André Green : « Guérir de quoi ? »

Parfois dans certaines circonstances les symptômes ne sont pas tous éradicables et des éléments de la psyché restent figés. Ils ont formé un pli, en quelque sorte, qui n’est plus dépliable. D’où la nécessité d’essayer de déployer continûment les aspects « vivants » des patients.

 

André Green : « Guérir, de quoi ? »

Préface à : Monique Totah, Freud et la guérison. La psychanalyse dans le champ thérapeutique, collection « Etudes Psychanalytiques », L’Harmattan, 2001.

Si surprenant que cela puisse paraître, le thème abordé par Monique Totah est pauvrement loti dans la littérature psychanalytique. Je parle, en tout cas, pour la France. Autour des années 60, parler de guérison relevait presque d’une obscénité insupportable. Ceux parmi les psychanalystes qui osaient se proclamer thérapeutes se voyaient taxer de résistance à la psychanalyse. On ne manquait pas de rappeler, dans un fourvoiement interprétatif savamment entretenu, l’idée attribuée à Freud que la guérison était un bénéfice de surcroît de la cure psychanalytique. Il régnait, à l’époque, une séduction démagogique exercée sur la clientèle potentielle des analystes. Il fallait que les éventuels occupants du divan fussent rassurés sur l’impertinence des concepts de santé et de maladie et qu’ils entretiennent, en eux, l’idée qu’une psychanalyse était entreprise essentiellement dans le but d’une connaissance de soi. Et si la cure aboutissait au maintien intégral des symptômes – car il ne manquait pas d’y en avoir chez les postulants qui ne s’en vantaient pas cette impuissance de l’analyse était accueillie comme un bienfait témoignant de son efficacité puisque, enfin, l’analysant était parvenu au désêtre. Il n’était pas jusqu’au suicide qui ne fût accueilli par l’analyste avec une imperturbable sérénité, qui n’indiquait cependant que sa souveraine indifférence. Reconnaissons que la question n’est pas facile à trancher. Car la notion de guérison est bien liée au modèle médical, dont la grande majorité des analystes reconnaît l’impropriété en ce qui concerne la pensée psychanalytique. Et l’on peut, à bon droit, discuter sa pertinence. Néanmoins, on a vu les analystes tourner leur veste dès lors que les pouvoirs publics octroyaient quelques privilèges fiscaux aux professions de santé donc exerçant des fonctions thérapeutiques. Les mêmes qui tiraient gloire de leur refus d’adopter le critère de la guérison affluèrent en masse avec enthousiasme et se firent les fervents porte-parole du titre de thérapeutes auquel ils prétendaient maintenant.

Il est légitime de se poser des questions sur le concept de guérison en psychanalyse. Guérir, de quoi ? Ce qui fonde les raisons d’une demande d’analyse relève-t-il toujours de la maladie ? Si, aux débuts de la psychanalyse, Freud ne doute pas qu’il puisse s’agir de maladies – il invente même la dénomination de certaines entités nosologiques comme la névrose obsessionnelle – plus le temps passe, et plus l’absence de « symptômes » ne suffit pas à dédouaner le tableau clinique d’une référence pathologique. Cependant, avec l’évolution de la psychanalyse apparaissent des entités nouvelles tels les problèmes du caractère ou certaines formes de l’angoisse, qu’il n’est plus possible de faire tenir dans les cadres étroits de la nosologie. Et si l’on pense aux dernières théories des pulsions de Freud, on est amené à poser la question: peut-on guérir de la mort ou même de la vie ? En fait, Monique Totah le montre bien, en psychanalyse, on guérit moins qu’on ne se transforme. L’idée de la restitutio ad integrum cède de plus en plus de terrain par rapport à celle d’un remaniement global des rapports entre les diverses instances de la personnalité psychique. En fait, le temps fait évoluer les notions si profondément que, pour un Winnicott, il est préférable qu’un patient acquière ce qui peut le rendre vivant, même au prix de la conservation de certains symptômes, que d’éradiquer ceux-ci en privant le patient de toute vitalité laissant son faux self intact. C’est ce que traduisent les préoccupations contenues dans cet ouvrage, des notions d’appauvrissement ou d’élargissement du moi.

En fait, ce qui est surtout important à souligner est le mode par lequel advient la guérison en psychanalyse. Non par suppression suggestive (comme opérait et opère encore l’hypnose qui connaît un regain de faveur) mais par le transfert. Il y a longtemps, la revue Les Temps Modernes devait accueillir un important article de Claude Lévy-Strauss, Le sorcier et sa magie où l’anthropologue malicieux laissait sous-entendre que, après tout, la psychanalyse… Francis Pasche lui répondit dans les mêmes colonnes, lavant le psychanalyste du soupçon de sorcellerie. Mais, pour Lévy-Strauss, tout élève de Mauss qu’il fût, tout affect devait être banni de l’exercice de la compréhension. Heureusement, les anthropologues en sont revenus.

