Joël Bernat: «Freud et la ‘fonction Goethe’ » (Comment, et pourquoi, être faustien et goethéen?)

In Revue Internationale de philosophie, Goethe, Librairie philosophique Vrin, 3-2009, volume 63, n°249, pp. 295-323.

À quoi pouvait donc bien servir le recours de Freud à Goethe de façon aussi fréquente  ? Bien sûr, chacun a son Goethe, comme chacun a son Freud, c’est-à-dire celui que l’on se donne. Mais réduire ces auteurs à de seuls contenus de connaissance supprime quelque chose d’essentiel  : c’est le trajet, le cheminement en actes, de ces hommes qui indique et dévoile la Méthode d’approche des secrets du monde. C’est en ce sens que l’on pourrait affirmer que c’est la vie même de Goethe qui fait office de «  roman de formation  » scientifique. Ce que, à sa façon, indiquait aussi Freud  : le lire ne suffit pas, «  le meilleur conseil (…) suivre la voie que j’ai moi-même parcourue.  » Ensuite, chacun ne peut aller que de son propre pas, vers soi-même, dans ses ténèbres.


«Peu de gens ont la patience de ce métier qui consiste à réinventer toujours les mêmes choses depuis le début.»1

«Les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits.»2

«… difficulté qu’il y a, pour le psychanalyste, à trouver quelque chose de nouveau,quelque chose qu’un écrivain n’ait pas su avant lui.»3


Peut-on faire œuvre de pensée sans a priori? C’est-à-dire, sans un support, une sorte de sol ou de guide, que ce soit le celui d’une œuvre ou d’un maître – ou plusieurs –, avec lesquels on entretient une forme de relation qui, pour couvrir une gamme de possibles, irait de la récitation fidèle et croyante (voire religieuse) au dialogue interne, critique et permanant. L’observation nous enseigne que cela semble impossible.

Lors de nos années de formation (au penser), il est bien rare que ne se fasse pas sentir un «besoin de Maîtres», besoin qui trouvera satisfaction sous de multiples formes: le guide, l’éveilleur, le transmetteur, le guru, l’idole, etc. Ces Maîtres ont eu dans notre histoire une existence bien réelle, externe donc, et leurs noms sont autant de jalons sur nos parcours. Pour ce qu’il en est de Freud, citons Franz Brentano, Ernst Brücke, Jean-Martin Charcot, etc. Le parcours, dans les meilleurs cas, se poursuivant, les noms comme les personnes de ces Maîtres s’estompent peu à peu, ainsi que le besoin qui a présidé à leur quête et leur élection. Il ne reste en nous que quelques connaissances ou méthodes parfois devenues un fragment du tissu qui nous compose.

Bien plus discrets, voire n’apparaissant parfois pas aux yeux des biographes, existe aussi en nous une autre forme de Maîtres dont l’existence ne fut pas réelle, au sens d’incarnés dans notre présent. Ces «Maîtres internes» sont souvent bien plus anciens que les premiers, mais ont tout autant participé à nos années de formation. Mais leurs temps est avant, avant l’Université, et leur élection fut fort différente, de même que le «besoin» qui y a présidé: non pas dans le but d’acquérir du savoir mais bien plus de constituer le tissu de notre pensée, voire construire notre personne même, à tel point que, bien des années plus tard, certaines réalisations de notre vie semblent avoir suivi une programme ou avoir été déterminées par eux. Ils seraient là, en nous, tels des Mères goethéennes, sorte de schèmes silencieux.4 Il y aurait ainsi, de façon bien schématique, deux formes de Maîtres:

– soit le Maître – externe – comme lieu et objet de connaissances, c’est-à-dire le Maître qui informe;

– soit le Maître – interne – qui donne forme bien plus que contenus, et produit un mouvement interne, c’est-à-dire le Maître qui forme.

Pour un lecteur familier des écrits de Freud, des noms d’artistes reviennent sans cesse, tels des ponctuations: Schiller, Shakespeare, Goethe. Mais un geste suffit: celui d’ouvrir un «Index des Noms propres» des œuvres complètes de Sigmund Freud5. Johann Wolfgang von Goethe est de très loin celui qui est le plus cité. De même, dans les correspondances de Freud, le «grand homme universel» ainsi qu’il le nommait6, y est tout aussi omniprésent. Si ce constat quantitatif va de soi7, reste toute entière la question qualitative, c’est-à-dire celle de la fonction8 psychique de Goethe pour Freud9, ou, plus exactement, en Freud: c’est à cela que nous allons nous intéresser. Ou, pour le dire de façon triviale: que peut-on faire de et avec Goethe? Mais précisons qu’il s’agit évidemment ici du Goethe de Freud tel qu’on peut tenter de le déduire des écrits10.

Présence assez insistante puisque le Prix Goethe lui fut décerné en 1930, ou encore l’hommage d’un contemporain, Thomas Mann, d’abord fort critique, avant de proposer à Freud d’être «le Goethe de la modernité»11. Notons que ces trois hommes avaient en commun un certain docteur Faust.

Si l’on parcourt les Lettres de jeunesse de Sigmund Freud, l’on perçoit bien vite qu’il connaissait Goethe fort tôt, et que ce dernier est souvent convoqué pour ponctuer, prouver, illustrer et donner forme à la pensée naissante du jeune homme. Mais bien plus, Goethe et Faust semblent déjà être un lieu de formation (Bildung). Par exemple, dans une lettre à son ami Eduard Silberstein (Freud a dix-sept ans), il lui rappelle ceci: «Tu oublies que l’homme doit être ‘soi-même’.»12 Ce rappel du projet pindarique aura un destin psychique, non seulement au niveau de l’homme, mais aussi de sa création: ce sera le projet même de la psychanalyse qui, en aucun cas, ne peut et ne doit être une philosophie de la vie ou une post-éducation13, mais sera une sorte de maïeutique: aider le patient à advenir à lui-même, d’être pour ainsi dire en accord avec sa «nature», épurée si possible du poids impersonnel de la «morale civilisée»14.

Goethe semble donc occuper de bonne heure une place de guide dans la vie de Freud, non seulement comme poète, mais aussi comme source d’inspiration, de réflexion philosophique et scientifique. Place nouée par une forte identification à l’homme, et sans doute renforcée par le relevé d’éléments communs, tels que l’amour profond, indéfectible et admiratif d’une mère pour son enfant15.

C’est par le détour d’un autre écrivain, non pas un Maître, mais un ami de Freud, que nous ferons un premier pas. En 1931, Stefan Zweig publia un ouvrage16 qu’il offrit à Freud, ouvrage dont un chapitre traite de l’invention de la psychanalyse. Curieusement, c’est un an plus tard, alors que Freud vient de lire ce texte dans sa traduction italienne, qu’il prend la plume afin de corriger et préciser une assertion de Zweig quant à l’événement fondateur de la méthode psychanalytique, quelques quarante années auparavant.

Cet événement est celui de la cure d’Anna O. (Bertha Pappenheim), qui souffrait d’une grave hystérie; cure menée par Joseph Breuer à partir de 1880 – alors compagnon de Freud – selon la méthode de l’hypnose et dans un but cathartique de purgation quotidienne des symptômes et fantasmes, méthode qui permettait d’entrevoir quelques clefs dans l’étude de l’hystérie17.

Appelé d’urgence au chevet de sa patiente Anna O., Josef Breuer découvre que celle-ci fait une grossesse nerveuse dont elle lui attribue la paternité: épouvanté, Breuer fuit sa patiente et l’étiologie sexuelle de l’hystérie, quitte Vienne (pour des vacances), quitte Freud (pour la médecine), et laisse sa patiente à Freud. Ce dernier écrit donc ceci à Zweig:

«Le jour où les symptômes de la malade avaient été maîtrisés, il [Breuer] avait été rappelé dans la soirée auprès d’elle et l’avait trouvée dans un état de confusion mentale, se tordant dans des crampes abdominales. Quand il l’interrogea sur ce qui se passait, elle répondit: « c’est l’enfant que j’ai du docteur Breuer qui arrive. » Breuer à ce moment-là avait en main la clé qui nous aurait ouvert « les portes des Mères », mais il l’a laissé tomber. Malgré ses grands dons intellectuels, il n’avait en lui rien de faustien. Atteint d’une frayeur conformiste, il prit la fuite (…)»18

Cette référence au Faust et au docteur Faust n’est pas qu’une simple illustration de l’événement, une manière de lui donner forme. La référence, ou la mise en scène que délivre Freud à Zweig, indique et dévoile aussi une visée, une intention, et surtout une position, qui peuvent s’énoncer en ces termes: «Tu m’envoies dans le vide?»19, telle est la question de Faust à Méphistophélès, ou celle de Freud à l’hystérique, question qui se pose à la frontière entre le déjà connu et l’inconnu. Freud, comme Faust, fera le pas vers ce vide où nul Maître n’a précédé. Il reprend la patiente de Breuer, ramasse la clé pour la tenir fermement: ce geste, cet acte (psychique), et sa suite, la descente dans les profondeurs de l’âme, est le geste fondateur de la psychanalyse – la «psychologie des profondeurs» – et c’est pourquoi Freud en attribuera souvent la «paternité» à Breuer, et la «maternité» à Anna O.: en effet, c’est une grossesse hystérique qui enfante la psychanalyse. Sans ce geste ou ce saut, comme Freud le précise à Zweig, l’hypnose seule aurait suffit à comprendre l’étiologie sexuelle de l’hystérie; mais nous en serions restés à du savoir, sans accéder au thérapeutique.

La référence à cette scène faustienne ne s’arrête pas à cet acte de naissance de la psychanalyse et n’est pas nouvelle chez Freud. Souvent, lorsqu’il écrit sur la disposition psychique du psychanalyste, Freud indique assez clairement combien celui-ci se doit d’être faustien, c’est-à-dire d’avancer, impavide, vers les ténèbres de l’inconnu (ou de l’inconscient) en tenant ferme la clef (de la méthode par exemple). En effet, dans chaque cure, c’est l’analyste qui convoque le diable20 et lorsqu’il se présente, il ne doit ni se dérober (comme Breuer) ni succomber, et se doit, à chaque fois, de répéter le geste fondateur en tenant ferme la clef21, car la psychanalyse est affaire de profondeur et non de surface (comme la catharsis hypnotique): elle engage la personne même de l’analyste, son désir d’être faustien ou non (conformiste ou pas). Il y a donc ici de quoi figurer la rencontre de l’hystérie (c’est-à-dire du diable) et du psychanalyste: sera-t-il Breuer, ou Freud / Faust?22

Or, le plus fréquent des commentaires fait porter l’accent bien plus sur la «Porte des Mères» ou sur les «Mères», que sur le «être faustien», c’est-à-dire bien plus sur le savoir que sur l’acte.

