Charles Baudoin : « Rencontre avec Sigmund Freud »

Extrait de « Éclaircie sur l’Europe »,  Mercredi 20 Octobre 1926 – Vienne

Charles Baudoin témoigne de sa rencontre avec Freud.

Freud m’avait donné rendez-vous pour huit heures, après dîner. Une auto m’a mené à la Berggasse, petite rue étroite et montante, où le grand sédentaire demeure depuis longtemps dans le même logis. On sent cependant autour de soi, ambiance, le mouvement de la capitale, comme on sent l’atmosphère mouillée et froide de ce soir d’automne, qui pénètre tout et se mêle aux lumières dansantes et brouillées. Je suis moi-même plein des images dansantes et confuses du voyage, qui multiplie et agite les sensations. C’est encore cette après-midi que j’ai rencontré Paul Valéry – oui, à Vienne. Mais à présent je suis tout à l’attente de cette autre grande figure, qui existe depuis longtemps, très fortement, dans ma pensée, mais qui va devenir réalité.

Le salon où j’attends repousse d’un coup très loin et la ville et l’automne; la lumière douce et comme en suspens crée le calme, le cercle magique. Il y a là des gravures du XVIIIe et un masque de Dante.

 Et voici, Freud me reçoit dans son cabinet. Un instant de silence, qui pourrait être impressionnant. Mais je sais que c’est le pli professionnel: le confesseur attend qu’on parle. Je parle. Il écoute avec une attention exacte et bienveillante. Je savais sa force; je découvre sa délicatesse. C’est un vieillard plutôt menu, sous ce grand front très haut et droit, qui est le centre, certes, de sa vitalité; par ailleurs toute l’organisation nerveuse est fine, vibrante, et offre une surface toujours en contact avec les sensations diverses ; les mouvements sont sobres, mais déliés, précis, encore alertes. J’entrevois autour de nous quelque ancienne poterie, et des collections sous verre. Mais c’est lui seul qui m’intéresse.

Il est d’une vivacité d’esprit qui dément son âge, seulement la bouche, récemment opérée, mâche avec peine, avec énergie et lenteur, les paroles. C’est une raison de plus pour qu’il s’en tienne à l’allemand; d’ailleurs il a, dit-il, oublié son français, qu’il possédait bien jadis, puisqu’il traduisit dans sa jeunesse ses deux maîtres Charcot et Bernheim.

La conversation suit son cours zigzaguant. Il est question de Romain Rolland. Il y a peut-être une douzaine d’hommes dans le monde, dit Freud, sur qui repose le vrai destin du monde: Rolland est un d’entre eux. Puis il me dit son estime pour l’œuvre de Stefan Zweig, dont j’étais l’hôte il y a quelques jours, à Salzbourg.

Nous revenons à Paris. Au temps qu’il y faisait ses études, Freud n’y a jamais entendu le nom de Janet; cependant on dit et on va répétant que c’est aux premiers travaux de Pierre Janet qu’il doit la première orientation de sa pensée: ainsi écrit-on l’histoire.

Freud ne prend jamais de notes au cours de ses analyses. Il m’explique que les mots sélectionnent déjà, puisqu’on ne peut pas tout noter ; ils sélectionnent dans le sens de quelque idée préconçue.

Mieux vaut simplement écouter, pour tout entendre, puis laisser reposer dans l’esprit sans y songer, cette manière est logique, du moment que l’on a confiance dans l’inconscient.

Survolant sa vie et ses luttes, Freud constate qu’il est devenu plus tolérant et bienveillant. La vieillesse donne une autre « Weltanschauung »; on jouit davantage des choses et des hommes, à présent que les passions et les haines sont tombées. D’ailleurs, les autres deviennent, du même coup, plus tolérants à votre égard; par réciprocité d’abord; mais il y a aussi une autre raison, ajoute-t-il non sans humour: c’est qu’ils vous savent vieux et désormais sans venin, sans danger.

Quant à son œuvre, étant ce qu’elle est, il sait bien qu’elle ne peut être qu’une raison de haine contre lui. Cette boutade lui va très bien!… Oui, son œuvre. C’est dommage qu’on ne peut savoir ce qu’il adviendra d’elle,  » ce qu’ils en feront, tous !  » Car le destin d’une œuvre n’est pas tout en elle-même: il est entre les mains de ceux qui vont la porter et la promouvoir. Où la mèneront-ils?

On ne peut pas savoir. Mais il ne se plaint pas. Sa règle est de ne pas se plaindre ; elle est de ne pas se nourrir d’illusions, et voyant les choses telles qu’elles sont, de les accepter ainsi…

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