Thomas Gindele : « Introduction » à : Le « Moïse » de Freud au-delà des religions et des nations

Cette enquête part des indices montrant que le fondateur de la psychanalyse a résolu, il y a plus d’un siècle déjà, une énigme qui le fascinait depuis sa jeunesse  : reconstituant l’écriture de l’histoire biblique de Moïse, il en a déduit que l’origine égyptienne du monothéisme exclut logiquement l’exode et l’élection d’Israël. La difficulté de ses contemporains à parvenir à la même analyse est due à leurs résistances respectives, la tradition chrétienne, par exemple, s’appuyant sur la contradiction entre l’universalisme monothéiste et l’élection juive afin de mieux affirmer sa prétention à être « Verus Israel », prétention dont les « nations » issues de l’Empire romain chrétien ont hérité à leur tour, les progrès de la critique jusqu’au 20e siècle ne réussissant pas à les en affranchir. Mais si Freud a choisi de recouvrir sa solution de l’énigme biblique d’une nouvelle énigme, construite autour des mystérieux meurtres du père originaire et de Moïse alignés sur celui de Jésus, c’est que face à l’imminence du retour d’un refoulé millénaire de l’histoire religieuse, cet homme des Lumières a préféré ménager les monothéismes et léguer sa découverte sur l’élaboration du surmoi divin à la postérité.

« Introduction » à : Le « Moïse » de Freud au-delà des religions et des nations, Collection

« Études Psychanalytiques », Harmattan, 2013

 

« Un effroi respectueux, une mystérieuse piété ne nous permettent pas d’écrire aujourd’hui davantage. Notre cœur est plein d’un frémissement de compassion… car c’est le vieux du ciel lui-même qui se prépare a la mort. Nous l’avons si bien connu, depuis son berceau en Égypte, ou il fut élevé parmi les veaux et les crocodiles divins, les oignons, les ibis et les chats sacres… Nous l’avons vu dire adieu a ces compagnons de son enfance, aux obélisques et aux sphinx du Nil, puis en Palestine devenir un petit dieu-roi chez un pauvre peuple de pasteurs… Nous le vîmes plus tard en contact avec la civilisation assyro-babylonienne ; il renonça alors a ses passions par trop humaines, s’abstint de vomir la colère et la vengeance ; du moins ne tonna-il plus pour la moindre vétille… Nous le vîmes émigrer a Rome, la capitale, ou il abjura toute espèce de préjuges nationaux, et proclama l’égalité céleste de tous les peuples; il fit, avec ces belles phrases, de l’opposition contre le vieux Jupiter, et intrigua tant qu’il arriva bientôt au pouvoir, et du haut du Capitole gouverna la ville et le monde, urbem et orbem… Nous l’avons vu s’épurer, se spiritualiser encore davantage, devenir paternel, miséricordieux, bienfaiteur du genre humain, philanthrope… Rien n’a pu le sauver !… N’entendez-vous pas résonner la clochette? A genoux!… On porte les sacrements a un Dieu qui se meurt.  » (Henri Heine, De l’Allemagne, 1834)

 

Nous sommes constamment amenés a nous identifier a une « nation » et une tradition religieuse, mais de plus en plus nombreux sont ceux qui en éprouvent un certain malaise car ces notions ne semblent plus adaptées au monde moderne. La mondialisation s’accélère, mais les clivages nationaux et religieux hérités de l’Histoire continuent de les diviser. S’il est relativement difficile de se libérer de ces identifications, c’est que la contrainte qui s’y oppose est forte : la tradition impose ses habitudes de pensée et ses rites. Il est généralement admis que ces coutumes constituent des éléments importants de ce qu’on appelle l' »identité » transmise à chacun, et ces éléments-là sont considérés comme presque immuables. Ceux parmi nous qui pensent avoir laissé derrière eux la religion de leurs parents ont bien souvent des amis qui y tiennent encore  : on entretient la relation avec eux par-delà cette « différence » dont le respect semble commander que l’on n’en mette pas les fondements en question.

Mais trois générations après le phénomène nazi qui a tout fait pour exacerber ces distinctions religieuses et nationales alors même qu’elles semblaient en passe de s’atténuer, il est temps de chercher à comprendre leur origine. Posons pour l’instant seulement deux questions parmi celles qui seront discutées dans le présent livre  : on s’accordera sans doute à penser que les nazis poursuivaient une illusion en croyant pouvoir se débarrasser du dieu monothéiste représentant la conscience morale – mais trouve-t-il vraiment son origine dans le « peuple juif »  ? Et que penser de la contradiction logique entre l’idée d’un Dieu unique et universel et celle de « peuple élu »  ? Ces questions apparaissent comme primordiales dans la mesure où il faut bien admettre que ce « peuple » sert de modèle aux autres…

Un seul livre apporte une réponse vraiment satisfaisante à de telles questions  : il s’agit de L’homme Moïse et la religion monothéiste de Sigmund Freud[1]. Difficile et mystérieux, il n’a manifestement toujours pas livré sa vérité profonde. Analysant la source du monothéisme, le fondateur de la psychanalyse procède comme pour un cas individuel, il remonte à la préhistoire du phénomène psychique en question. Prendre du recul jusqu’à l’Histoire qu’on appelle « antique » semble en effet nécessaire si l’on veut expliquer la formation du peuple juif, la christianisation de l’Empire romain, la permanence, parmi les nations qui s’en réclament les héritiers, de l’universalisme et de l’antijudaïsme, jusqu’à l’antisémitisme nazi qui a fait surface à un moment-seuil du progrès des Lumières.