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Comment et pourquoi être faustien? Freud identifié à Faust, ou le scientifique impavide

Revenons un instant sur la scène qui fait ici référence, scène qui, évidemment, se situe dans une «galerie sombre»23:

Méphistophélès: «À contrecœur je te révèle un grand secret.
Des déesses, bien loin, trônent en solitude…
Point d’espace alentour et de temps moins encor;
Parler d’elles déjà semble incommode et rude:
Les Mères! […] Ces déesses, vois-tu,
Nul mortel jusqu’ici n’en a rien entendu
Et jusque dans l’enfer ne les nomme personne.
Veux-tu plonger, sans fin, vers leurs lointains séjours?
Car c’est ta faute à toi s’il nous faut leur secours. […] Point de route. L’immense…
Un lieu vague où nul pas n’a jamais pénétré,
Impénétrable, inexorable… Es-tu donc prêt? […]»

Faust: «Les Mères! Quel frisson de nouveau vient me prendre!
Qu’est-ce donc que ce mot que je tremble d’entendre? […]»

Méphistophélès: «Quoi ! Par un mot nouveau je te vois retenu?
Voudrais-tu n’écouter que le déjà connu ? […] C’est un trépied ardent qui te fera connaître
Que tu es parvenu jusqu’au tréfonds de l’être.
Les Mères paraîtront alors à sa clarté,
Assises ou debout, marchant en liberté,
Formes se transformant au gré de leur nature,
De l’éternelle cause entretien éternel,
Avec l’image aussi de toute créature. Invisible à leurs yeux – pour elles n’est réel
Que l’idéal – tu vas, t’armant d’ardeur nouvelle,
Car le danger est grand, marcher droit au trépied,
Le toucher de ta clé. […]»

Il y a, bien sûr, tout un débat sur le sens à donner aux «Mères»; certains, prenant le terme à la lettre (induits par la grossesse d’Anna O.), y ont vu le lieu mystérieux de notre naissance, de notre origine, du primordial, ou encore une référence aux Déesses Mères qui régnaient avant les Dieux Pères.

Plus intéressant, me semble-t-il, serait d’y entendre une référence alchimique: Goethe s’initia en effet, vers 1768 (à Strasbourg), à l’alchimie où le terme de «Mères» désigne les principes fondamentaux de l’existence et des corps, c’est-à-dire de la Nature24. Car, ainsi que l’écrit Goethe, ces Mères sont des formes («se transformant au gré de leur nature») et non pas des objets: et le trépied serait là comme référence à la Pythie de Delphes trônant sur l’omphalos, ouverture vers Gaïa dont le souffle inspirait la Pythie qui alors délivrait une forme à laquelle seule un prêtre pouvait donner un objet. Or nous savons combien Goethe a cherché au cours de sa vie ces principes fondamentaux de l’existence et des corps, passant de «Dieu» à la «Nature», et de l’alchimie ou de la Naturphilosophie à la démarche scientifique (à Weimar25), dans le but, commun aussi bien à Goethe qu’à Freud, énoncé dans leurs adolescences, de percer les secrets de la Nature.

Énoncer un tel désir ne suffit pas, de même que décliner des méthodes. Pour devenir faustien, il semblerait qu’il y ait tout un parcours, une formation (Bildung) avec son lot de déceptions, à la condition que ces déceptions deviennent motrices et non des points d’arrêts.

Le «syndrome Faust»: la déception devant la Science

Le premier Faust s’ouvre sur une éternelle plainte: à la nuit tombée, dans un sombre cabinet, le docteur Faust éprouve une grande désillusion, car après avoir étudié la philosophie, la médecine, le droit et la théologie, il ne se sent guère plus éclairé dans sa quête. «Et je reste là, comme un sot // Sans avoir avancé d’un mot.» Mais il reste un espoir, certes moins rationnel, mais un espoir tout de même: «J’ai donc pensé que la magie // Et les esprits et leur pouvoir // Pourraient me révéler quelque secret savoir // (…) Me délivrer des mots et de leur vanité.» Faillite de la Raison face à l’expérience éprouvée du monde, et tentation de la mystique et de l’occulte. Faillite, aussi, du Verbe, celui des livres et des Maîtres, du Savoir acquis, insatisfaction de l’être face aux promesses de la Science (conformiste). Cette utopie ne tient plus, ouvrant la voie à son envers de toujours, la mélancolie. Ou, pour le dire autrement, les Lumières de la connaissance éclairent de plus en plus les zones sombres de l’ignoré. Nous voici face aux Ténèbres.26

Cette déception face à la science, cette désillusion, ce drame ou ce syndrome faustien, et son passage du rationnel vers l’irrationnel – comme utopie anti-mélancolique -, est un classique, et pas seulement littéraire. Donnons pour exemples Camille Flammarion, fondateur de la Société Astronomique française qui publie en 1900 deux livres qui n’ont plus rien à voir avec la science: Forces inconnues de la nature et Forces psychiques inexplorées; ou le chimiste et académicien Marcellin Berthelot, alors Ministre de l’Instruction, lançant, en 1887: «L’univers est désormais sans mystères»… reprenant ainsi l’affirmation de Francis Bacon, avant de se tourner vers l’alchimie. Ou encore Sir Arthur Conan Doyle, ce médecin rendu célèbre par son personnage de Sherlock Holmes, prince de la science analytique, représentation de la démarche scientifique poussée à son plus haut degré, qui fait disparaître son héros en pleine gloire, pour se consacrer aux phénomènes occultes.

Faust a donc espéré qu’un mot – ou un savoir – nouveau, serait assez puissant, c’est-à-dire magique27, pour éclairer son existence. Et dès lors de constater qu’aucun mot ne peut donner d’épaisseur ou de chair à son sentiment d’être28, aucun savoir ne vient transmuter sa mélancolie. Aucune Science ne peut remplacer une religion.29 Échec de la Raison. Mais alors, quoi?

Une révolution comme issue: le primat de l’Acte sur le Verbe

Justement, et heureusement, il y a Méphistophélès! Or, ce dernier ne vient pas offrir au docteur Faust un nouveau Savoir, ni un nouveau Livre, encore moins de la Magie, c’est-à-dire encore du Verbe (magique). Non. Ce diable, qui pratique une forme de maïeutique socratique30, va amener Faust vers, non plus le monde du Verbe, ni vers de nouveaux Maîtres, mais celui de l’Acte. Il va l’amener à un seuil, une frontière, car c’est à Faust de décider, soit de rester dans le connu, soit d’avancer vers le vide enténébré de l’inconnu. Se connaître soi-même et devenir ce que l’on est, ou se fuir, drapé dans le déjà su des connaissances acquises et partagées (se conformer).

Faust prend un livre, et s’arrête sur ceci: «Il est écrit: Au commencement était le verbe! Ici, je m’arrête déjà! Qui me soutiendra plus loin? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, le verbe! Il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit: Au commencement était l’esprit! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout? Il devrait y avoir: Au commencement était la force! Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin! L’inspiration descend sur moi, et j’écris, consolé: Au commencement était l’action31

La mutation de Faust se joue à ce moment-là, c’est-à-dire lorsque la déception face aux savoirs institués devient le moteur d’une décision: faire soi-même l’expérience, la vivre (Erlebnis). Ainsi Freud, qui s’est progressivement défait des savoirs psychiatriques et neurologiques sous l’influence des échecs thérapeutiques, a opéré une telle rupture pour affronter une terra incognita. Ce qui n’est pas sans évoquer Kant, bien sûr: «Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. (…) Sapere Aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement!»32

C’est un acte psychique, interne, individuel. Cet Acte destitue de la croyance en une toute-puissance magique du mot33, met fin à la quête des mots et des concepts comme clefs. Acte d’autonomie et d’indépendance, de désaliénation – ce qui n’est pas déraison. Cet acte, en termes plus freudiens, serait celui du «meurtre des Maîtres» ou des pères du savoir, acte maintenu par cette exigence en Freud, mainte fois écrites: «garder un esprit non prévenu», et que Goethe ne cessait d’agir.

Cette dimension de l’acte comme premier se retrouve plusieurs fois chez Freud. «Au début était l’acte» est la dernière phrase du Totem et Tabou34: «Chez le névrosé l’action se trouve complètement inhibée et totalement remplacée par l’idée. Le primitif, au contraire, ne connaît pas d’entraves à l’action; ses idées se transforment immédiatement en actes ; on pourrait même dire que chez lui l’acte remplace l’idée, et c’est pourquoi, sans prétendre clore la discussion, dont nous venons d’esquisser les grandes lignes, par une décision définitive et certaine, nous pouvons risquer cette proposition : « au commencement était l’action ».» 35

Phrase qui fait retour quelques années après dans le texte sur l’analyse profane36: «Des mots peuvent faire un bien indicible et infliger de terribles blessures. Assurément, tout au commencement était l’acte, le mot vint plus tard; ce fut sous bien des rapports un progrès culturel que le moment où l’acte se modéra en devenant mot. Mais après tout le mot à l’origine était un enchantement, une action magique, et il a conservé encore beaucoup de son ancienne force.» Mais oublier le soubassement magique du mot – notamment lorsqu’il se présente comme concept – permet de refouler bien des choses, par exemple l’acte perceptif, et de perpétuer la toute-puissance magique de la pensée contre la chose.

La pulsion de savoir

Mais que vient servir l’Acte, ou que peut-il garantir?