Depuis que le transfert fut considéré par Ferenczi dans ses rapports avec l’introjection, la question des obstacles à la guérison est vue sous un angle un peu différent. Car il s’agit maintenant de savoir ce qui empêche ce processus de s’accomplir. Massivité du refoulement non levable, entraînement compulsif dans la répétition, nourrissent les résistances. Certes le patient, puisqu’il entreprend l’analyse, témoigne de son désir de guérir. Freud disait du mélancolique qu’il se comportait comme s’il avait perdu quelque chose, mais qu’en fait, il ne savait pas ce qu’il avait perdu. Je dirai du patient qu’il se comporte comme s’il voulait retrouver sa santé perdue mais qu’il ne sait pas ce qu’il cherche. Quoiqu’il en soit, le rétablissement ne saurait, en aucun cas, être un retour en arrière. Cela n’est pas pour rien que l’on parle de processus psychanalytique, signifiant par là qu’il s’agit d’aller de l’avant. Et qu’est-ce qu’aller de l’avant ? Cette progression est liée à la possibilité de reconnaître des liens de plus en plus étendus dans son propre fonctionnement psychique ainsi que les investissements dont ils sont l’objet. Aussi l’opinion largement répandue que la psychanalyse opérerait la guérison par amour doit-elle être nuancée. On ne guérit pas pour obtenir l’amour de l’analyste, mais on guérit bien en transférant ses investissements amoureux et destructeurs sur lui au moyen du transfert, ce qui en permet l’analyse en les rapportant à leurs sources infantiles. Sans doute, ici, l’idée d’analyse complète se présente-t-elle comme un miroir aux alouettes. Il reste aussi beaucoup à comprendre. Ce que l’on invoque en parlant de la magie du mot. Magie du mot ou magie des associations ? André Breton ne disait-il pas : « Les mots font l’amour entre eux ».

Si le concept de guérison est si difficile a comprendre, c’est bien, à mon avis, par la difficulté qu’il y a à définir la santé lorsqu’il s’agit du psychisme. Winnicott a écrit là-dessus des phrases profondes. On dit souvent que le progrès de l’analyse repose sur certaines acquisitions dans la compréhension de soi-même. C’est vite dit et c’est facile à comprendre. Mais en fait, cette image, dans sa simplicité, ne dit rien de ce qui se passe au cours d’une analyse. S’il fallait caractériser la modification, je dirais qu’elle tient essentiellement dans une circulation plus libre entre les pensées, les mots, les affects, qui permet de saisir les relations entre l’énonciateur et son destinataire. Chacune renvoie à l’autre.

Freud, comme Monique Totah le rappelle, avoua ne jamais avoir été médecin. Cela est vrai et mérite qu’on s’en souvienne. A condition de ne pas en profiter pour faire passer sous le manteau la camelote de son rattachement à la psychologie ou, pire encore, à la philosophie. En affirmant sa non-appartenance au monde médical, il soulignait du même coup l’originalité de l’identité qu’il s’était créée, celle de psychanalyste. Reste quand même à réfléchir sur le sens des transformations opérées par la psychanalyse. Pour Freud, cela tenait essentiellement à l’accès à la sublimation. Cent ans après, nous devons reconnaître que le problème est plus compliqué.

J’ai proposé de considérer qu’une des tâches essentielles du psychisme est le travail auquel collaborent l’inconscient et le conscient, qui permet de transformer des fonctions psychiques en objets. Et j’ai proposé d’appeler cela la fonction objectalisante. Il me semble qu’elle est à l’œuvre, aussi bien dans le transfert que dans le dégagement des impasses dans lesquelles le psychisme se trouve embourbé.

Beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui pour prendre la défense ou le contre-pied de la proposition selon laquelle l’analyse est une science. Je dirai pour ma part que l’analyse est un mode singulier et unique de connaissance à la recherche d’une reconnaissance. Car le but de l’analyse n’est pas de se connaître mais de se reconnaître, ce qui n’est pas si simple qu’il y paraît. Car ce qui n’est pas de l’ordre du conscient reste toujours une langue, les relations internes qui gouvernent le discours ainsi que étrangère qui, pour être sa langue maternelle, n’en reste pas moins d’acquisition toujours incertaine.

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