Raison et religion

Freud a très clairement pris position à propos de la religion. Il considérait que la raison allait surmonter la phase religieuse de l’humanité  :  » La contrainte commune d’une telle domination de la raison s’avérera comme le lien unificateur le plus fort entre les hommes et ouvrira la voie à de nouvelles unifications. Ce qui s’oppose à un tel développement, comme l’interdit de penser dû à la religion, est un danger pour l’avenir de l’humanité. »[2]

La raison est ici élevée au rang d’instrument privilégié d’Éros et ces phrases annoncent très nettement les pages que Freud écrira sur le surmoi et le renoncement aux pulsions dans la dernière partie du Moïse.

Or, comment la recherche pourrait-elle s’acquitter correctement de la tâche qui lui est assignée, sinon en analysant l’origine du monothéisme  ? Et comment une telle analyse n’exigerait-elle pas de comprendre le mythe qui dissimule cette origine dans la Bible, autour de l’histoire de Moïse et de l’exode hors d’Égypte des Israélites  ?

Cependant, la résistance à cette élucidation est patente. Elle n’est pas seulement le fait des croyants, elle provient aussi de ceux parmi les partisans déclarés des Lumières qui pensent avoir déjà dépassé la religion – mais on ne dépasse que ce que l’on a compris, dans la mesure où on réussit à l’intégrer dans un passé dès lors reconnu, dans lequel peut alors déjà se lire le présent en gestation. L’histoire biblique recèle, tout en la dissimulant, l’origine véritable du monothéisme  ; mais aussi longtemps que cette énigme n’a pas été analysée, elle reste logiquement opérante et continue d’alimenter le besoin narcissique d’élection des ‘différentes’ religions – un danger pour l’avenir de l’humanité, selon la formule de Freud.            

Au point de départ de notre interrogation sur ce testament freudien est la confiance en son auteur. On sait que ce chercheur infatigable était excellent connaisseur de la Bible. Or, s’il est vrai que la découverte de l’inconscient a substantiellement accru nos capacités à déchiffrer un texte, on est en droit de supposer que le premier psychanalyste se sera essayé à déchiffrer l’énigme du texte le plus important de notre culture.

Le « Moïse » en retrait

Le fait a souvent été remarqué  : le Moïse ménage les religions.

Ce que l’on appelle l’élection d’Israël est conservée, bien que chez Freud le peuple ne soit plus élu par Yahvé mais choisi par Moïse. Rappelons qu’au début du deuxième livre du Pentateuque, en Exode 3, Dieu se fait connaître en se révélant, non pas au « peuple » mais à Moïse, réfugié chez les Madianites où il a fondé une famille. Yahvé lie aussitôt sa révélation à la « mission » dont il charge Moïse, celle de faire sortir d’Égypte le peuple israélite qui s’y trouve opprimé. Yahvé parlant alors de « mon peuple », celui-ci est dorénavant le peuple élu de Dieu.    

De même, le christianisme est a priori doté d’une justification psychanalytico-historique sous la forme du nécessaire rachat, par le Fils, du meurtre du Père primitif élaboré dès 1913 à la fin de Totem et tabou.

Comme Freud l’écrit à Arnold Zweig, la rédaction de la partie centrale du triptyque, autour du meurtre de Moïse fut « pénible et fastidieuse » (mühselig und langwierig, lettre du 30/09/34). Or, c’est elle qui est censée faire le lien entre les deux élections. Ce chaînon central fera donc l’objet d’une enquête minutieuse dans le cadre du présent livre, afin de trouver une explication satisfaisante à cette position apparemment en retrait du Moïse par rapport à celle de L’avenir d’une illusion ou des Nouvelles Conférences que nous venons de citer.

On peut aussi noter d’éloquents silences de la part de Freud. Donnons-en pour l’instant seulement trois exemples  :

À la fin de Totem et tabou (1913), il annonce qu’il est « sous l’effet d’un grand nombre de puissants motifs » qui le « retiendront d’essayer de retracer l’évolution des religions, depuis son début dans le totémisme jusqu’à l’état actuel. » [3]

Par ailleurs, lors de la rédaction du Moïse (1934-38), il choisit de ne pas citer, en renfort de sa thèse faisant dériver le monothéisme d’Israël de celui de l’Égypte, le passage de la Bible qui comporte justement une allusion explicite au lieu du très ancien culte monothéiste égyptien. Il s’agit de l’histoire de Joseph (Genèse 41), personnage que le pharaon protecteur des Israélites marie à la fille du prêtre de On (Héliopolis), cité du culte de Rê-Aton, devenu Dieu unique sous Akhénaton. On répondra peut-être que ce passage se situe à la fin du livre de la Genèse et que l’histoire de Moïse, examinée par Freud, se trouve au début du livre suivant (l’Exode) – mais justement, qu’en est-il de l’hiatus qui sépare les deux livres et qui a si souvent intrigué les chercheurs  en science biblique  ? On ignore en effet pour quelle raison le pharaon succédant à celui de Joseph persécute les protégés de son prédécesseur.

Enfin, l’examen attentif des sources de Freud (que nous traduisons en français) fait apparaître que l’historien Eduard Meyer sur qui il s’appuie quasi exclusivement, apporte tous les éléments permettant de comprendre l’énigme autour de l’origine égyptienne du monothéisme  : pourtant, cet universitaire refuse d’admettre la conclusion logiquement imposée par ces éléments égyptiens qui font douter du séjour des Israélites en Égypte, condition de l’élection divine du « peuple ». L’inventeur de la psychanalyse, lui, n’a pas manqué de tirer les conclusions logiques qui s’imposent – et nous verrons qu’il nous en donne la preuve.