Si Freud a étudié et écrit sur Vinci et Goethe, cela tenait au fait que ces deux êtres furent à la fois artistes et savants, c’est-à-dire une figuration de «réussite psychique» idéale, et de ce fait des sujets d’études – et d’envie… et donc d’identification. Avec une différence notable: Léonard de Vinci est présenté comme cas «clinique» dans la mesure où s’affrontait conflictuellement en lui, entre autres, le scientifique et l’artiste, là où Goethe représente, aux yeux de Freud, un idéal de santé psychique, de «pulsion d’investigation» entièrement et harmonieusement conservée (Goethe définissait son art comme une philosophie refusant tout système et dans lequel poésie et science étaient, pour lui, même chose). Et c’est à partir des biographies de Goethe et de Vinci que Freud saisira trois destins possibles de la «pulsion d’investigation»37:

– soit la pulsion d’investigation (en son entier, intellectuelle et sexuelle) est inhibée par refoulement, ce qui produit un interdit de penser qui condamne à la répétition et la récitation, et produit une névrose;

– soit la part intellectuelle de la pulsion d’investigation résiste au refoulement mais disparaît la part sexuelle; alors l’intelligence tente de contourner le refoulement du sexuel, et l’investigation sexuelle réprimée revient de l’inconscient sous la forme d’une compulsion de rumination, déformée et non libre, sexualisant la pensée, la marquant de plaisir et d’angoisse, signes du conflit intrapsychique. L’investigation intellectuelle est alors une activité sexuelle, mais en reproduit le caractère inachevé, sans conclusion, de sorte que cette rumination ne trouve jamais fin ni solution: «cette rumination et ce doute deviennent le prototype de tout travail ultérieur de la pensée appliquée à tous les problèmes et le premier échec exerce toujours une action paralysante.»38 Dès lors, l’investigation «se perd dans le sable», et «l’impression produite par cet insuccès (…) semble être persistante et profondément déprimante». Ce serait le cas de Vinci, et c’est celui de la procrastination d’Hamlet ou des névroses obsessionnelles;

– soit, plus rare et plus parfait: la libido échappe au refoulement, et l’avidité de savoir est préservée, restant associée à la puissante pulsion d’investigation. Curiosités intellectuelle et sexuelle sont conservées, et c’est, pour Freud, exemplaire chez Goethe.39

Or, cette curiosité est souvent attaquée par les discours des adultes (conformisme éducatif) qui offrent des «contre théories» sous forme de fables (les enfants viennent des cigognes, choux, fleurs, etc.), qui ont, quand même, pour visée ou effet inconscients d’interdire curiosité et pensée, ce qui a un destin assez fâcheux. À un moment ou un autre, l’enfant se doit de choisir entre:

– «je crois ce que l’on me dit» (la fable de la Cigogne ou celle du Père Noël, etc.), décision qui refoule la curiosité comme la pensée et produit une aliénation au discours de l’autre (dès lors en position de Maître);

– «je crois ce que je vois», ce qui va de pair avec le sentiment que les parents mentent, mais aussi avec, désormais, une certaine solitude qui est le prix de l’autonomie de pensée qui me fonde: autre façon de décrire cet Acte qui consiste à se saisir de la Clef, à devenir faustien, vaincre la frayeur conformiste.40

Chez Freud, cet acte ne se réduit pas au seul temps de l’enfance, mais est un acte psychique qui se doit d’être sans cesse répété. Pour preuve, les dernières lignes qu’il écrit, en conclusion de toute son œuvre, sont en fait deux vers de Goethe, deux vers que, plusieurs fois41, il inscrivit dans ses textes: «Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, // si tu le veux posséder, gagne-le.» Ici aussi s’inscrit un des projets de la psychanalyse de Freud, dont la fameuse formule, «là où il y avait du « ça », du « je » doit advenir», n’est, si l’on y prête attention, qu’une variante de ces vers. Bref, encore et encore seront soulignés l’importance de l’acte faustien, aussi bien pour préserver l’autonomie de penser que, sur un autre versant, advenir à soi-même, deux faces de la même chose. Tout ceci est résumé et contenu dans ce mécanisme central de la cure, la perlaboration (Durcharbeitung).42

Le personnage de Faust serait une figuration de la curiosité interne (la quête de savoir) et sexuelle (l’amour pour Margueritte) qui ne pourrait être préservée que par un acte, celui qui s’oppose au refoulement. C’est ici que joue la figure de Méphistophélès, diable évidemment poussant (ce qui sera une définition freudienne d’Éros) à s’opposer aux discours et morales refoulantes.

Faust, une fois l’acte accompli (aller vers les profondeurs, celles de la Nature et de ses secrets) peut représenter le savant qui ne craint ni ne fuit la Nature en se réfugiant dans la Raison ou les savoirs établis (position héritière du Sturm und Drang43).

Il y aurait donc chez Freud tout un jeu d’identifications qu’en simplifiant l’on pourrait ainsi résumer: l’identification de l’homme Freud au personnage de Faust (figurant les projets pindarique de vie, scientifique et un aspect de la psychanalyse); l’identification de Freud psychanalyste au personnage de Méphistophélès (figurant une position technique en cure: susciter l’acte faustien chez le patient), ces deux éléments figurant la fonction Goethe en Freud.

Mais précisons que Méphistophélès, comme l’analyste, n’est pas un Maître, il n’enseigne pas de contenus, mais indique: c’est un passeur ou un accoucheur, qui ne peut qu’accoucher un Faust et rien qu’un Faust.

Le Faust comme Alpenstück, livre de philosophie, ou la scène faustienne intériorisée

Il y aurait une autre forme d’identification, non plus à des personnages du Faust, mais à la scène elle-même, celle du dialogue Faust – Méphistophélès, devenant ainsi une scène psychique interne, un dialogue interne, entre, par exemple, l’homme avec ses doutes et le savant, ou encore l’artiste et le savant, non plus dans un rapport d’exclusion (comme chez Vinci) mais dans un rapport d’échange. Pour preuve, le crédit que Freud a toujours donné aux poètes: «Et de fait les poètes ont des qualités leur permettant de venir à bout d’une telle tache avant tout une fine sensibilité, qui leur fait percevoir les mouvements cachés de l’âme d’autrui, et le courage de laisser parler leur propre inconscient.»44 Et d’insister: «Mais il ne serait pas étonnant non plus que nous ayons davantage à apprendre sur la méprise de la parole de la part du poète que de celle du philologue ou du psychiatre.»45

Assertion qui pourrait paraître sidérante! Mais ce qui fait le sol de cette assertion est du côté du fonctionnement psychique attribué au poète. En effet, «Le poète fait comme l’enfant qui joue; il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de très grandes quantités d’affects, tout en le distinguant très nettement de la réalité. Et la langue allemande, en particulier, a maintenu cette parenté du jeu enfantin et de la création poétique en appelant Spiele (jeux) celles des créations littéraires qui ont besoin de trouver cet appui à des objets palpables et qui sont susceptibles de représentations: on dit Lustspiele (comédie), Trauerspiele (tragédie), et on appelle Schauspieler (acteur) la personne qui les « joue ».»46 La seule différence, entre le savant et l’enfant, est que ce jeu est devenu interne, se joue sur une scène psychique, et joue avec des hypothèses.47

Ce jeu du poète produit des représentations des choses qu’il pressent du fait de sa grande capacité à l’insight et de son art spécifique48. À partir de là, Freud a souvent indiqué qu’il a élaboré scientifiquement ce que les poètes avaient perçu. Ce qui lui fit dire la «… difficulté qu’il y a, pour le psychanalyste, à trouver quelque chose de nouveau, quelque chose qu’un écrivain n’ait pas su avant lui.»49 C’est ainsi qu’assistant à une représentation de l’Œdipe de Sophocle, il fut saisi par la figuration, sur scène, d’éléments obscurs vécus dans la pratique, re-présentation qui lui permit d’inventer le complexe d’Œdipe.

Cette scénarisation est banale chez l’humain. Mais elle est souvent «ratée»: «L’hystérique est un indubitable poète, bien qu’il présente ses fantaisies essentiellement sur un mode mimique et sans prendre en considération la compréhension des autres50; le cérémonial et les interdits du névrosé de contrainte [obsessionnel] nous obligent à juger qu’il s’est créé une religion privée, et même les formations délirantes des paranoïaques montrent une ressemblance externe et une parenté interne qu’on ne souhaitait pas avec les systèmes de nos philosophes. On ne peut se défendre de l’impression qu’ici les malades entreprennent pourtant, d’une manière asociale, les mêmes tentatives pour résoudre leurs conflits et apaiser leurs pressants besoins que celles qui s’appellent poésie, religion et philosophie quand elles sont effectuées d’une manière acceptable pour une majorité.»51

La condition de réussite de cette scénarisation interne tient en sa visée de perlaboration – et non plus de simple saisie qui ne produit qu’une vision-du-monde (Weltanschauung)52.

Ainsi, la spéculation théorique peut se faire sur le mode du jeu de l’enfant qui, dans un espace psychique particulier (dit «transitionnel») met en jeu, en scène des éléments imaginaires et des éléments de la réalité et qui, comme dans un laboratoire, les confronte l’un l’autre afin d’en tirer une nouvelle élaboration.

Ce que fait Freud quand il doute ou est perdu: «Si l’on demande sur quelles voies et par quels moyens cela se produit, il n’est guère facile d’apporter une réponse. Il faut se dire : « Il faut donc bien que la sorcière s’en mêle ». Entendez : la sorcière métapsychologie. Sans spéculer ni théoriser – pour un peu j’aurais dit fantasmer métapsychologiquement, on n’avance pas ici d’un pas. Malheureusement les informations de la sorcière ne sont cette fois encore ni très claires ni très explicites.»53

Que ce soit Goethe – Méphisto face à Freud – Faust, ou bien démons – pulsions face à la Raison, ou encore, selon les termes de Goethe, impulsions (Regungen) face à raison (Vernunft), il s’agit de faire jouer sur cette scène psychique des personnages porte-parole et représentants des aspects différents de notre personne, afin de produire une spéculation théorique qu’il y aura ensuite à éprouver face à la réalité, c’est-à-dire expérimenter. Un exemple chez Freud est donné par le texte «Au-delà du principe de plaisir» qu’il considéra comme une pure spéculation, mais qui recevra quelques années plus tard («Le moi et le ça») confirmation de la pratique.

Une remarque: Freud, connaissant fort bien son Goethe depuis l’adolescence, n’est-il pas pris, à son insu, dans un univers de formes a priori qui l’informe, oriente et donne formes à sa pensée, par exemple de façon cryptomnésique54? Ce qui serait ainsi le danger de toute identification, c’est-à-dire celui d’une aliénation.

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Comment et pourquoi être goethéen? Freud identifié à Goethe (le débat Nature et/ou Raison)

Si les personnages de Goethe ont donc figuré des positions idéales – dans le sens où elles donnent une orientation, une mise en tension vers – et identificatoires, la connaissance de l’homme Goethe a visiblement apporté à Freud une toute autre dimension: celle d’une Méthode afin d’aborder les secrets de la Nature, méthode en partie indiquée par les écrits de Goethe et en partie déduite de la vie de l’homme et de son parcours.

Le précurseur

En 1930, lors de la remise du Prix Goethe, Freud a soutenu que «(…) Goethe n’aurait pas, contrairement à tant de nos contemporains, rejeté avec hostilité la psychanalyse. Il s’en était même approché sur bien des points, et il avait, par sa propre intuition, découvert bien des choses que nous avons pu confirmer depuis lors; et bien des conceptions qui nous ont valu critiques et railleries sont défendues par lui comme allant de soi.»55 Ce n’est que pure hypothèse, mais pourquoi ne pas penser que le jeune Freud aurait pu trouver chez Goethe quelque influence quant à son invention à venir? Cela pourrait s’appuyer sur les éléments suivants.

