ne pas pouvoir aller au-delà de cette évolution. Comme l’a bien montré Éveline Kestemberg dans un travail consacré à la fin du traitement psychanalytique chez les psychotiques [24], les critères de guérison ne peuvent être en aucun cas les mêmes que ceux qu’on observe dans les cures psychanalytiques habituelles. En dehors des améliorations symptomatiques, c’est d’une amélioration de la relation transférentielle et donc objectale que le thérapeute se contentera ici. Il souhaite dépasser ce qu’on a pu appeler la psychose de transfert où, pour rappeler l’expression de Nacht [63], le patient colle à son thérapeute comme un oiseau à sa proie, non seulement pour le mieux aimer, mais aussi pour le mieux dévorer. Lorsque le malade prend conscience du caractère transférentiel de ses émois à l’égard du thérapeute, lorsqu’il admet qu’il y a une différence entre transfert et réalité, il peut être amené à quitter le traitement, ce qu’il ne faut pas lui refuser. A beaucoup d’adolescents, la poursuite du traitement au-delà de cette étape apparaît comme le témoignage de la réalité de leur « folie ». Pourtant dans de nombreux cas la reprise de la psychothérapie est ultérieurement nécessaire au moment des échecs des investissements sociaux. Dans un travail consacré au traitement des psychoses par le psychodrame, l’un d’entre nous avec R. Diatkine et E. Kestemberg a montré toutes les ressources qu’on pouvait alors tirer de cette méthode [51].

Il faut encore se rappeler d’autres critères qui permettent de juger de l’évolution thérapeutique de ces cas. Avec Bouvet [7], nous avons pensé que la névrotisation et l’obsessionnalisation traduisaient une néo-structuration relativement favorable et cicatrisante de la lutte contre l’angoisse. Nous verrons par exemple qu’aux moments les plus féconds de la fin du fragment d’analyse qui sera exposé, Sammy réussissait par ce type de mécanisme à tenir son angoisse à distance. Il s’agit ici d’un aménagement de la relation objectale qui constitue l’une des conséquences les plus heureuses du travail psychanalytique.

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