On ne pourra qu’en déduire qu’il a présenté dans son « Moïse » la solution de l’énigme biblique – à son tour sous une forme voilée…

Mais pourquoi alors avoir voulu dissimuler sa pensée  ? On peut d’ores et déjà supposer que le motif aura quelque rapport avec la plus forte de toutes les résistances aux Lumières, à savoir le nazisme. Avec le recul de trois générations, le nazisme n’apparaît-il pas comme une profonde « régression », selon le terme de la première remarque préliminaire à la troisième partie du Moïse  ? N’y décèle-t-on pas une tentative désespérée de s’opposer à l’évolution inévitable du cours de l’Histoire  ?

Le sens de cette évolution, tel que le premier psychanalyste nous le décrit, impose un rapprochement continuel entre les hommes au moyen d’un renoncement pulsionnel toujours accru. En parvenant à analyser le mythe fondateur sur lequel se sont édifiés les trois versions du monothéisme, cet intellectuel hors pair « ouvre » lui-même « la voie », selon ses termes déjà cités, à une « nouvelle unification » entre les hommes. L’exact contraire du ‘programme’ national-socialiste, et l’on comprend peut-être mieux, alors, qu’il ne souhaite pas publier le résultat de ses recherches alors qu’il pressent que le « passage à l’acte » nazi ne pourra être évité.

Nous avons donc plusieurs questions connexes à approfondir  :

Quelles sont les grandes découvertes sur l’origine du monothéisme  et pourquoi la recherche historique échoue-t-elle à en tirer les conclusions qui s’imposent  ?

Freud a-t-il les moyens de résoudre cette question  ? De quand peut-on dater l’intérêt qu’il y porte  ? Comment a-t-il analysé l’inhibition de la recherche  ?

Quand commence-t-il à préparer le terrain pour le Moïse  ? Comment compose-t-il son énigme psychoanalytico-historique, voilant tout en montrant la solution de l’énigme biblique – un procédé qui nous amènera à en chercher les indices disséminés dans son texte.

Pourquoi Freud a choisi la forme de l’énigme

                        La recherche sur l’origine du monothéisme stagne depuis les découvertes de l’égyptologie

La naissance du personnage de Moïse, fondateur du monothéisme, est rattachée à l’oppression des Israélites – un procédé qui apparaît d’autant plus problématique que l’enfant est adopté par la fille de celui-là même (le pharaon) qui est dit avoir ordonné la mort des nouveaux-nés mâles israélites…

Or, la science égyptologique, née avec Champollion, est formelle  : « mś » est un nom égyptien  ; l’histoire biblique exclut d’ailleurs logiquement qu’il puisse être hébreu puisque l’enfant reçoit son nom de la princesse égyptienne. Freud insiste sur le fait qu’aucun savant moderne n’a été en mesure d’envisager sérieusement, au moins à titre d’hypothèse, que le personnage ait pu être d’origine égyptienne. Très logiquement, le fondateur de la psychanalyse attribue une telle incapacité à la résistance  : « Peut-être le respect de la tradition biblique fut-il insurmontable. » (Moïse, p. 66)

L’archéologue W. M. Flinders Petrie est le premier à faire, en 1891/92, un inventaire exhaustif des restes du site antique d’Akhétaton (horizon d’Aton), en moyenne Égypte  ; il y exhume les preuves que le pharaon Aménophis IV y avait construit sa nouvelle capitale afin de quitter Thèbes, ville traditionnellement acquise au dieu Amon. Comme Freud l’expose longuement (Moïse, II, 2), ce pharaon changea également son nom pour plaire au dieu dont le culte était pratiqué et développé, depuis l’Ancien Empire, à Iounou (la biblique « On », Heliopolis). On sait que ce dieu Aton, symbolisé par un disque solaire, devint le Dieu unique d’Akhénaton. La publication de Flinders Petrie date de 1894 et l’année suivante, J. H. Breasted publie le texte des hymnes au soleil trouvés à Akhétaton.    

Comment la critique réagit-elle à cette seconde découverte capitale de l’égyptologie  ?

Prenons pour l’instant un seul exemple, celui du plus important critique biblique du 19e siècle, Julius Wellhausen, connu pour avoir systématisé la « théorie documentaire » que Freud expose au sixième chapitre de la deuxième partie de son livre (il n’en mentionne que le lointain précurseur, Jean Astruc, au 18e siècle, qui, à la différence du bibliste allemand, n’éprouvait pas d’hostilité à l’égard des Juifs). Partant du travail des critiques qui, dès le 17e siècle, ont daté la rédaction du Pentateuque du cinquième siècle avant le début du calendrier chrétien, Wellhausen met en évidence que le temple portatif de l’époque mosaïque, époque qu’Israël est supposé avoir passée au désert, est en fait une projection à partir de la réalité du Second Temple (après l’exil babylonien), quelque 900 ans plus tard.

Mais la question se pose alors de savoir pourquoi le Pentateuque ne met pas en scène une fuite de Babylone  :

après avoir pris connaissance des travaux archéologiques effectués par Flinders Petrie, Wellhausen ajoute à la réédition de 1904 de sa Israelitische und jüdische Geschichte (« Histoire israélite et histoire juive ») la citation suivante d’Auguste Comte  qui va dans le sens de la conclusion qu’il est tenté de tirer lui-même  :

« ..la petite théocratie juive, dérivation accessoire de la théocratie égyptienne et peut-être aussi chaldéenne [babylonienne], d’où elle émanait très probablement par une colonisation exceptionnelle de la caste sacerdotale, dont les classes supérieures, dès longtemps parvenues au monothéisme par leur propre développement mental, ont pu être conduites à instituer, à titre d’asile ou d’essai, une colonie pleinement monothéique, où, malgré l’antipathie permanente de la population inférieure contre un établissement aussi prématuré, le monothéisme a dû cependant conserver une existence pénible mais pure et avouée… »[4]

Cependant, Wellhausen refuse d’envisager cette thèse, tout en concédant que « naturellement, il ne faut pas nier toute influence égyptienne, Moïse et Pinkhas portent des noms indiscutablement égyptiens, tous deux appartiennent à la famille sacerdotale gardienne de l’arche. » (p. 34, notre trad.)