Goethe, dans une lettre de à Mme de Stein56, rapporte la chose suivante: «Hier soir, j’ai accompli un tour de force psychologique. Mme Herder était encore tendue de la façon la plus hypocondriaque après tout ce qui lui était arrivé de désagréable à Carlsbad. Spécialement du fait de la personne qui habite chez elle. Je me suis fait tout raconter et tout confesser, les méfaits des autres et ses propres fautes dans les moindres détails et conséquences, et, finalement, je lui ai donné l’absolution et lui ai fait comprendre par là, en plaisantant, que ces choses étaient maintenant réglées et jetées au fond de la mer. Elle s’en est elle-même beaucoup amusée, et elle est vraiment guérie.»

Plus «psychanalytique», ceci: Goethe, qui avait l’habitude de dicter ses œuvres, analyse un jour les erreurs commises par ses secrétaires. Il s’était rendu compte que certaines dérivaient de la vie affective du secrétaire, qui croyait par exemple avoir entendu le nom de la personne qu’il aimait: bel exemple de lapsus calami57.

Ou bien ceci, dans les Conversations avec Eckermann: «Que votre sœur, dis-je, aux approches des fêtes et des bals, ait souffert d’une éruption à la face, c’est là un cas si étrange que l’on pourrait l’attribuer à quelque influence démoniaque»58. Démoniaque, terme qu’utilisera parfois Freud pour désigner l’inconscient, et plus précisément Éros: «Quant à Éros, Goethe l’a toujours tenu en haute estime, il n’a jamais essayé de diminuer son pouvoir, n’a pas suivi ses manifestations primitives ou même frivoles avec moins de respect que celles qui étaient hautement sublimées et a, me semble-t-il, représenté l’unité de son essence sous toutes ses formes non moins nettement que, jadis, Platon. Oui, peut-être est-ce plus qu’une coïncidence due au hasard lorsque, dans Les Affinités électives, il appliquait à la vie amoureuse une idée venue du domaine des représentations de la chimie – rapprochement dont témoigne le nom même de psychanalyse.»59 Analyser, soit défaire, détisser, décomposer les couleurs ou les éléments d’un rêve.

Nature! Ou la voie

Alors que, lycéen au Gymnasium de Vienne, son goût orientait Freud vers la philosophie, c’est une lecture publique de «L’hymne à la nature», alors attribué à Goethe60, qui détermina son orientation vers la médecine. Dans ce poème, la Nature est décrite comme mère généreuse qui accorde à ses enfants favoris le privilège d’aller à la recherche de ses secrets. Et Goethe de préciser à Eckermann: «… mais la nature ne plaisante pas : elle est toujours vraie, toujours stricte et rigoureuse. Elle a toujours raison, et les fautes et les erreurs ne sont que le fait de l’homme. Elle dédaigne ce qui est déficient, et elle ne révèle ses secrets qu’à ceux qui sont aptes à les recueillir, aux sincères et aux purs.61» Ce n’est pas tant une personnification de la Nature qui est ici à entendre qu’une forme d’éthique du chercheur, et aussi une sorte de sol ou de référent dernier: c’est en ce sens que Freud tenait aux fondements neurobiologiques de la psychanalyse (position très critiquée par certains).

Nous avons à replacer ce texte de Töbler / Goethe dans le contexte de cette fin du XIXe siècle. Cet hymne était considéré comme texte canonique par les darwinistes allemands. Il est, par exemple, cité in extenso en exergue du livre fondamental d’Ernst Haeckel, un des premiers et plus fervents partisans de la doctrine évolutionniste, et connu pour sa loi de biogénétique fondamentale: «L’ontogenèse est la récapitulation brève et rapide de la phylogenèse». L’impact de ce texte était tel qu’il ne se limitait d’ailleurs pas à la seule sphère scientifique. En témoignerait le frère d’une patiente de Freud qui s’émascula au cri de «Nature!»62

Freud a reconnu l’influence déterminante de ce texte dans son orientation vers la médecine, comme voie supposée directe d’approche des secrets de la Nature; il s’agit bien d’une influence (celle du Maître) dans le sens où elle lui fit faire un détour – qui ne fut pas du tout inutile! – dont on relève le témoignage dans ses écrits: «(…) je nourris dans le tréfonds de moi-même l’espoir d’atteindre par la même voie [la médecine] mon premier but: la philosophie»63. «Je n’ai aspiré, dans mes années de jeunesse, qu’aux connaissances philosophiques, et maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie. C’est contre mon gré que je suis devenu thérapeute (…)»64. Quarante ans plus tard, ou plus loin, Freud situe au début des années vingt un mouvement de bascule en lui: «Après un détour d’une vie par les sciences naturelles, la médecine et la psychothérapie, mes intérêts sont revenus aux problèmes culturels qui m’avaient fasciné de longues années auparavant, lorsque j’étais un adolescent à peine assez âgé pour penser.»65 Le but reste le même, seul le chemin prit une forme temporaire.

Si ce poème a indiqué une voie dans le cheminement vers les secrets, son influence ne peut se réduire à ce seul aspect.

Le primat de l’Erlebnis et du «témoignage des sens» (comment percevoir les secrets?)

Que peut donc indiquer«la Nature a toujours raison»? Est-ce la primauté radicale des organes sensoriels?

Le témoignage des sens: voici une formulation qui s’emploie sans aucune forme de doute. Les sens seraient fiables et donneraient une lecture assez sûre d’une «réalité» extérieure. Remarquons que cela suppose que les «sens» sont autonomes et purs, situés entre «moi» et le «monde» et ainsi hors de toute influence psychique. Une sorte de neutralité passive, tel un appareil d’enregistrement. D’ailleurs, nos sens ne relèvent-ils pas d’un fonctionnement physiologique «pur»6? Ils seraient les messagers et les intermédiaires de cet au-delà de «moi» dont ils m’informent et «témoignent».

Cette certitude – ou son sentiment – tient sans doute aussi à l’usage du terme «témoignage»67. Nous savons que le témoin est celui qui a perçu, affirmation tranquille qui ne peut se soutenir que grâce à l’oubli de l’expérience, lorsque l’on multiplie les témoins, qu’il y a autant de points de vues que de témoins, c’est-à-dire l’oubli de psychés. Les sens ne seraient purs qu’avant toute opération psychique, puis parasités par le sujet percevant: l’observateur perturbe le phénomène.

Nous voici donc dans une situation bien connue, et depuis fort longtemps: le mot «sens» affirme, mais l’acte sensoriel est incertain. Connu depuis fort longtemps: nous nous contenterons de renvoyer à un débat toujours actif dont une trace ancienne serait celle de l’opposition de Gorgias, Parménide et Platon, puis l’opposition des Lumières (Bacon) à la Raison, etc. Alors, comment percevoir «vrai»?

Les humains eurent très tôt l’étrange habitude ou croyance de poser des intermédiaires entre eux et le monde, ou entre eux et les dieux. En fait, essentiellement deux, mais sous la forme d’un couple d’opposés dans le sens où l’un exclut l’autre: les sens, ou la pensée, voire la Raison. Ces intermédiaires furent incarnés par des êtres dès lors à part: du côté du percevoir, les inspirés, les prophètes, ou les prêtres, les devins, etc. Des êtres n’appartenant plus vraiment à la communauté humaine, ni à celle des dieux ou du monde, mais entre, et qui, de cette place, formulaient, traduisaient68 ce qui dès lors ne pouvait être que «vérités». Du côté de la Raison, des métiers revendiquent cette place de tiers: le philosophe ou le psychologue (entre moi et le monde), le médecin (entre moi et le corps), le poète, le Maître (mais aussi le concept) etc., tous dès lors passant pour détenteurs de «vérités» qu’ils déposent dans les livres. Le remarquable est que cette opposition de base entre les sens et la Raison a pu s’enkyster par la suite en positions radicales telle que, entre autres exemples, celle des sciences de la Nature (la physiologie des Grecs) et des sciences de l’Esprit (la philosophie), qui plus est, spatialisé (la raison étant vers le haut et la Nature vers le bas). Conflit – car il n’y a pas vraiment débat – dont on peut relever les épisodes tout au long de l’histoire de la pensée, et ce, jusqu’à nos jours. Certains penseurs ont tenté d’inventer une «troisième voie», un triton genos69, c’est-à-dire de se passer des intermédiaires afin d’inventer un lieu tiers où – c’en est la condition première – ni les sens ni la Raison ne sont tenus pour des états «purs». «Toutefois, sans mes recherches dans les sciences naturelles, je n’aurais jamais appris à connaître les hommes tels qu’ils sont. Il n’est pas un autre domaine où l’on puisse aborder d’aussi près la contemplation et la pensée pures, les erreurs des sens et celles de la raison, les faiblesses et la force du caractère. Tout est plus ou moins flexible et vacillant, tout se laisse plus ou moins ployer dans un sens ou dans l’autre»70. Ce chemin n’est pas économique dans la mesure où c’est à nous de faire individuellement l’expérience du monde, expérience qui n’est que fort peu transmissible71.

La voie économique (et conforme) est celle de la Raison et du Livre, supposé lieu de dépôt de quelques vérités. Le livre a bien sûr hérité du pouvoir imaginaire attribué auparavant au Livre Sacré: le voyageur de la vie n’a plus qu’à poser sa question, consulter le Livre qui contient la réponse. Ne réduisons pas cela au seul croyant: nous nous référons, de la même manière, à Platon ou à Freud, même si le geste est atténué verbalement puisque nous n’osons plus dire: Aristoteles dixit, amorce de l’énoncé de ce qui est convenu comme Loi. On le voit, il est difficile de se départir d’un fonctionnement religieux, on ne fait souvent que le déplacer72… même si le texte de référence n’a plus rien à voir, «officiellement», avec une religion. Disons que nous sommes insatiables dans notre besoin de «vérité» et de «maîtres de la vérité»73, refoulant du coup leur fonction de «passeur», d’«intermédiaire». Il y a un deuil à faire, celui d’une toute puissance de la pensée et de l’existence d’une vérité, d’un merveilleux, qui plus est, représentable.