C’est son hostilité à l’égard du « peuple élu » qui empêche Wellhausen d’envisager ladite conclusion. Il y a bien sûr une différence de taille entre l’époque de Wellhausen et celle des chercheurs contemporains. On sait que cet auteur a eu une influence sur les dirigeants politiques du Deuxième Reich ainsi que sur Nietzsche…

Mais il faut bien admettre qu’après le traumatisme nazi, et malgré d’évidents progrès de la recherche au cours du 20e siècle, on hésite toujours à tirer les conclusions pourtant incontournables à partir des découvertes du 19e siècle. Manifestement, la recherche a fait une pause dans l’analyse des mythes fondateurs. En s’abstenant de continuer ce travail, elle a ménagé la religion.

Pour illustrer la permanence de cette inhibition, on lira (annexe 3) quelques compte-rendus critiques d’ouvrages écrits par des historiens, archéologues, biblistes et psychanalystes contemporains qui ont tenté de comprendre le Moïse de Freud, ou qui se sont par ailleurs intéressés à l’origine du monothéisme. Presque tous refusent d’admettre la base du travail de Freud, à savoir que cette origine se situe en Égypte. Et ceux, très rares, qui sont prêts à l’admettre, n’en tirent aucune conclusion.

Hésitation de la recherche à « franchir le seuil »

« L’esprit scientifique engendre une certaine façon de se situer face aux choses de ce monde  ; devant les choses de la religion, il s’arrête un instant, hésite et finit là aussi par franchir le seuil. » [5]

Ce refus a une raison politico-religieuse  : les chercheurs sont inhibés par leurs conceptions inconscientes de l’élection religieuse ou nationale. Le progrès des Lumières touche alors à un point décisif, dans un contexte de déclin de la foi.

En effet, certains chercheurs juifs défendent eux aussi « leur » narcissisme électif, même s’il semble bien que le monothéisme pur soit davantage compatible avec les Lumières que la religion du Fils de Dieu ressuscité.

Dans la partie du monde en cours de déchristianisation, la résistance à l’avancée de la raison critique universelle est due à deux facteurs au moins  : d’une part, au fait que les hommes ont été, des siècles durant, poussés à croire l’incroyable, à savoir justement la résurrection d’un homme qui, de surcroît, aurait été le fils incarné de Dieu. D’autre part, la division de l’Empire romain christianisé en « nations » a entraîné une certaine rivalité entre celles-ci, chacune cherchant à capter l’héritage électif du peuple préféré de Dieu – en dépit du fait que l’exigence élective chrétienne, Verus Israel, concerne la chrétienté dans son ensemble.

Et les historiens, biblistes et autres critiques ne sont pas étrangers à ce sentiment national alimenté par la soif d’élection, phénomène narcissique dont il s’agit pour nous de rechercher la racine historique ainsi que les modalités de sa transmission.

La déchristianisation est incomplète et ce fait retarde l’avancée des Lumières. On pourrait objecter qu’en France au moins, la Révolution a mis fin à la tradition  religieuse. Mais si le processus de laïcisation y est plus avancé qu’ailleurs, la République a mis un siècle à s’installer durablement (grâce à une défaite militaire) et l’avènement d’un État véritablement démocratique n’est pas encore terminé  : si les démocraties actuelles tendent à s’allier entre elles, les nationalismes qui les habitent  freinent ce mouvement.

C’est que le désir d’élection religieuse a été relayé par le nationalisme  : ainsi, au lendemain de la Grande Guerre, le radical et laïciste Clemenceau traite ses collègues républicains allemands (sociaux-démocrates, centristes et démocrates) comme s’ils avaient été des inconditionnels du régime impérial wilhelmien  : « le boche paiera ». C’était ignorer que leurs partis avaient été relégués dans l’opposition par un système électoral inique, combattus par le « Kulturkampf », traités de traîtres à la patrie voire tout simplement interdits. En imposant au régime parlementaire allemand balbutiant les conditions draconiennes du traité de Versailles, Clemenceau obère considérablement les chances de survie de la République de Weimar.

Il n’en reste évidemment pas moins que, plus qu’ailleurs en Europe, c’est dans les pays germaniques que le processus de déchristianisation se heurte alors à un obstacle particulier.

Cherchant une explication historique au phénomène du nazisme, certains critiques attribuent son apparition à une réaction à la Révolution française  ; d’autres sont remontés plus en amont dans l’Histoire, à certains penseurs nationalistes du 18e siècle, ou jusqu’à la Guerre de Trente Ans ravageant l’Europe centrale, voire au 16e siècle, où les critiques situent souvent la naissance de la nation moderne, comme Hannah Arendt, par exemple.

Très peu nombreux sont ceux qui, comme Heine ou Freud, sont remontés plus loin encore en arrière afin d’expliquer qu’au fur et à mesure que les Lumières progressent, l’affaiblissement du christianisme libère dans ce pays un courant longtemps resté sous-jacent et particulièrement hostile à la culture. Freud pointe que l’apparition du nazisme est en fait une résurgence, comme on peut aussi le lire dans un passage comminatoire du De l’Allemagne de Heine (cf. infra, chapitre 6).

Mais ces considérations relancent la question de savoir comment il faut comprendre la raison pour laquelle le nazisme s’en est surtout pris aux Juifs et non exclusivement aux chrétiens.