C’est ici que la position du poète est intéressante: il privilégie le sensoriel74, mais par son travail, il lui donne une forme intelligible75. Ce serait aussi la position idéale du chercheur. Cette primauté du sensoriel, chez Goethe comme chez Freud, est ce qui garanti contre le savoir a priori et la croyance en une toute-puissance magique des mots (illusion que le mot est la chose). Dès lors, «la connaissance ne se présente qu’en éclair. Le texte est le roulement bien tardif du tonnerre.»76

Méphistophélès («Cuisine de sorcière»): «… je connais bien tout cela, son livre est plein de ces fadaises. J’y ai perdu bien du temps, car une parfaite contradiction est aussi mystérieuse pour les sages que pour les fous. Mon ami, l’art est vieux et nouveau. Ce fut l’usage de tous les temps de propager l’erreur en place de la vérité par trois et un, un et trois ; sans cesse, on babille sur ce sujet, on apprend cela comme bien d’autres choses ; mais qui va se tourmenter à comprendre de telles folies ? L’homme croit d’ordinaire, quand il entend des mots, qu’ils doivent absolument contenir une pensée.»

Ce que Méphistophélès / Goethe indique sans vraiment le dire, est qu’il est requis une Méthode, c’est-à-dire un élément tiers, afin que l’influence identificatoire puisse être mise en scène avec les éléments personnels de l’expérience, et ainsi réduire le risque d’«être prévenu» par la connaissance.

«Goethe comme guide de la pensée» ou la «méthode Goethe»

Au XVIIe siècle, la Royal Society prit la décision d’exclure du champ des sciences les questions religieuses et politiques: la science, afin d’être «moderne», ne pouvait qu’être distante de ces idéologies et de ces normes afin de préserver son indépendance de pensée et ainsi se prévenir de tout a priori, ceci selon les modèles alors en vigueur:le baconian learning de Lord Francis Bacon et la méthode selon les Principia de Sir Isaac Newton77. La connaissance ne peut être tirée que de la seule expérience pour un observateur idéalement «vierge» de tout présupposé (de tout psychique), ce qui impliquait que tout chercheur devait débuter par l’étude de la perception. Cette décision va ouvrir ce qu’il fut convenu de nommer le Siècle des Lumières, d’abord anglaises puis allemandes et françaises (grâce aux traductions de Voltaire). Si un jeu de datation donne l’impression que ce phénomène des Lumières naturelles est bordé dans le temps, la réalité montrera qu’il en est tout autrement. En effet, certains savants du XXe siècle ont clairement indiqués leur référence à la méthode des Lumières: Sigmund Freud par exemple.

Pour rappel, la démarche de Bacon reposait sur un constat, toujours actuel: «Les idoles de la caverne sont celles de l’homme considéré individuellement; chacun d’entre nous possède son antre personnel qui brise et corrompt la lumière de la nature par suite des différences d’impression qui se produisent dans un esprit prévenu et déjà affecté.» (…) «Il y a des idoles que nous appelons les idoles de la place publique. Car les hommes s’associent par le discours, mais un usage faux et impropre des mots dénature l’entendement, les mots s’imposant avec une force absolue à l’entendement et semant la confusion en toute chose.» (…) «Les idoles du théâtre, propagées par les divers systèmes des philosophes et par les lois dénaturées de la démonstration, se sont implantées dans l’esprit humain. Jusqu’à présent toutes les philosophies ont été autant de pièces de théâtre et n’ont montré que des univers fictifs et théâtraux.»78

Bacon passionnait Freud, mais c’est l’autre passion de Freud, Wolfgang Goethe, qui va nous donner une belle illustration, parmi tant d’autres, du baconian learning et de la primauté de l’observation.

La méthode se retrouve donc chez Freud. Pour exemple, les conceptions de la psychanalyse ne peuvent avoir qu’une seule origine: les faits observés dans la pratique, retrouvés chez plusieurs patients et par d’autres analystes. Mais à la condition de garder «un esprit non prévenu»79 pour cette observation, idéalement sans aucun a priori, en une sorte de virginité perceptive. Nous retrouvons ici les préceptes baconiens et l’attitude goethéenne comme base même de toute possibilité d’élaboration et de théorisation, celle-ci ne pouvant venir que a posteriori.

Goethe fut un poète, connu pour cela, mais fut aussi un philosophe et un savant «oublié»80: en effet, il a produit une théorie de la métamorphose des plantes, une autre sur les animaux, une théorie des couleurs, et Darwin lui reconnaît un rôle de pionnier quant à la théorie de l’évolution.81 Certains reconnaissent qu’il fut le précurseur de la morphologie comparée du fait d’une découverte anatomique, en 1784, grâce à l’observation assidue, à contre-courant des thèses académiques (l’esprit non prévenu), et la découverte de l’os intermaxillaire (que certains dictionnaires dénomment l’os de Goethe), c’est-à-dire l’os incisif. C’est un petit os de la mâchoire supérieure, qui lors du développement de l’embryon s’entrelace étroitement avec le reste de la mâchoire. Il n’est plus discernable chez l’adulte alors que chez les animaux, les singes inclus, on peut encore le distinguer. L’anatomie du XVIIIe siècle considérait l’absence de cet os comme une caractéristique spécifique de l’homme, c’est-à-dire comme preuve anatomique distinguant l’homme de l’animal et affirmant ainsi «scientifiquement» son origine non animale ou divine. Goethe fut évidemment contesté par le monde médical, et son étude ne fut reconnue qu’au début du XIXe siècle. Ceci (dit en passant) montre combien l’observation, la perception, ici d’un os, peut être barrée par les représentations et convictions religieuses (l’esprit prévenu)…

Le rejet de Goethe et de sa thèse sur l’os intermaxillaire par le discours académique institué est tout à fait comparable à ce que put vivre Freud lorsqu’il avança la thèse de l’étiologie sexuelle de l’hystérie, étiologie qui s’est imposée à lui, et malgré lui, du fait de la seule observation clinique et en opposition complète à sa morale: «À peine sorti de l’école de Charcot, je rougissais de la connexion entre l’hystérie et le thème de la sexualité»82, voire une aversion personnelle pour l’étiologie sexuelle. Bien plus tard, en 1914, dans sa Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, Freud écrit que «l’idée scandaleuse» dont dérive la psychanalyse n’a pas pris naissance chez lui83, invoquant ailleurs le phénomène des cryptomnèsies84 (une résurgence sous forme d’une découverte apparemment originale). Et, «j’étais remonté aux temps les plus anciens de la médecine et que j’avais renoué avec Platon. Je ne l’appris que par la suite, grâce à un essai de Havelock Ellis.85»

Ce qui se dessine ici est une Méthode, disons celle des Lumières, partant de Bacon et Newton, passant par Goethe, Darwin, etc., et menant à Freud. Méthode où prime l’observation sans a priori, c’est-à-dire une expérience perceptive dégagée de tous discours et toutes connaissances qui «préviendraient» l’esprit: soit, pour reprendre des termes de Freud, l’Anspruch, comme exigence interne (celle du perçu et de l’expérience vécue), contre la Forderung (celle de l’institué) comme contrainte externe. Il est évident que ceci est un idéal. Le sensoriel permet un accueil perceptif en suspendant tout jugement a priori et donc la Raison: et que ce soit la découverte d’un os ou celle d’une étiologie sexuelle des névroses, ce qui est perçu est vraiment «irraisonné».

Le voyage de Goethe en Italie est considéré comme la naissance du classicisme allemand dont le but était de permettre à l’homme de s’accomplir en tentant d’unir les idéaux de la raison et de la clarté de l’Aufklärung aux idéaux de naturel, de vie et d’intuition du Sturm und Drang. Le classicisme visait à harmoniser, réconcilier les sphères séparées dans lesquelles nous pensons et existons. Il s’agit donc de la réconciliation d’antagonismes tels qu’individu et société, liberté et nécessité, tradition et progrès, art et nature, intellect et sensualité. Goethe en donne une formulation dans son Expérience vécue et science, titre qui est en lui-même tout un programme86: «Lorsque j’ai pris connaissance jusqu’à un certain degré de la constance et de la continuité des phénomènes, j’en déduis une loi empirique et je la prescris aux futurs phénomènes. Si loi et phénomène concordent complètement par la suite, j’ai gagné; s’ils ne concordent pas tout à fait, je suis rendu aux circonstances des cas isolés, et contraint à chercher de nouvelles conditions sous lesquelles je présente les expériences contradictoires avec plus de pureté; mais si parfois, dans les mêmes circonstances, il se présente un cas qui contredise ma loi, je vois que je dois faire avancer le travail et chercher un point de vue plus élevé. (…) Ce que nous aurions à présenter de notre travail serait donc:

    1. le phénomène empirique, que tout homme perçoit dans la nature, et qui ensuite est élevé au rang de:
    2. phénomène scientifique, par des expériences, tandis qu’on le présente dans d’autres circonstances et sous d’autres conditions que celles où on l’a tout d’abord connu, et dans une succession plus ou moins heureuse;
    3. le phénomène pur, est finalement là, résultat de tous les acquis et de toutes les expériences. Il ne peut jamais être isolé, mais apparaît dans une succession continue des phénomènes. Pour le présenter, l’esprit humain détermine ce qui est empiriquement chancelant, exclut tout ce qui est fortuit, écarte tout ce qui est impur, démêle ce qui est confus et même découvre ce qui est inconnu. (…)»

Le remarquable est que l’acte de décision de la Royal Society, la méthode des Lumières et de Goethe et la question faustienne seront retrouvées dans la vie psychique de l’enfant puis de l’adulte comme moment essentiel et fondateur, sans cesse à répéter, celui de l’autonomie de pensée face aux aliénations et interdits de penser transmis par l’éducation et la culture. En effet, dire «non» à la fable de la cigogne, à la conception régnante de l’os intermaxillaire (la fable de l’homme comme non animal), à la conception génitale ou démoniaque de l’hystérie87 (la fable de l’hystérie), préserve l’autonomie de l’esprit et sa «pulsion d’investigation»; ce «non» est un moment décisif: ou «je crois ce que l’on me dit», ou «je crois ce que je vois»88; ou la récitation aveugle et aliénée mais régnante, ou penser par soi-même avec l’appui des sens et l’expérience vécue (Erlebnis), sur un chemin enténébré.

La séparation (Ur ou le risque de la mystique)

Il y a en Goethe une insistance, sous forme d’exigence interne (Anspruch), de la quête d’un Ur (originel) qui lui fit supposer une Urpflanze (plante originelle) dans sa Métamorphose des plantes, et un Urphänomen (phénomène primordial) dans son Traité des couleurs. Ur qui témoignerait d’un Ordnungsgeist (esprit ordonnateur): nous retrouvons ici un vieux mythe, celui de l’Arkhè des grecs antiques89, cette quête du Un qui expliquerait le tout, ou d’une intention à l’origine du monde et de ses formes. C’est en ce point que les chemins de Goethe et de Freud se séparent: en effet, pour ce dernier, ce chemin est celui de la mystique dont l’ingrédient majeur est le Un de la synthèse ou du système: soit un déplacement du religieux.

Si l’on prend quelque recul, on s’aperçoit qu’il y eut une apparition à peu près simultanée d’opinions semblables: Goethe en Allemagne, le docteur Érasme Darwin90 en Angleterre, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire91 en France arrivent, dans les années 1794-95, à la même conclusion sur l’origine des espèces formalisée plus tard par Charles Darwin92. Situation délicate: la pensée de cette époque se dégage de l’emprise religieuse (et de son interdit de penser) mais en garde, peut-être à son insu, quelque nostalgie en ce qui concerne le schéma général de la vie et du monde, ou son intention, nostalgie donc d’une Arkhè explicative. Ainsi les thèses qui paraissent, si elles reposent bien sur des observations, sont souvent prises dans le primat d’une explication générale, d’un système ou de son exigence.93

Ainsi, en 1753, Buffon indiquait l’existence d’un dessin général sur lequel tout semble avoir été construit94. On sait également qu’au cours de son voyage à Palerme, en avril 1787, Goethe eut l’intuition d’une plante-mère originelle, dont chaque plante serait l’une des multiples formations: «Devant tellement de formes nouvelles et renouvelées, mon esprit fut saisi par une ancienne chimère: dans ce foisonnement, ne me serait-il pas donné de découvrir la plante originelle? Une telle plante doit bien exister! Car sinon, comment pourrais-je reconnaître que telle formation est une plante, si toutes n’étaient pas formées sur le même modèle?»

Question fort délicate, il est vrai; mais le risque est du côté de la réponse, du glissement vers une construction raisonnée (la plante-mère) – et non plus la recherche ou l’observation – qui produirait une Arkhè au service d’une vision-du-monde (Weltanschauung) ou d’un idéal pour reprendre ce qu’indiquait Schelling, définissant l’intelligence en tant que: «productrice de deux manières: soit aveuglément et sans conscience, soit librement et consciemment: productive sans conscience dans la vision-du-monde, consciemment productive dans la création d’un monde idéal.95»

Le risque est d’inscrire un but – et donc une attente – à la recherche, chose que Freud a su éviter dans la plupart des cas. En effet, les acquisitions scientifiques, en tant qu’elles relèvent de perceptions, c’est-à-dire d’observations de la pratique, ne peuvent qu’être fragmentaires96, par opposition à ce qui se présente comme système, résultat d’une fausse liaison (vertreten) qui offre et impose un Tout, Un ou Ur, explicatif à la place du fragment.

Et Freud de souvent rappeler que la science à laquelle, lui, se réfère, est fragmentaire97 et agnostique, imparfaite, et renonce à toute généralité (l’esprit de système). S’appuyer sur la science, c’est renoncer à attendre une structure unitaire bien définie. «À mon avis, la psychanalyse n’est pas capable de se forger une représentation particulière de l’univers. Elle n’en a nul besoin (…) Si quelqu’un parmi nos contemporains ressent quelque mécontentement de cet état de choses et exige davantage pour obtenir un apaisement immédiat, qu’il cherche ailleurs ce dernier, là où il le pourra trouver. Tout en ne lui gardant pas rigueur, nous ne pouvons ni lui venir en aide ni changer pour lui notre manière de penser.»98

Ceci n’est pas une position de principe, mais le résultat d’études sur le fonctionnement psychique et notamment sur les effets du mécanisme psychique de projection: «(…) Imagines-tu ce que peuvent être les mythes endopsychiques? (…) L’obscure perception interne par le sujet de son propre appareil psychique suscite des illusions qui, naturellement, se trouvent projetées au dehors et, de façon caractéristique, dans l’avenir, dans l’au-delà. L’immortalité, la récompense, tout l’au-delà, telles sont les conceptions de notre psyché interne… C’est une psycho-mythologie.»99 Peu après, en 1901, Freud ajoute ceci: «L’obscure connaissance (la perception pour ainsi dire endopsychique – qui ne présente en rien le caractère d’une connaissance vraie) de l’existence de facteurs et de faits psychiques propres à l’inconscient se reflète (…) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science a pour but de retransformer en psychologie de l’inconscient (…) à transformer la métaphysique en métapsychologie»100

L’ancienne chimère de Goethe fait donc courir un risque au chercheur, celui de projeter et d’influencer a priori les sens perceptifs ainsi prévenus, et de glisser vers des constructions métaphysiques ou mystiques qui viendraient satisfaire plus rapidement la quête de l’individu. L’acceptation du fragmentaire, avec les frustrations que cela impose, aurait ainsi la fonction de se préserver de tels glissements. Acceptation qui serait, en fait, celle de la Nature: «Tous, nous montrons encore trop peu de respect pour la Nature qui, selon les paroles obscures de Léonard qui nous rappellent le propos d’Hamlet, « est pleine d’innombrables raisons qui n’ont jamais accédé à l’expérience »; chacun de nous, êtres humains, correspond à l’une des tentatives sans nombre dans lesquelles ces raisons de la Nature se fraient une voie vers l’expérience.»101

*

Bien sûr, et heureusement, chacun a son Goethe, comme chacun a son Freud, c’est-à-dire celui que l’on se donne. Mais réduire ces auteurs à de seuls contenus de connaissance supprime quelque chose d’essentiel: c’est le trajet, le cheminement en actes, de ces hommes qui indique et dévoile la Méthode d’approche des secrets de la Nature et du monde. C’est en ce sens que l’on pourrait affirmer que c’est la vie même de Goethe qui fait office de «roman de formation102» scientifique. Ce que, à sa façon, indiquait aussi Freud: le lire ne suffit pas, «le meilleur conseil (…) suivre la voie que j’ai moi-même parcourue.»103 Ensuite, chacun ne peut aller que de son propre pas, vers soi-même, dans ses ténèbres.

Joël Bernat,

Membre de l’Association Psychanalytique de France et de l’Association Psychanalytique Internationale


Notes:

1 Léonard de Vinci, Carnets, Gallimard, 1987. retour

2 Paul Valéry, «Tel Quel I» in Œuvres II, Pléiade retourGallimard, 1960.

3 Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, (Zur Psychopathologie des Alltagslebens), Gallimard 1997, p. 336. retour

4 Voir Goethe, acte 1 du Faust II, «Galerie sombre», trad. de Jean Malapate, in Faust I & II, GF-Flammarion 1984, pp 271-276: Méphistophélès: «Des déesses, bien loin, trônent en solitude…». retour

5 Index qui n’existe pas en français pas plus que d’œuvres complètes. Il y a donc à se référer aux éditions allemandes ou anglaises. retour

6 Sigmund Freud, «Allocution à Francfort dans la maison Goethe» (Ansprache im Frankfurter Goethe-Haus)», in OCF-P XVIII, Paris, P.U.F., 1994, pp 349-355. retour

7 Les travaux ne manquent pas, qui ont produit de patients relevés des concordances entre les deux hommes: par exemple, Sabine Prokhoris, La cuisine de la sorcière, Aubier, 1988, et Pascal Hachet, Les psychanalystes et Goethe, L’Harmattan, 1995. retour

8 Au sens mathématique, donné par le Robert, de relation qui existe entre deux quantités, telle que toute variation de la première entraîne une variation correspondante de la seconde. retour

9 Il y a une pléthore de travaux consacrés au relevé des emprunts que Freud put faire chez ses prédécesseurs; pléthore liée au fait, sans doute, que les savants de l’époque étaient – et pouvaient – être «encyclopédistes». retour

10 L’aventure est très incertaine: car il s’agit bien de ce que l’on suppose de la lecture de Goethe par Freud, et de ma lecture de Goethe et de Freud… Face à de telles subjectivités, l’issue ne semble pouvoir être que du côté de la «fonction» interne de ces lectures. retour

11 Thomas Mann: voir, par exemple, Freud et la pensée moderne (1929), Aubier-Flammarion 1970; «Freud et l’avenir», discours officiel prononcé en 1936 au Konzerthaus pour les quatre-vingt ans de Freud, publié in Roland Jaccard, Freud, jugements et témoignages, P.U.F. 1976. Auparavant, Thomas Mann fut assez critique, jusqu’en 1918: voir, par exemple, les Considérations d’un apolitique, Grasset, 2002. retour

12 Lettre du 6. VIII. 1873 in S. Freud, Lettres de jeunesse, Gallimard 1990, p. 64, sans doute en référence à la parole de Suleika dans le Divan Occidental – Oriental, citée par Freud in Introduction à la psychanalyse,Petite bibliothèque Payot, n° 6, 1969, p. 395: «Le bonheur suprême des enfants de la terre / Ne consiste que dans la personnalité. / Quelle que soit la vie, on peut la vivre, / Tant qu’on se connaît bien soi-même; / Rien n’est perdu / Tant qu’on reste ce qu’on est.» Soit ce qu’il est convenu de nommer «projet pindarique», en référence, entre autres à un «Éloge amoureux dédié à Théoxène» dans le troisième épode de la troisième Phytique de Pindare (Œuvres complètes, La Différence, 1990, p.177): «Non, chère âme, à la vie immortelle / n’aspire, mais épuise le champ du possible», phrase reprise par Albert Camus et Paul Valéry; voir Margueritte Yourcenar, La couronne et la lyre, Paris, Poésie / Gallimard, 1979 p. 160. Il est à remarquer que ce principe est accordé à Pindare, à Thalès, à la Pythie de Delphes repris par Socrate, etc. retour

13 Voir, par exemple, Freud, in Correspondance avec le pasteur Pfister, Gallimard 1966, pp. 169 sq. retour

14 Voir Sigmund Freud, «La morale sexuelle civilisée et la « maladie nerveuse » des temps modernes (Die « kulturelle » Sexualmoral und die moderne Nervosität)», in La vie sexuelle, P.U.F. 1969, 28-46. retour

15 Par exemple, Freud in «Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité» (1917) in OCF-P XV, P.U.F. 1996, p 75: «… quand on a été le favori incontesté de sa mère, on en garde pour la vie le sentiment conquérant, cette assurance du succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès. Et une remarque du genre: ma force s’enracine dans ma relation à ma mère, aurait pu être mise à juste titre par Goethe en exergue à sa biographie.» Et par Freud aussi. retour

16 Stefan Zweig (1931), La guérison par l’esprit. Mesmer, Freud, Baker-Eddy (Die Heilung durch den Geist), Belfond 1991. retour

17 Clefs rassemblées dans leur ouvrage commun, S. Freud & J. Breuer, Études sur l’hystérie, PUF, 1956. retour

18 Lettre du 2/06/1932 in Correspondance Sigmund Freud – Stefan Zweig, Gallimard 1996, p 448, ou Biblio Rivages 1991, pp. 88-89. Nos crochets et italiques. retour