Eu égard au phénomène psychique connu sous le nom de projection, il devrait être possible d’expliquer cette haine par l’histoire religieuse. Prenons par exemple la division en « sur- » et en « sous-hommes » opérée par les nazis  : comment ne pas voir que, la projection inversant les sentiments inconscients, ils se rangeaient inconsciemment eux-mêmes dans la seconde catégorie  ?  « Ce ne fut pas non plus l’effet d’un hasard incompréhensible que le rêve germanique de dominer le monde ait eu besoin, en complément, de faire appel à l’antisémitisme ».[6] Freud ne donne pas d’explication supplémentaire dans ce passage datant de 1930, et cette remarque sera donc à expliquer, elle aussi, dans le contexte du Moïse rédigé quelques années plus tard.

On comprend peut-être un peu mieux à présent que la question se pose de savoir pourquoi Freud, l’inventeur du concept de résistance, n’a pas clairement traité de ce phénomène dans son livre, en-dehors de la courte allusion déjà mentionnée sur le « respect de la tradition biblique » qui s’avérait « peut-être insurmontable ». Serait-ce pour la raison qu’analyser le phénomène en question et indiquer la solution de l’énigme biblique ne faisaient qu’un et qu’il estimait qu’une telle publication n’aurait fait qu’alimenter davantage ladite haine  ?

Force psychique de Freud

Freud a fait sa grande découverte dans la dernière décennie du 19e siècle, peu après les débuts de l’antisémitisme politiquement organisé. Dans ce contexte, la question la plus intéressante est de savoir où il a pu trouver l’énergie et la confiance nécessaires à l’extraordinaire conquête intellectuelle que représente la découverte de l’inconscient. Il donne une indication à ce sujet dans son dernier livre. Les Juifs ont hérité de l’Histoire un optimisme spécial  : « ils sont animés d’une confiance particulière dans la vie, comme celle que confère la possession secrète d’un bien précieux, d’une sorte d’optimisme  ; les gens pieux parleraient de confiance en Dieu » [7]

Ailleurs, il s’était déjà prononcé sur ce sujet  : « Parce que j’étais Juif, je me trouvais libéré de nombreux préjugés qui entravent les autres dans l’utilisation de leur intellect, en tant que Juif j’étais préparé à me trouver dans l’opposition et à renoncer à l’assentiment de la majorité compacte » [8]

Passons directement à la question qui nous intéresse  ici  : comment la découverte des mécanismes de l’inconscient permet-elle d’élucider le problème de l’énigme de la Bible, à savoir l’hiatus entre la Genèse et l’Exode  ? Si l’on se rappelle que cet hiatus est soutenu par le verset « un pharaon monta sur le trône d’Égypte qui n’avait pas connu Joseph » (Ex 1), la réponse ne fait pas de doute  : cette phrase est à analyser comme une dénégation  au sens psychanalytique du terme.

Faisons un pas de plus  : si Freud a pu déchiffrer l’énigme de l’histoire de Moïse, il a décidé de transmettre cette solution à son tour de façon voilée. Tentons d’abord de rendre cette hypothèse plausible, avant de confronter le lecteur avec les éléments susceptibles d’emporter sa conviction.

On peut savoir qu’avant même d’avoir fait ses grandes découvertes, Freud était déjà préoccupé par cette problématique, comme il le confiait par exemple à Lou Salomé  : « Ce problème [de l’origine du monothéisme] m’a poursuivi toute ma vie[9]« . Et cela n’aurait rien d’invraisemblable  : comment imaginer en effet que l’homme qui, à travers la notion d’inconscient, a fait parler des phénomènes signifiants restés jusqu’alors inaccessibles à l’entendement, la névrose, le rêve, les actes manqués, les mots d’esprit – comment imaginer que cet homme-là n’aurait pas tenté de mettre ce nouvel et puissant instrument d’investigation à l’épreuve de ladite énigme  ?

On sait aussi que Freud était l’intellectuel qui, mieux que quiconque, savait que toute vérité n’est pas bonne à dire. Dans ses conseils techniques aux psychanalystes, Freud écrit à plusieurs reprises qu’il n’est pas indiqué de communiquer au patient la signification du symptôme avant qu’il ne soit en mesure de le comprendre. Parlant de lui-même dans l’allocution rédigée pour le prix Goethe qui lui est décerné en 1930, il cite le mot de l’écrivain selon lequel « ce que tu sais de meilleur, il vaut pourtant mieux ne pas le dire à ces gamins » (das Beste darfst du den Buben doch nicht sagen) – les « gamins » étant très probablement, dans son esprit, les intellectuels des époques respectives…

La mise en œuvre de l’énigme

                        Christo-centrage de Totem et tabou

Au plus tard en 1908, Freud a l’occasion d’éprouver la résistance juive à l’idée de l’origine égyptienne du monothéisme. Il a incité Rank à travailler sur le ‘mythe de la naissance du héros’  : lorsque, le 25 novembre 1908, son disciple présente son livre à la toute jeune Société de psychanalyse de Vienne, il est amené à le critiquer  : Moïse n’est pas un Israélite, comme l’affirment la version biblique et Rank avec elle – mais un Égyptien (cf. Les premiers psychanalystes, tome 1).