19 Selon la traduction de G. de Nerval, ou encore: «tu veux au vide m’envoyer», selon celle de Malapate in Goethe, acte 1 du Faust II, «Galerie sombre», op. cit., p. 274. retour

20 S. Freud, «Observations sur l’amour de transfert» (1915), in La technique psychanalytique, PUF, 1972. retour

21 Ce qui n’est plus le cas lorsque certains successeurs de Freud ne font plus qu’appliquer la psychanalyse au patient, soit une forme de retour à la suggestion hypnotique. retour

22 Ce que rappelle, de multiples façons, Freud à ses disciples. Par exemple, la conclusion de Sur l’histoire du mouvement psychanalytique (1914), Gallimard, p. 123: «Les hommes sont forts aussi longtemps qu’ils représentent une idée forte; ils deviennent impuissants lorsqu’ils s’y opposent. La psychanalyse supportera cette perte et gagnera d’autres partisans à la place de ceux-ci. Je ne peux conclure qu’en formulant le vœu que le destin accorde une heureuse ascension à tous ceux pour qui le monde souterrain de la psychanalyse est devenu incommode. Qu’il soit permis aux autres de mener à leur terme, sans être dérangés, leurs travaux dans les profondeurs.» retour

23 Goethe: Faust II – acte I – «Galerie sombre» (v. 6173 – 6306), op. cit., pp. 271-276. retour

24 Soit les trois principes de toutes choses: mercure, souffre et sel selon Paracelse, in Liber Paramirum (1575) ou Livres des Entités. La mère alchimique est dite vierge car matrice première (materia prima) au sens d’essence première de la matière, que l’on atteint par des procédés rigoureux et très élaborés. retour

25 Goethe y dissèque des noix de cocotier, analyse des mollusques, cultive des plantes, procède à des expériences magnétiques et électriques, et assiste à des cours d’anatomie. retour

26 Méphistophélès: «En vain vous errez dans la science en tous sens. // Chacun n’apprend que ce qu’il peut apprendre» («Vergebens, dass ihr ringsum wissenschaftlich sehweift. // Ein jeder lernt nur, waser lernen kann.» In Faust I, vers 2015-2016, op.cit, cité par Freud, in «Autoprésentation», OCF-P. XVII, P.U.F. 1992, p. 57. retour

27 C’est-à-dire croire qu’il existerait un mot ayant le pouvoir de l’acte. retour

28 Voir le fameux «Qui suis-je?», qui, le plus souvent, ne produit que: du silence. retour

29 Voir le constat de Paul Valéry, en 1942 (in Souvenirs poétiques, Guy Le Prat, 1947, pp. 25-26): face au dégagement de la religion, l’espoir fut mis du côté de la science. Mais, de 1850 à 1890, il faut reconnaître une certaine faillite de la Science, qui n’a pu donner que de la science, et pas «une échappatoire à l’envie naturelle et peut-être naïve de l’homme, de savoir quelque chose de plus que ce qu’il sait». Il manquait du merveilleux, et de là, pour Valéry, la floraison littéraire et notamment, le Symbolisme. retour

30 Socrate qui fut, d’une certaine façon, le découvreur du démon interne, témoignant d’une sorte de dialogue interne avec son Méphistophélès. Voir Platon, Apologie de Socrate, Garnier-Flammarion. retour

31 Faust I, «Cabinet d’étude», op. cit., p.63. Nos italiques. retour

32 Kant Immanuel, «Qu’est-ce que les Lumières», in Raulet Gérard, Aufklärung, Garnier-Flammarion 1995, pp. 25-31. retour

33 Cette chute ou désillusion quant à un pouvoir magique des mots ou des concepts a reçu de nombreuses illustrations dont, entre autres, celle de Hugo von Hofmannsthal, «La lettre de Lord Chandos» in Lettres d’un voyageur à son retour, Mercure de France, 1989. Lettre, rappelons-le, et ce n’est pas un hasard, adressée à Lord Francis Bacon (cf. infra). retour

34 Texte qui, pour rappel, traite l’illusion de la toute-puissance magique de la pensée. retour

35 Selon le vers (I, V, 1237) du Faust de Goethe: „Zu allem Anfang war die Tat“. Dans Totem et tabou, Gallimard, 1993, p. 318, Freud écrit: «Im Anfang war die Tat»: au commencement était l’acte. retour

36 Freud S., (1926) «La question de l’analyse profane (entretien avec un homme impartial)», OCF-P XVIII, P.U.F. 1994, p. 10. retour

37 La «pulsion d’investigation» s’exprime dans ce que l’on nomme communément «curiosité infantile», où ne sont pas encore différenciées les curiosités intellectuelle et sexuelle; en effet, c’est le refoulement qui peut opérer une dissociation de ces curiosités, séparation qui n’est donc point «naturelle». Nous pourrions l’illustrer ainsi: «Je hais tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter ou stimuler directement mon activité.» C’est ce qu’écrivait Goethe à Schiller, in Correspondance Goethe – Schiller, Gallimard, 1994. retour

38 Voir Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci), Gallimard 1991, pp. 83-85. retour

39 Freud utilise les termes de désir de savoir (Wissbegierde), de poussée de savoir (Wissensdrang) et de pulsion de savoir (Wissenstrieb). retour

40 Faust: «Mais être indifférent n’est pas ce que je veux. // Ce qui fait frissonner, c’est le meilleur de l’homme : // Qu’importe alors les noms dont le monde le nomme ! // Il sent du fond du coeur, le grand, le monstrueux.»

Méphistophélès: «Descends donc! Je pourrais aussi bien dire : monte! // C’est tout un dans ce cas. Fuis bien loin du créé, // Au royaume infini des images sans compte. // Jouis de voir les formes mortes du passé, // Nuages dans le ciel, se suivre en vol rapide. // Tiens la clé loin du corps, pour te servir de guide.» Faust II – acte I – «Galerie sombre», op. cit., p. 275. retour

41 Par exemple, voir Freud S., «Totem et tabou» (1912-13) in OCF-P XI, P.U.F. 1998, p. 379; Abrégé de psychanalyse (Abriss der Psychoanalyse), (1938), P.U.F. 1967, p. 86. Goethe: „Was Du erebt von Deinen Vätern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen“, Faust I, Flammarion, op. cit.: vers 682-683 de «La nuit» (Monologue de Faust). Ou bien, selon les traductions, «L’héritage qui t’est venu de ton ancêtre, // Il te faut l’acquérir pour le mieux posséder.»; «Ce que tu as hérité de tes pères, // Acquiers-le afin de le posséder». retour

42 Travail d’analyse et d’interprétation des représentations inconscientes, afin de détisser les formations symptomatiques: ce que Méphisto fait avec Faust. retour

43 Les poètes du Sturm und Drang rejetaient les règles et les autorités de la littérature, défiaient les conventions, car être original et génial passait, pour eux, par ce renoncement à l’éducation et aux usages établis, libre de tout attachement social et métaphysique, afin de pouvoir créer à partir de soi-même et de son propre enthousiasme: le génie est l’incarnation de l’homme complètement épanoui. retour

44 Freud S., «Contribution à la psychologie de la vie amoureuse (1) : un type particulier de choix objectal chez l’homme (Beiträge zur Psychologie des Liebeslebens ; I. Über einen besonderen Typus der Objektwahl beim Manne)», in La vie sexuelle, P.U.F. 1969, p. 47. retour

45 Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse, (Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse), OCF-P XIV, P.U.F., 2000, p. 30. retour

46 Freud S., «Le créateur littéraire et la fantaisie», in Inquiétante étrangeté, Gallimard 1985, p. 35. retour

47 Le plus bel exemple serait celui du mode de pensée du chercheur en mathématiques qui utilise la rêverie pour résoudre un problème. retour

48 Par exemple, le poète Cimonide de Céos, au VIe siècle av. JC, inscrivait l’artiste comme passeur entre réalité et image. retour

49 Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 336. retour

50 C’est en cela qu’il diffère du dramaturge: ce dernier possède l’art d’éviter les résistances du spectateur et celui de procurer un plaisir préliminaire tout en permettant de s’identifier au conflit et à ses issues que présente le personnage. Voir par exemple, «Personnages psychopathiques à la scène», Résultats, Idées, Problèmes, Tome I, P.U.F. 1984, et «Le créateur littéraire et la fantaisie», in Inquiétante étrangeté, Gallimard 1985. retour

51 Freud S., «Avant-propos à Théodore Reik, Problèmes de psychologie religieuse» (1919), OCF-P. XV, PUF 1996, p. 213. retour

52 Voir à ce sujet, Joël Bernat, Transfert et pensée, Ed. L’esprit de temps, 2001. retour

53 Freud S., (1937): «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin» in Résultats, Idées, Problèmes, II, PUF, p. 240; Freud se réfère à la scène de la «Cuisine de la sorcière», in Faust I, op. cit., vers 2337-2604, pp. 107-118. retour

54 Ce que Freud a reconnu, vers la fin de sa vie, pour certaines lectures de jeunesse, telle que celle d’Empédocle d’Agrigente: «Je sacrifie volontiers à cette confirmation le prestige de l’originalité, d’autant plus que, vu l’ampleur de mes lectures de jeunesse, je ne puis jamais savoir avec certitude si ma prétendue invention n’a pas été une production de la cryptomnésie.» Et «…personne ne peut prévoir sous quel habillage le noyau de vérité contenu dans la doctrine d’Empédocle se présentera à des vues ultérieures.» Freud S., in Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF 1985, p. 260. retour

55 «Allocution à Francfort dans la maison Goethe», op. cit., p. 350. retour

56 Lettre n° 1444 du 5 septembre 1785, citée par Freud in , «Allocution à Francfort dans la maison Goethe», op. cit., p. 352. retour

57 Rapporté par Henri F. Ellenberger, À la découverte de l’inconscient, Simep éditions, 1974, pp. 129-130. retour

58 «L’ineffable énigme de la vie et du monde: le démoniaque», cette force qui «pousse sans répit en avant, toujours en avant», Éros: in Conversations de Goethe avec Eckerman, (Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe in den letzten Jahren seines Lebens), le 3 III 1831, Gallimard, 1994, pp. 439. retour

59 «Allocution à Francfort dans la maison Goethe», op. cit., pp. 352-353. retour

60 Texte qui fut retrouvé, sans nom d’auteur, dans les papiers de Goethe. Ce texte, «Gragment sur la Nature», serait en fait de Johann Christoph Töbler (1757-1812), un théologien suisse. Voir Sigmund Freud, Autoprésentation (Selbstdarstellung), in Œuvres complètes, XVII, Paris, P.U.F., 1992, p. 56. retour