Cependant, c’est le christianisme qui prend la plus grande part dans la résistance à l’analyse de la religion. Le 3 mai 1908, Freud écrit à Abraham  :

« Soyez tolérant et n’oubliez pas qu’à vrai dire il vous est plus facile qu’à Jung de suivre mes pensées, car premièrement, vous êtes entièrement indépendant, et ensuite, de par notre appartenance raciale, vous êtes plus proche de ma constitution intellectuelle, tandis que lui, comme chrétien et comme fils de pasteur, trouve son chemin vers moi seulement en luttant contre de grandes résistances intérieures. » [10]

La fin de Totem et tabou est spécialement conçue à l’intention des chrétiens – et de ceux qui croient ne plus l’être, sans avoir vraiment réussi à se soustraire à l’influence de cette tradition héritée de longue date. C’est très explicitement que l’auteur y contourne la description de l’institution du monothéisme, avec la phrase que nous avons déjà citée  : « Je suis sous l’effet d’un grand nombre de puissants motifs qui me retiendront d’essayer de retracer l’évolution ultérieure des religions, depuis son début dans le totémisme jusqu’à l’état actuel. » [11]

Quels peuvent bien être ces « puissants motifs »  ? Question d’autant plus importante que Freud ne se retient nullement, aux pages suivantes, de retracer l’évolution religieuse vers le christianisme  : privant celui-ci de ses racines juives afin de contourner l’antijudaïsme de certains psychanalystes, il fournit l’interprétation que nous connaissons, tant de fois critiquée à défaut d’être comprise  : ce n’est pas un hasard si Freud offre au christianisme la place centrale dans sa présentation inspirée de Paul de Tarse  :

« Dans le mythe chrétien, le péché originel de l’homme est indubitablement un péché contre Dieu le Père. Donc, si le Christ a libéré les hommes du poids du péché originel, en sacrifiant sa propre vie, nous sommes en droit de conclure que ce péché avait consisté dans un meurtre. (…) Et lorsque ce sacrifice de sa propre vie doit amener la réconciliation avec Dieu le Père, le crime à expier ne peut être autre que le meurtre du père. C’est ainsi que dans la doctrine chrétienne, l’humanité avoue franchement sa culpabilité dans l’acte criminel originel. » (ibidem, p. 307-308)

 

Cependant, Freud y dessine déjà aussi en pointillé ce qu’il qualifiera bien plus clairement dans le Moïse de « régression » du christianisme par rapport au judaïsme  :

« Dans le même temps et par le même acte, le fils (…) devient lui-même dieu à côté du père ou, plus exactement, à la place du père. Et pour marquer cette substitution, on ressuscite l’ancien repas totémique, autrement dit on institue la communion, dans laquelle les frères réunis goûtent de la chair et du sang du fils, et non du père, afin de se sanctifier et de s’identifier avec lui. » (ibidem, p. 308)

 

Mais si elle voulait étendre son influence, la théorie psychanalytique de la culture devait être christo-centrée. On sait qu’à cette époque se déroule le conflit avec Jung qui renonce à la « théorie sexuelle » [12]. Et l' »archétype » jungien jette l’universalisme hérité du christianisme par-dessus bord. Dès lors, Freud décide de faciliter l’arrimage à la psychanalyse de ceux qui, issus de cette tradition religieuse particulièrement bousculée par les Lumières, seraient tentés de suivre une telle dérive. Dix jours après la lettre à Abraham que nous avons citée, Freud commente le sens de cette dernière partie de Totem et tabou: « Le travail sur le Totem est terminé (…). La chose doit paraître avant le congrès, dans le numéro d’Imago du mois d’août, et elle doit servir à réaliser une coupure nette d’avec tout ce qui est religieux-aryen. Telle en sera, en effet, la conséquence. » [13]

Contre l' »inconscient aryen » qu’il voit poindre vingt ans avant que Jung ne le formule explicitement, Freud promeut ainsi un universalisme aux accents chrétiens  : la « religion du Fils », comme il l’appellera dans le Moïse, est dotée d’une légitimité œdipienne conçue à cette intention  :

« Au terme de cette enquête que j’ai conduite en abrégeant au maximum, je voudrais donc énoncer le résultat que voici  : dans le complexe d’Œdipe les commencements de la religion, de la morale, de la société et de l’art se rencontrent, ce qui concorde pleinement avec ce que constate la psychanalyse, à savoir que ce complexe forme le noyau de toutes les névroses, pour autant qu’elles se sont laissé percer jusqu’à présent. » (Totem…, p. 312)

Il est donc possible d’affirmer que le ‘christo-centrage’ ainsi opéré par Freud montre qu’il a prévu la montée de l’antisémitisme politique avant même la première Guerre mondiale. 

                        Incapacité des démocrates à désamorcer la révolte

On sait que Freud faisait grief au Président américain W. Wilson  de n’avoir pas tenu les promesses faites durant la Grande Guerre, entre autres celles qui concernaient l’autodétermination des populations européennes  ; Freud était personnellement favorable à un Anschluss démocratique de l’Autriche à l’Allemagne. Mais ces nouveaux régimes républicains n’y sont pas autorisés, ce qui affaiblit leur crédibilité déjà mise à mal par la signature des traités de paix les condamnant à payer de lourdes réparations pour les conséquences d’une Guerre déclenchée par les régimes impériaux renversés.

Freud s’adresse alors aux élites de ces pays, notamment de l’Autriche dominée par les catholiques, qu’il juge trop timorées. Il en appelle à leur conscience  : si l’on tarde à substituer l’explication rationnelle des interdits à l’explication religieuse, de plus en plus discréditée, les masses risquent d’être désorientées et abandonnées à leurs pulsions ; une preuve de plus que Freud avait la conscience la plus aiguë du danger qui se concrétisera quelques années plus tard  :

« Si on ne doit pas tuer son prochain pour la seule raison que le Bon Dieu a interdit cet acte et le sanctionnera durement dans cette vie ou dans l’autre, mais si l’on apprend qu’il n’y a pas de Bon Dieu et qu’il n’y a pas lieu de craindre sa punition, alors on n’aura sûrement aucun scrupule à abattre ce prochain » [14]

« …il y aurait un indubitable avantage à (…) admettre honnêtement l’origine purement humaine de tous les dispositifs et prescriptions culturels. » [15]