61 Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard, 1994, du 13.2.1829. retour

62 Thèse fondamentale de la conception freudienne de l’enfance: voir Bernat Joël, Transfert et pensée, L’Esprit du Temps, 2001. Voir Ernst Haeckel (1834-1919), Les preuves du transformisme (réponse à Virchow), préface de J. Soury, Paris 1879. Haeckel forgea aussi, en 1886, le terme de Ökologie qui a donné, en français, Œcologie puis Écologie. Voir aussi l’Histoire de la création des êtres organisés. retour

63 Freud S., Sur le rêve, Gallimard 1988, p. 99. Dans la langue populaire autrichienne, Natur désigne aussi les parties génitales et le sperme. retour

64 Freud S., lettre à Fließ, 1896, La naissance de la psychanalyse, PUF., p. 125. 64 Ibid., p.143. retour

65 Freud S., «Post-scriptum» (1935) à «Autoprésentation», in OCF-P. XVII, P.U.F 1992, p. 120. retour

66 En ce qu’ils seraient non parasités par du psychique. Mais cela est un état «mythique», ou strictement mécanique, puisque la conscience du perçu par les sens est psychique. retour

67 Passons sur les aléas de la pensée romaine, qui pose que «seule la mère est certaine» (Mater certissima, pater semper incertus) tout en forgeant le terme de «témoin» comme preuve à partir de «testis», les testicules… Soit une contradiction symptomatique. retour

68 Traduire, traducere, c’est faire passer. retour

69 Platon dans le Timée, ou Feueurbach avec son tiers-état. Mais aussi le discours de Windelband Wilhem en 1894 à Strasbourg: «Histoire et Science de la Nature», in Études philosophiques, janvier-mars 2000, Philosophie allemande, PUF., où il propose une troisième voie, la science de l’Histoire. retour

70 Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann du 13-02-1829, op. cit. retour

71 Voir le suicide «kantien» de Heinrich von Kleist, lettre du 22 – III – 1801 à Wihelmine von Zenge. Citée in Lou Andreas-Salomé, Carnets intimes des dernières années, Hachette 1983, p. 206. retour

72 Voir la critique fondamentale de Hegel par L. Feuerbach, L’essence du christianisme, Gallimard 1992. Le mépris de la nature dans la philosophie moderne est un héritage de la théologie chrétienne – de sa vision-du-monde – préconception qui fait de cette philosophie moderne rien d’autre que de la «théologie dissoute et transformée en philosophie». Hegel est ainsi un «travesti»: sa doctrine (la Réalité est posée par l’Idée) n’est que l’expression rationnelle de la doctrine théologique (la Nature est crée par Dieu): c’est ainsi qu’échoue toute philosophie spéculative. Si les contenus sont différents, la relation est identique. retour

73 Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann du 18 V 1824: «Dès que, dans le domaine de la science, on adhère à une sorte de confession limitée, c’en est aussitôt fait de toute intuition libre et sincère. Le vulcaniste convaincu verra toujours à travers les lunettes du vulcaniste, de même le neptuniste et celui qui reconnaît les nouvelles théories des soulèvements terrestres verront à travers les leurs. Pour tous ces théoriciens renfermés dans un système exclusif, la vision des choses a perdu son innocence, et les objets n’apparaissent plus dans leur pureté naturelle. Et lorsque ces savants cherchent à nous rendre compte de leur manière de voir, quel que soit l’amour que chacun d’eux en particulier professe pour la vérité, nous n’atteignons jamais cependant à la vérité des objets, nous les percevons toujours colorés d’une forte dose de subjectivité» retour

74 Les écrivains du Sturm und Drang ont proclamé la primauté de la nature sur la culture, et l’intuition leur fut plus importante que la Raison. retour

75 Voie que développe Yves Bonnefoy, par exemple, avec sa notion d’ «indéfait», c’est-à-dire une perception qui n’est pas défaite, aux deux sens du terme, par le langage; conférence inédite donnée à l’Association psychanalytique de France. retour

76 Walter Benjamin, in «Passages», Œuvres, N. I, 1. retour

77 Voir Newton (1642-1727), Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (1687). retour

78 Lord Francis Bacon (1561-1626), Novum Organum ou de l’interprétation de la nature (1620), section II, Aphorismes V, VI, VII, P.U.F. 1986. retour

79 Freud entretenait par exemple un curieux rapport à Nietzsche et disait s’en méfier, car «les pressentiments et les aperçus [de Nietzsche] coïncident de la manière la plus étonnante avec les résultats les plus laborieux de la psychanalyse, je l’ai longtemps évité pour cette raison. C’est que la primauté m’importait moins que de conserver un esprit non prévenu», c’est-à-dire vierge de toute préconception et vision-du-monde. Voir Freud S., Autoprésentation, op. cit., p. 107. retour

80 Voir Jean Lacoste, Goethe. Science et philosophie, PUF, 1997. retour

81 Darwin (1809-1882), en 1859, lui rend hommage et lui reconnaît sa dette, au début de l’Origine des espèces pour ses hypothèses sur la transformation et l’évolution des espèces en fonction du monde ambiant, thèse goethéenne d’une forme originaire capable d’évolution, qu’avait reprise Lamarck (1744-1829) avec sa notion d’instinct de perfectionnement tendant vers une structure de plus en plus complexe. La liste des reconnaissances serait assez longue: citons encore Werner Heisenberg, «Die Goethesche und die Newtonsche Farbenlehre im Lichte der modernen Physik», in: Gesammelte Werke, Band CI, München 1984, pp. 146-160. retour

82 Études sur l’hystérie, op. cit., p. 208. retour

83 Autoprésentation, op. cit., pp. 10-12. retour

84 Autoprésentation, op. cit., p. 42. Sur la question des cryptomnèsies, voir Joël Bernat, Le processus psychique et la théorie freudienne, L’Harmattan, 1996. retour

85 Ibid, pp. 41-42. retour

86 Erfahrung und Wissenschaft (1798) mais aussi Observation et pensée (1795) ou Der Versuch als Vermittler von Objekt und Subjekt (1792), La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale. retour

87 Voir les lettres à Fließ, in La naissance de la psychanalyse, P.U.F. 1956, ou en 1886, son rapport sur ses études à Paris où il écrit que c’est un préjugé de penser que l’hystérie est liée à l’irritation génitale ou la possession démoniaque. Freud s’est dès le début vigoureusement opposé à la localisation génitale de l’hystérie qu’il mettait en lien avec la haine de la femme hystérique et des sorcières du Moyen-Âge, considérant cette association comme une insulte. retour

88 Ce qui ramène au «Osez penser par vous-même!» de Voltaire ou au «Sapere Aude!» de Kant. retour

89 Dont les formes modernes ont pour noms, par exemple, archétype ou structure. retour

90 Le docteur Érasme Darwin, grand-père de Charles, avait publié une Zoonomia en 1794. retour

91 Voir Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Mémoire sur les rapports naturels des makis, 1796; Principes de philosophie zoologique, Paris, 1830; par exemple: «Une vérité constante pour l’homme qui a observé un grand nombre de productions du globe, c’est qu’il existe entre toutes leurs parties une grande harmonie et des rapports nécessaires; c’est qu’il semble que la nature s’est renfermée dans de certaines limites, et n’a formé tous les êtres vivants que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu’elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires». Cité par P. Tort, Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, La querelle des analogues, Éditions d’aujourd’hui, 1983. retour

92 Charles Darwin, L’origine des espèces, 1896, Garnier-Flammarion, 1999. retour

93 En 1830, Goethe assiste à l’Académie des Sciences de Paris au débat sur un sujet de philosophie naturelle où la «théorie des analogues» de Geoffroy Saint-Hilaire est violemment combattue par Cuvier. Il fit un compte rendu de ce débat: voir in P. Tort, op. cit., p. 39. retour

94 P. Tort, op. cit., p. 64. La thèse de Buffon est la suivante: «Ce plan, toujours le même, toujours suivi de l’homme au singe, du singe aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles; ce plan, dis-je, bien saisi par l’esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vivante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on puisse la considérer; et lorsqu’on veut l’étendre et passer de ce qui vit à ce qui végète, on voit que ce plan, qui d’abord n’avait varié que par nuances, se déforme par degrés des reptiles aux insectes, des insectes aux vers, des vers aux zoophytes, des zoophytes aux plantes; et quoique altéré dans toutes ses parties extérieures, conserve néanmoins le même fond, le même caractère, dont les traits principaux sont la nutrition, le développement et la reproduction; traits généraux et communs à toute substance organisée.» Buffon, Histoire naturelle, 1766, XIV, «Nomenclature des singes», pp. 28-29. retour

95 Goethe, Die Metamorphose der Pflanzen, 1790; Essai sur la métamorphose des plantes, La Sirène, 1985: «Que la plante croisse, fleurisse ou porte des fruits, ce sont pourtant toujours les mêmes organes qui remplissent l’intention de la Nature avec des destinations diverses et sous des formes souvent très modifiées. Le même organe qui sur la tige s’est étalé sous l’état de feuille et a pris les formes les plus diverses, se contracte ensuite en un calice, s’élargit de nouveau en pétales, se contracte pour produire l’étamine et se dilate enfin une dernière fois pour passer à l’état de fruit.» retour

96 F. N. J. Schelling, Introduction au projet d’un système de la philosophie de la nature (1799). Cité par J. Wahl, «Leçon XI: la conception de ‘vision-du-monde’», in Introduction à la pensée de Heidegger, cours de 1946 en Sorbonne, sur celui de Heidegger à Fribourg en 1928-29, Biblio/Essais, 1998, pp. 129-142. retour

97 «J’ai un talent particulier pour le contentement fragmentaire.» Freud S., lettre à G. Groddeck du 17-IV-1921, in Ça et moi, Paris, Gallimard 1977, p. 70-71. retour

98 Freud S., Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), Septième conférence: «D’une conception de l’univers», Gallimard, 1971, p. 211. retour

99 Freud S., lettre à Fließ du 12.XII.1897, op. cit, P.U.F 1969, pp. 210-211. retour

100 Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., pp. 411-412. retour

101 Freud S., phrase conclusive de Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, OCF-P X, P.U.F. 1993, p. 164. retour

102 Pour ce qui en est du «Roman de formation», voir l’étude de Françoise Lartillot, www.ditl.info/arttes/art30000.php. retour

103 Freud S., p. XII de l’«avant – propos à la seconde édition» des Études sur l’hystérie, Paris, PUF 1971. retour

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