 

On connaît la suite  : la secousse économique de 1929, réplique de la Grande Guerre qui a déjà appauvri les classes moyennes signataires des emprunts de guerre, emporte la République de Weimar et instaure un régime autoritaire en Autriche. En juillet 1934, le chancelier autrichien Dollfuss est assassiné par les nazis. En Allemagne, Hitler a éliminé tous les opposants politiques qui auraient pu l’inquiéter. Freud ne se fait aucune illusion  : « le gouvernement ici est différent de celui du Reich », écrit-il à Arnold Zweig le 20 décembre 1937, « mais le peuple est le même, entièrement d’accord  avec ses frères allemands dans l’adoration de l’antisémitisme. »  

                        Pour la postérité

La découverte de la vérité freudienne devra attendre donc que le délire paroxystique d’élection s’épuise – au prix que l’on sait.

Après avoir encrypté, dans une construction sophistiquée à l’extrême, la clé de l’analyse des mythes fondant les religions, Freud s’adresse aux générations futures  : « [Ce travail] pourra alors rester conservé dans le secret jusqu’à ce que vienne le temps où il pourra oser aller à la lumière sans risque, ou jusqu’à ce qu’on puisse dire à quelqu’un qui sera parvenu aux mêmes conclusions et aux mêmes vues: « Il y eut déjà quelqu’un, en des temps plus obscurs, qui pensa la même chose que vous. » (fin de la première « remarque préliminaire » au troisième essai; p. 133-134)

Le lecteur non prévenu sera enclin à croire que la seconde remarque préliminaire, écrite après l’émigration en Angleterre, rendrait la première caduque; pourtant Freud l’a bel et bien conservée. Son but était donc de donner à la postérité une idée de la puissance énorme de la compulsion de répétition (appelée pulsion de mort à partir de 1920) – et donc aussi de celle de l’analyse.

A Londres, Arthur Koestler recueille de la bouche de Freud les paroles suivantes à propos des nazis  : « Vous savez, ils n’ont fait que déclencher la force d’agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer. »

Et Koestler de commenter  : « Il employa probablement des mots tout différents, mais il ne pouvait y avoir méprise sur le sens. Il n’avait fait que donner une expression normale à la neutralité éthique inhérente au système freudien – et à toute science strictement déterministe. Pas même « tout comprendre, c’est tout pardonner » – car le pardon implique un jugement éthique, mais simplement: « Tout comprendre, c’est tout comprendre. » »[16]

                        L’insertion du meurtre de Moïse entre ceux du Père préhistorique et du Fils christique

Freud commence à rédiger le Moïse en conservant la trame-écran élaborée dans Totem et tabou, trame qui ménage le christianisme. Ménager les religions monothéistes signifie que le texte du Moïse devra préserver une forme d’élection juive en même temps qu’il continuera de justifier le ‘sacrifice’ du Fils de Dieu selon le mode prévu dans Totem et tabou. L’auteur procède à ce qu’il s’était « retenu » de faire aux deux derniers chapitres de Totem et tabou  : compléter sa chronologie fictive par l’étape obligée de l’institution du monothéisme.

Ce montage ne va évidemment pas sans difficultés (le lecteur qui voudra lire un résumé plus complet du Moïse se reportera à l’annexe 2).

La première difficulté est que Moïse devra rester « un homme » comme dans la Bible, et non être considéré comme une figure littéraire. Il doit en effet pouvoir s’insérer entre deux autres hommes tués, le Père originaire et Jésus. Or, Freud a lu depuis longtemps déjà chez Goethe l’idée d’un meurtre de Moïse commis par « son peuple »  ; idée qui a l’avantage d’entériner que le « peuple » en question était bel et bien présent en Égypte à ce stade de l’histoire. Une sorte d’élection est ainsi préservée pour les Juifs. Cependant, Moïse est un nom égyptien, conformément à la science égyptologique dont la découverte du pharaon monothéiste ne peut pas ne pas être reliée à l’introducteur biblique de cette idée. Les Israélites devront donc avoir été « choisis » par ce grand dignitaire ou prêtre qui les conduit hors d’Égypte et leur impose sa religion, avant d’être assassiné par eux…

Une autre difficulté est que ce second meurtre redouble inutilement celui du Père originaire, qui est déjà censé fournir la culpabilité nécessaire à la justification du christianisme. Concilier les trois meurtres est chose logiquement impossible – mais Freud ne cherche point à effacer toutes les traces de l’artifice qu’il a mis en place…

L’opération freudienne double donc l’énigme biblique autour de l’histoire de Moïse d’une seconde énigme, un « roman historique », comme il le qualifie dans ses correspondances avec Lou Salomé et Arnold Zweig,  préparé de longue main. Outre les données de base – le nom de ‘Moïse’ et l’existence du pharaon monothéiste – permettant au lecteur de se frayer le chemin vers la solution, l’auteur retient l’improbable réalité historique du personnage, afin de lui faire subir un non moins improbable assassinat par « son peuple ».

Jusqu’ici, rien de nouveau dans un tel résumé, accepté par la plupart des commentateurs. Or, ce que les critiques du testament de Freud n’ont pas remarqué jusqu’à présent est que ce scénario ne se contente pas de sauvegarder une certaine forme d’élection dudit « peuple »  (le monothéiste égyptien ne peut en effet le « choisir » qu’à condition que « le peuple » soit bel et bien présent sur les lieux, en Égypte)  : c’est d’un même mouvement, extrêmement calculé, que Freud confère ensuite, par le moyen de ce même meurtre, une forme de justification psychoanalytico-historique au christianisme, un substitut d’élection dans la mesure où l’avènement de la religion nouvelle résulterait (à première vue, bien sûr) du refoulement produit par le meurtre de Moïse…

Cette double fonction du meurtre de Moïse doit permettre de ne pas priver les Juifs qui affronteront la haine nazie d’une force non négligeable, celle conférée par l’illusion élective constituant une partie de leur surmoi. Quant aux chrétiens, autorisés à formuler une version psychanalytique du grief de déicide à l’endroit des Juifs, ils étaient invités à se montrer solidaires d’eux par ailleurs, les deux religions relevant du commun meurtre du Père originaire.

La conséquence de ce sauvetage de la religion sur la critique de ce dernier ouvrage freudien a logiquement été qu’aucun partisan de la psychanalyse se réclamant de l’une des deux religions ‘révélées’ n’a pu mettre l’ensemble en cause – sous peine de perdre le bénéfice de son ‘avantage’, le sentiment narcissique d’élection. Ainsi, un Yerushalmi argue que si l’invraisemblable meurtre de Moïse s’était produit, la tradition juive l’aurait exploité, tandis qu’un Lacan constate la place centrale faite au christianisme du point de vue de la culpabilité induite par le meurtre de Moïse – tous deux se retrouvant pour nier l’origine égyptienne du monothéisme. Effet de la résistance.

Cet écran doit bien sûr rester démontable  : correctement interprété, le texte fournit l’explication la plus profonde qui soit de l’antijudaïsme  ; nous l’avons annoncé  : c’est toute l’histoire de notre culture que le fondateur de la psychanalyse déroule sous nos yeux.

            « Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre » (Moïse, p.115), suggère Freud peu après avoir mis en scène le meurtre de Moïse, une idée qu’il dit avoir reprise d’un homme de science, le bibliste et archéologue Ernst Sellin. Il attendra la troisième partie du livre (p.182) pour signaler, comme en passant, qu’en fait Sellin n’avait fait que reprendre l’exemple de Goethe, ce qui prouve que Freud connaissait cette hypothèse depuis longtemps. S’il note que « de telles choses ne sont pas faciles à inventer » (p.106), on est surpris de le voir tirer de ce constat un argument en faveur de la thèse en question, au détriment de l’interprétation psychanalytique qu’appelle une telle attitude parricide.

Si nous avons le courage de supposer que le psychanalyste a pu avoir une telle intention déformante lui-même, nous pourrons, dans son propre texte « trouver, caché ici ou là, l’élément réprimé et dénié, même s’il est modifié et arraché à son contexte » (ibidem, p.115).

Et c’est exactement ce qui arrive  : en lisant cette construction d’un œil très critique, on découvre les éléments intentionnellement dissimulés qui permettent de reconstruire la vérité de la vision de l’auteur. Le lecteur se trouve face à des dénégations, des coupures et des déplacements qui sont autant d’indices soigneusement placés et cachés. Autrement dit, on se trouve… face à une présentation semblable à celle d’une névrose, comme si l’inventeur de la méthode analytique invitait la postérité à l’appliquer à son propre texte.

                        Un premier indice de la solution

Anticipons ici et rendons-nous directement à la toute fin du livre, à la troisième et dernière version de ce que Freud a nommé en cours de route un ‘aperçu historique’ articulant ensemble judaïsme et christianisme  : le lecteur constate avec étonnement que l’hypothèse du meurtre de Moïse  y est abandonnée  : « Le cadre de la religion de Moïse n’offrait aucun espace à l’expression de la haine meurtrière du père » (trad. Heim, p. 240) C’est un tout autre mécanisme qui est alors à l’œuvre, dans lequel Freud incruste l’élection juive – tout en la qualifiant explicitement d' »illusion ». La raison de ce procédé apparaîtra quand nous comparerons ce passage à celui que Nietzsche consacrait à la même problématique.

L’élection ne pourra être véritablement démontée qu’à la condition que l’on y ait renoncé  ; ce n’est qu’à ce prix qu’elle livrera son secret, celui d’avoir été une nécessité de l’histoire…


[1]    Der Mann Moses und die monotheistische Religion (1939a). Nous citons la traduction française de Cornelius Heim (1986) abrégée par Moïse.

[2]    Nouvelles conférences… (1933a), trad. R.-M. Zeitlin 1984, p. 229.

[3]    Totem et tabou, trad. Marielène Weber, Paris 1993, p. 296.

[4]    p. 34, d’après la 3e édition des Cours de philosophe positive, volume 5, p. 206.

[5]    Freud, L’avenir d’une illusion, trad. 1995, p. 39.

[6]    « Es war auch kein unverständlicher Zufall, daß der Traum einer germanischen Weltherrschaft zu seiner Ergänzung den Antisemitismus aufrief » (Das Unbehagen in der Kultur, GW tome 14, « Le malaise dans la culture », chap. V, notre trad.).

[7]    Moïse, p. 202.

[8]    Discours au B’nai B’rith, 1926, GW 17, p. 52, notre trad.

[9]    Andreas-Salomé, Correspondance avec S. Freud, lettre du 6 janvier 1935.

[10]  Correspondance Freud–Abraham, trad. Cambon et Grossein, 1969, p. 42.

[11]  Totem et tabou, trad. M. Weber, p. 296, déjà cité en partie.

[12]  Métamorphoses de l’âme et ses symboles, 1912, deuxième partie, chap. II.

[13]  lettre du 13 mai 1913, p. 143.

[14]  L’avenir d’une illusion, 1927, trad. 1995, p. 40.

[15]  ibidem, p. 42.

[16]  A. Koestler : L’écriture invisible (1938) In Hiéroglyphes, Calmann-Lévy, 1955, pp. 493-496) ; référence trouvée sur www.dundivanlautre.fr

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